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DEUXIEME PARTIE

LA PERIODE D'EXPANSION DU DOMAINE
(1095-1 140)

Nous devons rechercher les gains temporels pour préserver nos âmes du danger.

(Arenga de la charte d'Adélard de 1112.)


CHAPITRE V

L'OEUVRE DOMANIALE D'ETIENNE LE GRAND
(1095-1112)

« Etienne le Grand ».

(Acte de confraternité du XIIe siècle entre Saint-Jacques et Saint-Paul.)



A la mort de l'abbé Robert se clôt la première phase de l'histoire du domaine de l'abbaye. Les tentatives auxquelles se sont livrés les abbés de Saint-Jacques au cours du XIe siècle ont jeté les bases nécessaires d'une expansion du domaine. Amorcée à la fin du XIe siècle, celle-ci se prolongera jusqu'au second quart du XIIe siècle.


A. LA PERSONNALITE DE L'ABBE ETIENNE II

1. Notes biographiques

Que le moine Etienne soit élevé à l'abbatiat au moment même où le monastère vient d'achever l'acquisition de la plupart des éléments qui lui permettent de se suffire à lui-même, ce n'est pas simplement une heureuse coïncidence. Formé à l'école de cet abbé Robert que nous avons vu nourri des principes richardiens et de la discipline d'Olbert, Etienne incarne et résume toutes les hautes qualités de ses devanciers. Son oeuvre dénote une assimilation complète de leur enseignement, une continuité de vues parfaite.

Si l'on ne peut méconnaître la participation indirecte des premiers abbés à l'extension du domaine, c'est à Etienne que revient le mérite de l'initiative et de la mise en oeuvre. Le peu de renseignements que l'on a de sa vie et de ses activités, la haute considération dont il a joui auprès de ses contemporains prouvent suffisamment combien la puissance de sa personnalité le mettait à même d'édifier une oeuvre personnelle.

Sa réputation n'est pas seulement due à ses talents de musicien et d'écrivain, mais surtout à la sainteté de sa vie et à ses qualités d'organisateur qui l'apparentent à la lignée des grands réformateurs lotharingiens.

Une des réalisations qui marquent de la manière la plus éclatante l'esprit de hardiesse et le dynamisme d'Etienne, c'est l'envoi en Pologne d'une colonie de moines de Saint-Jacques dont l'établissement donnera naissance à l'abbaye de Lubin. Aussi n'est-il pas étonnant que l'évêque Olbert se soit servi de l'ascendant de la personnalité d'Etienne pour envoyer celui-ci, en 1098, comme médiateur à l'abbaye de Saint-Hubert dont le chef Wired refusait la bénédiction épiscopale.

Enfin, c'est également, l'abbé Etienne que l'on doit l'introduction des coutumes de Cluny à l'abbaye de Saint-Jacques et, de là, à Saint-Trond où il délégua, le 1er mars 1107, deux moines accompagnés de deux autres moines de Saint-Laurent, pour initier la communauté aux usages de la nouvelle discipline. Après une assez vive résistance, Saint-Trond finit par accepter, mais une démarche analogue tentée à Lobbes, sous l'abbatiat de Gautier (1108-1129), fut vouée à un échec complet.


2. L'introduction des coutumes clunisiennes
à Saint-Jacques
et ses conséquences sur l'oeuvre domaniale d'Etienne

L'introduction des coutumes de Cluny à Saint-Jacques concorde parfaitement avec les données, trop rares encore, que nous possédons sur la propagation du mouvement clunisien dans nos régions où le premier prieuré fut fondé en 1089 à Aywaille, et les coutumes adoptées à la fin du XIe siècle à Saint- Martin de Tournai, Saint-Bertin, Anchin et Saint-Laurent de Liège.

Cette introduction a-t-elle bouleversé la vie religieuse de l'abbaye de Saint-Jacques?

Il semble bien que non. Les chroniques du temps, qui ne manquent pas de mettre en relief les conflits entre abbés et moines concernant les coutumes, n'en soufflent mot pour notre abbaye. D'ailleurs, si les usages clunisiens ont pu être accueillis sans difficulté par la communauté liégeoise, c'est non seulement parce que l'abbé Etienne la tenait fermement sous son autorité, mais surtout—nous y insistons—parce que « ces usages n'offrent rien de bien original ».

Quand M. E. Sabbe, pour opposer les réformes de Richard de Saint-Vanne à la réforme de Cluny, met l'accent sur leurs divergences, la thèse qu'il défend ouvre la voie à une grave confusion.

Certes, au point de vue de l'organisation des abbayes, le contraste est frappant: les monastères clunisiens sont directement soumis à la papauté et sévèrement contrôlés par l'abbé de Cluny; au contraire, les abbayes richardiennes, soumises à la juridiction épiscopale, conservent leur indépendance. M. E. Sabbe a dégagé avec habileté cette différence fondamentale. Mais au point de vue spirituel, au point de vue de la discipline monastique, les coutumes de Cluny se meuvent dans le même climat ascétique que les principes richardiens: les deux méthodes s'inspirent de la Règle de saint Benoît. C'est dans ce sens qu'un des spécialistes du mouvement clunisien a écrit les lignes suivantes, dont il nous paraît bien fondé d'accepter le témoignage:

Il n'y a rien, en effet, de neuf dans la réforme de Cluny et les mouvements rivaux du Xe siècle, l'essentiel en est constitué par le développement de la pensée de Benoît d'Aniane... Envisager Cluny en l'isolant du mouvement de rénovation monastique qui, à côté de lui, remua les Xe et XIe siècles, équivaudrait donc à un contresens; même lorsqu'on passera en revue d'une façon détaillée les divers usages clunisiens, ce serait les représenter incomplètement et risquer de n'en pas saisir la portée entière que de prétendre les étudier sans éclairer à chaque fois le tableau par des échappées sur les coutumiers étrangers à l'ordre clunisien, mais pourtant de même famille, parce que de même estoc.

Nous n'avons pas souscrit aux considérations de cet érudit sans les contrôler en nous servant du cas particulier de l'abbaye de Saint-Jacques. Et pour rendre l'expérience concluante, nous ne pouvions mieux faire que de comparer Etienne le clunisien avec Olbert le richardien.

Aussitôt le parallélisme de leur activité se révèle frappant, notamment dans leurs efforts pour développer la vie intellectuelle à l'abbaye.

Vers 1020, Regnier IV, comte de Hainaut, demande à Olbert d'écrire le récit de la découverte, faite en 1004, du corps de saint-Véron dans l'église de Lembecq. L'abbé de Gembloux s'exécute bientôt et joint à sa composition la relation du transport des reliques de saint Véron que l'on avait transférées de Lembecq à Sainte-Waudru de Mons, en 1012.

De son côté, Etienne Il reçoit à l'abbaye un moine de l'abbaye de Helmershausen (Hesse) que son abbé Thietmar envoyait de monastère en monastère pour recueillir des renseignements sur Saint-Modoald dont Thietmar avait reçu le corps et dont il ignorait tout. Etienne se mit à la tâche et ajouta, en appendice, un hymne en l'honneur du saint. L'abbé de Helmershausen, enthousiasmé par l'ouvrage du chef de Saint-Jacques et gagné par son exemple, entreprit la rédaction de la translation des reliques de saint Modoald qu'il soumit à l'appréciation d'Êtienne. Détail remarquable: Olbert et d'Etienne ne connaissaient absolument rien de la vie de leurs héros et ils ont réussi cependant à venir à bout de cette gageure en employant tous deux les mêmes procédés.

Les deux abbés de Saint-Jacques ne se montrèrent pas uniquement d'ingénieux prosateurs. Olbert composa des hymnes, des antiennes, et les répons des offices de saint Véron et de sainte Waudru. Plus encore que dans les récits hagiographiques, Etienne semble avoir brillé dans ce genre d'exercice: on lui doit des hymnes en l'honneur de saint Jacques et de saint Benoît et beaucoup d'autres encore dont nous n'avons pas conservé le texte.

Si tous deux obéissaient, dans la composition de leurs ouvrages, à leurs tendances et à leur goût personnels, ils entendaient que les moines profitassent de leur exemple: ces travaux contribuaient au fond, en grande partie, au développement de l'activité littéraire de la communauté et constituaient un des principaux aspects de la discipline monastique. Sous l'abbatiat d'Olbert, on commença à recueillir les premiers matériaux d'un récit de la fondation de l'abbaye dont un moine entreprit la rédaction en 1053. De même, Etienne pria un de ses moines d'entreprendre la narration de la translation des reliques de saint Jacques. Le caractère utilitaire et pratique de ces récits prouve nettement qu'ils tenaient une place éminente dans la répartition dès matières qui constituaient l'ensemble de l'enseignement à l'abbaye. Pareil exercice contribuait non seulement à développer le goût littéraire, c'était aussi et surtout le plus sûr moyen d'exciter la piété des moines et leur attachement à leur monastère, puisque les compositions qu'on leur proposait avaient pour objet de retracer les événements las plus glorieux et les plus édifiants de l'abbaye.

A l'école abbatiale de Saint-Jacques fondée par Olbert, on attachait également une grande importance à la transcription des manuscrits. En effet, si la calligraphie` entretenait le goût artistique, c'était avant tout un exercice d'ascèse, car il obligeait au silence et raffermissait la vertu de patience. Etienne paraît avoir singulièrement veillé au maintien de cette discipline: quand les moines partent en Pologne, ils emportent avec eux les manuscrits qu'ils avaient recopiés.

Bref, si l'on envisage simplement l'activité littéraire à Saint-Jacques, on constate que les principes d'ascèse qui président à cet enseignement et que la réforme richardienne inspire à Olbert, Etienne II les applique scrupuleusement dans le programme d'ascèse clunisienne qu'il instaure à l'abbaye. Il n'en faudrait pas plus pour nuancer la thèse de M. E. Sabbe, et l'on comprend mieux dès lors pourquoi l'introduction des coutumes clunisiennes à Saint-Jacques n'ait pas suscité, semble-t-il, d'opposition.

Il est incontestable cependant que les moines de bon nombre d'abbayes richardiennes ont manifesté une vigoureuse résistance. Le phénomène est si général qu'il importe d'y consacrer quelques lignes avant de tirer de l'examen de l'oeuvre domaniale d'Etienne un argument modérateur à la thèse de M. Sabbe.

Comment expliquer l'opposition des moines des abbayes richardiennes contre l'introduction des coutumes?

Sans doute craignaient-ils que l'adoption de celles-ci ne fût le prélude d'une dépendance plus effective vis-à-vis de l'abbé de Cluny. Il faut tenir compte aussi des sentiments conservateurs et routiniers des moines qui s'imaginaient que la discipline ascétique prônée par un mouvement dont l'organisation différait si profondément de l'organisation richardienne devait, elle aussi, bouleverser leurs habitudes.

Les moines de Saint-Jacques et de Saint-Laurent ont volontiers accepté les coutumes clunisiennes parce que, vivant dans une cité épiscopale, leur soumission à la juridiction de l'ordinaire et les intervention répétées de l'évêque dans leur gouvernement les mettaient à l'abri des tentatives de l'abbé de Cluny pour les placer sous son contrôle. Même si, au début, les moines de Saint-Jacques ont peut-être pu manifester une certaine méfiance, le rappel de cette protection agissante a écarté leurs appréhensions et leur a permis de considérer avec objectivité l'esprit des coutumes ascétiques de Cluny. Ils se sont rendus compte que la règle qu'on leur proposait n'était autre que la discipline de Richard, amendée et améliorée. Dès lors, pourquoi auraient-ils hésité à s'assimiler des pratiques qui infusaient un sang plus riche dans l'ascèse richardienne et dont ils recueilleraient tous les avantages spirituels sans être obligés de s'intégrer dans l'organisation stricte de Cluny ? L'abbaye de Saint-Jacques, sous l'abbatiat d'Etienne, appartint donc à l'une des trois grandes catégories de la « congrégation x> clunisienne: celle des abbayes réformées ayant admis les coutumes sans être soumises à la juridiction de l'abbaye-mère.

Un dernier argument tendant à montrer qu'au moins pour Saint-Jacques l'introduction des coutumes de Cluny forme la suite logique ou plutôt le couronnement de l'ascèse richardienne, c'est l'examen même de l'oeuvre domaniale d'Etienne qui nous le fournit.

On se rappelle que la discipline richardienne faisait étroitement dépendre la vie spirituelle d'une communauté de l'organisation de son domaine. Ce principe avait conduit Olbert et ses successeurs à développer les biens de l'abbaye dans une continuité de vues rigoureuse.

Etienne le Grand achève l'oeuvre des abbés richardiens: reconstituer les domaines, expulser les seigneurs usurpateurs, provoquer des restitutions et des donations, tous ces mots d'ordre qui, d'après M. Sabbe, caractérisent les effets, dans l'ordre temporel, de la réforme de Richard, nous allons voir Etienne les appliquer avec énergie. Il manifeste même beaucoup plus d'audace que ses prédécesseurs: il ne craindra pas d'acquérir des biens isolés et des domaines excentriques, alors qu'Olbert, dont l'excellente politique domaniale se signalait par sa prudence, avait préféré grouper les biens non loin l'un de l'autre et à peu de distance de l'abbaye de Gembloux.

Ainsi, de même qu'au point de vue spirituel, la réforme clunisienne serait, au moins à Saint-Jacques, au point de vue domanial, le couronnement de la réforme richardienne.


B. LE DEVELOPPEMENT ET L'AMELIORATION DU DOMAINE LIEGEOIS


1. Le prieuré de Saint-Léonard

Il ne faudrait pas se hâter d'affirmer que l'acquisition, par l'abbé Etienne, d'une chapelle ouverte qu'il transforme en prieuré soit une manifestation évidente de ses sentiments clunisiens. Bien avant la réforme de Cluny, les monastères bénédictins ont connu cette forme particulière d'établissement. Mais la coïncidence n'est sans doute pas tout à fait fortuite et l'on peut supposer qu'Etienne ait voulu qu'un prieuré fût placé sous sa dépendance, à l'imitation des prieurés soumis au contrôle de l'abbé de Cluny. Ce qui renforce cette hypothèse, c'est l'emploi des mots cella et membrum pour désigner l'ancienne chapelle. Ces expressions ont joui d'une particulière faveur dans le vocabulaire clunisien pour déterminer le statut d'un monastère ne jouissant pas d'une complète autonomie vis-à-vis de Cluny, quelle que soit son importance.

La fondation de la chapelle eut lieu dans des circonstances qu'il est intéressant de relater. L'unique source dont nous disposions est un passage de Fisen. Th. Gobert qui l'a mal interprété met en doute son témoignage, sans raison valable. Au contraire, nous sommes d'autant plus fondés à accepter la version de l'historien liégeois qu'il a indiqué, dans une note marginale où il avait puisé ses renseignements: dans les archives mêmes du prieuré.

A la fin du XIe siècle, aucun sanctuaire ne s'élevait dans le faubourg qui s'étendait depuis la collégiale de Saint-Barthélemy jusqu'à l'agglomération de Herstal. On avait coutume d'y exécuter les condamnés; aussi le peuple le considérait-il comme un endroit maudit.

Pour sanctifier ce lieu déshérité, un bourgeois de Liège y jeta les premiers fondements d'une chapelle ouverte, en 1093. Mais c'est à un chanoine de la collégiale de Saint-Jean l'Evangéliste, Anselme ou Anscitille, que revient le mérite de sa fondation définitive, l'année suivante. L'évêque Otbert la dédicaça à la mémoire de saint Léonard, et Fisen nous apprend que ce ne fût pas sans difficulté. Léonard ne figurait pas dans le calendrier liturgique liégeois et Otbert ne connaissait aucun saint de ce nom.

L'ignorance de l'évêque ne doit pas nous surprendre. D'après les récits hagiographiques, on compte quatre saints qui ont porté le nom de Léonard, mais comme leurs vies ont été rédigées à une époque tardive, il est fort possible, sinon certain, que les faits que l'on attribue à l'un appartiennent à l'autre, et qu'il faille réduire à trois ou même à deux le nombre des saints Léonard.

Ils ont tous ceci de commun qu'ils appartiennent à l'époque mérovingienne. On en rattache trois à la pléiade des saints de l'abbaye de Micy, mais deux seulement figurent dans un catalogue hagiographique de la communauté qui fait suite à un poème, rédigé dans la seconde moitié du IXe siècle et qui nous est parvenu dans une copie du XVe siècle: malheureusement, cette liste paraît être une interpolation fort tardive.

Le premier des deux, Léonard de Noblac, dont la fête se célèbre le 6 novembre, est un cénobite du diocèse de Limoges et l'on suppose qu'il vivait au VIe siècle. Sa biographie, écrite au XIe siècle, nous apprend qu'il était un des guerriers francs baptisés en même temps que Clovis. Saint Remy aurait persuadé Léonard de se retirer au monastère de Micy. Léonard, après un séjour parmi les cénobites, aurait émigré près de Limoges où il aurait fondé avec ses disciples l'abbaye de Noblac. L'heureuse intervention de ses prières dans une maladie de la reine d'Austrasie lui aurait valu du roi — fait significatif pour les motifs de la dédicace de la chapelle liégeoise — le privilège de visiter et de délivrer les prisonniers dignes de compassion.

