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TROISIEME PARTIE
LA PERIODE DE DECLIN DU DOMAINE
(1140-1209)

En ce temps-là, notre abbaye fut durement éprouvée par la pauvreté et les dettes.

(RENIER DE SAINT-JACQUES.)


CHAPITRE VIII
L'ARRET DE L'EXPANSION DU DOMAINE
(1140 1188)

La dureté des temps ne cesse de croitre.

(Arenga de la charte de 1107.)

 

A. L'ARRET DE L'EXPANSION (1140-1173)


I. MESURES DE SECURITE

1. L'échange de Rosmeer contre Glons

L'acquisition de la seconde moitié de Bassenge, effectuée dans des conditions onéreuses pour l'abbaye, ne mit pas un terme l'activité domaniale de l'abbé Elbert, mais la nature des dernières opérations auxquelles il se livra montre clairement que la période d'expansion est définitivement close et que le développement du domaine s'accomplira désormais dans un esprit de prudence et de stricte économie.

Aucun document ne nous révèle la date à laquelle l'abbaye de Saint-Jacques acquit le droit de nommer un des deux vestis qui, alternativement, desservaient la paroisse de Rosmeer. Entre l140 et 1148, ce droit était qualifié d'antiquum lus. si l'on admet que le silence du privilège d'Innocent II constitue une preuve convaincante que l'origine de ce droit est postérieur au 29 novembre 1137, l'adjectif antiquum est-il adéquat pour désigner une coutume vieille de onze ans tout au plus ? C'est fort douteux. Si l'on voulait raffiner sur le sens d'antiquum, pourrait- on supposer que le terme doit être pris dans l'acception dérivée: « remarquable, important ', qu'il a parfois? C'est déjà chercher un sens moins naturel. En effet, dans une charte de Saint-Jacques de 1016, le rédacteur emploie le terme équivalent antiquitus pour désigner une coutume manifestement fort ancienne. Enfin, le droit de nomination alternative d'un vesti n'est pas une coutume si exceptionnelle pour mériter une mention particulière: rien que pour Saint-Jacques, nous venons de voir qu'une coutume similaire réglait la nomination du vesti de Roclenge qui incombait tantôt à l'abbaye, tantôt au chapitre de Saint-Jean-l'Evangéliste.

Il est plus naturel de considérer le droit de Saint-Jacques à la nomination d'un des curés de Rosmeer comme antérieur au 29 novembre 1137 et de constater, une fois de plus, que le privilège d'Innocent II ne peut prétendre donner une liste complète des biens de l'abbaye.

C'est le chapitre de la collégiale de Notre-Dame à Maastricht qui détenait le droit de nommer le second vesti. Son prévôt, Francon, était en même temps écolâtre de la cathédrale de Saint- Lambert. Comme la charte épiscopale de 1148 concernant Rosmeer nous apprend que Steppon et Elias, ses successeurs comme prévôts de Notre-Dame, sont morts entre 1145 et 1148 et que le prédécesseur de Francon est encore cité en 1140, la transaction que conclurent Francon et l'abbé Elbert doit avoir eu lieu entre 1140 et 1145.

Elbert abandonna à Notre-Dame la moitié de l'église de Rosmeer, dont le chapitre possédait déjà l'autre moitié, le droit de nommer le second vesti, et quatre manses d'un revenu de trente- deux sous qui formaient vraisemblablement une partie de la dot de l'église. En échange, il reçut de Francon un alleu que la collégiale possédait à Glons.

Les trois nécrologes de Notre-Dame confirment la réalité de l'échange, mais l'étendue qu'ils attribuent au domaine de Rosmeer diffère des données de la charte. Les deux plus anciens, qui datent respectivement de la fin du XIIIe siècle et du XIVe siècle, ajoutent trois manses au domaine dépendant de l'église de Rosmeer, soit en tout sept manses. Le troisième nécrologe, de 1377, augmente de moitié l'étendue assignée par la charte épiscopale de 1148.

Quant à l'alleu de Glons, il ne formait qu'une partie du domaine donné à Notre-Dame par l'évoque Eracle. En effet, Glons figure dans le privilège confirmatif des biens de la collégiale décerné par le pape Adrien IV, le 3 janvier 1157. La part que Notre-Dame abandonna entre 1140 et 1145 ne comprenait pas le moulin. Mais les motifs et la signification de l'échange comportent plus d'intérêt que la recherche de l'étendue et de la topographie du domaine de Glons.

A première vue, on pourrait s'étonner que l'abbé de Saint-Jacques se débarrassât de droits qu'il possédait sur une église à une époque où, précisément, on cherche à en obtenir de plus en plus parce qu'ils constituent une source plus commode de revenus. Mais les dispositions qui suivent la mention de l'échange montrent que la paroisse de Rosmeer n'était pas très riche et que les habitants étaient peu nombreux.

Acquérir en échange un domaine à Glons, ce n'était pas seulement s'assurer des revenus plus considérables dans la fertile région du Geer, c'était surtout supprimer un avant-poste que la situation précaire de l'abbaye ne permettait plus de conserver. Si l'on nous permet d'emprunter une comparaison à la stratégie militaire, nous dirons que l'abbé de Saint-Jacques se trouve dans la situation d'un chef de guerre dont les effectifs viennent à s'épuiser et qui, par prudence, ramène dans le gros de la troupe la garnison des postes avancés. En même temps, en effet, l'acquisition de Glons consolidait l'unité du groupe du Geer inférieur.

L'échange Rosmeer-Glons constitue donc une preuve supplémentaire de l'arrêt définitif dans l'expansion du domaine, un exemple clair du nouvel esprit d'économie qui préside à son développement. La dernière manifestation de l'activité d'Elbert va confirmer cette impression.


2. La donation de Maurice de Colombier

En 1146, les échos de la prédication de saint Bernard émurent un vassal de l'abbé de Saint-Jacques, Maurice, fils de Hescelon de Glons, qui tenait un manse en fief de l'abbaye de Saint-Jacques. Il décida de se croiser, mais avant de partir à Jérusalem, il voulut assurer le salut de son âme et de celles de ses parents en abandonnant son fief à l'abbaye.

L'effestucation eut lieu à Saint-Jacques avec l'assentiment de Hildogonde, mère du croisé, et par l'entremise de Wéry de Pré, avoué de la Cité. Elle s'accompagna des clauses suivantes:

Hildegonde jouirait de la moitié du manse. Dès à présent l'abbaye possédait en toute liberté l'autre moitié. Il lui était également loisible de racheter, moyennant quarante sous, l'intégralité du manse du vivant ou après la mort de Hildegonde, ainsi qu'elle le déciderait. Bien que la charte ne le dise pas, même dans ce cas Hildegonde continuerait à jouir des revenus de la moitié du manse, car cette jouissance équivaut à une rente viagère.

Enfin, comme l'expédition était périlleuse, Maurice de Glons demanda que l'argent que l'abbaye lui avait donné pour ses frais de voyage retournât à sa mère et à ses enfants s'il venait à mourir. Mais, s'il revenait sain et sauf, il se mettrait sous l'obédience de l'abbaye, comme serviteur ou comme moine. Il ne faut pas voir dans cette obligation une conséquence des clauses particulières de la donation, mais plutôt l'accomplissement d'un voeu inspiré par des sentiments de piété.

Où est situé le manse du croisé ? Certainement dans les environs de Glons. Or, au verso de la charte, Maurice est titré « de Columbires », et l'initiale que le moine-archiviste a inscrite pour faciliter le classement est un C. Il n'y a pas de doute que le domaine de Maurice de Glons était situé à Colombier. Ainsi, une fois de plus, nous constatons que l'abbé de Saint- Jacques, plutôt que d'acquérir de nouveaux domaines, s'efforce avant tout de consolider sa première ligne de repli.


3. La construction de l'église de Bilstain

Quittons l'humide vallée du Geer, traversons la Meuse à Visé pour gagner, par le Pays de Herve, le domaine de Bilstain. Sur le large plateau couvert de pâturages, se dresse une église qui n'existait pas encore lorsqu'au début du XIIe siècle la veuve de Thibaut de Fouron fit donation de Bilstain à l'abbaye.

A quelle époque remonte la construction du sanctuaire ?

Pour la fixer, il est nécessaire de faire appel à divers points de comparaison. M. Boeren pensait pouvoir affirmer que Thibaut de Fouron était mort entre 1104 et le 30 avril 1106, c'est-à-dire après la fondation de l'abbaye de Rolduc en 1104, car l'abbaye de Rolduc percevait la dîme de l'alleu de Bilstain que Thibaut avait légué à Saint-Jacques.

Ce n'est pas une preuve. En effet, le droit de Rolduc à percevoir la dîme a pu faire l'objet d'un accord entre les deux abbayes, après la mort de Thibaut. Voici les arguments qui renforcent notre supposition.

Tout d'abord, la confirmation de 1125 ne parle pas de la dîme. Mais dans la charte fausse de 1147, la dîme de l'alleu de Bilstain est confirmée à Rolduc. Elle est attribuée au curé de Goé qui, grâce à elle, célèbre la messe à Bilstain les jours de fête. Par l'Annaliste, nous constatons que les droits de percevoir la dîme ont été acquis par Rolduc en même temps que le domaine de Goé-Bilstain. Ce domaine, en effet, appartenait à un certain Henri et comprenait l'église de Goé et sa filiale de Bilstain. Il l'a cédé en 1145 en même temps que tous ses droits et notamment celui de percevoir la dîme.

Il est donc logique d'admettre qu'entre 1125 et 1145 l'abbé de Saint-Jacques a obtenu de Henri l'autorisation de construire une filiale de Goé à Bilstain pour le service religieux des manants du domaine, moyennant l'abandon de la dîme à Henri. En 1145, ce droit est passé à Rolduc en même temps que la donation de Goé.

L'interprétation rencontre cependant une difficulté. La charte confirmative des biens de Rolduc en 1147 passe sous silence le domaine de Goé. Or, l'Annaliste en place la donation en 1145. M. Boeren conclut à une erreur de ce dernier: la donation aurait eu lieu après 1147.

La difficulté peut être résolue de la manière suivante:

Il est permis de supposer qu'avant la donation de Goé en bloc, Henri avait déjà abandonné certains droits à Rolduc et notamment le droit de percevoir la dîme de l'alleu de Bilstain concédé par l'abbé de Saint-Jacques pour la construction de l'église. En effet, l'Annaliste nous apprend que depuis longtemps Henri se trouvait en proie à des embarras financiers et que ses terres de Goé-Bilstain avaient déjà été engagées.

On s'étonnera peut-être que nous ayons attendu l'abbatiat d'Elbert pour citer l'érection de l'église de Bilstain. Si le privilège d'Innocent II constituait une liste complète des domaines de Saint-Jacques, l'absence de toute mention de l'église de Bilstain serait une preuve de son érection entre le 29 novembre 1137 et l'année 1145. Mais nous avons vu plusieurs fois que le témoignage a silentio du privilège n'est pas d'application rigoureuse. S'il mentionne, exception faite de Rosmeer, les églises qui existaient déjà lorsque Saint-Jacques a acquis les domaines sur lesquels elles étaient situées, il est fort possible qu'il ait passé sous silence une église construite après coup sur un domaine. Il était donc plus prudent de mentionner l'érection de l'église de Sainte-Gertrude de Bilstain à la date qui forme le terminus ad quem.