La biographie du second, Léonard de Vandoeuvre, contient également une indication susceptible d'éclairer les raisons de la dédicace de notre sanctuaire à saint Léonard.

Léonard de Vandoeuvre, contemporain du précédent et dont la fête est fixée au 15 octobre, serait né dans la civitus de Tongres et se serait établi plus tard à Vandoeuvre, dans le Maine, où il fonda un monastère. Sa sainteté lui aurait valu la considération du roi Clotaire.

Le parallélisme de ces deux vitae préparait une confusion qui ne manqua pas de se produire: on conserve à la Bibliothèque royale de Belgique un exemplaire d'une vie de Léonard de Vandoeuvre qui utilise des données empruntées à la vie de Léonard de Noblac. Peut-être le fait nous permettra-t-il de déterminer les motifs de la dédicace de la chapelle liégeoise.

Fisen ne dit pas expressément si c'est au bourgeois ou au chanoine de Saint-Jean que l'on doit la proposition de la dédicace à saint Léonard, bien que le contexte nous porte à préférer la seconde hypothèse. Si c'est le bourgeois, il aura sans doute entendu parler d'un saint homme appelé Léonard, originaire du pays de Liège, et que l'on considérait en France comme le patron des prisonniers. Si c'est Anscitille, il aura lu une version d'une vita de Léonard de Noblac ou de Léonard de Vandoeuvre qui attribuait au même personnage une origine liégeoise et dont le pouvoir se montrait particulièrement efficace en faveur des prisonniers qui imploraient son secours. Consacrer le nouveau sanctuaire à saint Léonard, c'était réparer l'oubli que l'on avait montré pour les mérites insignes d'un enfant du pays, c'était en même temps écarter la malédiction qui pesait sur le faubourg en lui assurant le patronage de l'apôtre des hors la loi.

Le choix eut d'ailleurs des conséquences particulièrement heureuses pour le développement du culte de saint Léonard à Liège. Anscitille avait donné la chapelle à l'abbé de Saint- Jacques qui la transforma en prieuré. Il était nécessaire, en effet, que des moines fussent sur place pour s'occuper des pèlerins dont la foule ne cessait de s'accroître. Car déjà des miracles témoignaient la sollicitude du saint pour le nouvel oratoire: un pauvre homme, Aboldus, tout contrefait par une maladie nerveuse et qu'Etienne de Saint-Jacques nourrissait à l'abbaye, fut conduit en bateau jusqu'à Saint-Léonard où il recouvra aussitôt la santé.

Le cadre pittoresque dans lequel le sanctuaire élevait son clocher dut certes contribuer au succès du nouveau pèlerinage. Si Saint-Léonard a donné son nom à un vaste quartier de Liège, la superficie occupée par le prieuré et ses dépendances au bord de la Meuse était loin de lui correspondre entièrement; elle s'inscrit dans le quadrilatère formé par la rue et le quai Saint-Léonard, la rue des Armuriers et la rue Sainte-Foi. Sur les fondations des anciens bâtiments s'élève, depuis 1803, la Fonderie des Canons, mais à la fin du XIe siècle ]'endroit, complètement sacrifié aujourd'hui à l'industrie, formait une riante campagne aux portes de la Cité, et les jardins du prieuré, sur lesquels les vignes étendaient leur verdoiement, descendaient en pente douce jusqu'à la Meuse.

Si le développement de l'industrie a défiguré l'aspect agreste des abords immédiats de Liège, les modifications apportées au cours de la Meuse dans sa traversée de la ville nous dérobent d'une manière plus radicale encore la physionomie primitive de l'assiette urbaine. Une autre acquisition d'Etienne va nous donner en passant l'occasion de nous en rendre compte.


2. Le droit de pêche sur la Meuse

On se rappelle combien les deux bras de la Meuse entourant l'abbaye étaient susceptibles d'offrir à la communauté un ravitaillement abondant et commode. Il ne paraît pas cependant que l'abbaye ait possédé des pêcheries avant la fin du XIe ou le début du XIIe siècle. Ce retard n'a rien d'étonnant et il serait téméraire d'en rendre responsables les premiers abbés de Saint-Jacques. Ceux-ci ont fait sans doute leur possible pour doter le monastère de ces revenus de première nécessité, mais ils se heurtaient à la résistance d'un établissement religieux à qui l'ancienneté assurait des prérogatives qu'il était malaisé à la jeune abbaye de lui disputer: la collégiale de Saint-Paul, fondée en Ile par Eracle en 968, possédait vraisemblablement depuis sa fondation le droit exclusif de pêche sur la partie de la Meuse où l'abbaye espérait trouver les pêcheries les plus utiles, en raison de leur proximité. La diplomatie d'Etienne II obtint finalement le consentement de la collégiale, mais celle-ci n'abandonna pas sans conditions des avantages si précieux. Deux présomptions permettraient, en effet, de supposer que Saint-Paul n'envisageait pas de très bon gré la transaction ou, tout au moins, que celle-ci suscitait de sa part des difficultés. La mise par écrit ou le renouvellement du contrat à la fin du XIIe siècle donne lieu à la conclusion d'une confraternité entre les deux communautés. Cette confraternité n'établit pas seulement un lien spirituel entre Saint-Jacques et Saint-Paul; les clauses minutieuses qu'elle contient prouvent qu'elle oblige les deux parties à régler à l'amiable et suivant des formes juridiques les différends éventuels. Bref, le fait que l'on ait dû garantir la stabilité de la cession par la conclusion d'un acte détaillé de confraternité laisse déjà supposer que le contrat avait soulevé des désaccords.

Au XIVe siècle, une nouvelle contestation surgit, dont nous ne connaissons pas non plus les motifs. A cette occasion, la collégiale exhiba comme preuve une charte récognitive de l'abbé de Saint-Jacques, que les moines déclarèrent fausse. Enfin, le 18 février 1377, certaines modalités du contrat furent de nouveau discutées.

Suivant quel mode de possession l'abbaye détenait-elle le droit de pêche ? Elle devait verser à Saint-Paul un cens de quarante sous et nommer une personne chargée de s'occuper de la pêcherie. Ce vesti, à son entrée en charge, relevait le bien au nom des moines devant la cour jurée de Saint-Paul et, sa vie durant, il était considéré comme un homme de la collégiale. A chaque relief, l'abbaye payait un droit fixe de douze deniers au doyen et d'une aime de vin aux chanoines. Le chirographe de 1377 rend donc parfaitement compte de la nature des droits respectifs des deux établissements quand il dit que l'abbaye tient la pêcherie en emphytéose perpétuelle moyennant un canon annuel et perpétuel.

Les limites de la pêcherie ne sont pas connues avec précision. La charte du XIIe siècle n'en parle pas et le record du 18 février 1377 n'apporte qu'une vague indication: c'est devant l'abbaye, dans la Cité et tout autour de celle-ci, que Saint-Jacques tient de Saint-Paul le droit de pêche.

En 1857, du Vivier de Streel citait un fragment d'un record de 1438 qui décrivait minutieusement les droits de pêche que l'abbaye possédait à Liège, mais il n'en indique pas la provenance, et Gobert l'utilise sans recourir au texte original, d'après les extraits qu'en donne du Vivier. Nous avons vainement cherché le document; et, de toute façon, il serait hasardeux de croire que ce texte du XVe siècle nous décrit le bien tel que l'a reçu l'abbé Etienne à la fin du XIe ou au début du XIIe siècle. D'autant plus que la pêcherie, en 1438, présente une solution de continuité: il existe en réalité plusieurs pêcheries de Saint-Jacques.

Un premier tronçon part à hauteur du couvent des Guillemins et s'arrête à hauteur de la rue actuelle des Prémontrés. La pêcherie recommence, nous dit le document, non loin du biez de Saint-Denis, l'actuelle rue de la Régence, et remonte le bras de la Sauvenière jusqu'au couvent des Guillemins. Ainsi le droit de pêche de l'abbaye aurait entouré presque complètement l'Ile.

Malgré l'absence de documents décisifs, nous inclinerions à croire que le droit de pêche acquis par Etienne II ne comprenait que le cours de la Meuse depuis les Guillemins jusqu'aux Prémontrés, soit le premier tronçon décrit dans le record de 1438.

Il était plus logique, en effet, que l'abbaye obtint en premier lieu le droit de pêcher dans ses abords immédiats, notamment dans la section du cours de la Meuse connue sous le nom de « Courant Saint-Jacques » et dont l'actuel boulevard Piercot emprunte le tracé. Les droits de pêche à différents points du quartier de l'Ile ont pu faire l'objet de transactions ultérieures.


C. LA DEFENSE ET L'EXTENSION DU DOMAINE DANS LE PLAT PAYS


1. Lutte d'Etienne II contre le sous-avoué de Celles et de Yernawe, et contre l'avoué de Builles

Le premier document qui nous renseigne sur l'activité d'Etienne dans le plat pays ne nous montre pas l'abbé soucieux d'accroître le domaine, mais de le défendre contre les abus et les déprédations d'un avoué.

On se rappelle que Baldéric, en 1016, avait fait accepter par l'abbaye le comte de Looz comme avoué héréditaire, attitré et principal de Saint-Jacques, notamment dans les deux plus gros domaines que le monastère possédât alors: Celles-lez-Waremme et Yernawe. En même temps, le fondateur de Saint-Jacques avait imposé à l'avoué de strictes limites dans l'exercice de ses droits. Ces dispositions ne sont pas particulières à l'abbaye de Saint- Jacques; elles sont identiques à celles qui étaient promulguées, en pareil cas, dans toutes les régions de l'Europe féodale.

Il est général aussi le phénomène qui, dès le XIe siècle, et pendant tout le siècle suivant, dresse l'un contre l'autre l'abbaye et l'avoué qui abuse de son pouvoir, Point n'est besoin de retracer le schéma théorique de ces conflits: le présent document peint sur le vif les déprédations de l'un, les efforts déployés par l'autre pour défendre ses droits.

A la fin du XIe siècle, Arnoul I de Looz commit la charge d'avouerie de Celles et de Yernawe en bénéfice à un certain Guillaume de Namur.

Si celui-ci avait pris sa tâche en conscience, le geste du comte de Looz n'eut pas comporté de suites fâcheuses: certaines abbayes acceptaient quelquefois pareil accommodement pour certains domaines éloignés, et Baldéric avait envisagé le cas, en subordonnant l'institution d'un sous-avoué à l'approbation de l'abbé. Mais Arnoul avait sans doute délégué sa charge pour en retirer d'importants profits matériels et pour exploiter, de connivence avec son subalterne, les avantages de ses pouvoirs au détriment des biens dont il devait assurer la sécurité. Caractère violent et brutal, le sous-avoué ne tarda pas à empiéter sur les prudentes dispositions de la charte de Baldéric. Il commença par un accroc qui n'était pas une infraction caractérisée, mais qui constituait surtout une menace. Au lieu des dix hommes et des onze chevaux autorisés par le fondateur de l'abbaye, il vint aux trois plaids généraux escorté par une troupe d'une trentaine d'hommes. Loger et nourrir onze hommes, l'abbé pouvait le faire sans qu'il en résultât de grands frais, mais entretenir trois fois plus d'hommes, voilà qui grevait lourdement les deux domaines et causait un sensible préjudice à la communauté, puisqu'elle vivait principalement des ressources de Celles et de Yernawe.

Guillaume de Namur ne s'arrêta pas en si bon chemin: les trois assemblées de justice lui fournirent l'occasion d'exercer une tyrannie ouverte.

Des deux domaines, celui de Yernawe échappait plus aisément à ses exactions parce qu'il n'y possédait, lors des assemblées, qu'une voix consultative. Mais dans le praedium de Celles où il présidait les trois plaids, il avait toute liberté de soumettre le pouvoir à ses intérêts, et il ne se gênait pas pour exiger ou s'adjuger le tiers des amendes promulguées aux assemblées, sans demander la permission de l'abbé ou de son représentant.

Un abus en entraîne vite un autre. Le sous-avoué ne se contenta plus de commettre des déprédations dans l'exercice de ses pouvoirs; il en vint à usurper la propre autorité de l'abbé sur le domaine, en intervenant dans des affaires qui appartenaient au strict ressort du chef de l'abbaye ou de son délégué.

Les victimes qui pâtirent le plus directement de cette violation furent les habitants et les tenanciers de Celles auxquels Guillaume de Namur imposait des prestations onéreuses et illégales. La masse rurale qui, à cette époque, n'avait pas encore pris conscience de ses droits, n'avait d'autre recours que d'implorer l'assistance de l'abbaye. Peine perdue ! Si la communauté tentait de lui résister, le sous-avoué accablait l'abbé de menaces et d'injures.

Serait-ce sous l'abbatiat de Robert que Guillaume de Namur commença d'exercer ses déprédations, et pendant combien de temps a-t-il pu sans crainte léser les droits du monastère? Il est impossible de le savoir. Toujours est-il qu'un abbé de l'énergie d'Etienne ne pouvait laisser impunies ces violations continuelles.

Le protecteur auprès duquel il lui était permis de réclamer une intervention effective était l'évêque, dont les prédécesseurs n'avaient cessé de témoigner leur sollicitude envers l'abbaye liégeoise. Mais la politique intéressée d'Otbert dans le gouvernement des abbayes n'était pas de nature à donner tout apaisement à l'abbé de Saint-Jacques; il craignait de voir l'évêque intervenir trop assidûment dans les affaires du monastère.

S'adresser au pape eut été d'autre part une opération délicate puisque la soumission de l'abbaye à la juridiction de l'ordinaire obligeait l'abbé à passer par l'intermédiaire de l'évêque. Sous Otbert, pareille démarche eut été d'ailleurs funeste pour l'abbaye.

L'habileté et la diplomatie d'Etienne trouva le moyen de contenter l'évêque tout en sauvegardant l'abbaye de son ingérence. Il préféra s'adresser directement à l'autorité laïque suprême: l'empereur. La manoeuvre était fort habile: Etienne s'attirait de la sorte la sympathie d'Otbert sans avoir à redouter son intervention, et s'assurait du même coup une protection efficace, puisque Liège était alors un des bastions les plus puissants de l'Eglise impériale et qu'il était très difficile au comte de Looz, fidèle de l'empereur, de ne pas se soumettre à ses décisions.

Quand Henri IV vint à Liège au mois d'avril 1101, pour célébrer les fêtes de Pâques, l'abbé mit à plusieurs reprises sous les yeux de l'empereur la charte prétendument octroyée en 1016 par Baldéric et le règlement d'avouerie qu'elle contenait. Le zèle d'Etienne fut bientôt récompensé. L'empereur obtint d'Otbert que celui-ci réunît les grands de la principauté, pour statuer sur les déprédations de Guillaume de Namur.

Représentant la cour épiscopale, siégeaient Guillaume de Dalhem, l'avoué de Saint-Lambert Renier, Mainier de Cortessem, Arnoul de Rode, Wiger de Thuin, Boson de Barse, Gauthier de Becquevoort, Gérard comte de Wassenberg, Thibaut de Fauquemont et d'autres encore.

Arnoul de Looz, qui était au fond la cause principale des abus de son sous-avoué, comparut devant eux et reconnut l'illégalité de la cession de son avouerie en bénéfice. Tous furent d'accord pour confirmer que le comte de Looz ne possédait sur l'avouerie de Celles et de Yernawe ni plus ni moins de droits que ceux qui étaient contenus dans la charte de l'évêque Baldéric.

Après cette première assemblée, l'empereur demanda l'avis de ses fidèles. Participèrent à cette seconde réunion, des dignitaires ecclésiastiques: Frédéric, archevêque de Cologne, Burchard évêque de Munster, Albéron évêque de Metz, Walcher évêque de Cambrai, Cunon évêque de Worms; des nobles laïques: Siegfried comte palatin, Frédéric duc d'Allemanie, Burchard marquis d'Istrie, Henri fils du duc Welpon, Hartmann comte d'Allemanie et d'autres grands laïques de l'Empire. Ils furent unanimes à entériner les conclusions des débats de la cour épiscopale.

L'empereur demanda à l'abbé de Saint-Jacques' comme récompense spirituelle de son intervention, la récitation quotidienne à l'abbaye de prières pour la sauvegarde de l'Empire, de l'empereur et de son fils. Après sa mort, le monastère célébrerait chaque année son obit et ferait quotidiennement mémoire de l'empereur, de Berthe son épouse, de ses parents et de ses ancêtres.

Grâce à la persévérance d'Etienne, le bon droit de ]'abbaye était donc reconnu, et l'on ne peut s'empêcher d'admirer l'habileté qu'il a déployée pour arriver à ses fins.

Le diplôme de 1101 n'est pas le seul document qui nous mette au courant des démêlés de Saint-Jacques avec le comte de Looz. Puisque la charte de 1067 a été rédigée vers la même date, les faits qu'elle rapporte appartiennent donc à l'abbatiat d'Etienne II plutôt qu'à celui d'Etienne Ier.

Retracer les étapes de la formation territoriale du comté de Looz est une entreprise particulièrement difficile. Plusieurs érudits l'ont tentée, et comme il est impossible de se livrer ici à un examen approfondi de leurs hypothèses, nous ne retiendrons qu'une constatation, mise en valeur par la carte du duché de Lothier en 1095, et clairement exprimée par R. Ulens: au début du XIIe siècle, le nombre considérable d'enclaves liégeoises et brabançonnes affaiblissait le pouvoir comtal et suscitait de nombreux conflits de juridiction. Pour parer à cette situation défavorable, les comtes de Looz s'efforçaient d'obtenir l'avouerie des domaines ecclésiastiques.

C'est dans cette politique qu'il faut chercher, semble-t-il, l'explication des données de la charte de 1067 (c. 1103).

Builles, parcelle du domaine de Boirs-Roclenge-Glons, est, à cette époque, situé à la lisière sud du comté de Looz. Il est donc naturel que l'abbé Etienne II en délègue l'avouerie au comte de Looz, protecteur héréditaire de l'abbaye.

Mais en raison de son exiguïté, le bien ne peut soutenir les droits que perçoivent d'habitude les avoués sur les domaines qu'ils protègent. Aussi l'abbé réclame-t-il avant tout l'immunité de la réserve.

Sur le reste, le comte de Looz recevra le tiers des amendes infligées lors des trois plaids généraux; s'il se présentait dans l'intervalle un événement qui nécessiterait son intervention, ce n'est qu'après avis conforme du maire et des échevins qu'il pourra le toucher. En cas de rébellion des paysans, il ne pourrait prétendre à aucune rétribution pour les mesures d'ordre qu'il aura prises.

La direction des débats des plaids généraux lui est refusée: cette mission incombe au maire ou au fondé de pouvoirs de l'abbé.

Enfin, défense lui est faite de céder son avouerie en fief ou en prébende, d'exiger des paysans des redevances, des veilles, des travaux de main ou de charriage, et de leur chercher querelle.

Tout en s'inspirant du règlement type de 1016, les précisions du règlement de 1067 (c. 1103) trahissent clairement les préoccupations particulières qui sollicitent l'abbé de Saint-Jacques.

La situation du domaine de Boirs permettait au comte de Looz d'y pratiquer une surveillance efficace: c'est l'avers de la médaille. Mais on pouvait craindre—et il est certain que cette appréhension était motivée par des faits précis—que le comte ne fût tenté d'y exercer des droits seigneuriaux dont il jouissait dans tout le territoire de son comté, au milieu duquel le domaine de Saint-Jacques à Boirs formait une minuscule enclave. C'est pourquoi le règlement de 1067 (c. 1103) a soin de déterminer la nature exacte des rapports juridiques qui existent entre les manants de Boirs et le comte de Looz. On écartait ainsi toute possibilité de confusion entre les droits auxquels le comte pouvait légitimement prétendre sur les habitants de son comté et ceux dont il jouissait en sa qualité d'avoué.

Libéré des soucis que lui avait donnés l'avouerie, Etienne pouvait désormais s'employer à développer les domaines de l'abbaye dans le plat pays. C'est pourquoi on inclinerait à placer après Pâques l'acquisition, en 1101, du premier bien rural dont s'accroît le monastère sous l'abbatiat d'Etienne.


2. Roloux

Le donateur, Raoul de Dongelberg, est un homme de condition libre, et la charte de Saint-Jacques est le seul document qui ait perpétué la mémoire de son nom. Nous sommes mieux renseignés sur deux de ses fils qui interviennent également dans la donation Rimbaud et Beuves.

Rimbaud était alors chanoine de la collégiale de Saint-Jean l'Evangéliste. Il deviendra chanoine de Saint-Lambert quinze ans plus tard, en 1116, prévôt de Saint-Jean de 1126 à 1140, prévôt de Sainte-Croix et doyen de Saint-Lambert de 1141 à 1149. Il mourut vraisemblablement cette année-là, entre le 29 novembre et le 31 décembre, laissant le souvenir d'une forte personnalité. L'ascétisme de sa vie ne l'empêcha pas d'être mêlé aux luttes politiques liégeoises. Auteur de plusieurs traités d'ascèse, dont il soumit l'un d'eux à l'appréciation du prieur de Saint-Laurent, il dut s'exiler une première fois à Rolduc en 1119 pour échapper aux persécutions de l'archidiacre Alexandre et de ses partisans. Il revint dans la Cité après le sacre de saint Frédéric, successeur d'Otbert, mais l'empoisonnement de ce dernier et la seconde persécution qui en résulta l'obligèrent de nouveau à prendre le chemin de Rolduc où l'amitié de l'abbé Richer adoucissait l'amertume de son exil.

Quant à son frère Beuves, lui aussi chanoine de Saint-Jean l'Evangéliste dès 1101, L. Lahaye avance prudemment que c'est peut-être à lui que Frédéric de la Roche, évêque de Ptolémaïde, confia, entre 1153 et 1161, des reliques de saint Jean-Baptiste pour qu'il les ramenât de Palestine à la collégiale de Saint-Jean à Liège. En supposant que Beuves eût une vingtaine d'années en 1101, il est douteux qu'un chanoine de Liège courût encore à soixante-dix ans les routes d'Orient.

Henri et Guillaume, les deux autres fils de Raoul, qui devaient être les frères cadets de Rimbaud et de Beuves, sont cités en 1107 dans une charte de Godefroid, duc de Lothier, pour l'abbaye d'Afflighem.

Les présentations terminées, précisons les circonstances et le détail de la donation.

Raoul de Dongelberg, originaire du Brabant wallon comme semblerait l'indiquer son titre, possédait des biens à Roloux. Sur les instances de ses fils Beuves et Rimbaud, instances que justifiaient ses pieuses dispositions, il céda en 1103 à l'abbaye de Saint-Jacques ses possessions de Roloux, pour le salut de son âme et le salut des âmes de ses ancêtres. Ces terres allodiales, qui comprenaient des curtes, des cultures, des jachères et des pâtures, étaient contiguës à un bois: le tout fut englobé dans la donation qui se fit par l'entremise de l'avoué de Saint-Lambert, Renier, à Saint-Jacques même.

Le même jour, le donateur et ses quatre fils furent reçus dans la fraternité de l'abbaye. Ils devenaient participants de toutes les grâces et les mérites attachés aux exercices de piété nocturnes et diurnes des moines: messes, psaumes, oraisons, jeûnes, vigiles, etc.

Quelque temps après, un autre chanoine de Saint-Jean l'Evangéliste, nommé Hildelin, abandonnant la vie canoniale, entrait comme profès à l'abbaye de Saint-Jacques. L'abbé Etienne en profita pour récompenser Raoul de Dongelberg de sa donation en obtenant de l'évêque Otbert que la prébende dont Hildelin jouissait en qualité de chanoine fût cédée à Beuves, fils de Raoul.

Faut-il croire strictement les termes de la charte et considérer dans le geste de l'abbé l'expression d'une générosité intéressée et comme une sorte d'hommage aux pieuses dispositions du bienfaiteur, ou faut-il plutôt voir dans le transfert de la prébende soit une compensation destinée à effacer quelque préjudice subi par Raoul, à étouffer de sa part certaines prétentions, soit le paiement, partiel ou entier, des biens cédés à l'abbaye ?

Qu'il ne s'agisse pas d'une donation pure et simple, nous sommes d'autant plus porté à le croire qu'Etienne, en 1107, parle du bien qu'il a acquis, et non reçu, à Roloux. Enfin, la charte est un remarquable témoignage du rayonnement de l'abbaye sous l'abbatiat d'Etienne, puisqu'il détermine un chanoine à quitter sa collégiale pour rechercher un idéal ascétique qu'il ne peut réaliser qu'à Saint-Jacques. C'est déjà le second chanoine que nous voyons entrer au monastère.

Mais ce n'est pas seulement sur les chanoines que Saint-Jacques exerce une irrésistible attirance. La seconde charte d'Etienne concernant Roloux nous en fournit la preuve.

Deux sorores de l'abbaye, Adelrède et Haduide, qui s'étaient rendues, elles et tous leurs biens, sous l'obédience de l'abbé, ont fait don à Saint- Jacques d'une somme de douze marcs d'argent, fruit de leur travail manuel.

L'expression se et sua omnia in nostram obedientiam reddiderunt montre clairement la qualité juridique de ces deux femmes.

C'est au VIIIe siècle que l'on rencontre les premiers exemples de personnes qui s'offrent à un monastère pour y finir leurs jours en s'acquittant des tâches assignées par l'abbé à qui elles ont promis obéissance. On les désigne sous le vocable générique d'oblats, mais les droits et les devoirs variaient suivant les monastères: les uns gardaient les habits séculiers, les autres recevaient la tonsure, portaient l'habit religieux et observaient les voeux de religion sans faire profession, mais tous étaient obligés d'abandonner tout droit de propriété et l'abbé leur versait une prébende en récompense de leurs services. Les oblats portèrent aussi le nom de « donnés >> ou « rendus » (redditi). Adelrède et Haduide étaient donc des rendues de l'abbaye de Saint-Jacques et, dans le cas présent, le terme « rendue » s'identifie avec celui de « converse ». Peut-être résidaient- elles à Saint-Léonard et s'occupaient-elles des malades et des pèlerins.

En abandonnant les douze marcs à l'abbé, puisque leur condition juridique, née de leur oblation, leur faisait une obligation de renoncer à tout droit de propriété, elles émirent cependant certaines conditions:

Elles désiraient que l'abbé employât l'argent à l'achat d'un alleu. Elles jouiraient de l'usufruit de la terre pendant toute leur vie et, après leur mort, l'alleu reviendrait entièrement à l'abbaye. Cette clause prouve que les deux femmes sont des rendues: l'usufruit qu'elles réclament équivaut en effet à la prébende dont les rendus ont le droit de jouir.

Accédant au désir d'Adelrède et d'Haduide, Etienne ne trouva malheureusement pas d'alleu qui satisfît à leur voeu. Il employa les douze marcs à un autre usage et concéda aux deux femmes, en compensation, l'usufruit du domaine de Roloux qu'il avait acquis en 1101.

Si Etienne mourait avant elles, elles célébreraient l'anniversaire de son obit sur les revenus de Roloux. Quand ils seront morts tous les trois, le frère aumônier fera célébrer leurs obits et distribuera chaque année, à l'anniversaire de l'abbé, huit sous destinés à la nourriture des moines et cent pains aux pauvres. Il fera la même distribution aux anniversaires des deux converses, soit en tout seize sous et deux cents pains.

La charte nous apporte quelques détails supplémentaires sur la physionomie du bien situé à Roloux. Il valait environ douze marcs et ne constituait qu'une modeste parcelle du domaine primitif de Roloux. La majeure partie de son étendue était occupée par des champs cultivés, comme il ressort des termes de la charte de 1107 et de l'intérêt que les deux actes semblent porter à un bois adjacent.

Les termes de la charte de 1107 cam silva vel prato, pour désigner la silva de la charte de 1101, méritent de retenir l'attention.

Le latin classique admet deux sens pour la particule disjonctive vel. Au sens le plus fréquent « ou, ou bien », vient quelquefois s'ajouter le sens « et, et encore, en outre, de plus », que Virgile et Horace n'ont pas ignoré et qui est courant dans le latin médiéval. Le bien de Saint-Jacques à Roloux qui, en 1101, contenait un bois, s'est-il accru entre 1101 et 1307 d'un pré, ou faut- il considérer que silva et pratum ne sont que deux synonymes?

Donner ici à vel la signification de et nous paraît un raffinement inutile. Il est plus naturel de prendre silva et pratum pour des expressions équivalentes.

Pratum a revêtu souvent, en effet, le sens de patuum ou pascuum, pascuus ager. Ce dernier terme équivaut même à l'expression silva nutrita ou silva pastilis qui, au moyen âge, sert à désigner tout espace propre à la pâture des animaux et correspond parfaitement au terme français de patis ou paquis. La silva de Roloux aurait donc été un pâturage auquel l'étendue ou le rendement ou une coutume spéciale assignait une place particulière dans le domaine.

Sur l'alleu de Roloux nous ne recueillerons plus de renseignements à partir de 1107. Il est absent des privilèges d'Innocent II et d'Innocent IV. Comme la charte de 1101 est fausse, et qu'elle a été rédigée par le scribe à qui l'on doit une charte de 1146, il est évident que l'abbaye possédait encore le bien de Roloux au moins jusqu'à cette époque. Il n'y aurait rien d'étonnant non plus que le domaine eût été compris dans la liquidation de 1209.


3. Ligney

Donation d'Anscitille, donation provoquée par Beuves et Rimbaud, tous ces gestes n'attachaient les bienfaiteurs à l'abbaye que par un lien spirituel. Par contre, la donation d'Adelrède et d'Haduide établit les deux femmes dans une étroite dépendance par rapport au monastère, sans cependant les obliger à des prestations autres que des travaux utiles à la communauté.

L'acte que nous allons étudier imposa aux donateurs des obligations d'une nature si précise qu'ils forment dans la familia une catégorie à part. Les personnes qui ressortissent à cette catégorie portent des noms variés: le terme sainteurs a fait fortune en Belgique, bien qu'il apparaisse que l'expression ne s'applique qu'à une partie de la classe entière. D'ailleurs, les érudits qui ont étudié les sainteurs se séparent en deux camps irréductiblement opposés: les uns les considèrent comme des hommes libres dans toute la force du terme, les autres comme de véritables serfs. Puisque les travaux d'approche qui permettraient d'apporter une solution définitive sont loin d'être au complet et qu'une étude sur les sainteurs dans la principauté de Liège fait encore défaut, nous nous contenterons de comparer les données de la charte de Saint-Jacques avec les constatations que le chanoine Paquay a retirées de l'examen des actes d'assainteurement dans le Limbourg.

On peut définir le sainteur un homme ou une femme voué au saint patron d'une abbaye ou d'une église et tenu, de ce chef, envers cette abbaye ou cette église à certaines prestations personnelles.

Il y avait deux moyens d'entrer dans la classe des sainteurs: pour les serfs, l'affranchissement, pour les personnes libres, l'oblation volontaire. Les motifs de l'assainteurement — et c'est ce qui explique la fréquence du phénomène au moyen âge — participent à la fois d'un besoin de piété et d'un besoin de sécurité. Le sainteur, en effet, échappait au pouvoir des avoués, et l'avantage était précieux à cette époque où les exactions de ces derniers se multiplient. En outre, l'abbaye ou l'église qui le protégeait se chargeait de la défense de ses intérêts.

La première et la plus importante des conditions de validité de l'oblation volontaire était la franche origine, l'origine libre des ancêtres maternels, puisque la qualité de sainteur ne se transmettait que par les femmes: ce qui entraînait pour heureuse conséquence de fournir à l'abbaye un revenu perpétuel.

La validité de l'oblation volontaire s'affirmait encore par une série d'obligations:

1° le sens capital: annuité à vie, ordinairement d'un denier liégeois;
2° la taxe du mariage: due à l'occasion du mariage des sainteurs, variant de deux à douze deniers;
3° la taxe du décès: substituant au droit du meilleur catel une redevance uniforme de douze deniers.

Selon Paquay, ces prestations ne doivent pas nous faire illusion: elles ne constituaient pas de lourdes charges. Elles étaient d'ailleurs largement dépassées et compensées par des avantages matériels, la protection de l'abbaye, et des avantages spirituels: l'assainteurement équivalait à la donation d'un revenu, oeuvre pie qui méritait le pardon des péchés. Toutes ces considérations amènent Paquay à une conclusion nettement tranchée: les sainteurs forment une classe d'hommes libres, libres dans toute la force du terme.

Dans la charte de Saint-Jacques de 1103, il s'agit de Raoul, fils de Lambert ad Buccam de Linehi, et de sa fille Ode qui s'assainteurent, eux et leurs descendants, par oblation volontaire, puisqu'ils sont, spécifient-ils, libres et d'origine libre.

En même temps qu'il s'assainteure, Raoul fait don, à l'abbaye, de six bonniers de terre. Sur chaque bonnier, lui et ses descendants paieront un cens capital d'un denier. A cette première donation, il ajoute un alleu d'une étendue d'un bonnier pour lequel il paiera, à chaque mi-carême, un cens annuel de quatre deniers. Enfin, il donne à l'abbaye un serf et une serve.

Si Raoul ou l'un de ses descendants négligeait de payer le cens prescrit, le monastère aurait le droit de confisquer les sept bonniers. L'oblation volontaire s'accompagne donc d'un contrat par lequel le sainteur apporte un gage foncier qui garantit la loyauté de son oblation. En réalité, Ode et Raoul conservent la jouissance de la terre, mais le cens capital qu'ils versent à l'abbaye compense en quelque sorte les revenus.

Cette apparente substitution d'une redevance foncière à une redevance personnelle, ou plutôt ce double emploi, peut-il avoir une répercussion sur la nature des liens qui unissent le tributaire à l'abbaye? En d'autres termes, ce cens récognitif personnel ne risque-t-il pas de se confondre avec un cens récognitif du droit de propriété de l'abbaye sur les sept bonniers ?