II. REMEDES AUX EMBARRAS D'ARGENT

1. La vente de Sinnich

Non loin de Bilstain, l'abbaye recevait six ans plus tard, en 1151, un domaine situé à Sinnich qu'elle revendit la même année, En 1151 également, Henri II, évêque de Liège, lui donna l'église de Sainte-Marie-Madeleine à Liège. Bien que les documents n'indiquent pas les jours exacts de ces deux opérations, il est certain, comme nous le verrons bientôt, que la vente de Sinnich a précédé de peu la donation de l'église de Sainte- Marie-Madeleine.

Quand le noble Christian de Owen, soucieux du salut de son âme, remit l'alleu de Sinnich au successeur d'Elbert, l'abbé Etienne IV, il est probable que celui-ci n'accepta pas la donation avec beaucoup d'enthousiasme. Alors que l'abbé Elbert, par mesure de prudence, venait de se débarrasser d'un domaine éloigné, le moment était mal choisi pour s'encombrer d'un domaine encore plus éloigné du monastère. Aussi l'abbé se promit-il de s'en défaire le plus tôt possible tout en respectant le voeu pieux du donateur.

Fallait-il suivre l'exemple d'Elbert, échanger Sinnich contre un domaine plus rapproché? Ce n'était pas la solution adéquate aux circonstances. En 1151, on nous le dit clairement, l'abbaye de Saint-Jacques avait épuisé ses ressources financières. Vendre l'alleu de Sinnich était la seule opération qui permît au monastère de souffler un peu. C'est ce que fît Etienne IV: l'abbaye de Rolduc, qui possédait déjà quelques biens à Sinnich, lui racheta l'alleu de Christian de Owen.

Les documents ne citent pas la somme que l'abbé de Rolduc a versée à l'abbé de Saint-Jacques, mais ils fournissent sur l'alleu de nombreuses précisions. A Sinnich, on distinguait Sinnich-le-Haut et Sinnich-le-Bas, tous deux pourvus d'une chapelle.

C'est tout près de la chapelle de Sinnich-le-Bas que s'étendait l'alleu de Christian de Owen. Sans doute comprenait-il déjà à cette époque le coup d'eau et le moulin signalés dans la charte fausse du 22 septembre 1151. L'Annaliste de Rolduc, comparant l'alleu de Christian de Owen avec un autre alleu, également situé à Sinnich et dont Eppon de Lutsheim avait gratifié l'abbaye de Rolduc en 1144, dit que la physionomie du premier ressemble à celle du second tout en étant de moitié moins étendu. Cela revient à dire que l'ancien alleu de Saint-Jacques couvrait une étendue d'un manse et demi de terre arable, de prés, d'arbustes, et comprenait la moitié des droits sur un moulin.

La charte fausse de 1147 nous donne la même description, mais assigne à l'alleu d'Eppon de Lutsheim une plus grande étendue. Bien qu'il soit logique de nous en tenir au témoignage de l'Annaliste, puisqu'il est le seul à établir une comparaison entre les deux alleux, il n'est pas inutile de signaler la description de la charte.

L'alleu de Saint-Jacques compterait deux manses et demi de quatorze bonniers chacun, selon la mesure qui a cours dans le domaine de Sinnich, en terres cultivées, prés, bois et la moitié d'un moulin.

Le rédacteur de la charte a-t-il puisé cette équivalence de quatorze bonniers pour un manse dans une notice authentique ou a-t-il inventé cette particularité pour donner plus d'apparence de vérité au faux qu'il fabriquait ? Certes, cette dernière hypothèse est plausible, mais il est cependant peu probable que le rédacteur ait imaginé de toute pièce le détail, car au moment où il écrivait, vers 1180, l'unité de superficie qui avait cours dans le domaine de Sinnich n'avait certainement pas changé en moins de quarante ans. Si le manse de Sinnich ne valait pas quatorze bonniers en 1147, il ne les valait pas non plus vers 1180, et dès lors on pouvait facilement démasquer la supercherie du faussaire.

C'est pourquoi nous croyons pouvoir retenir l'équivalence un manse = quatorze bonniers, mais en l'appliquant à la description de l'Annaliste et non à celle de la charte. Ainsi l'alleu de Saint-Jacques à Sinnich compterait un manse et demi de quatorze bonniers le manse, soit vingt et un bonniers. Il manquerait donc trois bonniers pour que l'alleu couvre une superficie de deux manses de vingt-quatre bonniers, équivalence plus courante dans nos régions.


2. L'intervention épiscopale

DONATION DE L'EGLISE DE SAINTE MARIE MADELEINE. - La vente de Sinnich s'était effectuée par l'entremise des avoués des deux abbayes, le comte de Looz et Henri, duc de Limbourg. Comme il s'agissait d'une vente entre deux abbayes, l'approbation de l'évêque était requise. Henri de Leez assista sans doute à la transaction dont les clauses ne firent peut-être pas l'objet d'une charte scellée. A cette occasion, le prélat, qui avait le devoir de veiller à la bonne administration d'un monastère soumis à sa juridiction, ne pouvait manquer de se rendre compte directement des difficultés financières que l'abbaye de Saint-Jacques essayait alors de surmonter.

En 1020, lorsque la communauté naissante menaçait de se disloquer, c'est l'évêque Wolbodon qui l'avait secourue en achevant sa dotation. Lorsqu'en 1086 l'abbaye sentit la nécessité d'acquérir des vignobles indigènes, c'est encore l'évêque de Liège, Henri de Verdun, qui les lui procura.

Au moment où, après plus de cent trente ans de calme et de prospérité, la fondation de Baldéric éprouvait une gêne, passagère peut-être, mais qui ne laissait pas moins d'être inquiétante, Henri de Leez aurait-il hésité à suivre l'exemple que lui dictaient ses devanciers? Il montra au contraire un zèle louable à tirer d'embarras l'abbaye en plaçant sous sa dépendance l'église paroissiale de Sainte-Marie-Madeleine qui s'élevait non loin des bâtiments claustraux.

Un ministerialis de l'évêque de Liège que nous avons vu maintes fois figurer parmi les témoins des donations à l'abbaye de Saint-Jacques, avait fondé sous l'épiscopat d'Albéron Ier (1123-1128), une église dédiée à la sainte dont Albéron avait tout spécialement propagé le culte dans son diocèse. L'église, construite sur un terrain d'une superficie d'un bonnier, dans l'actuelle rue des Prémontrés, non loin de la rue du Vertbois, était soumise à la collégiale de Saint-Jean l'Evangéliste. Celle-ci, depuis sa fondation, percevait la dîme sur une large portion de l'Ile et notamment sur le bonnier du nouveau sanctuaire. Dans la suite, Anelin obtint que l'église de Saint-Marie-Madeleine fût émancipée de toute sujétion envers la collégiale à laquelle il céda, avant 1147, en compensation de l'abandon du droit de dîme, un de ses alleux à Longdoz et un pré du domaine de Seraing.

Afin qu'on célébrât jour et nuit les louanges du Seigneur et de sainte Marie-Madeleine, Anelin fit placer dans l'église des chanoines réguliers, également chargés du ministère paroissial. L'institution qui, grâce au patronage de la sainte, semblait appelée à une prospérité croissante, connut cependant la misère à la mort de son fondateur. Les revenus et le ravitaillement se révélèrent insuffisants, et quand les clercs se virent, en outre, en butte aux prétentions des héritiers d'Anelin, ils désertèrent l'église. En 1151 un seul y assumait les besoins du culte.

Emu par le destin lamentable du sanctuaire, l'évêque consulta son chapitre et plusieurs personnes pieuses pour discuter des remèdes possibles. A ce moment ou peu avant, Henri de Leez avait eu connaissance de l'épuisement du numéraire qui avait forcé l'abbé de Saint-Jacques à vendre l'alleu de Sinnich. L'abbaye était toute proche de l'église, leur situation financière en beaucoup de points comparable, si bien que l'on ne pouvait parler de l'une sans évoquer l'autre. Cette constatation inspira vraisemblablement à l'évêque la résolution d'unir l'église à l'abbaye. Celle-ci se trouvait d'ailleurs, depuis la vente de Sinnich, dans une position moins défavorable et puisque l'on enverrait des moines de Saint-Jacques peupler l'église, ce serait autant de bouches en moins que l'abbé aurait à nourrir. L'église de Sainte-Marie-Madeleine fut donc bientôt placée sous la dépendance de l'abbaye.

L'évêque ne dissimula pas à l'abbé de Saint-Jacques que les premiers moments seraient peut-être difficiles à passer, et que le monastère devrait peut-être sacrifier de sa propre substance pour subvenir aux besoins de la communauté renaissante, bien que celle-ci pût bientôt bénéficier des revenus de Longdoz et de Seraing que la collégiale de Saint-Jean l'Evangéliste lui avait cédés et des oblations des fidèles, puisque Sainte-Marie-Madeleine était une église paroissiale.

L'expérience comportait donc des risques. Aussi l'évêque permit-il à l'abbé de disposer de l'église et de ses biens comme il l'entendrait; il pourrait même les vendre si la situation empirait. Mais Henri de Leez avait la conviction que la réunion de l'église de Sainte-Marie-Madeleine à l'abbaye de Saint-Jacques finirait non seulement par attirer sur les deux communautés des bénéfices spirituels, mais rétablirait surtout leur situation financière.


III. DERNIERE PERIODE DE SPLENDEUR

SOUS L'ABBE DREUX (1155-1173)

1. L'embellissement de l'abbaye

Les prévisions optimistes de l'évêque se réalisèrent pleinement, peut-être même beaucoup plus tôt qu'il ne l'avait espéré.

L'abbé Dreux qui, quatre ans après l'incorporation de l'église de Sainte-Marie-Madeleine, succède à Etienne IV, a laissé en effet le souvenir d'un excellent administrateur, comme l'abbaye n'en avait plus connu depuis Olbert et Etienne le Grand. A l'exemple de ce dernier, il renouvela la confraternité de prières entre Saint-Jacques et Cluny. S'il est permis d'affirmer que l'oeuvre temporelle de l'abbé Dreux se meut dans la même atmosphère clunisienne que celle d'Etienne le Grand, son activité domaniale est loin de revêtir le même caractère.

Le seul accroissement domanial dont nous conservions la relation sous son abbatiat provient de Baudouin d'Orchimont, fils de Gislebert III d'Orchimont, qui possédait des biens à Wodon, Nevaucourt et Recourt et qui céda, vers 1167, en aumône, son alleu de Hambraine à l'abbaye de Saint-Jacques, très probablement parce que celle-ci était le plus gros propriétaire des environs.

C'est surtout, on peut même dire exclusivement, à l'embellissement de l'abbaye et au perfectionnement du fundus claustral que l'abbé Dreux a consacré tous ses efforts et manifesté ses incontestables qualités d'administrateur.

Il acheva la construction du narthex de l'église abbatiale, le couronna d'un campanile qui subsiste encore aujourd'hui, le couvrit de feuilles de plomb et le flanqua de deux tours. Sous l'une de ces tours il édifia deux nouveaux autels de Notre-Dame et de saint Jean-Baptiste. On lui doit aussi ce chef-d'oeuvre de sculpture mosano-rhénane, le cancel, qui est conservé au Musée diocésain et dont Mademoiselle Van Heule a publié une description érudite.


2. L'aménagement du bonnier de Baldéric

Non content de procurer aux moines une maison de prières, il voulut leur assurer un ravitaillement immédiat en irriguant le verger et le potager situés dans les encloîtres de l'abbaye. Dans ce but, il creusa un canal à travers le bonnier de Baldéric et détourna par ce canal une partie du cours de la Meuse. Au XIXe siècle, le coup d'eau de l'abbé Dreux passait encore sous les maisons de la place Emile Dupont.

Il débutait à l'emplacement de la rôtisserie « Le Gastronome » qui forme actuellement le coin nord du boulevard d'Avroy et du boulevard Piercot, sous un arvau dénommé « Trou Saint-Jacques » traversait les bâtiments claustraux où s'étaient installés sans doute les services de l'abbaye, irriguait le verger puis rejoignait la Meuse à hauteur de la rue de l'Evêché. Là, Dreux avait construit un petit moulin à blé auquel le biez fournissait la force propulsive.

Tels sont les renseignements que nous pouvons retirer des Annales S. Jacobi. Malgré leur laconisme, ils permettent de saisir le sens de l'oeuvre temporelle de l'abbé Dreux.

L'adoption de la réforme clunisienne ou de l'esprit clunisien implique nécessairement un retour à la Règle de saint Benoît. Quand on assiste aux travaux d'aménagement entrepris par l'abbé Dreux au monastère, on ne peut s'empêcher d'y voir l'application rigoureuse du chapitre 66 de la Règle qui recommande à toute abbaye de se suffire à elle-même en groupant à l'intérieur des encloîtres un moulin, un jardin, des ateliers pour les divers métiers. En réalisant ce programme point par point, Dreux s'est montré un excellent administrateur, digne d'Olbert de Gembloux et d'Etienne le Grand.

Cet éloge n'est pas un paradoxe et se concilie parfaitement avec les difficultés que venait de traverser l'abbaye, et l'arrêt dans l'expansion de son domaine. Il est évident que les travaux d'embellissement de l'abbé Dreux supposaient des ressources pécuniaires. Il n'est pas interdit de croire que le monastère les devaient à la vente de l'alleu de Sinnich, aux profits que l'abbaye commençait à retirer de l'église paroissiale de Sainte-Marie-Madeleine et, aussi, à des donations en espèces faites par les fidèles dont le fragment du nécrologe nous laisse entrevoir la fréquence. Cependant, la communauté risquait de revivre les heures pénibles qu'elle avait connues si son père spirituel ne résistait pas à la tentation d'employer cet argent au développement du domaine rural. Heureusement, l'abbé Dreux comprit que l'ère de l'expansion était bien close, qu'il était inutile et dangereux de vouloir la ressusciter et que la tâche la plus urgente consistait à garantir aux moines un apport immédiat en cas de besoin.

En effet, l'oeuvre de Dreux n'était pas impérieusement dictée par les circonstances, car si l'expansion du domaine lui était interdite, il aurait pu, par prudence, laisser dormir les petites réserves du monastère dans les coffres du trésor: il y gagnait au moins l'assurance de ne rien perdre. L'oeuvre temporelle de l'abbé Dreux prouve que l'Annaliste de Saint-Jacques avait raison de le considérer comme un excellent administrateur. Elle est en somme l'illustration vivante de la parabole des trois deniers Comme le serviteur intelligent qui reçut de son maître la récompense de sa sage hardiesse, l'abbé Dreux, qui n'avait pas hésité à faire fructifier les ressources de l'abbaye plutôt que de les enfouir, a eu la joie de voir à la fin de son abbatiat le numéraire de la communauté sensiblement grossi.

C'est également sous son gouvernement que l'on recueille la première preuve indiscutable que la séparation entre mense abbatiale et mense conventuelle est définitivement accomplie. Ce témoignage est apporté par une charte de 1168 relatant les modifications à l'acte de confraternité qui unit les monastères de Saint-Jacques et de Saint-Laurent. Il y est précisé notamment qu'en la fête de saint Philippe et saint Jacques, l'abbé de Saint-Jacques accordera cinq sous, pris de ses revenus propres (de reditibus suis), à ceux des moines de Saint-Laurent qui sont obligés de rester en leur abbaye, tandis qu'en la fête de la dédicace de Saint-Jacques, le prieur de ce monastère versera aux mêmes bénéficiaires cinq sous, distraits cette fois de l'aumônerie des moines (de elemosinis fratrum).


B. LES DEBUTS DE LA CRISE FINALE (1185-1188)

Si l'oeuvre de l'abbé Dreux avait besoin d'être défendue, la crise définitive qui atteindra bientôt l'abbaye justifie d'une manière éclatante son utilité et son urgence.

A la mort de l'abbé Dreux, les moines de Saint-Jacques pouvaient croire la situation de leur temporel équilibrée. C'était faire bon marché de la malicia dierum évoquée déjà par l'évêque Alexandre dans l'arenga pessimiste de la charte de Hambraine.

Les signes avant-coureurs de la crise qui devait ruiner l'abbaye ne se déclarèrent qu'à la fin de l'abbatiat de l'abbé Hugues, le successeur de Dreux, et plus clairement à la mort de l'abbé Hermann en 1188. Pendant les quinze années d'intervalle, l'activité domaniale des abbés de Saint-Jacques n'est attestée que par de rares documents. Elle consiste en un accroissement de faible importance dans les domaines déjà constitués du Geer inférieur et deux confirmations des droits de Saint-Jacques.

L'abbé Hugues ouvre la longue série des abbés résignataires. Les Annales de Lambert le Petit et de Renier ne nous livrent pas les motifs qui obligèrent Hugues à renoncer à la charge abbatiale. Mais il est évident que la communauté était, en 1185, en proie à des divisions intestines puisqu'une partie des moines élit comme abbé, en remplacement de Hugues, un moine de Braunweiler que le reste de 1a communauté considéra comme un intrus et qui, finalement, fut expulsé par l'évêque de Liège, Raoul de Zaehringen.

Hugues avait sans doute dès 1184 l'intention de résigner, s'il faut mettre en rapport cet événement avec le premier voyage de Renier de Saint- Jacques à Rome (début de 1184-avril 1184) et son second (24 août 1184-23 octobre 1184). L'argument qui favoriserait l'hypothèse d'un lien étroit entre ces voyages et les troubles qui divisent la communauté, c'est qu'immédiatement après l'expulsion de l'intrus Raoul de Braunweiler, le nouvel abbé Hermann Ier part à Rome avec Renier, de juin à octobre 1186.

Au cours du second de ces trois voyages, Renier demanda au pape Lucins III de confirmer à l'abbaye l'incorporation de l'église paroissiale de Sainte-Marie-Madeleine. En 1187, l'abbé Hermann obtint de Raoul de Zaehringen la confirmation du règlement qui fixait les droits de l'abbaye sur l'église paroissiale de Saint-Remy.

Ce luxe de précautions augmente encore le faisceau de présomptions qui tendent à montrer que l'abbaye entre, vers les années 1184-1187, dans une phase critique de son histoire.


CHAPITRE IX
LES DIFFICULTES FINANCIERES DE L'ABBAYE
ET LE DECLIN DU DOMAINE
(1188-1209)

Afin de mettre nos frères en garde dans l'avenir, j'ai voulu insérer dans cet ouvrage le récit des injustices, des tribulations, des désastres dont le monastère a souffert sous les trois abbés que, pour notre malheur, nous avons reçus de l'abbaye de Saint-Laurent.

(RENIER DE SAINT- JACQUES.)


A. CAUSES PARTICULIERES

I. LES AVATARS DE L'ABBE GOZUIN (1188-1197)


1. Contestations domaniales et nouveau recours à l'emprunt

Le moine de Saint-Laurent, Gozuin, qui fut élu abbé de Saint-Jacques à la mort de Hermann, avait de bonnes qualités d'administrateur. On hésiterait à le croire si Renier de Saint-Jacques ne nous en apportait le témoignage irrécusable, car c'est précisément sous son abbatiat que nous trouvons accumulés tous les facteurs qui précipitèrent le déclin du monastère.

Cependant, nous avons laissé entrevoir au chapitre précédent que la crise avait son origine dans l'abbatiat de Hugues Ier. Il n'en pourrait être autrement, puisqu'à la mort de Dreux l'équilibre du temporel était rétabli et que son successeur Hermann, qui jouissait de la confiance de Renier de Saint-Jacques, a gouverné trop peu de temps pour détruire l'oeuvre de Dreux.

Malgré ses qualités et son bon-vouloir, Gozuin fut donc obligé d'accepter l'héritage de son prédécesseur, d'essayer de composer avec une communauté déjà sourdement travaillée par la division, et des réserves en numéraire fort réduites. Peut-être aurait-il réussi dans sa tâche si, l'année même où il entrait en charge, le domaine de l'abbaye ne se fût trouvé en butte aux tracasseries de seigneurs hesbignons.

Les seigneurs de Gingelom possédaient à Roclenge des biens voisins du domaine de l'abbaye. Ils profitèrent naturellement de la faiblesse de cette dernière pour émettre des prétentions dont nous ne connaissons pas la nature, mais qui, sans doute, concernaient la légitimité des droits de Saint- Jacques sur une partie de Roclenge.

Racheter le domaine des sires de Gingelom, c'était le plus sûr moyen d'écarter définitivement ces encombrants voisins. Cependant, où trouver l'argent puisque les ressources pécuniaires de l'abbaye ne pouvaient couvrir la dépense? Il fallait de nouveau se résigner à emprunter. Mais si l'opération comportait cinquante ans plus tôt des risques réduits, puisque la gêne de l'abbaye n'était alors que passagère, les conjonctures actuelles et les sombres perspectives du lendemain la rendaient autrement dangereuse pour l'équilibre financier du monastère.

Le prêteur, un chanoine de Saint-Paul nommé Frédéric, qui se disposait à suivre Raoul de Zaehringen dans la troisième croisade, avança pour le salut de son âme une somme de douze marcs et demi qui représentait la moitié de la valeur de l'alleu de Roclenge. Il réclama naturellement la moitié des revenus annuels du domaine, mais il promit à l'abbaye de ne faire valoir ses droits qu'à son retour de la croisade.

Cette transaction terminée, l'abbé Gozuin pouvait espérer terminer dans la paix et l'effacement un abbatiat qui avait débuté sous des auspices aussi défavorables. La situation peu brillante de l'abbaye n'éloignait d'ailleurs pas les vocations. Pendant l'absence de Raoul de Zaehringen qui cheminait sur les routes de l'Orient, un certain Simon, fils d'une veuve nommée Marguerite, offrit à l'abbaye où il revêtit l'habit monastique, un petit vignoble à Vivegnis qu'il tenait en fief de l'évêque. A son retour, celui-ci confirma la donation que le prévôt de Saint-Lambert avait couverte de son autorité, et changea la condition juridique du vignoble: de féodal, le bien devint censal et l'abbaye s'engagea à verser à l'évêque un cens annuel de deux deniers.


2. Contestations entre l'abbaye et un chanoine de Saint-Lambert

Si Gozuin conservait encore quelque illusion sur l'avenir heureux de son abbatiat, deux événements devaient bientôt le détromper.

Une nouvelle contestation le mit aux prises non plus cette fois avec des seigneurs voisins du domaine de l'abbaye, mais avec un chanoine de Saint-Lambert, administrateur des biens du chapitre cathédral à Fétinne.

En plus des pêcheries que l'abbaye tenait de Saint-Paul, elle possédait, depuis une époque qu'il est impossible de préciser, un demi-bonnier de pré dans l'île Brunench où se trouvaient situés le moulin Polez et une pêcherie.