Du vivant du sainteur, il est certain que l'on ne pouvait se méprendre sur sa condition sociale. Mais nous n'oserions affirmer qu'il en était de même pour ses successeurs: que l'un de ceux-ci négligeât de faire renouveler son acte d'assainteurement, et l'on perdait bientôt de vue son origine libre. Un titre d'assainteurement de 1181 émanant de l'abbesse de Munsterbilsen nous en offre un frappant témoignage.

Marguerite, femme libre, avait transféré son titre de liberté à l'église de Saint-Amour à Munsterbilsen avec la condition qu'elle-même et toute sa famille payeraient à la dite église certaines redevances. L'abbesse ajoute: « Comme ces conventions transmises au cours des âges étaient sur le point de tomber en oubli à tel point que certains eussent pu les mettre en doute et les réduire eux, ministériaux libres, à la condition des censitaires, nous avons, à la demande de feu Richard Sochsten de Saint-Trond qui faisait partie de la même familia, reconnu de commun conseil la vérité de son témoignage et mis soigneusement ces dispositions par écrit... >>

On a vu précédemment que l'acte de 1103 n'est pas authentique.

Le but du faux résiderait dans la clause qui permet à l'abbaye de saisir les bonniers en cas de non-paiement du cens. Mais on peut admettre avec M. Niermeyer la réalité de la donation dont la trace subsistait dans une notice informe, alors qu'à la fin du XIIe siècle on avait besoin d'une charte scellée comme preuve. On est évidemment frappé, à la lecture des clauses d'assainteurement publiées par le chanoine Paquay, du caractère vague des sanctions comminées contre les tributaires défaillants, et M. Boeren fait la même remarque. Ils doivent répondre de leurs manquements soit à l'abbé en sa chambre, soit à l'avoué principal. Le plus souvent même, le cas n'est pas envisagé et les clauses pénales visent surtout les personnes étrangères qui se rendraient coupables d'exactions à l'égard des sainteurs.

Il est naturel de supposer qu'il était de l'intérêt des sainteurs, vu les précieux avantages dont ils jouissaient, et la modicité des obligations auxquelles ils étaient tenus, de s'acquitter régulièrement de celles-ci. Mais une exception peut toujours se produire. Quel recours pouvait alors avoir l'abbé? Parmi les rares mentions de sanctions, recueillies par M. Boeren, figure le retrait des tenures. Mais comme ce seul exemple est précisément emprunté à la charte qui nous occupe, nous ne pouvons savoir si ce recours était fréquent. De toute façon, si le défaillant possédait l'usage de terres, c'était à coup sûr le moyen de coercition le plus simple et le plus effectif.

Nous avons réservé pour la fin l'identification de l'endroit où étaient situés les bonniers de Raoul.

La charte donne la graphie Linehi. Le privilège d'Innocent II écrit Lîneî. L'abbaye possède donc toujours le bien en 1137. Parmi les témoins, figurent Gislebert de Lens et Etienne le Long de Termogne.

Lens peut être soit Lens Saint-Remy, soit Lens Saint-Servais, villages voisins l'un de l'autre, situés près des sources du Geer, au sud-est de Hannut. Termogne est une dépendance de Celles-lez-Waremme, domaine de l'abbaye. Entre les deux villages de Lens et celui de Termogne, qui sont distants d'environ quatre kilomètres, nous rencontrons à mi-chemin le village actuel de Ligney. On peut donc sans hésiter y reconnaître le Lînehî de la charte, d'autant plus qu'il se trouve cité dans le privilège entre Lens et Hollogne-sur-Gleer.


4. Les donations de la famille de Thibaut de Fauquemont

A partir de 1103, les accroissements du domaine sous l'abbatiat d'Etienne offrent cette particularité remarquable d'être dus, tous, à deux exceptions près, aux membres d'une même famille.

Si l'on retient que ces donations représentent le meilleur de l'oeuvre d'expansion domaniale d'Etienne et qu'elles consistent en domaines isolés les uns des autres et même excentriques, l'intérêt qui s'attache à cette famille ne peut faire aucun doute. C'est pourquoi nous ne croyons pas commettre une digression; en insistant sur son origine et sur quelques-uns de ses membres qui l'ont particulièrement illustrée.

Au début du XIIe siècle, un noble, Thibaut de Fouron, qui était sur le point de mourir, demanda à être enterré à l'abbaye de Saint-Jacques. Sa veuve et son neveu donneraient des domaines à l'abbaye, pour le salut de son âme.

Thibaut de Fouron n'est autre que Thibaut de Fauquemont, avoué de Fléron pour Notre-Dame d'Aix, que nous avons signalé parmi les arbitres de la consultation impériale du 21 avril 1101, concernant l'avouerie de Saint-Jacques. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois qu'il intervenait comme témoin dans un acte en faveur de l'abbaye; dès 1084, on le cite dans une charte de Saint- Jacques, mais comme il portait alors le titre « de la Haye », jusqu'au récent travail de M. Boeren, nul n'avait songé à faire une seule et même personne de ces deux seigneurs.

Pour étayer son identification, M. Boeren avance les arguments suivants:

En 1088, Boson de Bra qui, avec la complicité de Macaire de Chimay, avait tué un de ses parents, Adélard de Lizin, sous avoué de l'abbaye de Stavelot-Malmedy, vint enterrer le corps de sa victime au monastère, avec l'assentiment de son parent Thibaut de la Haye. Les deux personnages firent donation à l'abbaye de leurs alleux situés dans le Luxembourg, en expiation de la mort d'Adélard.

Le Thibaut de la Haye auquel Boson de Bra s'était adressé, était, lui aussi, sous-avoué de l'abbaye de Stavelot. Nous le connaissons comme tel dans des chartes de 1102 et 1103, et c'est précisément dans ces années-là que l'on rencontre Thibaut, seigneur de Fouron-Fauquemont, qui mourut entre 1104 et le 30 avril 1106. En outre, les deux Thibaut ont chacun un frère qui s'appelle Arnoul, d'un côté comme de l'autre. D'autre part, Boson de Bra, parent de Thibaut de la Haye, est propriétaire à Houthem-Saint-Gerlache tout près de Fauquemont, et Thibaut, lui, est décimateur à Marche.

Ces rapprochements décident M. Boeren à proposer l'identification: Thibaut de la Haye = Thibaut de Fouron- Fauquemont.

Si l'on hésitait à trouver convaincante l'argumentation de l'historien hollandais, la modeste contribution que nous apportons à l'éclaircissement du problème contribuera peut-être à dissiper les doutes sur le bien-fondé de l'hypothèse de M. Boeren.

Ce dernier avait, en effet, renoncé à situer l'emplacement de la Haye, car on ne compte pas moins d'une vingtaine de hameaux et de lieux-dits homonymes, dont l'appellation est l'équivalent du mot << haia » qui désigne une forêt de défense ou la ceinture boisée délimitant la réserve seigneuriale.

Un de ces « la Haye >> a échappé à l'attention de M. Boeren et des éditeurs des chartes de Stavelot-Malmedy. Or, il est situé précisément à quatre kilomètres au sud-ouest de Fouron- Saint-Pierre, à quatre kilomètres au sud de Fouron-Saint-Martin et à six kilomètres au sud-est de Fouron-le-Comte: cela revient à dire qu'il était compris dans le domaine primitif de Fouron. Dès lors, il n'y aurait rien d'étonnant que Thibaut de Fouron fût titré également de la Haye.

Seigneur de la Haye-Fouron-Fauquemont, sous-avoué de l'abbaye de Stavelot-Malmedy, avoué de Notre-Dame d'Aix à Fléron, Thibaut était également sous-avoué de la prévôté de Meersen qui appartint, jusqu'en 1145, à l'église Saint-Remy de Reims. Mais nous ne pouvons donner, avec confiance, raison à M. Boeren quand il identifie Thibaut de la Haye- Fouron Fauquemont avec Thibaut, sous-avoué de l'abbaye de Saint-Hubert, qui nous est connu par des chartes de 1059 à 1087. Il est vrai qu'on rencontre Thibaut de Saint-Hubert en compagnie de Lambert de Fouron, le frère de Thibaut de Fauquemont, et que Raoul et Jean, oncles de Thibaut de Fouron, sont les homonymes des deux fils de Thibaut de Saint-Hubert. De plus, Thibaut de Fouron et Thibaut de Saint-Hubert se trouvent l'un comme l'autre aux côtés de Godefroid de Bouillon dans la guerre de succession de 1076-1082. Mais alors que Thibaut de Fouron n'avait pas d'enfant, on en connaît deux à Thibaut de Saint-Hubert. Cela embarrasse M. Boeren qui, tout en les supposant d'un premier mariage de Thibaut de Fouron, n'ose pas affirmer catégoriquement l'identification proposée.

Que Thibaut de Fouron n'eût pas d'enfant de son épouse Guda, le fait est attesté par le diplôme de Saint-Jacques qui fera bientôt l'objet de notre examen. Quant à Guda, on ne sait rien de son origine. A la mort de son mari, entre 1104 et le 30 avril 1106, elle fit donation à Saint-Jacques de deux domaines qui lui venaient de son père et dont l'un est situé dans le Limbourg hollandais. En même temps, elle prit le voile à l'abbaye où elle mourut en paix en 1125. La mention de sa mort dans le nécrologe et les Annales de Saint-Jacques, la pierre tombale et l'épitaphe que l'on conserve encore encastrée dans le mur de la tour de Saint-Jacques, prouvent l'estime et la vénération qu'on lui témoignait. On n'en sait rien de plus. En dépouillant le nécrologe de la collégiale de Saint-Denis, nous avons cependant relevé mention, dans les commémoraisons des ides d'avril, d'une veuve nommée Guda, qui avait donné à la collégiale une maison sur la Légia, d'un revenu de douze sous. Peut-être s'agit-il de la veuve de Thibaut de Fouron.

Mais si son origine nous est inconnue, la filiation de son mari ne conserve plus de secrets depuis l'étude récente de M. Boeren.

Le chanoine Roland avait, le premier, établi un lien de parenté entre le frère de Thibaut, Lambert de Fouron, et son homonyme contemporain Lambert de Montaigu, sans parvenir à le pousser plus avant. Il est certain, d'autre part, que Lambert d'Overrepen et Diepenbeek, cité dans des chartes de la fin du XIe siècle, est le même personnage que Lambert de Montaigu. En effet, Conon, comte de Montaigu, mort en 1106, avait fait don des alleux d'Overrepen et Diepenbeek à l'Eglise de Liège.

S'il en est ainsi, Thibaut de Fouron, frère de Lambert, doit être identifié avec le Thibaut de Montaigu du chanoine Roland. Il est significatif d'ailleurs que le comte Conon de Montaigu soit allé mourir dans le comté de Dalhem dont Fouron fera partie au cours du XIIe siècle.

Ce Conon de Montaigu, père de Lambert de Fouron et de Thibaut de la Haye-Fouron-Fauquemont, est le fils d'une bienfaitrice de l'abbaye de Saint-Jacques dont nous avons parlé au chapitre précédent. Il s'agit de la comtesse Ermengarde, épouse de Gozelon, comte de Montaigu, noble bavarois connu en Autriche sous le nom de Cadalhoch.

Le fait que Thibaut de la Haye-Fouron-Fauquemont- Montaigu est le petit-fils d'Ermengarde nous éclairera peut-être tantôt sur la provenance de certains domaines légués à Saint-Jacques par Guda et le frère de Thibaut, pour le salut du seigneur de Fouron.

a) BILSTAIN.—Le jour même de l'inhumation de Thibaut, Guda et son neveu Arnoul accomplirent les dernières volontés du défont en cédant, à l'abbaye de Saint-Jacques, par l'entremise d'Arnoul comte de Looz, deux praedia situés l'un à Bilstain, l'autre à Colombier, avec toutes leurs appartenances.

Comme les biens que Saint-Jacques a repus à Bilstain sont restés la propriété de l'abbaye jusqu'à sa sécularisation en 1785, non seulement leur emplacement est bien connu, mais on est parvenu à reconstituer leurs limites exactes d'après un plan du XVIIIe siècle. Il n'est pas téméraire de supposer que ces limites n'ont pas dû sensiblement varier depuis l'époque où la veuve de Thibaut de Fouron en fit don à l'abbaye.

La description de Bilstain telle qu'elle est contenue dans le diplôme correspond étroitement à la réalité. Les bois (sylvis) couvrent les flancs nord- ouest des coteaux sur lesquels s'étend un large plateau occupé aujourd'hui par le village tout entouré de champs (agris), de prés (pratis) et des pâtures (pascuis). Quant aux eaux citées dans le document, elles désignent le ry de Bilstain qui, prenant sa source près de Villers, longe les pentes boisées du bien de Saint-Jacques et se jette dans la Vesdre près du village de Bellevaux, à l'endroit où la rivière dessine une boucle fort prononcée.

Le bois de l'abbaye contenait environ seize hectares. Le reste du praedium couvrait une superficie de cent deux bonniers, soit une centaine d'hectares. Assurément la donation de Thibaut constituait un gros appoint pour l'abbaye de Saint-Jacques, le plus gros depuis les dotations de Celles et de Hanret. Mais elle ne représentait qu'une modeste partie du domaine primitif.

Grâce à un passage des Annales Rodenses, nous savons que l'alleu de Thibaut de Fouron appartenait jadis au domaine de Goé qui ne comptait pas moins de deux cents manses, non compris Bilstain, et qui ne formait lui-même qu'un fragment d'un domaine plus étendu puisque le bien de l'abbaye de Rolduc à Goé est appelé villula.

M. J. Brassinne, en défendant la thèse qui voit dans les limites des paroisses primitives les limites domaniales primitives nous aide à trouver dans quel domaine il faut replacer Bilstain. C'est un fragment de l'ancien fisc impérial carolingien de Baelen. En effet, Baelen, Limbourg, Bilstain, Goé, Membach, Henri-Chapelle, Eupen, Wellkenraedt ont constitué jusqu'à la fin de l'ancien régime le ban et la paroisse de Baelen.

b) COLOMBIER.—La donation du second domaine, celui de Colombier, soulève un intéressant problème d'identification.

Il ne peut faire de doute que l'étymologie de cette graphie vienne du latin columbarium qui désigne soit un colombier soit un lieu de sépulture. De nombreux villages et lieux dits de France portent des graphies dérivées de ce terme, par exemple Colmar, Coulommiers, etc. En Belgique, deux endroits nommés Colombier se trouvent cités dans les dictionnaires des communes et les cartes militaires. Il s'agit pour le premier, d'une dépendance de Lebbeke, pour le second, d'un village situé non loin de Nivelles.

Si l'on essaie de situer le Colombier de Thibaut de la Haye, l'identifier avec l'un de ces deux villages n'apparaît évidemment pas comme une solution satisfaisante. Les deux praedia de Bilstain et de Colombier sont cités en même temps, la description de l'un s'applique à l'autre, un même avoué les protège.

Une charte de Saint-Jacques de 1146, aide à circonscrire les recherches à un secteur peu étendu de la vallée du Geer. En 1146, un croisé, Maurice de Glons, donne un bien à Saint-Jacques avant de partir en Terre-Sainte. Or, au verso de la charte, ce même personnage est appelé Maurice « de Columbires », et le moine archiviste qui, au verso de toutes les chartes, a inscrit pour les classer la lettre initiale du domaine dont il est chaque fois question, a écrit la lettre C qui désigne sans nul doute Colombier. En outre, les témoins de la charte de 1146 sont originaires de Boirs et de Roclenge.

De fait, Colombier est actuellement un lieu dit de la commune de Glons, incorporé dans le hameau de Saint-Laurent.

Il est difficile d'en fixer les limites. Colombier se situe sur la dorsale qui descend du château Palmers vers le Geer; le versant est descend vers le hameau de Saint-Pierre et le versant ouest vers la station du vicinal. A l'estimation de M. l'abbé Ernest Fréson, sa superficie est assez petite, de dix à quinze hectares.

Cette exiguïté a lieu de nous étonner puisque la charte met Colombier sur le même pied que Bilstain. Selon nous, le domaine de Colombier, au début du XIIe siècle, était certainement de dimensions moins étriquées et les empiétements du hameau de Saint-Laurent en auraient grignoté la plus grande partie.

c) LE REGLEMENT D'AVOUERIE ET LA PROVENANCE DE BILSTAIN ET COLOMBIER.—La donation effectuée, il ne restait p]us qu'à choisir un avoué qui protégeât les deux domaines.

Du consentement de l'abbé et des moines, Arnoul, le neveu de Thibaut, retint la charge moyennant certaines conditions restrictives. Il ne pourrait y organiser aucun plaid de sa propre initiative, exiger un droit de gîte, y entrer ou en sortir, s'immiscer dans l'administration des biens par l'abbé de Saint-Jacques; mais si les droits du monastère faisaient l'objet de contestations, il les défendrait, dans la limite de ses pouvoirs, pour le salut de ]'âme de son oncle.

Il est remarquable que l'avouerie n'ait pas été attribuée, dans le cas présent, au comte Arnoul de Looz qui se contente de recevoir les biens des mains de Guda et de son neveu pour les transmettre à l'abbaye. En effet, Colombier était alors situé à l'extrême Sud du comté de Looz. Bilstain, il est vrai, se trouvait de l'autre côté de la Meuse, assez loin dans les terres et plus proches des domaines du duc de Limbourg; mais son éloignement du comté de Looz n'était pas assez considérable pour empêcher le comte d'intervenir efficacement, si la sécurité du domaine l'avait réclamé.

Si l'on a attribué l'avouerie de Colombier et de Bilstain au neveu de Thibaut mort sans enfant et dont la veuve allait se retirer au monastère, c'est parce que cette qualité lui réservait encore certains droits sur les biens de son oncle. Il est frappant d'ailleurs de constater qu'aux autres donations de la famille des Fouron-Fauquemont à Saint-Jacques, l'avouerie revient au frère de Guda ou reste momentanément vacante. C'est donc une importante fraction du domaine de l'abbaye qui échappe au pouvoir du comte de Looz.

Si nous ne possédions d'autres indices, l'attribution de l'avouerie des domaines de Thibaut pourrait nous aider à déterminer la provenance de ces biens. Quand, sur le point de mourir, Thibaut de Fouron décida de donner certains biens à l'abbaye de Saint-Jacques, il ne pouvait céder indifféremment soit un domaine patrimonial, soit un domaine que sa femme lui avait apporté en l'épousant. Puisqu'il faisait ce geste pour assurer le salut de son âme, il fallait naturellement qu'il abandonnât un bien patrimonial.

On se rappelle que le père de Thibaut, Conon de Montaigu, était le fils de la comtesse Ermengarde qui épousa en premières noces Arnoul, comte de Haspinga. C'est ainsi qu'avant de prendre le voile, la comtesse put disposer des biens que son premier mari possédait en Hesbaye, notamment Waremme, Longchamps, Rummen, Curange, Jamine, Berlingen, Brée, Herten, Bergilers. Ces biens, elle les donna à des établissements religieux, mais elle a dû évidemment en réserver la majeure partie à ses six enfants et principalement à Conon de Montaigu qui continue la race.

Le domaine de Colombier que le fils de Conon, Thibaut de Fouron, donne à l'abbaye de Saint-Jacques serait, à notre avis, un ancien domaine de sa grand-mère. La comtesse Ermengarde était également fort bien dotée dans la région de Bilstain. Elle y possédait Herve et Gemmenich. En 1041, l'empereur Henri III lui avait fait cadeau des villae d'Itteren, Vaals, Epen et Fauquemont. Or, elle donna ce dernier domaine à son petit fils Thibaut qui construisit sur cet alleu le château de Fauquemont- le-Vieux.

Tous ces faits nous portent à croire que le domaine de Bilstain provenait aussi d'Emengarde.

d) STROHN-sur-ALF. _ Aabrcek, Colombier et Bilstain ne sont pas, pensons-nous, les trois seuls domaines de Saint-Jacques qui ont jadis appartenu à la comtesse Ermengarde.

Peu de temps après la mort de Thibaut et cette première donation, Guda, qui ne cessait de penser avec une sollicitude inquiète au salut de l'âme de son mari, estima sans doute qu'elle devait faire plus que d'accomplir strictement les dernières volontés de Thibaut. C'est dans cet esprit qu'elle donna à l'abbaye une partie du domaine de Struone et ses appartenances que le rédacteur du diplôme situe sur la Moselle. Elle comprenait comme les autres biens, des champs cultivés, des pâturages, des prairies, des cours d'eau et des bois, mais la plus grande part de ses revenus consistait en vignobles.

La région rhéno-mosellane formait le troisième groupe des possessions d'Ermengarde. Nous savons qu'elle y possédait entre autres des biens à Pronsfeld, Konigswinter, Pier, Neuheim, Blei- Alf, Werede, et des vignobles à Berg. Dès lors, il ne serait pas étonnant que Thibaut ait détenu à Straone un alleu qui provenait de sa grand-mère paternelle.

Ni Grandgagnage, ni Forstemann n'ont pu identifier ce nom de lieu. Prenant à la lettre les termes du diplôme, ils l'ont cherché en vain sur tout le cours de la Moselle. Straone doit être, selon nous, identifié avec la commune actuelle de Strohn, située non pas sur la Moselle, mais sur l'Alf, un de ses affluents de la rive gauche. L'imprécision du rédacteur du diplôme ne doit pas nous surprendre: au moyen âge, les scribes ne possédaient bien souvent de connaissances précises que pour la région où ils vivaient.

Comme le domaine était fort éloigné de l'abbaye, ni Arnoul de Looz qui intervint comme intermédiaire dans la cérémonie de donation, ni Arnoul, le neveu de Thibaut, n'auraient pu le protéger avec l'efficacité désirable. Confier l'avouerie à un seigneur de la région mosellane eut présenté des inconvénients qui surpassaient les avantages qu'on pouvait retirer de pareil accommodement: voilà les observations qu'Etienne de Saint-Jacques a dû présenter à la donatrice. Les deux parties s'accordèrent pour laisser provisoirement le domaine sans avoué. Si la nécessité s'en faisait un jour sentir, toute liberté serait laissée à l'abbaye pour charger qui elle voudrait de la défense et de la protection des vignobles.

Mais l'intérêt de l'acquisition de Strohn par l'abbaye ne réside pas tant dans l'excentricité du domaine que dans la nature de ses revenus.

Jusqu'alors, on le sait, l'abbaye de Saint-Jacques n'avait pour tout vignoble que celui de Chokier, et encore ignore-t-on si le terrain qui paraissait apte à la culture de la vigne avait donné d'appréciables résultats. Il semblerait tout au moins que ceux-ci se soient montrés insuffisants puisque le monastère se voit obligé d'aller chercher bien loin le vin nécessaire à l'alimentation des moines et aux besoins du culte. Cette démarche est une des nombreuses manifestations d'un phénomène économique général dont M. H. van Werveke a retracé la genèse et l'évolution. Mais comme il a omis de citer l'abbaye de Saint-Jacques parmi ses exemples, et que l'extension du domaine vinicole du monastère dans la Moselle se produit sous le successeur immédiat d'Etienne, nous avons préféré reporter au chapitre suivant l'examen de cette question.

e) LES DONATIONS DE GUDA: EIRA ET WITTEM. — C est animée des mêmes sentiments de piété et de détachement que Guda, après avoir rempli tous ses devoirs envers son mari défunt, va maintenant chercher la voie du salut dans le recueillement d'un monastère.

Veuve et sans enfant, une femme seule, à cette époque agitée, y trouvait à la fois paix et protection. Guda, en se retirant dans la recluserie de l'abbaye de Saint-Jacques, institua la communauté héritière des alleux qu'elle tenait de son père, avec leurs appartenances, serfs, serves, bénéfices, cours d'eau, prés et bois situés à Eira et à Witham.

Il est facile d'identifier le second alleu. Guda spécifie qu'une partie des revenus de ce domaine serviront à célébrer à Saint-Jacques la commémoraison de saint Servais. Ce dernier étant le saint patron de Maastricht, c'est aux environs du chef-lieu du Limbourg hollandais qu'il faut le chercher. A une vingtaine de kilomètres au sud-est de Maastricht, tout près de Gulpen, la localité de Wittem-sur-Geul correspond parfaitement à la graphie du diplôme. Trois cours d'eau traversent la commune: la Geul, le Sencelbach, la Mechele; ce sont les aquas citées dans le document.

L'emplacement du premier alleu est loin d'être déterminé avec certitude. Tout d'abord, l'édition que le chanoine Ernst a donnée du diplôme de Henri V contient une erreur. Au lieu de lire allodium quod est in Eira, Ernst a recopié allodium quod est Meira. Les auteurs qui se sont simplement reportés à l'édition d'Ernst ont cru que le domaine cédé par Guda à l'abbaye de Saint-Jacques était situé à Mheer, commune du canton de Gulpen, au sud-est de Maastricht. Il en est même un qui, recourant au texte original, dit y avoir lu Lira, ce qui l'a conduit à identifier l'alleu de Guda avec la localité actuelle de Liéry. Heureusement, Grandgagnage avait remarqué les erreurs de l'édition d'Ernst et rétabli la véritable graphie, mais l'identification d'Eira était restée pour lui un problème insoluble.

Au verso du diplôme figure deux fois une graphie différente: Ora. Cette graphie est employée à partir de la seconde moitié du XIVe siècle pour désigner tantôt Heure-le-Romain, tantôt Heure-le-Tiexhe. Faut-il en déduire Eira = 0ra = Heure-le-Romain ou Heure-le-Tiexhe?

Pas nécessairement car on s'aperçoit que le O du premier Ora a été écrit sur grattage, ainsi que le second Ora qui, lui, a été écrit tout entier sur grattage.

D'autre part, le héraut d'armes Van den Berch, qui a transcrit le diplôme dans ses Monumenta Patriae Leodiensis, a inscrit Ora dans la marge de sa copie, à côté du mot Eira.

Il est difficile de choisir entre ces trois éventualités, d'autant plus que la physionomie du mot ne permet pas de déterminer à quel siècle on l'a écrit. De toute façon, la correction dorsale du diplôme est insolite.

Grandgagnage ne croit pas qu'Eira ait désigné soit Heure-le-Tiexhe, soit Heure-le-Romain. La plus ancienne forme de Heure-le-Romain, Hore, est bien éloignée de la graphie du diplôme de 1125; et vers le milieu du XIIe siècle, le domaine de Saint-Jacques s'appelle encore Eyra, alors qu'à la même époque on désigne Heure-le-Romain et Heure-le-Tiexhe par les formes Eure, Oire, Oere. L'abbaye de Saint-Jacques a certainement possédé des biens à Heure-le-Tiexhe dans le courant du XVIIIe siècle; il est impossible de déterminer s'ils constituaient l'ancien domaine de Guda, surtout que cette région fertile a été fortement morcelée, au cours des siècles, par tous les établissements religieux du pays de Liège.

L'abbé Demaret préférait identifier Eira avec Heure-le-Tiexhe plutôt qu'avec Heure-le-Romain, parce que les témoins de la cession du domaine à l'abbaye étaient originaires des villages thiois voisins, mais l'argument n'est pas décisif.

Les localités de Heers et de Heer portent à première vue des noms qui seraient susceptibles de désigner Eira. Mais jadis, la première s'appelait Hore, et quant à la seconde, où la collégiale de Saint-Jean l'Evangéliste possédait quelques biens à la fin du XIIIe siècle, elle était déjà en 1174 une possession de Saint- Servais de Maastricht. En outre, les lois phonétiques commandent de rejeter une éventuelle identification avec ces deux localités, où le h est prononcé, tandis qu'aucune raison phonétique ne paraît écarter Heure-le-Romain et Heure-le-Tiexhe, où h est une simple graphie.

Bref, les documents que nous possédons ne permettent pas de trancher le problème, et l'on doit s'estimer assez heureux d'avoir pu relever certaines erreurs et préciser quelques données.

L'identification d'Eira n'est d'ailleurs pas la seule difficulté suscitée par l'interprétation du diplôme de 1125.

Il est dit notamment que le jour même de la cérémonie de donation, Guda confirma à l'abbaye < les quarante sous du cens d'Eira, qu'elle avait rachetés par l'entremise de Wéry de Pré ».

Sans doute fait-on allusion à une transaction antérieure, mais il est bien difficile d'en connaître la nature. Faut-il supposer que Guda avait déjà fait don du cens d'Eira à un autre établissement que l'abbaye de Saint-Jacques, et qu'elle a été obligée de le racheter pour en faire bénéficier le monastère? Il est étonnant que l'allusion contenue dans le diplôme ne soit pas plus précise. Mais l'abbaye possédait peut-être alors l'acte écrit de la transaction, ce qui dispensa d'en dire plus le rédacteur du diplôme ou de la charte dont le diplôme recopie les dispositions.

Une partie du cens d'Eira, après avoir appartenu à l'abbaye de Saint-Jacques, fut attribuée plus tard au prieuré de Saint Léonard. Guda, qui vivait recluse dans une des tours de l'église abbatiale, a peut-être rendu quelques services aux moniales installées, croit-on, à l'hôpital du prieuré, et à sa mort, en 1125, elle a pu demander qu'une partie des revenus d'Eira fût cédée à Saint-Léonard.

Entre 1125 et 1140, deux sous-costres de Saint-Lambert rachetèrent aux moines du prieuré les dix sous des revenus d'Eira, mais, en 1140, ils décidèrent que l'abbaye toucherait à nouveau ces revenus pendant leur vie.

Ces dix sous que les sous-costres avaient rachetés sont peut-être les dix sous que Guda destina, en effectuant la donation d'Eira, à l'achat d'un chandelier qui devait brûler toutes les nuits. Le reste des revenus du domaine reçut les assignations suivantes:

Onze sous à l'anniversaire du père de Guda, sept sous à celui de sa mère; onze sous à son propre anniversaire, qui se décomposent en deux sous pour l'aumône des pauvres et huit sous pour la subsistance des moines; enfin, cinq sous à l'anniversaire de « son seigneur Arnoul ». Il s'agit évidemment de son frère Arnoul.

Le domaine de Wittem devait être moins important que celui d'Eira, si l'on en juge par l'assignation de ses revenus. Guda ayant décidé que la mémoire de saint Servais serait célébrée perpétuellement à l'abbaye, le jour de sa fête sept sous des revenus de parviendraient aux moines; ce qui resterait servirait à acheter le vin de la communauté.

Finalement, la donatrice institua un avoué pour les deux domaines, et comme elle les avait reçus de son père, son neveu Arnoul ne possédait aucun droit pour obtenir la charge. Elle en commit le soin à son propre frère Arnoul. Encore une fois, deux domaines échappent à l'avoué principal de l'abbaye, le comte de Looz. On dirait que Guda prend soin de chaque fois réserver des droits aux héritiers naturels des biens qu'elle donne à l'abbaye. Cela ne l'empêcha pas cependant de dicter à son frère des obligations très strictes. Jusqu'à la mort de Guda, Arnoul ne pourrait en aucune façon exercer ses droits d'avouerie, à moins que sa soeur ne l'en priât, ni en exiger le moindre droit de gite.

A la mort de Guda, il remplira les fonctions d'avoué si l'abbé trouve nécessaire sa protection, et il n'entrera dans les domaines confiés à sa surveillance que si l'abbé le lui permet. Défense lui est faite d'allouer son avouerie en bénéfice à une personne quelconque ou à un héritier.

En contrepartie, il jouira des droits suivants: à l'occasion des trois plaids généraux, il recevra à Eira trois sous, et à Wittem un setier de vin de trois deniers.

f) MASNIEL. — La dernière donation dont l'abbaye soit redevable à la famille du seigneur de Fouron émane du frère de Thibaut, le chanoine de Saint-Lambert Steppon de Maffe. Elle date très probablement de l'année 1107, puisque l'abbé Etienne se donne le titré de provisor comme dans la charte concernant Roloux. Elle est en tout cas postérieure à la mort de Thibaut, car la donation de Colombier, Bilstain et Strolm y est rappelée.

Encouragé à la générosité par les pieuses dispositions de son frère défunt, Steppon voulut donner à Saint-Jacques un de ses propres biens, une partie de l'alleu de Masnil.

On compte une dizaine d'endroits en Belgique qui portent ce nom ou un nom dérivé. La remise de l'avouerie du domaine au comte de Looz et la présence de Thierry de Looz et de Guillaume de Dalhem comme témoins doit diriger nos recherches dans la région limbourgeoise. Là, le hameau de Masniel, dépendance de la commune sud-limbourgeoise de Gelinden, répond le mieux à cette exigence.

La donation de Masniel à Saint-Jacques s'est faite en deux temps. Comme son neveu Arnoul, fils de son frère Arnoul, devait être à sa mort l'héritier de ses biens, Steppon versa à celui-ci une somme d'argent en compensation du préjudice que la donation causait aux droits d'Arnoul. Celui-ci renonça alors à l'alleu et en permit la cession à Saint-Jacques. En même temps Renier avoué de Saint-Lambert et, en l'occurrence, avoué de Steppon, se désista de l'avouerie en faveur d'Arnoul, comte de Looz. Ce premier contrat fut conclu en présence des deux témoins cités plus haut.

Ceci fait, l'abbaye rendit, avec l'assentiment de Steppon, le bien à Arnoul. Si celui-ci avait des descendants, ils détiendraient Masniel héréditairement et verseraient le cens annuel prescrit. Si le neveu de Steppon restait sans postérité ou si sa descendance venait à s'éteindre, tous les revenus de l'alleu reviendraient entièrement aux usages et à la prébende des moines.

En outre, Steppon décida que les descendants d'Arnoul ne siégeraient jamais à aucun plaid comme les masuiers et les haistoldi. S'ils négligeaient de payer le cens ou s'ils commettaient quelque infraction au présent règlement, ils seraient jugés selon la loi de leurs pairs, devant l'abbé en sa chambre. A chaque relief, le descendant d'Arnoul versera un droit d'une aime de vin. Enfin, s'ils se trouvent un jour obligés de vendre le bien ou de l'engager, il ne leur sera pas permis de le faire en faveur de n'importe qui, parent ou ami. Ils devront le céder à l'abbaye et en recevoir le juste prix.