Le bien de Polez commençait un peu en aval de la rue de Fragnée, traversait le quartier de l'ancienne île de Commerce et rejoignait la Meuse en face du Grand Séminaire. Le moulin, dont nous constatons l'existence à la fin du XIIe siècle, fut brûlé en 1468 et reconstruit peu après. On le distingue nettement dans le plan de la ville dressé en 1574.

Le hameau de la Boverie à travers lequel coulait le biez et où s'élevait le moulin, relevait du chapitre de Saint-Lambert. Celui-ci possédait également l'autre moitié de l'île Brunench, dépendance de la paroisse de Fétinne. Aussi n'est-il pas étonnant que Saint-Jacques tînt la pêcherie et la moitié de l'île moyennant le paiement d'un cens annuel de douze sous au chapitre cathédral.

Mal informé du règlement de ce domaine, Arnoul, chanoine de Saint-Lambert qui succédait à son frère dans l'administration de Fétinne, crut devoir renouveler une contestation qui, par suite d'une accusation injurieuse de Wéry de Pré, avait jadis -opposé l'abbaye à Raoul et s'était terminée en faveur de Saint-Jacques.

Gozuin entreprit de défendre à nouveau les droits du monastère et, sur les instances de l'archidiacre Evrard, l'autre frère de Raoul, celui-ci abandonna toutes les prétentions qu'il avait fait valoir de bonne foi.


3. Exil de l'abbé, partisan de Lothaire de Hochstaden

L'autre événement qui acheva d'assombrir l'abbatiat de Gozuin et de précipiter la ruine du monastère, est la conséquence directe des graves conflits politiques qui agitèrent la principauté à la fin du XIIe siècle.

On sait qu'à la mort de Raoul de Zaehringen, le chapitre avait élu évêque l'archidiacre Albert de Louvain, et que le pape avait ratifié l'élection. L'empereur Henri VI, sans s'inquiéter des prescriptions du concordat de Worms, lui opposa son candidat, Lothaire de Hochstaden. Devant la menace impériale, Albert dut s'enfuir. Il choisit Reims comme lieu de son exil et c'est là qu'après avoir reçu la consécration épiscopale, il fut assassiné par des partisans de l'empereur, le 24 novembre 1192. L'émotion que suscita ce lâche attentat fut profonde. Les Liégeois qui, bien avant sa mort, avaient pris fait et cause pour leur saint évêque, tinrent résolument tête à l'empereur. Lothaire de Hochstaden chercha le salut dans la fuite et le chapitre élit comme évêque Simon de Limbourg, fils du duc de Limbourg.

Le premier soin du nouvel évoque fut de pourchasser les rares partisans de Lothaire de Hochstaden. Or, l'abbé de Saint-Jacques, pour son malheur et celui de son monastère, était de ceux-là. En 1194, fort de l'appui de son père et des lettres du pape, Simon plaça à la tête de l'abbaye Aubry, un moine de Saint-Nicaise de Reims.

Contraint à l'exil, Gozuin ne reprit possession de la chaire abbatiale que le 2 février 1195. On devine aisément les perturbations que l'intrusion d'Aubry amena dans le gouvernement déjà si difficile du monastère. Sans vouloir juger témérairement des aptitudes du moine de Saint-Nicaise, il est certain que celui-ci, transplanté dans une abbaye étrangère, ne pouvait prétendre appliquer à la situation troublée du monastère les remèdes adéquats. Aussi Renier de Saint-Jacques écrit-il avec raison que le gouvernement d'Aubry de Reims provoqua dans la vie spirituelle et la situation temporelle de l'abbaye les plus graves dommages.


4. Nouvelles contestations domaniales

Quand l'abbé Gozuin fut autorisé à revenir au début de l'année 1195, il était loin d'être au bout de ses tribulations.

Sitôt rentré, on lui apprit que Libert, chevalier de Hodeige, avait profité de son absence, des troubles politiques et de la faiblesse des moines, pour violer les droits de l'abbaye sur les six bonniers de terre situés à Hodeige et que Saint-Jacques possédait en toute tranquillité depuis l'abbatiat de Robert. Sans perdre de temps, avec l'énergie combative qui semble être le trait dominant de son caractère, l'abbé Gozuin défendit le domaine menacé Par une heureuse coïncidence, Albert de Cuyck, ancien adversaire d'Albert de Louvain, venait d'être élu évêque de Liège. Gozuin pouvait espérer trouver un appui chez un homme qui avait partagé les mêmes opinions. Le contexte de la charte paraît en effet insinuer une intervention du. nouvel évêque.

Toujours est-il que, le 28 octobre 1195, Libert de Hodeige venait faire amende honorable à l'abbaye en présence de Gérard, abbé de Saint-Laurent, et du chapitre de Saint-Paul.

Si la consécration d'Albert de Cuyck avait comblé les voeux de l'abbé Gozuin, elle avait été pour lui une occasion de nouvelles peines. Comme il revenait de Cologne où il avait assisté à la cérémonie, la famille du duc de Limbourg, qui n'avait pas abandonné son ressentiment pour les anciens adversaires d'Albert de Louvain, lui tendit un guet-apens et le fit prisonnier, vers le 21 décembre. On ne le relâcha qu'après l'avoir obligé à payer rançon.


5. La famine de 1197 et la résignation de Gozuin

A peine venait-il d'échapper aux représailles de ses anciens ennemis, qu'une terrible épreuve s'annonçait dont il allait être victime en même temps que son monastère. Déjà en 1193 la moisson et les vendanges n'avaient pas donné les résultats espérés. Après le 25 juillet, le mauvais temps avait ruiné partout les récoltes et le campanile de l'église portait la trace de ses violences. L'année suivante fut plus désastreuse encore.

Comme la pluie ne cessait de tomber, diluvienne, et que l'on craignait le maigre rendement des récoltes, le peuple alla porter le corps de saint Lambert à Cornillon où une messe votive et solennelle fut célébrée le 24 juillet. Après un hiver qui se prolongea jusqu'en mars, les moines de Saint-Jacques se virent privés de nourriture. Ils n'étaient pas les seuls d'ailleurs, et Renier affirme que, de mémoire d'homme, on ne vécut année plus malheureuse. Les pauvres mouraient de faim, se couchaient devant les portes de l'abbaye, à l'heure des laudes, espérant l'aumône qui se faisait au point du jour. Mais comment les moines auraient-ils pu rassasier ces malheureux puisqu'eux- mêmes manquaient de tout ? De janvier à août, l'abbé dépensa plus de cent marcs pour acheter du pain. Cette somme fabuleuse s'explique aisément lorsqu'on la rapporte au prix que les céréales atteignirent cette année-là. Le; 11 juin, on payait le muid de seigle dix-huit sous, le muid d'épeautre dix sous. Le lendemain, on vendait l'un trente-deux sous, l'autre dix-sept. A la fin du mois de juillet, ils étaient montés à quarante-deux et vingt sous. Même disette dans les boissons: les moines ne burent du vin que très rarement, la bière leur fit totalement défaut, et ils durent se contenter d'eau.

On conçoit que, dans ces circonstances calamiteuses, la résistance de l'abbé Gozuin ait commencé à fléchir. Après avoir évité tant de périls de dissension, l'abbaye subissait le plus grand désastre de son histoire. Gozuin, impuissant à surmonter les événements, résigna sa charge en présence d'Albert de Cuyck, le 25 avril 1197.

Il n'est pas téméraire d'affirmer que le gouvernement de Gozuin nous offre, réunies, à peu près toutes les causes de la décadence de l'abbaye.

Le manque de réserves en numéraire est à l'origine de la crise. Il a provoqué des réactions de faiblesse et de timidité dont les concurrents de l'abbaye ne se sont pas fait faute de profiter. Bien que ces contestations se soient terminées par la reconnaissance des droits de l'abbaye, elles ont jeté le trouble dans l'organisation domaniale. Sans parler des biens que le monastère a dû engager, nous avons vu, au moins une fois, qu'il s'était vu obligé d'emprunter pour défendre ses droits et acheter les terres en litige.

Le déséquilibre dans le temporel a sa répercussion directe sur la vie spirituelle de la communauté. Les défectuosités du système domanial de l'abbaye privent les moines d'une partie des revenus auxquels ils ont droit. Ils rendent leur abbé responsable de ces injustices et, quand l'indiscipline s'empare d'un monastère, les moines ne cherchent pas tant à trouver les remèdes de la situation qu'à se plaindre et murmurer. L'intrusion d'un abbé étranger augmente encore la division des esprits, car tous les moines n'étaient certainement pas du parti de Lothaire de Hochstaden. Et quand une seconde cause fortuite, la famine, s'abat, c'est sur une communauté sans énergie et sans idéal spirituel dont elle a tôt fait d'énerver les dernières velléités.


II. L'INCAPACITE DES SUCCESSEURS DE GOZUIN (1197-1202)


1. L'ingérence grandissante de Saint-Laurent dans le gouvernement de l'abbaye

La veulerie des moines ne se révèle avec autant de clarté que dans l'élection du successeur de Gozuin.

En 1168, Dreux avait établi une confraternité avec l'abbaye de Saint-Laurent. L'influence de cette abbaye, qui n'avait pas encore été touchée par la crise, ne cessa dès ce moment de s'exercer, grandissante, à l'abbaye de Saint-Jacques. Gozuin était un moine de Saint-Laurent. En 1195, l'abbé de Saint-Laurent, Gérard de Canges, assistait, en tête des témoins, à l'amende honorable de Libert de Hodeige et sans doute avait-il déjà eu l'occasion d'aider son ancien condisciple dans les péripéties mouvementées de son abbatiat. Prévoyant la ruine prochaine de Saint-Jacques, il y vit une occasion d'affirmer la supériorité de Saint-Laurent sur une abbaye doublement rivale. Dans ce but, grâce à la présence d'un moine de Saint-Laurent dans la chaire abbatiale de Saint-Jacques, il se ménagea dans la place des amitiés et des appuis avec tant d'habileté que, lorsque l'évêque abandonna aux moines le soin d'élire le successeur de Gozuin, ils désignèrent aussitôt l'abbé de Saint-Laurent.

Que l'on n'ait pas songé à chercher dans la communauté un moine capable d'assumer la charge du gouvernement, prouve combien l'esprit de la communauté avait dégénéré. Elle montra cependant encore assez de bon sens pour élire comme prieur, le 19 mai, la seule personnalité marquante de l'abbaye à cette époque, le chroniqueur Renier.

Quant au nouvel abbé, sa jeunesse, son activité et sa prévoyance ne pouvaient venir à bout des difficultés du monastère qu'après de longues années de réforme opiniâtre. En tout cas, il était impossible de remédier efficacement à la crise, puisque la disette continuait de sévir; l'abbé Gérard était même obligé d'acheter à des prix fabuleux le ravitaillement du monastère.

Pour comble de malheur, il vint à mourir à la fin de l'année 1197, après six mois à peine de gouvernement, léguant à l'abbaye une dette de deux cents marcs.

2. La désorganisation dans le ravitaillement

Dans leur désarroi, les moines rappelèrent leur ancien abbé Hugues qui avait résigné douze ans auparavant. Ce choix était d'autant plus grave que les circonstances requéraient une personnalité autrement forte. Renier de Saint-Jacques avait observé un silence prudent sur les causes de la première résignation de l'abbé Hugues. Lors de la liquidation des biens en 1209, une allusion laisserait entendre que l'abbé Hugues avait commis de graves manquements et qu'il rejetait cette accusation sur les moines de l'abbaye.