Le cens annuel qui incombait à Arnoul et à ses héritiers le dimanche de l'Annonciation, se décompose comme suit:

Cinq sous pour la nourriture des moines; cinq sous pour la célébration de l'obit de Steppon; une livre de cire et deux luminaires; une ration de farine pour les pauvres.

La première partie de la transaction avait pour but d'établir les droits de Saint-Jacques sur Masniel. Quant à la seconde, elle règle la nature des liens juridiques qui unissent Arnoul à l'abbaye. De ceux-ci découle le statut juridique du neveu de Steppon vis-à-vis de l'abbé.

Cession conditionnelle du bien à Arnoul, limitation de l'hérédité à la descendance directe d'Arnoul, éventuel retour du bien à l'abbaye à défaut d'héritier, destination précise du cens personnel, absence d'une clause concernant le retour du bien à l'abbaye en cas de négligence dans le paiement du cens, droit de préemption de l'abbaye en cas de vente ou d'engagère: telles sont les caractéristiques qui déterminent Madame von Winterfeld à considérer le contrat comme une précaire. Mais elle ajoute que les dernières dispositions se rencontrent souvent dans la tenure héréditaire: usage illimité du bien, unicité du cens, indépendance d'Arnoul à l'égard de la cour de justice.

En conclusion, Madame von Winterfeld affirme que cette charte montre l'institution de rapports féodaux au moyen de la précaire. La charte serait un des exemples les plus clairs de l'interdépendance de la précaire et de la tenure héréditaire.

Quel sera, dès lors, la condition juridique du neveu de Steppon ?

Le paiement d'un cens, le droit exclusif de préemption réservé à l'abbaye, indiquent qu'Arnoul est devenu un ministerialis de l'abbé de Saint-Jacques. Mais c'est un ministerialis qui se trouve placé au plus haut rang de sa classe. En effet, il est dispensé de siéger aux assemblées de justice avec les autres famuli de l'abbaye, et c'est l'abbé qui seul peut le juger s'il manque à son devoir. Bref, on serait disposé à comparer Arnoul de Fouron à un autre ministerialis dont nous avons eu l'occasion de parler au chapitre précédent: Renier de Briey qui, malgré l'épithète un peu dure de servus dont le gratifiait le rédacteur de la charte de 1084, tenait, tout comme Arnoul, un fief de sa suzeraine la marquise Mathilde de Toscane.

La donation de Masniel clôt la série des donations effectuées par la famille de Thibaut de Fouron. Leurs membres ne cessèrent cependant pas d'entretenir des relations étroites avec l'abbaye de Saint-Jacques. Guda, recluse de Saint-Jacques, Arnoul ministerialis de l'abbé, vécurent dans l'atmosphère abbatiale. Quant à Steppon de Maffe, ses sentiments envers le monastère changèrent brusquement de nature à la suite d'un événement dont les conséquences ont attiré l'attention des chroniqueurs en raison du caractère providentiel qu'ils ont voulu y reconnaître.

Vers 1138, SOUS l'abbatiat d'Etienne III, un jeune parent de Steppon, qui était alors prévôt de Saint-Lambert, entra à l'abbaye de Saint-Jacques. Mécontent de la décision de son parent, Steppon enjoignit à l'abbé de le lui rendre, mais il se heurta à un refus catégorique. Perdant patience, le prévôt chargea une troupe d'hommes armés d'enlever le jeune novice. Etienne III soumit alors ses doléances à l'évêque qui dédaigna d'intervenir. Comme personne ne pouvait défendre son bon droit, l'abbé de Saint- Jacques interjeta appel devant le tribunal de Dieu: Steppon aurait à rendre compte de sa violence endéans quarante jours.

Effectivement, Etienne III mourut quarante jours plus tard, et les cloches de l'abbaye commencèrent à sonner le glas. Au moment même, le prévôt, qui prenait son bain, prête l'oreille, reconnaît soudainement que la prédiction de l'abbé se réalise, se lève affolé, et meurt dans les bras de ses serviteurs. La rumeur de ce prodigieux événement dépassa les frontières de la principauté et Thomas de Cantimpré s'empressa d'en introduire la relation dans son recueil.


5. Elixem

Les années 1106 et 1107 paraissent avoir été particulièrement heureuses pour l'accroissement du domaine de l'abbaye.

Après les importantes donations dont nous venons de relater les clauses, elle reçut un bien situé à Alenthcurth qu'un généreux donateur lui abandonna en pieuse et perpétuelle aumône, pour son salut et celui de ses ancêtres. Au verso de la charte le bien est désigné sous la graphie Alentcurth. Dans les privilèges d'Innocent II et d'Innocent IV, on le reconnaît sous les formes plus romanisées Alincourt et Allincourt.

Grandgagnage n'est pas parvenu à l'identifier, bien qu'il lui semblât que ce fût un village de Hesbaye, puisqu'il est cité, dans le privilège papal, en même temps que Wamont. En outre, l'avoué du donateur est originaire de Fall-Mheer.

Le chanoine Roland a réussi, par une voie différente, mais très sûre, à trancher la difficulté. En 1317, l'abbaye de Saint-Jacques cède à l'abbaye de Gembloux Alincourt en échange de terres à Haneffe, Donceel, Stier, Limont et Bovenistier. Alincourt est tout simplement l'appellation romane du village d'Elixem situé dans le canton de Landen, à l'extrême nord des limites actuelles de la province de Liège, à quelques kilomètres de Wamont. Le donateur, Etienne, chanoine de Saint-Lambert, est cité dans de nombreuses chartes pendant les vingt premières années du XIIe siècle. Il est témoin, comme simple chanoine, d'une charte de l'évêque Otbert du 14 juin 1096. (J'est sous le titre d'écolâtre qu'il figure dans les chartes liégeoises de 1112 à 1121.

Grâce à la chronique de Brusthem, nous pouvons situer sa personnalité dans la vie politique de l'époque. Comme le doyen de la cathédrale Rimbaud de Dongelberg, le chanoine Etienne était un partisan de saint Frédéric lors des compétitions pour la conquête du siège épiscopal, mais il fit sa soumission à la mort du saint évêque. Il a joui, d'après le témoignage de Brusthem, d'une belle réputation d'intégrité et de valeur morales. Son titre d'écolâtre nous porte à croire que ses qualités morales allaient de pair avec son intelligence et sa science.

L'état actuel de la documentation ne peut nous fournir de précisions sur les origines de ce personnage. Seule, la présente charte nous apporte quelques vagues données. Nous y apprenons qu'Etienne avait comme frère un certain Gauthier. Ce Gauthier, époux de Geba, était mort sans postérité, avant 1107. L'avoué des possessions d'Etienne était hesbignon: cela ne prouve pas nécessairement que celui-ci fût originaire de la Hesbaye, comme l'origine andennaise de l'avoué de Geba ne prouve pas non plus l'origine namuroise ou hutoise de Geba ou de son mari. Elixem faisait d'ailleurs partie de la dot de Geba.

La cession, par Geba, du domaine à son beau-frère et la donation à l'abbaye ont dû se succéder dans un laps de temps assez court puisque le transfert du bien par l'entremise des trois avoués est compris dans une seule et même opération. Les clauses de la donation accordaient aux moines, chaque année après la mort du donateur, vingt sous pour leur entretien, sans compter le surplus éventuel qui servirait à couvrir leurs besoins courants; cinq sous leur seraient alloués à l'obit du père d'Etienne, la même somme à l'obit de sa mère et le double à l'obit d'Etienne.

Ces vingt sous constituaient les revenus des deux manses et des sept courtils d'Elixem: étendue qui ne permet de le ranger que dans la catégorie des domaines moyens. Le chanoine Etienne l'appelle un praediolum, et, dans le privilège, il est placé parmi les portiunculas villarum et mansorum a fidelibus collatas.


6. Mall-sur-Geer

Le dernier domaine connu dont l'abbaye bénéficia sous l'abbatiat d'Etienne II nous offre un exemple, certain cette fois-ci, d'un bien que l'on achète pour en faire immédiatement don à une église ou une abbaye.

Oila, devenue veuve, acheta de ses propres deniers pour l'abbaye de Saint-Jacques un alleu situé à Mall, avec toutes ses appartenances. Elle conclut cette transaction avec le chevalier Lidulphe, sa femme Ide et leurs enfants, et fit ensuite, par l'intermédiaire du comte de Looz, reporter par ceux-ci le bien sur l'autel de Saint-Jacques.

Comme elle s'était réservé, moyennant douze deniers, l'usufruit viager du domaine, elle décida qu'à sa mort les ressources du bien seraient destinées dans leur intégralité à la mense des moines. Enfin, elle ajouta à la première donation une maison sise au Marché à Liège, d'un revenu annuel de douze sous.

Avec ces douze sous, et cinq sous et deux muids de seigle provenant de l'alleu de Mall, quatre anniversaires seraient célébrés: le sien, ceux de ses parents et de son mari. A l'occasion du sien, six sous seraient affectés à la nourriture des moines et un muid de seigle aux pauvres. On observerait la même répartition à l'obit de son mari. Pour ceux de ses parents, cinq sous seraient destinés à la nourriture des moines, soit trente deniers à chacun des deux anniversaires. Il est certain que l'alleu d'Oila ne correspond pas à la commune entière de Mall. La charte emploie l'expression allodium in Malle, et le privilège d'Innocent II spécifie clairement partem ville Malla. A cette époque, l'église de Mall, dédiée à la sainte Croix, appartenait au chapitre de Notre-Dame à Tongres; à cette église était vraisemblablement attaché un domaine. Ces données permettent de croire que l'alleu de l'abbaye ne se trouvait pas aux abords immédiats de l'église. En tout cas, le terrain devait être particulièrement fertile, s'il faut prendre à la lettre les termes de la charte: locuples allodium.

Nous avons peu d'indications sur la donatrice et les possesseurs du domaine. Eva, la mère d'Oila, figure dans le fragment du nécrologe de l'abbaye. Le mari d'Oila s'appelait Gauthier. Les deux époux semblent n'avoir pas eu d'enfants, mais le frère d'Oila, Odelin, est cité parmi les témoins de la charte après le sénéchal Lambert, le maire Hezelon, et avant Lambert de Meuse et ses frères Lanfrid et Garnier. Tous les témoins, nous dit encore le document, étaient des amis de Gauthier et de la donatrice. Quant à Lidulphe et Ide, leurs deux fils sont cités, mais sans être nommés.

Le caractère trop fragmentaire de ces indications ne nous a pas permis d'identifier ces personnages.


CONCLUSION

Le nombre et la variété des biens acquis par Etienne suffirait à montrer combien sa remarquable activité a contribué à l'épanouissement de l'abbaye de Saint-Jacques. Mais avant d'aborder ce point, il est nécessaire' croyons-nous, d'insister sur le fait que ce facteur est loin d'être la seule manifestation de l'oeuvre d'Etienne II.

Quand on examine les circonstances dans lesquelles l'abbaye a obtenu la possession de tous ses domaines depuis sa fondation jusqu'à la mort de l'abbé Robert, on constate aussitôt combien les évêques tiennent un rôle important comme intermédiaires, démarcheurs ou pourvoyeurs directs des domaines. Pendant les quatre-vingt-dix premières années de son existence, le monastère a uniquement vécu de la générosité, de la sollicitude épiscopale et des échanges que ses chefs ont conclus avec les établissements religieux voisins.

Avec Etienne II la situation change radicalement.

Etienne achète les biens où il lui plaît et les reçoit de qui il veut. Comment expliquer ce brusque revirement dans le mécanisme des accroissements domaniaux?

On peut répondre qu'Etienne a voulu tenir Otbert à distance, éviter de quémander son aide dans l'acquisition des biens afin de ne donner au redoutable évêque aucun prétexte d'ingérence dans l'administration et le gouvernement de l'abbaye. Assurément, l'attitude d'Etienne dans les conflits entre les abbayes et l'évêque schismatique nous a permis tout à l'heure de mettre en relief l'habileté qu'il a déployée pour éloigner du monastère les violences d'Otbert. Mais l'explication n'est pas entièrement satisfaisante, car en agissant de la sorte Etienne n'allait-il pas tarir la principale source des accroissements de l'abbaye?

En réalité, Etienne dédaigne l'appui de l'ordinaire parce qu'il est sûr de trouver ailleurs une source de profit, et cette assurance est la meilleure preuve qu'à partir d'Etienne débute une nouvelle période dans l'histoire de l'abbaye.

Dans la période de formation du domaine, l'abbaye ne pouvait espérer se développer sans l'évêque. La mort prématurée de son fondateur l'avait obligée à recourir à l'intervention de son successeur, et c'est en réclamant l'incessant appui de l'évêque que les quatre premiers abbés avaient peu à peu réussi à doter l'abbaye de tout ce qui lui permettait de se suffire à elle-même. La modicité de ses domaines et sa jeunesse l'empêchait de solliciter directement les grands propriétaires, a fortiori de traiter avec eux d'égal à égal. Se reposer sur l'entremise de l'évêque était donc une politique naturelle et sage.

A sa mort, l'abbé Robert remettait à Etienne II tous les éléments susceptibles de faire passer l'abbaye de l'adolescence à la vigueur réfléchie de l'âge mûr. La qualité des bienfaiteurs du monastère qui appartiennent tous à la noblesse — de la petite noblesse hesbignonne à la noblesse de haut rang—prouve que Saint-Jacques a définitivement acquis quatre-vingt-dix ans après sa fondation, les droits et les privilèges d'une institution qui a fait les preuves de sa vitalité.

Le monastère ne pouvait, en effet, espérer recueillir plus tôt l'adhésion de la masse des donateurs, en vertu d'un phénomène commun à toutes les époques, mais dont l'influence s'est surtout manifestée au moyen âge. Les donations pieuses de biens à une église ou à une abbaye constituaient alors, croyait-on, une manière commode d'assurer son salut. Mais le choix du saint patron auquel on faisait la donation avait lui aussi son importance. Le moyen âge a minutieusement hiérarchisé les mérites et le pouvoir des protecteurs célestes. Si le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle a été « le pèlerinage » du moyen âge, la rareté de ce prénom dans les documents antérieurs au XIIe siècle indiquerait peut-être que le culte de l'apôtre n'a joui dans nos régions que d'une faveur tardive. En outre, on hésitait à confier un don pieux à une institution dont on ignorait les possibilités d'avenir, et comme la donation d'un bien méritait les prières de la communauté, moins il y avait de moines, moins il y avait d'intercesseurs pour le salut de l'âme du bienfaiteur.

On comprend aisément qu'il ait fallu attendre le début du XIIe siècle avant que l'abbaye de Saint-Jacques ne trouve d'autres mécènes que l'évêque. A ce moment, le monastère peut faire valoir un passé déjà glorieux, présenter des garanties sérieuses de stabilité, et le dynamisme d'Etienne était à même de vaincre les dernières hésitations. Car ce n'est pas tout d'accueillir les donations que les bienfaiteurs lèguent avec la spontanéité de la foi; il faut plus souvent les provoquer, réveiller dans les âmes de pieuses dispositions. Etienne le Grand était particulièrement bien armé pour cette tâche où l'ascendant moral joue le plus grand rôle. Versificateur, musicien, ascète, administrateur intelligent, réformateur religieux, conciliateur à Liège dans la querelle des Investitures, il détenait tous les moyens d'étendre l'influence de son monastère. De fait, à la fin du XIe et au début du XIIe siècle, Saint-Jacques est l'établissement liégeois qui propage le plus loin et le mieux son rayonnement. L'essaimage d'une partie de la communauté en Pologne, l'introduction des coutumes de Cluny, la faveur d'une des familles nobles les plus influentes du pays en sont les meilleurs exemples. Il est. significatif d'en trouver le témoignage sous la plume d'un chroniqueur du XVIIe siècle.

Mais le passage de la période de formation à la période d'expansion ne signifie pas qu'Etienne ait rompu avec la politique domaniale de ses prédécesseurs. Il a, comme ceux-ci, appliqué à la lettre le principe richardien: accroître la vie spirituelle en développant le domaine. Seule la manière diffère. De 1020 à 1095, les abbés ne pouvaient mieux faire que de mettre à profit l'autorité des évêques, par ailleurs presque tous richardiens. Il est naturel qu'Etienne, disposant de ressources plus étendues et défendant une observance plus méthodique que ]a réforme richardienne, élargisse leur sillon conducteur.

Les acquisitions qui dénotent chez Etienne le souci de continuer l'oeuvre de ses devanciers sont aisées à séparer de celles qui constituent une innovation personnelle. En acquérant Mall et Colombier, l'intention d'Etienne est manifeste: il s'efforce d'allonger vers l'ouest le groupe des domaines du Geer inférieur.

C'est d'ailleurs en cherchant à mettre en pratique les prescriptions de la Règle de saint Benoît qu'Etienne applique les mêmes méthodes qu'Olbert. Il s'agit évidemment de l'acquisition du droit de pêche sur la Meuse et des vignobles mosellans.

Moins de cent ans plus tôt, Olbert accomplissait le même geste à Gembloux lorsqu'il faisait creuser des viviers non loin du monastère. Pour le ravitaillement en vin, Olbert n'aurait pas pu tirer de Gembloux des quantités suffisantes pour subvenir aux besoins de la communauté. Ses prédécesseurs avaient été obligés d'acquérir des vignobles en Moselle: les principes de la Règle bénédictine qui imposaient à tout monastère de se suffire à lui-même étaient sauvegardés.

C'est pour obéir aux prescriptions bénédictines qu'Etienne a décidé, lui aussi, d'acquérir des vignobles mosellans. En même temps, il obéissait aux exigences de la situation économique. Il est remarquable que la vie en économie fermée, imposée à tout monastère par saint Benoît dans le but principal de le soustraire aux influences pernicieuses du dehors, se concilie parfaitement avec les conjonctures économiques du haut moyen âge et qu'elle oblige même les abbayes de Flandre et de Lotharingie, et parmi elles Saint-Jacques, à rechercher l'acquisition de domaines excentriques.

Cette contrainte, imposée par la Règle bénédictine, va peut-être nous donner la clé des acquisitions de biens isolés qui constituent, dans l'évolution du domaine de Saint-Jacques, une innovation d'Etienne.

Olbert qui, à l'abbaye rurale de Gembloux, pouvait tirer des ressources abondantes du fundus, prescrivait une application assez rigoureuse de la Règle de saint Benoît lorsqu'il n'assignait qu'une mission d'aide et de secours aux biens extérieurs dans le cas d'un mauvais rendement fortuit du fundus. La situation de l'abbaye de Saint-Jacques, bâtie sur un fundus urbain, était toute différente; c'est surtout grâce aux revenus de ses domaines extérieurs qu'elle pouvait vivre, et les successeurs d'Olbert avaient dans ce but choisi la région du Geer. Or, dès le début du XIIe siècle, tous les établissements religieux liégeois se partagent le bassin de ce cours d'eau. Soucieux de chercher des débouchés nouveaux plutôt que de se cantonner dans l'exploitation commode des biens de la vallée du Geer, Etienne fait l'essai de domaines dans des régions susceptibles de former les bases de départ d'un développement parallèle aux anciens groupes. Ces acquisitions, qui vont des biens faiblement écartés tels que Roloux et Masniel aux biens nettement éloignés de Wittem et d'Elixem en passant par le bien isolé de Bilstain, sont en même temps le fruit d'une tendance personnelle d'Etienne, des prescriptions de saint Benoît et de l'esprit nouveau de l'observance clunisienne.

En résumé, lorsqu'on jette un coup d'oeil sur la répartition des biens de Saint-Jacques, il est facile de se rendre compte que, grâce aux efforts intelligents d'Etienne, l'aire d'expansion du domaine primitif de Saint-Jacques est définitivement établie. Ses successeurs auront beau jeu d'exploiter les ressources que l'oeuvre d'Etienne met à leur disposition. Le titre de « Grand ,, qu'ils lui ont décerné, n'est pas seulement une marque d'admiration, mais un témoignage de reconnaissance.


CHAPITRE VI

LA MISE A PROFIT
DE L'OEUVRE D'ETIENNE LE GRAND
PAR SES SUCCESSEURS
(1112-1140)

Illustre mère des moissons et des hommes, ô Moselle !...

(AUSONE.)



A. ABBATIAT D'OLBERT II (1112-1134)

Après un abbatiat riche d'événements et de réalisations, Etienne mourut le 23 janvier 1112. Jusqu'au dernier moment, il se dépensa pour augmenter le bien-être de sa communauté. Après lui avoir acquis l'alleu de Mall, il avait entrepris d'obtenir de l'évêque que le prieuré de Saint-Léonard fût exempté de la sujétion envers l'église de Notre-Dame-aux-Fonts. La mort vint le surprendre au milieu des pourparlers et c'est naturellement son successeur immédiat, Olbert II, qui se chargea de mener à bonne fin la transaction. On ne peut donc affirmer que cette affaire soit due à l'initiative d'Olbert: s'il y continue l'oeuvre d'Etienne, c'est pour liquider l'héritage de son prédécesseur et non dans le but de conduire la politique domaniale de l'abbaye dans le sens qu'Etienne le Grand lui avait imposé.

L'examen des actes ultérieurs d'Olbert II montre cependant qu'il a choisi délibérément de situer ses acquisitions dans le cadre de l'aire d'expansion formé par Etienne.

L'acquisition de Horpmael et de Vechmael, biens indépendants des principaux groupes domaniaux de l'abbaye, révèle l'intention d'Olbert d'utiliser l'expérience tentée par son prédécesseur; mais c'est surtout par la formation d'un groupe de domaines excentriques, les vignobles mosellans, que l'abbé Olbert II doit être considéré comme le continuateur d'Etienne le Grand.

La position prise par Olbert à l'égard des efforts de son devancier ne doit pas nous surprendre. Les avantages qu'ils avaient procurés à l'économie générale du monastère en recommandaient l'achèvement, et Olbert II était d'autant mieux disposé à le faire que, depuis au moins 1107, il remplissait à Saint-Jacques la charge de prieur. Ses fonctions lui avaient permis de collaborer aux plans d'Etienne et d'en apprécier la portée.

I. CONTINUATION DE L'OEUVRE D'ETIENNE

1. Privilèges accordés au prieuré de Saint-Léonard

Avant d'appartenir à l'abbaye de Saint-Jacques, la chapelle de Saint-Léonard avait servi d'église paroissiale aux habitants du faubourg. Quand le fondateur la remit à Etienne, les moines que l'abbé y installa l'utilisèrent pour la célébration de leurs offices, mais il est infiniment probable qu'ils continuèrent à exercer le culte paroissial. Par conséquent, ils risquaient d'attirer contre eux les contestations tracassières de l'abbé de Notre-Dame-aux-Fonts.

A côté de l'église dédiée à Saint-Lambert, dont saint Hubert avait fait au début du VIIIe siècle la cathédrale de son diocèse, s'élevait, depuis la fin du VIIe siècle, un oratoire dédié à Notre Dame. Bientôt les cérémonies du culte ne purent plus avoir lieu dans la cathédrale et les cérémonies du baptême se passèrent désormais dans la chapelle annexe qui reçut depuis le vocable de « Notre-Dame-aux-Fonts ».

Après les ravages que les Normands exercèrent dans nos régions, les évêques élevèrent, en remplacement des églises dévastées, treize abbayes occupées par des collèges de clercs. Notre-Dame-aux-Fonts fut, dès le Xe siècle, placée à leur tête, vraisemblablement parce qu'elle était l'église paroissiale primitive de Liège.

En vertu de son ancienneté, Notre-Dame-aux-Fonts était considérée comme l'église-mère des églises paroissiales de la Cité, qui étaient astreintes envers elle à certaines obligations. Dès le début du XIIe siècle, l'abbé de Notre-Dame exerçait dans la Cité le pouvoir archidiaconal et veillait jalousement au maintien de ses prérogatives. C'est précisément sous l'épiscopat d'Otbert qu'éclatent les conflits les plus violents entre l'abbé de Notre Dame et les chapitres pourvus de privilèges, notamment celui de Saint-Jean l'Evangéliste. Mais, par deux fois, en 1101 et en 1107, l'abbé de Notre-Dame se voit débouté de ses prétentions.

Craignant d'être à son tour en butte à ses attaques, l'abbé de Saint-Jacques a imposé aux moines de Saint-Léonard de cesser l'exercice du ministère paroissial et, pour écarter définitivement tout danger de contestation, il a demandé à l'évêque un acte écrit d'exemption.

Après avoir obtenu l'accord d'Hillin, abbé de Notre-Dame, et des autres curés de Liège, Otbert confirma que l'église de Saint-Léonard formait un prieuré et une dépendance de l'abbaye de Saint-Jacques. Elle ne pouvait être, de ce fait, soumise à aucune .sujétion de la part de l'église de Notre-Dame-aux-Fonts. Si quelque fidèle désirait entendre la messe conventuelle à Saint-Léonard, demander les prières des moines pour le salut de ses parents, y choisir sa sépulture ou lui conférer une donation, il avait toute liberté de le faire sans que les prérogatives de église-mère en subissent un préjudice quelconque. Par cette déclaration solennelle d'Otbert, qui eut lieu en présence des plus hauts dignitaires ecclésiastiques du pays, l'existence et les droits du prieuré de Saint-Jacques étaient définitivement consacrés.


2. Horpmael et Vechmael

La même année, la première de son abbatiat, Olbert II déploya, pour accroître le domaine, l'activité et le zèle du néophyte. Il conclut encore un échange avec l'abbaye de Lobbes et reçut quelques biens, dans la région hesbignonne, d'un certain Adélard.

Celui-ci avait jadis partagé ses biens entre les enfants de sa première femme. Il s'était remarié et sa seconde femme, Ode, mourait huit ans plus tard, lui laissant un fils.

Désirant que celui-ci jouisse d'une instruction supérieure, ses parents avaient acquis dans ce but, par leur travail, un alleu de deux bonniers à Horpmael, trois bonniers à Vechmael, une maison et son jardin à Liège, et une autre maison d'un revenu annuel de dix sous.

A la mort de sa seconde femme, Adélard fait donation perpétuelle de ces biens à l'abbaye de Saint-Jacques aux conditions suivantes:

Adélard et Jean jouiront, moyennant deux deniers, de l'usufruit viager et il ne leur sera pas permis de donner, de vendre, d'engager les biens sur lesquels l'abbaye, après leur décès, aura propriété pleine et entière.

Si Adélard désirait un jour renoncer à l'usufruit, s'il demandait l'admission de son fils comme novice à l'abbaye, ou si celui-ci formait ce désir après la mort de son père, les biens et leurs revenus retourneraient sur-le-champ à Saint-Jacques qui les destinerait à l'utilité des moines.

Il ressort des termes de la charte que le donateur appartient à la familia de l'abbaye. Ses fils sont cités en fin de l'acte parmi les servientes de curia sancti Iacobi, qui constituent à peu près les seuls témoins de la donation. Mais il devait occuper un rang relativement élevé parmi les famuli puisqu'il parvient à acquérir des biens et qu'il a le désir que son jeune fils apprenne les lettres et entre comme moine à l'abbaye. Dans la charte de Richer de 1126, un Adélard figure dans la familia ecclesie au second rang, après Evrard, et avant le cuisinier et le boulanger. Dans le document concernant Hanret, émanant de l'abbé Olbert II, il est cité au même rang parmi les servientes. On peut donc le considérer comme un serviteur laïc assumant à l'abbaye une charge déterminée, comme un membre de la mesnie de Saint- Jacques.

Admission dans la classe des prébendiers, voilà les avantages matériels qu'Adélard et son fils retirent des clauses de la donation. L'usufruit ou, si l'on veut, la rente viagère qu'ils touchent sur les biens cédés constitue, encore ici, véritablement une prébende. Que Jean, à son entrée dans les ordres, perde le bénéfice de la prébende, c'est logique puisqu'il bénéficiera des sommes versées aux moines pour leur entretien.

Mais l'intérêt de la charte réside surtout dans le fait qu'elle admet implicitement l'entrée, dans la communauté, d'un membre de la familia. Dans son étude sur le recrutement dans les monastères bénédictins aux XIIIe et XIVe siècles, Berlière n'envisage pas la question, mais il insiste à plusieurs reprises sur l'exclusivisme de la noblesse qui, en Allemagne surtout, se réservait la libre disposition des abbayes, alors qu'en Belgique c'étaient plutôt des membres de la petite noblesse et les familles bourgeoises qui peuplaient les monastères.

P. Volk écrit simplement que, pour déterminer dans quelles conditions et jusqu'à quel point on garantissait l'entrée à des libres et à des nobles, il serait nécessaire de dépouiller le chartrier de Saint-Jacques, car on ne peut rien tirer de précis du Liber Ordinarius d'après la manière dont celui-ci s'exprime à l'égard des famuli. L'on ne sait s'il envisage le problème du point de vue seigneurial qui, jadis, opposait les moines de naissance libre et la familia non-libre.

La présente charte ne peut éclairer le problème puisque Adélard et son fils pouvaient être des serviteurs libres de l'abbaye, mais elle montre tout au moins que l'abbaye de Saint-Jacques, dès le début du XIIe siècle, était loin de montrer de l'exclusivisme en faveur des classes privilégiées de la société médiévale. Ainsi, à l'époque où l'équilibre matériel et spirituel du monastère liégeois atteint son apogée, il développe, comme une conséquence heureuse et naturelle, l'esprit de charité et de fraternelle union entre les membres de l'abbaye. Et l'on ne pourrait objecter que l'entrée à l'abbaye d'individus ressortissant aux classes les moins instruites de la société présente un danger pour le développement intellectuel de la communauté puisque l'abbé de Saint-Jacques a pris soin de former le futur moine à l'étude des lettres, dès son plus jeune âge, à l'école abbatiale.

Si on replace l'acquisition des biens d'Adélard dans l'évolution du domaine, on en retire la conviction que l'abbé Olbert II s'inspire des tentatives amorcées par son prédécesseur. Horpmael et Vechmael ressortissent, en effet, à la catégorie des biens isolés qui flottent, indépendants, entre deux groupes de domaines constitués, celui du Geer inférieur et celui de l'Yerne. Plus significative apparaît encore l'acquisition des deux maisons à Liège. On se souvient qu'Etienne le Grand avait reçu de Oila une maison située sur le marché de la Cité, d'un revenu de douze sous. Si Guda citée dans le nécrologe de Saint-Denis est la veuve de Thibaut de Fouron, c'est également au début du XIIe siècle que la collégiale de Saint-Denis tiendrait une maison située sur la Légia, d'un revenu de douze sous comme les maisons de l'abbaye de Saint-Jacques.

Si l'on voit des établissements religieux chercher à obtenir des maisons dans une ville, c'est en raison de la commodité qu'elles leur fournissent. Le cens, en effet, équivaut sensiblement au revenu d'un manse de terrain fertile. L'importance du cens prouve la valeur considérable des maisons de la Cité qui résultait sans doute de l'augmentation de la population et du développement de la circulation du numéraire. N'est-ce pas d'ailleurs à cette époque, en 1107, que l'empereur reconnaît d'importants privilèges aux marchands bourgeois de Liège ?

Posséder une maison, c'était s'assurer à moindre risque un revenu qui ne demandait pas d'exploitation, et sur le terrain qui souvent y attenait, comme c'est le cas pour une des maisons d'Adélard, l'abbaye avait le choix de bâtir un nouvel immeuble et demander un cens aux occupants, ou bien de le concéder moyennant revenus.


3. La constitution d'un groupe de domaines mosellans

L'acquisition de plusieurs vignobles en Moselle est la preuve la plus frappante de la continuité que nous venons de remarquer entre la politique domaniale d'Etienne II et les réalisations de son successeur.

Dès le début du IXe siècle, les établissements religieux de nos régions, pour lesquels le vin était nécessaire tant pour les besoins du culte que pour l'alimentation, se virent obligés de cultiver la vigne dans leurs domaines. Soixante-dix ans après sa fondation, l'abbaye de Saint-Jacques, on l'a vu précédemment, suivit l'exemple de ses aînés: l'évêque lui obtint par voie d'échange, en 1086, un terrain broussailleux, près de Basse-Awir, qui paraissait convenir à la culture de la vigne. Il n'est pas non plus interdit de croire que dans les domaines qu'elle possédait en Hesbaye, l'abbaye en ait aménagé une partie pour cultiver la vigne: à Boirs, à Bassenge, Horpmael et Glons où Saint-Jacques a possédé des biens, des lieux-dits perpétuent le souvenir d'une exploitation séculaire de la vigne.

On ne pouvait trouver, dans nos régions, d'endroit plus propice à cette culture délicate que les coteaux de la rive gauche de la Meuse, entre Liège et Huy. Le choix des Awirs dénote chez ceux qui le déterminèrent une connaissance pratique des conditions d'acclimatement de la vigne.

Cependant, la vigne ne pouvait trouver en Belgique ni les conditions idéales ni même les conditions normales de croissance. Inexpérience des cultivateurs, versatilité du climat, qualité et rendement fort médiocres, toutes ces déficiences conjuguées obligèrent les établissements religieux à chercher dans les contrées spécialement consacrées à cette culture le vin nécessaire à leurs besoins. C'est ainsi que nos monastères firent l'acquisition de vignobles en Champagne, en Rhénanie ou en Moselle, et le phénomène a été si général qu'on a pu dire qu'il répondait à une loi économique.

L'abbaye de Saint-Jacques, tard venue et dont les vignobles indigènes n'avaient commencé à produire qu'à la fin du XIe siècle, ne manqua pas de suivre bientôt l'exemple de ses consoeurs. Dès 1106, Etienne le Grand lui procurait des vignobles à Strohnsur-Alf.