Il ne fallait donc pas espérer de l'abbé Hugues le rétablissement d'une situation que la seule faiblesse de ses capacités rendait aléatoire. Les moines eurent tôt fait de les mesurer à leur juste valeur. A la fin de l'année 1200, bien que l'année n'eût pas été particulièrement mauvaise pour la moisson, les moines manquèrent de pain et, devant leur irritation, Hugues résigna une seconde fois dans le courant de janvier 1201. Non content d'avoir obtenu une pension lors de sa première résignation, il réclama, et obtint d'en jouir, les revenus du prieuré de Saint-Léonard où il alla finir ses jours.

Si le ravitaillement de l'abbaye subit d'aussi graves dommages alors que la disette de 1197 est bien terminée, puisque en 1200 le muid de seigle se paie seulement trois sous et le muid d'épeautre deux sous, c'est la preuve d'une désorganisation complète du domaine de l'abbaye. Nous allons bientôt mesurer son ampleur.

Espérant toujours guérir la maladie en recourant aux soins d'un étranger, les moines remplacèrent, en 1201, l'abbé Hugues par Thierry, prieur de l'abbaye de Saint-Trond, qui fut béni à Cologne par l'archevêque, peu après le 13 avril. Mais ses soins furent inutiles. De nouveau, tout ravitaillement fit défaut au début de février 1202.

Après ces échecs répétés, la décadence lamentable de l'abbaye réclamait avec urgence l'intervention épiscopale.


3. L'intervention épiscopale

L'élu de Liège, Hugues de Pierrepont, n'attendit pas d'être consacré pour s'occuper de la réforme de Saint-Jacques. Au mois de mars 1202, du 4 au 10, pendant toute la première semaine de Carême, il fit dresser en sa présence le détail des dettes de l'abbaye. Elles s'élevaient à la somme globale de trois cents marcs. Quant au domaine, la plupart des biens étaient chargés de dettes. Dans la Hesbaye namuroise: Hanret; dans le groupe du Geer supérieur: Yernawe, Haneffe, Donceel; dans le groupe du Geer inférieur: Mall, Colombier; les biens isolés de Velroux et d'Elixem, tous ces domaines avaient été engagés.

Pour subvenir à la carence du numéraire, les abbés de Saint-Jacques avaient littéralement pillé le trésor. Chapes, chasubles, dalmatiques, encensoirs, et même la précieuse bibliothèque réunie par Olbert de Gembloux et enrichie par Etienne le Grand, bref tous les témoins de l'ancienne splendeur de l'abbaye avaient disparu ou étaient dépareillés.

Selon le désir exprimé par les moines, Hugues de Pierrepont institua quatre clercs procurateurs chargés de régler les dettes de l'abbaye et de répartir la communauté dans les abbayes voisines ou étrangères.

III. LES DILAPTDATIONS DE L'ABBE HENRI DE JUPILLE (1202-1209)

1. Les débuts prometteurs de l'abbé Henri

Au moment où cette décision allait être exécutée, Thierry résigna l'abbatiat. Aussitôt les moines, croyant avoir enfin trouvé le seul homme capable de tirer le monastère du marasme, élirent abbé Henri de Jupille, moine de Saint-Laurent. Cette élection fut accueillie de fort mauvais gré par l'évêque. Il est compréhensible que Hugues de Pierrepont envisageât avec appréhension les aléas d'un nouvel abbatiat alors que la situation avait trouvé une solution, dont les conséquences étaient certes pénibles, mais qui garantissait à l'abbaye le rétablissement de son équilibre domanial et financier. Cependant, il finit par accepter les recommandations du cardinal Guy de Préneste, légat du pape, qui se trouvait alors à Liège pour instruire le procès intenté à l'élu par ses adversaires et qui appuyait, on ne sait pourquoi, le nouveau candidat à l'abbatiat de Saint-Jacques.

Henri de Jupille fut donc installé dans sa charge le 29 août 1202 et reçut la bénédiction épiscopale le 17 septembre, en présence du légat du pape.

Renier de Saint-Jacques traduit bien le soulagement qu'éprouvèrent les moines aux premiers temps du gouvernement de Henri de Jupille: « on commença », dit-il, « à respirer un peu ». De fait, le nouvel abbé semblait vouloir appliquer à la situation des mesures pratiques. Par ses soins, la communauté, en partie déjà disséminée, rejoignit le bercail, son ravitaillement fut assuré toute l'année, non sans doute avec abondance, mais suffisamment. En outre, il réduisit les dettes les plus importantes et racheta l'obligation de vingt marcs dont était chargé le grand pallium de l'autel, cadeau de l'empereur Henri II.

De 1202 à 1209, Renier ne souffle mot de l'administration de l'abbé Henri. La vie conventuelle semble redevenue normale. En 1205, on se livre même à des travaux d'aménagement. Deux autels, qui avaient été endommagés, sont réparés; l'autel de saint Remy est changé de place et de nouveau consacré, ainsi que toute l'église, avec les deux autels de saint Nicolas et de sainte Catherine, par Philippe, évêque de Ratisbonne. L'année suivante, Hugues de Pierrepont consacre trois autels et y replace des reliques; à cette occasion, une messe solennelle est célébrée. La même année, en 1206, Renier part en Moselle, assiste aux vendanges dans les domaines de l'abbaye; il ne cache pas sa satisfaction en nous confiant qu'elles furent excellentes.

Bref, toute cette activité liturgique et domaniale paraît de bon augure.

2. Brusque volte-face de l'abbé Henri

Aussi est-on fort surpris d'apprendre qu'en 1208, la même année où une telle abondance de vivres ne s'est plus vue depuis quarante ans, Renier part à Rome, délégué par les moines de Saint-Jacques, contre Henri de Jupille. Que s'était-il passé?

Le jugement que Renier porte un peu plus loin nous donne la clé du mystère: Henri de Jupille n'était pas l'homme intègre et consciencieux que ses débuts avaient semblé révéler. Il n'avait pris de bienfaisantes mesures que pour mieux tromper les moines et servir ses intérêts. Quand il crut avoir assez travaillé pour la communauté, il jeta bas le masque et manifesta à l'égard de son troupeau la désinvolture la plus complète. On ne le vit plus que rarement aux offices conventuels; il préférait la compagnie des clercs et des laïques, et quand la communauté lui opposait une muette réprobation, au lieu de revenir à des sentiments plus chrétiens, il affichait une attitude pleine d'arrogance. Non content d'abandonner les moines, il se mit à dissiper le trésor à peine reconstitué avec une rapidité et dans une proportion telles que les dettes de l'abbaye atteignirent bientôt le double du montant relevé en 1201.

Il est regrettable que Renier ne nous livre pas plus d'éclaircissements sur la psychologie de l'abbé de Saint-Jacques et sur les motifs profonds de son revirement. En tout cas, on peut appliquer à l'abbatiat de Henri de Jupille les réflexions que la décadence de l'Ordre bénédictin dès la fin du XIIe siècle inspire à un de ses historiens les plus autorisés:

La charge abbatiale... devient un objet de convoitise. Celui qui en sera revêtu n'aura pas toujours les qualités voulues de vertu, de doctrine, de capacité. Porté par l'intérêt ou l'ambition, il jouira, il usera et abusera des biens confiés à son administration, souvent avec une autocratie absolue.
Ceux qui auront intérêt à le soutenir constitueront son parti et, pour des chefs, la plus terrible des flatteries est la médiocrité de ceux qui l'entourent. D'autres, qui auront à coeur les intérêts de leur maison, ou qui souffriront de la conduite du chef qu'on leur a parfois imposé et dont ils connaissent les fâcheux antécédents, se verront parfois obligés de le combattre et de le dénoncer en haut lieu. Les registres pontificaux n'ont conservé que trop de pièces sur la triste situation faite aux monastères.

Sous Innocent III, l'abbé de Saint-Jacques n'était pas, en effet, le seul à dilapider les biens de son monastère, bien que le mouvement ne se soit généralisé qu'au cours du XIIe siècle: à Brantôme, Conches, Thorney, Saint-Maixent, Pompose, Nonantule, Vézelay, Saint-Vaast, Corbie, Mont-Saint-Michel, les abbés montraient la même conduite indigne.

Innocent III était un pape énergique dont les interventions dans la réforme de la discipline monastique constituent un des plus beaux titres de gloire. Renier n'eut pas à regretter de recourir à son autorité pour mettre un terme aux dilapidations de Henri de Jupille. Revenant de Rome, il apporta des lettres aux enquêteurs de Cologne. Ceux-ci avaient déjà mandé l'abbé de Saint-Jacques, mais il avait négligé de venir à Cologne et la réponse qu'il leur avait donnée n'était pas satisfaisante.

3. Le jugement des enquêteurs-délégués du pape (18 mai 1209)

Au début de l'an 1209, Renier reçut les lettres du pape, et le 6 janvier il les présentait aux enquêteurs en les invitant à se rendre à l'abbaye pour recueillir les témoignages des parties et décider du sort de la communauté.

Les personnalités chargées de l'enquête étaient au nombre de trois: Conrad, doyen de Saint-Pierre à Cologne, porte ce titre de 1204 à 1209. En 1212, il juge comme doyen, archidiacre et arbitre papal, un conflit entre l'abbaye de Saint-Martin de Cologne et la collégiale de Sainte-Marie d'Aix-la-Chapelle. Henri, doyen de Saint-Géréon à Cologne, est cité en 1204 et 1205 avec le précédent. Le 19 juin 1205, portant le titre d'écolâtre et de délégué papal, il excommunie et dépose Adolphe Ier, archevêque de Cologne, avec l'aide et l'appui du troisième enquêteur de Saint-Jacques, Anselme, pléban de Sainte-Brigitte de Cologne, également délégué papal.

Les trois enquêteurs fixèrent leur visite au 4 mars, mais retenus par des affaires urgentes, ils ne purent venir à Liège. Ils annoncèrent alors leur arrivée le 24 avril. De nouveau on dut postposer la visite par suite de l'arrivée, à Cologne, de Hugues, évêque d'Ostie, et de Léon, cardinal-prêtre du titre de Sainte-Croix de Jérusalem, qui restèrent là une quinzaine de jours. Enfin, le jeudi 14 mai 1209, les trois enquêteurs arrivèrent à Liège.

Le lendemain, siégeant dans la salle capitulaire de l'abbaye, ils donnèrent lecture publique des lettres papales. Puis, après avoir congédié les avoués, ils écoutèrent les dépositions des deux parties et firent prêter serment tant à l'abbé qu'aux moines. L'audition publique des témoignages dura jusqu'au lundi 18 mai. Ce jour-là, les enquêteurs mandèrent l'évêque et les personnalités ecclésiastiques liégeoises. La suite des dépositions se passa à huis-clos parce que l'ancien abbé Hugues avait écrit des accusations de caractère infamant à charge des moines et que ceux-ci l'avaient accusé à leur tour d'actions qu'il est préférable, ajoute Renier, de passer sous silence.

Après une longue délibération avec l'évêque et les personnalités liégeoises, les enquêteurs fixèrent de la manière suivante le sort de la malheureuse abbaye:

1° l'abbé était suspendu au temporel et au spirituel;

2° dans le but de soulager la misère du monastère et de lui rendre son équilibre, la communauté serait dispersée, à l'exception de quelques moines;

3° jusqu'au remboursement des dettes, les enquêteurs détiendraient le pouvoir.

Ce règlement reçut la confirmation de Hugues de Pierrepont.

Avant de retourner à Cologne, les délégués du pape donnèrent aux moines des curateurs qui restèrent en fonction jusqu'au 11 novembre. Entretemps, Henri avait interjeté appel auprès du pape et les moines tinrent à Cologne plusieurs réunions avec les enquêteurs. Comme quelques moines s'étaient procuré les vêtements et les chevaux nécessaires au voyage de Rome, les délégués intervinrent et réconcilièrent la communauté avec son ancien abbé à qui l'on attribua quelques maigres revenus.

Enfin, liberté fut accordée aux moines d'élire un nouvel abbé. Voulant éviter de nouvelles dissensions au sein de la communauté, les moines s'adressèrent à deux abbés cisterciens qui, découvrant les intentions frauduleuses de certains moines, placèrent à la tête du monastère Wazelin, costre de l'abbaye de Florennes, qui fut béni le 25 décembre 1209.

Le premier soin du nouvel abbé fut de disperser la communauté pour une durée de deux ans.

Avec l'installation de Wazelin de Florennes se termine l'histoire du domaine primitif de l'abbaye de Saint-Jacques qui constituait l'objet de notre étude. Mais avant de terminer en examinant de plus près les répercussions de la crise et de la décision des enquêteurs sur la physionomie du domaine, il est nécessaire de dire un mot des causes générales qui entraînèrent son déclin.


B. CAUSES GENERALES

I. RELIGIEUSES

On comprendrait mal, en effet, la soudaineté de la décadence du monastère si les causes particulières n'étaient rapportées à des causes générales dans lesquelles elles trouvent leur explication.

Henri de Jupille est le triste produit du relâchement de la vie spirituelle qui, dès le XIIe siècle, ne gangrène pas seulement l'Ordre bénédictin et provoque « un état général morbide ,' qui paralyse peu à peu les bienfaisants effets des réformes monastiques du XIe siècle. La manifestation la plus frappante de ce mal est le besoin de luxe et l'esprit de mondanité qui s'emparent des chefs des monastères et dont nous venons de voir un exemple dans la personne du dix-septième abbé de Saint-Jacques. Dom Berlière a rassemblé un pittoresque et lamentable dossier de ces abbés, bons buveurs, bons chasseurs et grands seigneurs, dont la liberté de conduite finira même par déteindre sur des abbés par ailleurs irréprochables dans l'administration de leur monastère.

Si ce relâchement dans la stricte observance de la règle monastique va être commun à la plupart des ordres religieux, le premier atteint est évidemment l'Ordre bénédictin, non seulement parce qu'il était le seul au moment où apparaissent les premiers symptômes de cet affadissement spirituel, mais aussi parce que son âge vénérable ne lui permettait plus de réagir avec la même vigueur que les nouvelles pousses d'abord cisterciennes, puis franciscaines, dominicaines.

Celles-ci possédaient le prestige de la jeunesse, de la nouveauté et l'idéal religieux plus dépouillé dont elles prônaient la recherche exerçait une irrésistible attirance sur une population naturellement portée à la piété. Les donateurs préférèrent abandonner aux communautés des ordres mendiants et cisterciens les domaines et l'argent dont ils faisaient jadis bénéficier les abbayes bénédictines.

Ce pouvoir d'attraction ne manifeste pas seulement son influence sur les laïques ou les clercs, mais sur les moines et les abbés bénédictins. Saint- Jacques nous en fournit un bon exemple, puisqu'au moment de la débâcle, les moines laissent à deux cisterciens le soin de désigner le nouvel abbé, et que celui-ci va finir ses jours dans une abbaye cistercienne, comme simple moine, après avoir réussi à récupérer une grande partie du domaine de Saint- Jacques.


II. ECONOMIQUES

Distancées par leurs jeunes concurrentes pour des raisons d'ordre social, les abbayes le furent plus encore au point de vue économique. En quelques pages, H. Pirenne a tracé un raccourci saisissant des causes économiques de la désorganisation des domaines bénédictins à la fin du XIIe et dans le courant du XIIIe siècle.

L'organisation de ces domaines se modelait intimement aux exigences d'une économie agricole fermée, et tous les rouages fonctionnaient de façon à permettre à l'abbaye de se suffire à elle-même. Mais la renaissance du commerce vint bouleverser cette distribution sagement réglementée et la baisse toujours accélérée de la valeur de l'argent qui en résulta réduisit dans des proportions énormes les revenus des monastères, puisque le montant du cens de leurs domaines était immuable.

Les anciennes abbayes bénédictines durent à l'importance de leur propriété et à la solidité de leur cadre domanial de résister jusqu'au XIIIe ou au XIVe siècle avant de subir la débâcle. Si l'abbaye de Saint-Jacques est une des toutes premières victimes de ce bouleversement, c'est à coup sûr parce qu'elle est une fondation bénédictine tardive. Son domaine s'est constitué dans le cadre de l'économie agricole fermée mais au moment où celui- ci allait être bientôt disloqué par la renaissance du commerce. Quand la renaissance du commerce fit sentir victorieusement ses effets, la politique domaniale de Saint-Jacques avait derrière elle une tradition qui était déjà contraignante parce qu'elle avait fait ses preuves: l'essor du domaine sous Olbert de Gembloux et Etienne le Grand incitait naturellement leurs successeurs à continuer dans la voie qu'ils avaient si bien tracée. D'autre part, les possessions de Saint-Jacques étaient trop peu nombreuses et trop peu étendues pour que le monastère pût rester longtemps en contradiction avec les exigences impérieuses du nouvel ordre économique. Le manque de clairvoyance des derniers abbés, le relâchement spirituel de certains d'entre eux et leurs résignations qui se succédèrent à une cadence accélérée achevèrent l'écroulement du système domanial de l'abbaye.


C. LE DOMAINE DE SAINT-JACQUES EN 1209

Quels sont les biens dont Saint-Jacques fut obligé de se défaire pour éteindre ses dettes? C'est la dernière question à laquelle nous nous efforcerons de répondre.

Les deux points de repère les plus importants sont les privilèges d'Innocent II et d'Innocent IV (1137 et 1248). Mais l'on se tromperait fort si l'on croyait obtenir un résultat satisfaisant par une simple soustraction, en tenant compte des acquisitions faites entre 1137 et 1209 et dont le carton n° 2 du chartrier nous donne la liste sans doute assez complète.

Nous avons constaté plus d'une fois que le privilège d'Innocent II ne pouvait prétendre être une liste exacte des possessions du monastère. Il en est de même du second, dans lequel l'important bien de Roclenge que l'abbaye possédait encore certainement au XIIIe siècle n'est pas cité.

Ce serait également ne pas tenir compte de l'oeuvre de l'abbé Wazelin et de ses successeurs. Malheureusement, nous conservons trop peu de chartes de la période 1209-1248 pour aboutir à une certitude. L'abbatiat de Jean Ier, mauvais administrateur qui dût lui aussi se débarrasser de quelques domaines, complique le problème puisque le privilège d'Innocent IV, délivré sous son abbatiat, a été rédigé tout de suite après la vente de ses possessions et que la plupart des titres ont disparu.

En 1202, Renier nous donnait une liste de biens qui avaient particulièrement souffert de la crise et se trouvaient aliénés: Yernawe, Hanret, Haneffe, Donceel, Elisem, Velroux, Mall et Colombier. Tous cependant n'échappent pas définitivement à l'abbaye. Il semble que l'énergique Wazelin se soit efforcé de maintenir ou de racheter les droits de Saint-Jacques sur les plus importants de ceux-ci en sacrifiant ceux que leur étendue restreinte et les dettes dont ils étaient chargés désignaient comme premières victimes. Colombier, par exemple, de faible superficie, et tout entouré par les biens que l'abbaye de Saint-Laurent possédait à Glons, fut vraisemblablement cédé en partie par Wazelin à ce monastère qui, peut-être déjà, détenait certains droits depuis la fin du XIIe siècle sur l'ancien alleu de Thibaut de Fouron. La difficulté qu'on éprouve à tracer les limites exactes entre Colombier et le hameau de Saint-Laurent constitue une présomption en faveur de cette hypothèse.

Horpmael, Hollogne-sur-Geer, Hodeige, Ligney, Lens furent les autres petits biens que l'on sacrifia pour sauver les grands.

En même temps que les portiunculae villarum et mansorum, les domaines excentriques étaient directement menacés par les mesures d'allégement. Wamel disparut à ce moment, à moins que les abbés ne s'en soient déjà débarrassés entre 1138 et 1202. Quant aux vignobles mosellans, on semble avoir hésité avant de fixer leur sort. En 1206, Renier était allé les inspecter. En 1213, il s'y trouvait de nouveau, chargé par les moines de les administrer. Il aura pu se rendre compte des services que les domaines mosellans pouvaient encore rendre et dont le monastère ne pouvait se passer sans encourir de graves inconvénients. Grâce à lui, les vignobles mosellans furent conservés et leur exploitation améliorée.

Il est naturellement impossible de rechercher pour chaque domaine sur lequel pesait une dette, quelle était la nature de cette charge et au profit de qui elle était perçue. On doit s'estimer heureux de recueillir ces renseignements pour un ou deux domaines.

A Bilstain, les ministeriales de Henri, duc de Limbourg, lequel les encourageait sans doute, réclamaient des masuiers des prestations que la charte de 1211 déclare illicites et exagérées.

Mais ce qui indique bien que les ministeriales percevaient ces redevances en vertu de droits que leur avait abandonnés un des abbés de Saint-Jacques à la fin du XIIe siècle, c'est que le duc de Limbourg ne consent à considérer l'alleu comme libre, que moyennant une prestation, de la part des masuiers, d'un marc liégeois chaque année, à la saint Remy. Il reconnaissait la liberté de l'alleu de Bilstain parce que Wazelin lui avait montré le diplôme de Henri V de 1125, mais il entendait bien conserver des droits acquis à un des abbés de Saint-Jacques et dont il n'existait pas de titre écrit.

A l'extrémité ouest du domaine de Saint-Jacques, un autre puissant seigneur féodal, Gui de Flandre, marquis de Namur, réclamait, en 1270, aux moines de Saint-Jacques trois prestations annuelles appelées porsoing. C'était une redevance en nature à laquelle avait droit l'avoué ou le seigneur haut-justicier pour tenir les trois plaids généraux ou en d'autres circonstances. La perception de ce droit à Hanret remonte probablement à l'époque du déclin du domaine à la fin du XIIe siècle, car ici encore l'origine de ce droit était bien-fondée puisque les religieux n'en avaient été exemptés que moyennant une redevance annuelle de soixante sols de Louvain. Tels sont toutes les données qu'il est possible de retirer des documents sur la liquidation des biens de Saint-Jacques en 1209. Le laconisme des sources ne doit pas nous porter à mettre en doute le témoignage de Renier et à minimiser l'ampleur du désastre. Certes, l'abbatiat de Wazelin rétablira l'équilibre du temporel de l'abbaye, mais ce résultat ne doit pas nous faire illusion. La meilleure preuve que les événements de 1209 ont eu des répercussions profondes et lointaines sur l'évolution du domaine de l'abbaye, c'est qu'il faudra attendre la fin du XIIIe siècle pour assister de nouveau avec l'énergique abbé Guillaume de Julémont à une véritable renaissance spirituelle et domaniale. Dans l'intervalle, la médiocrité des chefs du monastère liégeois, aux prises avec les arriérés de la crise de 1188-1209, rendra leurs efforts tout à fait impuissants.


CONSIDERATIONS GENERALES

Les titres que nous avons choisis pour chacun des chapitres et les observations que nous avons placées à la fin de ceux-ci, constituent déjà par eux-mêmes une conclusion. Nous voudrions maintenant attirer l'intention sur quelques points dont on ne pouvait raisonnablement parler avant d'avoir parcouru jusqu'à leur terme les différentes phases de l'évolution du domaine.

1. Localisation du domaine

Quand on regarde la carte des biens de Saint-Jacques entre 1015 et 1209, on est frappé par le caractère uniforme de leur répartition. Tout le domaine s'étend, en effet, au nord de la ligne Namur-Huy-Liège-Verviers tracée par la Meuse et la Vesdre; l'axe formé par la Méhaigne supérieure et le cours entier du Geer constitue son armature.

Quelle est la raison de cet exclusivisme dans la répartition? Il peut avoir été inspiré par trois motifs principaux:

a) L'existence, au moyen âge, de zones d'expansion domaniales tacitement réparties et reconnues entre les établissements religieux du Pays de Liège;
b) L'origine des chefs de Saint-Jacques;
c) L'origine des donateurs.

On ne pourra faire valoir le premier argument que lorsque l'on aura terminé l'étude systématique du domaine de toutes les collégiales et abbayes liégeoises et fait la preuve de la réalité de ces zones réservées. Notre travail s'est efforcé d'ailleurs d'apporter une contribution à cette future synthèse. Quant au second motif, on peut très difficilement l'invoquer puisque nous ne connaissons rien ou presque rien de la biographie des abbés de Saint-Jacques. Seul l'exemple d'Olbert de Gembloux et du développement du domaine dans la Hesbaye namuroise, sous son abbatiat, nous permet d'entrevoir toutes les ressources que l'on pourrait tirer, si les documents étaient plus nombreux, de cette comparaison entre l'origine des abbés et la localisation des biens qu'ils ont acquis.

C'est, tout compte fait, l'origine des donateurs qui est susceptible de nous livrer le meilleur de la réponse. On l'a déjà dit plus haut, l'abbé devait chercher lui-même les mécènes éventuels du monastère et provoquer les donations. Il avait naturellement plus d'espoir de trouver des bienfaiteurs là où les propriétaires de domaines étaient en plus grand nombre.

Or, à cette époque, quelle est la région la plus favorisée à cet égard sinon la Hesbaye ? Sa partie lossaine est une véritable fourmilière de familles nobles et ce sont elles, précisément, qui ont peuplé, pendant tout le moyen âge, les établissements religieux liégeois. En l'absence de données précises sur l'origine et l'ascendance de la plupart des bienfaiteurs qui ont cédé à l'abbaye des domaines situés dans la région hesbignonne, leur supposer une origine hesbignonne ou lossaine nous semble une solution naturelle et bien-fondée. La présence du comte de Looz comme avoué de Saint-Jacques a certainement contribué à resserrer les relations entre la noblesse hesbignonne et l'abbaye. Car le comte de Looz n'assistait pas seulement comme intermédiaire obligé aux cérémonies des traditions de biens; il est certain que ses fonctions d'avoué lui permettaient d'intervenir également quelquefois lorsque l'abbé manifestait l'intention d'acquérir des biens situés non loin ou dans le ressort de son comté.

Si l'origine des donateurs de Saint-Jacques a contribué en grande partie au développement de son domaine dans le bassin du Geer, les relations qui, grâce à elle, se nouèrent de plus en plus intimes entre les familles nobles de la Hesbaye et l'abbaye peuvent aussi expliquer l'existence des domaines de l'Entre-Vesdreet-Geul.

Grâce à la Meuse qui était plus un axe qu'une frontière, les territoires qui composent les provinces actuelles du Limbourg belge et hollandais constituaient aux XIe et XIIe siècles une unité culturelle. Les alliances répétées des familles de l'est et de l'ouest de la Meuse avaient créé entre elles des ramifications inextricables. Quelques donateurs de l'abbaye, appartenant à la même famille par le sang ou par l'alliance, nous offrent un bon exemple de la complexité des alliances des familles lossaines ou limbourgeoises avec les familles d'outre-Meuse ou d'outre-Rhin.

La comtesse Ermengarde, dont l'origine est discutée, mais qui a de profondes attaches dans la région rhéno-mosellane, épouse en premières noces Arnoul de Haspinga, frère des comtes de Looz. En 1078, elle distribue les domaines limbourgeois qu'elle avait reçus à la mort de son mari, et la donation qu'elle fait alors à Saint-Jacques a peut-être comme motif matériel le fait qu'Arnoul de Haspinga était le frère du fondateur de l'abbaye.

Auparavant, elle avait épousé en secondes noces un noble bavarois, comte de Montaigu en Luxembourg, et elle dote son petit-fils de domaine dans la région de Fauquemont et dans le Pays de Herve. Bien qu'on ignore les raisons précises de la préférence de Thibaut de Fouron-Fauquemont pour l'abbaye de Saint-Jacques, le fait que sa grand-mère est une ancienne bienfaitrice de l'abbaye a pu vraisemblablement contribuer à créer un courant de sympathie entre Thibaut et le monastère. Quand il le constitue héritier de certains de ses biens dont le plus important est situé à Bilstain dans le Pays d'Entre-Vesdre-et-Geul, et quand sa veuve, d'origine maastrichtoise, lui cède un second domaine dans l'Entre-Vesdre-et-Geul, on a la preuve que le domaine de l'abbaye de Saint-Jacques se localisera dans la Hesbaye et l'Entre-Vesdre-et-Meuse en raison des ramifications d'ordre sentimental ou familial tantôt solides, tantôt moins perceptibles, qui relient entre eux ses différents bienfaiteurs.

En résumé, si la politique domaniale des abbés de Saint-Jacques les a portés à développer leurs efforts dans la région qui s'étend au nord de la ligne Namur-Huy-Liège-Verviers, l'origine, les alliances, les relations des principaux donateurs ont contribué pour une large part à limiter exclusivement à cette région l'expansion du domaine.


2. Importance du domaine.
Son organisation économique

En étendue comme en quantité, les biens de l'abbaye ne forment ni un riche, ni un grand domaine. En additionnant tous les biens connus du monastère pendant les XIe et XIIe siècles, on aboutit au maigre total d'une quarantaine, et tout au plus d'une trentaine à l'époque où le domaine atteint l'apogée de son expansion.

Bien que nous ne connaissions pas la superficie de la plupart de ces biens, celui de Hanret, qui compte dix-sept manses, soit deux cents à deux cent cinquante hectares, paraît être le plus important, ainsi que ceux de Yernawe, Celles, Roclenge, Bassenge, Bilstain. Les plus petits comprennent six bonniers, superficie qui équivaut à un demi-manse.

Pour déterminer la médiocrité quantitative du domaine de Saint-Jacques, on dispose de plusieurs points de repère.

Le Concile d'Aix-la-Chapelle de 816 fixe de la manière suivante l'ordre de grandeur des domaines:

Grands: 3.000, 4.000, 8.000 manses et plus;
Moyens: 1.000, 2.000 manses;
Petits: 200, 300 manses.

En portant à dix manses chacun — chiffre fort exagéré — la superficie des biens de Saint-Jacques, on ne dépasserait donc même pas les limites de la catégorie des petits domaines. Cependant, comme ce classement s'applique à une époque où la grande propriété était chose courante, il est préférable de comparer l'étendue du domaine de Saint-Jacques avec le domaine d'une abbaye liégeoise au XIe siècle. On ne pourrait mieux choisir que Saint-Laurent. Mais, là encore, la comparaison tourne au désavantage manifeste de Saint-Jacques, puisque le jour même de la consécration de son église, l'abbaye reçoit de l'évêque Réginard, avec d'autres biens, un domaine de cent manses à Wasseiges. Comment expliquer cette infériorité?

Elle a certainement comme cause immédiate la mort prématurée de son fondateur qui, en 1018, était loin d'avoir achevé la dotation de l'abbaye. Wolbodon, à qui l'empereur Henri II confia le soin de continuer la dotation de Baldéric n'a pas eu non plus le temps de faire oeuvre fort utile, puisqu'il mourut un an à peine après la visite de Henri II à la crypte de Saint-André. Or, ce qui le plus souvent détermine la richesse domaniale d'une abbaye, c'est l'importance de la dotation que lui assure son fondateur.

Par contre, elle est susceptible d'endormir l'initiative des abbés qui se contentent de développer le domaine sur des bases toutes faites sans déployer une politique domaniale personnelle. La médiocrité de la dotation de Saint-Jacques par Baldéric et Wolbodon a eu pour heureuse conséquence de solliciter l'activité de ses chefs, de les obliger à tenter des expériences, à innover. Sans cette coïncidence, l'étude de l'évolution du domaine de Saint- Jacques eut peut-être beaucoup perdu de son intérêt.

Si des motifs inattendus ont placé l'abbaye de Saint-Jacques dans cet état d'infériorité, elle ne pouvait de toute façon espérer prendre place parmi les monastères les plus richement dotés, en raison même de la date tardive de sa fondation. Créée en 1015, l'abbaye de Saint-Jacques ne connaîtra jamais la période des grandes dotations qui ont assuré aux abbayes mérovingiennes et carolingiennes un patrimoine d'une étendue et d'une valeur incomparables, puisqu'elles provenaient le plus souvent des rois qui abandonnaient la totalité ou une grosse portion de leurs fiscs, des maires du palais et des hauts personnages. Mentionnons à titre d'exemple, l'abbaye de Stavelot-Malmedy qui reçut du roi, comme dotation primitive, un territoire de trente kilomètres de diamètre autour des deux monastères.

A partir de Charles Martel cependant, les sécularisations sans cesse croissantes auxquelles se livrent les Carolingiens au détriment des biens ecclésiastiques, effritent peu à peu la primitive unité des domaines des abbayes. Bientôt les invasions normandes du IXe siècle leur portent un coup fatal. La situation critique des abbayes est naturellement aussitôt exploitée par leurs avoués et les grands féodaux qui s'approprient une partie des domaines. Le morcellement de la propriété qui, au Xe siècle, est la conséquence de ces funestes événements, a disloqué la plupart des villae qui représentent les domaines primitifs dans leur intégrité. C'est ce qui explique pourquoi, dès le début du XIe siècle, il n'est plus que très rarement question de villae, mais de pruedia, c'est-à-dire de parcelles de villae démembrées.

L'étude du domaine de Saint-Jacques nous offre l'exemple caractéristique d'un domaine ecclésiastique exclusivement constitué de pruedia. Les rares mentions de villae dans les chartes étudiées ne constituent, en effet, qu'un emploi abusif du sens originel du terme.

La dislocation de la villa ne s'est d'ailleurs pas bornée au fractionnement en pruedia. On en est venu bientôt à faire des donations séparées d'éléments constitutifs du domaine, notamment les bois, les moulins et les églises. C'est ainsi qu'en 1067 Saint-Jacques cède à Saint-Aubain de Namur l'église de Dhuy; en 1082, elle donne à Saint-Laurent l'église de Haneffe; entre 1015 et 1137, elle acquiert l'église de Hanret. Et le fractionnement s'accentue puisque des parties de l'église font l'objet de transactions (Haneffe, Rosmeer, Roclenge, Boirs).

Les contraintes imposées par le démembrement de la grande propriété ont limité fortement les possibilités de développement d'un domaine déjà peu favorisé par le sort. Cependant, ces contraintes et ce handicap n'ont pas comporté que de fâcheuses conséquences pour l'abbaye. Ils ont stimulé l'initiative, les qualités d'administration des abbés de Saint-Jacques, et s'il est regrettable, pour l'importance du domaine, que l'abbaye ait été fondée en 1016, il est heureux de constater que cette date coïncide avec les débuts d'un renouveau domanial prôné par le mouvement de réforme monastique en Lotharingie.

Cette renaissance dans l'activité domaniale des abbayes de nos régions se manifeste notamment par un effort de reconstitution des domaines primitifs. A Saint-Jacques, on suivra cet exemple en essayant de reformer une partie des domaines de Hanret, de Celles, de Boirs, de Roclenge, de Bassenge. Mais le remembrement s'accompagne ici d'une répartition des biens en différents groupes, nouvelle conséquence de la disparition de la grande propriété des époques mérovingienne et carolingienne.

Certes, du VIe au IXe siècle, quelques abbayes ont connu ce mode de répartition, mais elles ne s'y sentent nullement obligées parce que la vaste étendue de leurs biens leur assure des ressources inépuisables. L'importance de leurs domaines constituent même éventuellement un obstacle à leur groupement et les divisions en groupes inscrites dans les polyptiques paraissent souvent le résultat d'une répartition théorique du rédacteur. Au XIe siècle, au contraire, il faut à tout prix éviter l'éparpillement des petits biens qui ne pourraient être exploités efficacement s'ils n'étaient épaulés par des domaines voisins et organisés de façon à ne former qu'un tout avec ces derniers. Les différents groupes que les abbés de Saint-Jacques ont formés sur la Méhaigne, l'Yerne et le Geer, constituaient donc, croyons- nous, une mesure de sécurité contre les dangers que le morcellement des domaines était susceptible de causer à l'exploitation des biens.

Quand on désire pénétrer plus profondément dans l'organisation économique de Saint-Jacques, la comparaison avec les grandes abbayes voisines ne peut se poursuivre d'une manière idéale.

Des documents nombreux et détaillés aident à reconstituer le système domanial en vigueur dans les monastères de Lobbes, Saint-Trond, Stavelot-Malmedy, Gembloux et Prum, dès leur fondation. Ce dernier était essentiellement basé sur l'existence de deux parts distinctes dans la masse de leurs biens fonciers: la réserve seigneuriale, centre domanial, formant généralement bloc, exploité en faire-valoir direct au profit de l'abbé, et les tenures, concédées contre redevances et corvées fixes, destinées à contribuer à la mise en valeur de la terra indominicata.

La dislocation de l'organisation économique classique se manifeste dès le XIe siècle en France. Elle ne se produit nettement qu'au XIe siècle en Allemagne. A Saint-Trond, la révolution est déjà accomplie vers 1167; des signes avant-coureurs apparaissent à Stavelot-Malmedy vers la fin du XIe siècle et se précisent au cours du XIIe siècle. Les traits caractéristiques du nouveau système d'exploitation consistent essentiellement dans l'abandon du faire-valoir direct et de la diminution de la réserve, l'effacement du rôle administratif du villicus, et le rachat des corvées.

A Saint-Jacques, ces différentes notions n'apparaissent pas toutes avec le même relief. Etendant ses immunités dans un territoire urbain, le monastère n'a jamais possédé de vaste réserve seigneuriale autour des bâtiments conventuels.

Les chartes dont nous venons déterminer l'examen affirment cependant, pour la plupart des biens de l'abbaye, l'existence de la distinction traditionnelle entre réserve et tenure et le maintien de la terra indominicata, même dans les plus petits domaines, comme la villulla de Builles-Boirs (1067-1103).

Dans les principaux domaines, le villicus conserve un rôle considérable. Il tient véritablement la place du seigneur, notamment dans le contrôle de l'exercice des droits de l'avouerie, ce qui implique une responsabilité dans la gestion du domaine intéressé.

A ne considérer que ces éléments, on inclinerait à croire que Saint-Jacques a conservé intacts les principes du système de la villication.

Au sujet du rachat des corvées, aucun document probant n'apporte de lumière spéciale. Il en va tout autrement du faire valoir direct, au sujet duquel on possède des données précises vers la fin du XIIe siècle.

Le prieuré de Saint-Léonard, dépendant de Saint-Jacques, possédait un domaine — probablement un vignoble — qui, au cours du XIIe siècle, était cultivé et entretenu au moyen des prestations régulières qu'y accomplissaient les mansionnaires. Entre 1185 et 1188, d'accord avec l'abbé, le prévôt de Saint-Léonard divisa cette réserve en plusieurs parts qu'il distribua, à titre héréditaire, entre les mansionnaires, au prix de redevances modiques en argent et en nature.

L'institution de la tenure à cens, ou tenure libre, qui s'accomplit ici, constitue une forme nouvelle de l'exploitation du sol. Elle facilite notamment le relâchement des liens de dépendance du tenancier vis-à-vis du seigneur. On a pu dire, avec raison, que << ce régime libéral n'est guère compatible avec celui de la villication: aussi ne se développe-t-il qu'avec le déclin de celle-ci, c'est-à-dire depuis le XIIe siècle, lorsque les censives se multiplient».

Cet exemple frappant n'a pas dû être isolé dans l'administration domaniale de Saint-Jacques, par suite de la multiplicité des praedia. Joignons à ces constatations, tirées de l'étude des chartes, le témoignage des difficultés d'ordre économique dans lesquelles se débat Saint-Jacques dans la seconde moitié du XIIe siècle, et nous pourrons émettre les conclusions suivantes:

L'organisation domaniale de l'abbaye de Saint-Jacques a été basée sur le système classique de la villication, qui se maintenant encore intact en Basse-Lotharingie au début du XIe siècle. L'apogée du développement économique se situe au moment même où l'exploitation traditionnelle décline irrésistiblement. La crise que l'abbaye traverse, de 1145 à 1200, coïncide avec ]a période où s'accomplit définitivement la révolution de l'économie domaniale. On a l'impression que le domaine de Saint-Jacques a été géré, dès sa fondation, suivant les méthodes traditionnelles d'exploitation, peu adéquates à sa médiocre importance et à la fragmentation de ses divers éléments. Cette situation hybride et ce manque d'adaptation ont précipité une crise que des mesures tardives d'allégement ont été impuissantes à enrayer.

Dans le cadre général de l'histoire domaniale au moyen âge en Europe occidentale, l'exemple de l'abbaye liégeoise confirme donc la réalité d'une révolution économique au XIIe siècle et illustre, pour la région mosane, les théories classiques défendues notamment par MM. Boutruche et Dollinger, que n'a pas réussi à supplanter la thèse hardie et brillante de Dopsch.


3. Condition sociale des donateurs

A plusieurs reprises, nous avons eu l'occasion d'insister sur le rôle important de l'évêque dans la formation du domaine de Saint-Jacques. Cette sollicitude est naturelle, puisque l'abbaye a été fondée par un évêque et qu'elle est soumise à la juridiction épiscopale. De plus, la difficulté des débuts de l'institution, sa jeunesse et la médiocrité de son domaine, qui ne lui permettaient pas d'obtenir auprès des seigneurs le crédit nécessaire, rendaient obligatoire l'intervention constante des évêques. Elle se fit sentir de 1015 à 1095, pendant toute la période de formation, et plus discrètement de 1140 à 1209. Entre deux, en effet, la période d'expansion, de 1095 à 1140, avait en quelque sorte libéré l'abbaye du recours constant aux soins de l'ordinaire. A partir de 1095, la situation remarquable de Saint-Jacques lui assure la faveur des nobles hesbignons ou des ecclésiastiques d'extraction noble. A eux seuls, ils n'auraient pas constitué un apport suffisant pour permettre l'expansion du domaine car, propriétaires dans une région fort étroite pour leur grand nombre, ils ne pouvaient céder que des domaines d'étendue restreinte.

Cependant, le rayonnement spirituel de l'abbaye au début du XIIe siècle, lui procure le précieux concours des membres d'une famille de haute noblesse. Sans vouloir minimiser le rôle actif de l'abbé Etienne le Grand dans l'acquisition des domaines qui brisent le cadre étroit de la période de formation, il est certain que, privée des donations de la famille des Fouron-Fauquemont-Montaigu, l'expansion du domaine n'aurait pas pu se réaliser. Sous le successeur d'Etienne, la faveur de donateurs de haute noblesse continue à accroître le domaine, mais l'intérêt manifeste que cet abbé porte aux membres de la familia est le trait caractéristique de l'abbatiat d'Olbert II. Il les fait participer nombreux comme témoins des actes de donations et deux d'entre eux abandonnent leurs biens à l'abbaye.

En utilisant les chartes de Saint-Jacques de 1015 à 1095, il est impossible de se rendre compte si, à une période déterminée, correspond une classe déterminée de donateurs. Le fragment du nécrologe est trop court pour pouvoir être utilisé dans ce but. Pour arriver à dégager cette distinction, il serait sans doute nécessaire de dépouiller le chartrier jusqu'au XIVe siècle.


4. Clauses des donations

L'absence de complexité dans la localisation du domaine et la condition sociale des donateurs est également la caractéristique des motifs et des clauses des donations. Exception faite pour les croisés et les bailleurs de fonds dont le but est évidemment intéressé, les bienfaiteurs invoquent uniquement le souci du salut de leurs âmes et des âmes des membres de leur famille. Assurément, ce sont là des démonstrations officielles, mais l'absence de complication sérieuse dans les clauses de leurs dons nous porte à croire à la sincérité de leurs sentiments. Ceux d'entre eux qui se réservent l'usufruit d'une partie du bien qu'ils cèdent ou qui obtiennent une rente en retour de leur donation, n'émettent cette exigence que parce qu'il leur serait impossible d'assurer autrement leurs moyens d'existence. En tout cas, si les abbés de Saint-Jacques ont connu et pratiqué des opérations plus complexes, les chartes n'en perpétuent pas la trace. Bien loin de jouer le rôle d'un établissement de crédit, l'abbaye de Saint-Jacques a été la victime de ceux à qui elle a été forcée de demander un secours pécuniaire.

Limitée dans ses possibilités, l'abbaye a dû se confiner dans un cercle restreint de donateurs: l'évêque dont elle dépend directement, et la petite noblesse hesbignonne qui, elle-même, ne possède pas de biens fort étendus. Au début du XIIe siècle, l'essor brillant de son activité spirituelle lui ouvre un moment de plus vastes perspectives, dont profitent aussitôt Etienne le Grand et son successeur Olbert II. Mais bientôt les transformations de l'organisation domaniale classique arrêtent l'expansion. L'abbaye se replie sur elle-même et l'incapacité de ses chefs à la fin du XIIe siècle provoque la rupture de son équilibre temporel et spirituel. Devenue la proie de dissensions intestines et de ses concurrents, elle succombe enfin sous les coups d'un abbé indigne.

En conclusion, si les grands courants de réforme monastique dont l'abbaye a adopté les directives et les coutumes ont surtout préparé et provoqué l'expansion du domaine et si les conjonctures économiques et religieuses de la fin du XIIe siècle ont précipité son déclin, l'insuffisance de la dotation primitive et la fondation de l'abbaye à l'époque où la grande propriété se trouve démembrée, ont été les facteurs principaux qui n'ont cessé de marquer d'une manière continue leur influence sur le développement du domaine.

ETUDE
SUR LE CHARTRIER ET LE DOMAINE
DE L'ABBAYE
DE SAINT-JACQUES DE LIEGE
( 1015 - 1209 )

Jacques STIENNON

Société d'édition
LES BELLES LETTRES
PARIS - 1951

500 Pages

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