La région mosellane était, en effet, un des centres vinicoles les plus anciens et les meilleurs d'Europe occidentale. Tandis que les établissements religieux de la Flandre cherchent surtout à acquérir des vignobles en Champagne, Gembloux, Waulsort, Saint-Trond, Stavelot, Saint-Hubert, pour ne citer que les monastères liégeois, possédaient en Moselle des vignobles très productifs et il est naturel que l'abbaye de Saint-Jacques, située dans le triangle Meuse Moselle Rhin, portât son choix sur la région de Trèves.

Les acquisitions qui aidèrent Olbert II à former un groupe de domaines mosellans, nous sont connues par un diplôme impérial de confirmation, du 22 mars 1136.

Son témoignage est nécessaire pour déterminer la date à laquelle l'abbaye de Saint-Jacques est entrée en possession des vignobles mosellans.

Deux témoins nous fournissent les termini chronologiques:

Gozuin Ier de Fauquemont porte le titre depuis 1128.

Anelin de Pré disparaît des chartes à partir de 1130. La donation aurait donc eu lieu entre ces deux années.

Le premier bienfaiteur, un noble, Walter, surnommé Teutonicus, qui était sur le point de mourir, demande à Henri, son neveu et héritier, d'ensevelir son corps à l'abbaye de Saint-Jacques et de donner à celle-ci quelques-uns de ses biens.

Quelque temps après, Udo, le frère de Henri, vint lui aussi à mourir. Henri ajouta à la donation qu'il avait accomplie pour satisfaire au voeu de son oncle, un troisième domaine provenant de son frère défunt.

Comme tous ces personnages ne sont désignés que par leurs prénoms, il est impossible de les identifier. Le surnom de Walter et la localisation des domaines cédés à l'abbaye indiquent une origine mosellano-rhénane. Quant à Udo, dont nous apprenons la mort entre 1128 et 1130, en serait-il question dans une charte d'Adalbert, archevêque de Mayence? Le 25 mars 1128, celui-ci termine une contestation qui s'était élevée, à la mort d'un certain Udo, libre et noble, entre le monastère de Ravengiersburg et les ministeriales de Udo concernant les biens que celui-ci avait légué avant de mourir à Saint-Martin, à l'archevêque de Mayence et au monastère de Saint-Christophe à Ravengiersburg.

L'identification de deux des trois domaines acquis par l'abbaye est plus aisée. Hadigrin désigne certainement la commune d'Edeger. Quant à Urchith, c'est l'actuel Urzig, dont l'existence nous est révélée dès la fin du VIIe siècle.

L'identification du dernier domaine est susceptible de causer quelque hésitation. Hirsch et Ottenthal retiennent la graphie Engramrode. La copie de Ernst, qui contient quelques leçons visiblement incorrectes, mais qui a été transcrite d'après le diplôme original perdu, porte Engranrode et Engrandenrode. Quant à Van den Berch qui, lui aussi, recopie l'original, il écrit Engranrode et Engrarode.

M. Niermeyer ajoute un point d'interrogation après l'identification qu'il propose en note, sans commentaires, et selon laquelle Engramrode désignerait Greimerath. Il puise certainement cette identification dans 1' Urtundenbach de Beyer qui, lui aussi, pique son identification d'un peut-être. De plus, chaque fois que Beyer rencontre mention de Grimolderode, il l'identifie, sans ajouter de point d'interrogation, au même Greimerath. A deux reprises cependant, il identifie une graphie légèrement différente avec un second Greimerath: dans ces deux cas, le bien-fondé de l'identification et de la localisation ne peut faire de doute, étant donné les précisions du contexte.

A plusieurs reprises, le domaine figure, dans les chartes, parmi l'énumération de vignobles mosellans. Il doit donc être recherché dans cette région.

Le choix se restreint entre Greimerath, du Kreis de Wittlich, et Greimerath du Kreis de Saarburg.

Deux arguments tranchent le problème:

Si les deux localités ont une graphie commune, par contre la graphie Engramrode s'applique de préférence à la première. Or Engramrode est toujours cité en même temps que les domaines d'Alf et de Wittlich, tandis que Grimolderoth, s'il est cité une fois en même temps qu'Urzig, apparaît ordinairement en compagnie de Zerf.

Un coup d'oeil sur la carte montre que Greimerath du Kreis de Wittlich est situé non loin de Wittlich et d'Alf, tandis que le Greimerath du Kreis de Saarburg, voisin de Zerf, est fort éloigné de ces deux communes. Or, il est probable que l'abbaye de Saint-Jacques ait essayé, pour des raisons de commodité faciles à comprendre, d'obtenir en Moselle des domaines groupés. C'est naturellement Greimerath du Kreis de Wittlich qui répond le mieux à cette légitime exigence et qui, par conséquent, possède le plus de titres à désigner le domaine d'« Engramrode » acquis par l'abbaye.

Lorsque le moine et les serviteurs auxquels l'abbé Olbert II avait confié la tâche de ramener le vin de Moselle au monastère se disposaient à entreprendre le voyage, quel itinéraire pouvaient- ils suivre ?

Le chemin le plus sûr, le moins fatigant, et, tout compte fait, le plus rapide, puisqu'il est parsemé de relais, trace une large courbe nord ouest-sud est. Après avoir longé la Meuse dans la direction de Huy, les voyageurs bifurquaient brusquement à hauteur d'Ombret et empruntaient la route romaine du Condroz qui, par Ramelot, Clavier, Somme-Leuze, les conduisait à Marche et à Bastogne dont l'importance pouvait leur garantir les relais. De là, par Romeldange, ils gagnaient bientôt Trèves, à moins qu'ils ne préférassent faire un détour en se dirigeant plus au sud, jusque Arlon, où une autre route romaine plus large, celle de Reims à Cologne, les conduisait par Luxembourg aux portes de la cité archiépiscopale. Là, huit cents ans après Ausone, ils pouvaient admirer avec lui << ces villas dont le faîte s'élève sur les rives qui dominent le fleuve, ces collines vertes de vigne, ces belles eaux de la Moselle qui coule à leurs pieds avec un murmure presque insensible >>.

Pour se rendre à Greimerath, Urzig, Strohn, Edeger, il leur était loisible d'emprunter la route qui longe le fleuve ou le fleuve lui-même.

Sur les coteaux, vignes et forêts voisinent; à cette époque, au début du XIIe siècle, l'énorme massif forestier rhénan n'a pas encore trop souffert du défrichement. Aussi n'est-il pas étonnant que les biens de l'abbaye de Saint-Jacques comprennent une partie boisée assez considérable, désignée, dans le diplôme, par le terme caractéristique de foresta communis.

Sur les domaines de l'abbaye vivaient toute une population de tenanciers à qui le voisinage de la forêt garantissait des avantages sans lesquels il leur eut été impossible de vivre. Où trouver le bois pour se chauffer, pour se loger, où mener paître le bétail? Il était nécessaire que le propriétaire des bois accordât aux habitants un droit d'accès et d'usage pour satisfaire à leurs besoins domestiques: de là l'emploi du terme communis. Mais l'on commettrait une grossière erreur en déduisant de ce mot l'existence, au profit des manants d'un domaine, d'un droit de propriété commun ou indivis. En effet, ce droit réel d'usage dont bénéficiaient les habitants de Greimerath, d'Urzig, d'Edeger et de Strohn, ne lésait pas le droit de propriété de l'abbaye.

Il est curieux de voir accolés, dans le diplôme, les termes foresta et communis. Selon Goblet d'Alviella, foresta aurait désigné une superficie boisée en dehors de la villa, réservée au seigneur, échappant à la jouissance des habitants, tandis que silva désignerait le bois situé à l'intérieur du domaine. Dans le cas présent, la contradiction n'est qu'apparente, car la distinction nettement tranchée à l'origine s'est effacée et le rédacteur du document a certainement employé le terme foresta dans le sens général de <` forêt », sans vouloir insinuer une nuance juridique.

Les biens mosellans de Saint-Jacques ne consistaient pas uniquement en vignobles et l'abbaye pouvait tirer des revenus des champs, des prés et des pâtures mentionnés dans la description formulaire des quatre domaines.

En effet, les famuli des domaines n'habitaient pas parmi les vignobles, mais près des champs et des pâturages. Il était donc nécessaire que l'abbaye reçut, en même temps que les vignes, la familia chargée de les exploiter et les terres sans lesquelles celle-ci n'aurait pu assurer sa subsistance. La partie du domaine de Greimerath que Henri cède à Saint-Jacques était occupée par un famulus appelé Walter, sa femme, ses fils et ses filles qui avaient appartenus jadis à la mère de Udo et de Henri. Pour perpétuer le souvenir de sa donation, Henri obtint que Walter et sa famille, ses propres parents et ses amis, fussent enterrés à l'abbaye où l'on célébrerait leurs obits.

Malheureusement, le diplôme ne nous fournit pas le renseignement le plus intéressant, à savoir la quantité de vin que le monastère retirait des domaines mosellans.

Dans la bibliothèque de l'abbaye figurait un manuscrit contenant les vies et les récits du martyre de plusieurs saints. L'ouvrage se terminait par un sermon de Guillaume de Middelton sur sainte Agnès, orné d'une miniature. Au verso du fol. 136, Nicolas Bouxhon a relevé une note particulièrement intéressante pour la physionomie du domaine d'Urzig. L'abbaye y possédait dix-neuf vignes, et neuf d'entre elles étaient des tenures qu'exploitait un certain Albert.

Au début du XIIIe siècle, un manse situé à Urzig, dans les domaines de l'abbaye de Saint-Maximin de Trèves, produisait une aime de vin. Le laboureur y travaille la moitié de la semaine; il cultive pour l'abbaye, sur un manse de champ, une parcelle d'une superficie telle qu'il puisse y semer un demi-setier de seigle et un setier d'avoine. C'est l'abbaye qui lui fournit les semences.

A Noël, Saint-Maximin touche un maldrum d'avoine et une poule; à Pâques, une poule et dix oeufs.

Quatre moissonneurs travaillent sur le manse: ils reçoivent un bélier et deux setiers de vin à Noël, dix torches à la Saint Jean et cent casseroles ou deux deniers. Pour le fauchage du prés de la réserve, ils ont droit à un aide et le double pour la récolte du fourrage.

Au printemps, s'il ne reçoit pas de cheval de marche, le laboureur a droit à trois pains qui équivalent à trente pains de la mesure seigneuriale; en juin, trois pains d'un denier chacun et du fromage; en automne, trois ou quatre pains et des écuelles de pois.

Bien que cet aperçu de l'organisation du petit domaine d'Urzig s'applique au début du XIIIe siècle et concerne un établissement religieux de Trèves, il est permis de croire que l'organisation du domaine de l'abbaye de Saint-Jacques à Urzig et dans les autres biens mosellans s'inspirait des mêmes coutumes, toutes proportions gardées. Saint-Jacques a d'ailleurs conservé ses possessions jusqu'à l'année 1248 au moins, et elle les a peut-être même accru entre 1137 et cette dernière date 1. Ce détail nous amène à examiner dans quelle mesure l'abbaye de Saint-Jacques a suivi le mouvement des abbayes qui détermina celles-ci à liquider peu à peu leurs vignobles excentriques 2. Pour répondre à cette question, l'étude de M. van Werveke va, une fois de plus, nous servir de base.

Dès le milieu du XIIe siècle, la renaissance du commerce, dont la stagnation avait obligé les abbayes de nos régions à obtenir des vignobles excentriques, les force alors à s'en débarrasser. Les principaux motifs invoqués par les abbés pour renoncer à leurs biens sont naturellement la distance, la difficulté des routes, les abus dont les tenanciers de ces domaines lointains, forts de l'impunité que leur garantit l'éloignement, se rendent coupables et qui frustrent l'abbé d'une partie de ses revenus. Seize ou dix-huit ans après l'acquisition par Saint-Jacques de ses vignobles mosellans, l'abbaye de Stavelot-Malmedy liquide les siens dès 1146.

Les causes que nous venons d'énumérer ne sont évidemment pas nées avec la renaissance du commerce, elles ont existé dès le moment où les abbayes ont acquis des domaines excentriques; mais, à cette époque où le commerce était inexistant, les avantages qu'elles en retiraient en compensaient largement tous les inconvénients.

Il n'en est plus de même dès l'instant où les marchands, pérégrinant de ville en ville, viennent mettre directement à la disposition des établissements religieux la quantité de vin nécessaire à leurs besoins. Un exemple frappant nous est fourni par moine de Saint-Jacques, le chroniqueur Renier.

En 1198, la cherté du vin à Liège provoqua, pour la première fois dans nos régions, l'importation des vins de Bordeaux dans la cité épiscopale. Cette importation se renouvela les années suivantes: elle offrait en effet des avantages tellement appréciables qu'elle ralentit sensiblement la consommation du vin indigène dont le bouquet, très grossier, ne pouvait soutenir la comparaison avec les crus bordelais. De plus, cette importation rendait complètement inutile, sinon onéreux, le maintien des vignobles excentriques. Aussi, les établissements religieux de Liège qui en possédaient, s'en débarrassent-ils dans le courant du XIIIe siècle: Saint-Lambert en 1227, Saint-Pierre en 1230, Saint-Trond en 1265. On a dit tantôt que l'existence des vignobles mosellans de Saint-Jacques était attestée jusqu'en 1248. Il est certain que l'abbaye s'en est débarrassée peu après. C'est, en effet, la dernière fois qu'on en trouve mention dans les biens du monastère, et il est naturel que Saint-Jacques ait suivi le mouvement des collégiales liégeoises.

On pourrait même s'étonner que les vignobles mosellans de l'abbaye aient survécu à la liquidation des biens qui eut lieu au début du XIIIe siècle, car les domaines excentriques sont d'habitude les premiers sacrifiés. Sans doute jugea-t-on qu'ils rendaient encore des services appréciables et nécessaires. Mais leur maintien et la bonne marche de leur organisation est due au dévouement du chroniqueur Renier qui, lors de la crise dont fut victime l'abbaye de Saint-Jacques, partit en Moselle inspecter les vignobles pour apporter dans leur administration les corrections et les réformes éventuelles.

Si l'abandon des vignobles étrangers par l'abbaye de Saint-Jacques dans la seconde moitié du XIIIe siècle est un nouvel exemple du phénomène général provoqué par la renaissance du commerce, la date à laquelle le monastère les a acquis correspond-elle encore à l'époque de l'économie domaniale « fermée »?

On peut l'affirmer sans crainte d'erreur si l'on songe que Liège, cité épiscopale, cité de gens d'église, s'est adapté à une cadence moins rapide que Bruges et Gand à la renaissance du commerce, à cette « inondation bienfaisante » dont la Flandre est la première favorisée.

En outre, Saint-Jacques était une fondation déjà tardive. Quand ce n'est pas l'évêque lui-même qui dote un jeune établissement de domaines excentriques, celui-ci ne pourrait, dès les premières années, en acquérir par lui-même car cette opération suppose toute une préparation: l'achèvement de l'oeuvre domaniale dans les régions les plus voisines de l'établissement, des relations suivies avec les gros donateurs et surtout un rayonnement d'influence auquel seuls peuvent prétendre des monastères déjà centenaires. La preuve, c'est que les établissements fondés: à partir de 1100 n'ont pas possédé de vignobles étrangers. La période 1106-1130 durant laquelle l'abbaye de Saint-Jacques entre en possession de ses vignobles mosellans s'intègre donc parfaitement dans la marche générale de son évolution domaniale.

Le dernier point relatif aux vignobles mosellans est la question de l'avouerie.

En 1106, Etienne II et Guda s'étaient mis d'accord pour laisser le domaine de Strohn libre de tout droit d'avouerie. Le choix éventuel d'un avoué serait réservé à l'abbé de Saint-Jacques.

En 1126-1130, Henri, l'exécuteur testamentaire de son oncle Walter, ne fait pas non plus valoir la charge d'avouerie à laquelle il pourrait prétendre dans les domaines d'Urzig et d'Edeger. Mais le diplôme ne dit pas s'il s'agit là d'une solution provisoire et si l'abbé s'est réservé le droit de nommer un avoué de son choix quand il le jugera utile. Au fond, la base est la même - c'est l'absence, momentanée ou non, de tout avoué.

Aussi, est-il étonnant de constater qu'à Greimerath, où l'avoué n'est pas encore nommé, des conditions restrictives règlent les droits qu'il est appelé à exercer. Elles sont de nature à jeter, avouons-le, un doute sur l'authenticité de ce passage, à moins que certaines circonstances ou certaines coutumes propres au domaine de Greimerath ne réclamassent la protection d'un avoué.

Celui-ci ne percevait annuellement qu'une mesure d'avoine, et il ne pourrait ni entrer dans le domaine ni en sortir sans la permission expresse de l'abbé ou de son délégué. Dans l'exercice de ses fonctions, il lui serait interdit d'exiger droit de gîte ou rémunération quelconque.

Si ce passage est une interpolation, faut-il également considérer comme tel le passage relatif à l'avouerie d'Edeger et d'Urzig, et le passage similaire du diplôme de 1125 concernant Strohn ?

Il était dans l'intérêt de l'abbé de ne pas placer les domaines excentriques sous la protection d'un seigneur voisin de ceux-ci. Non seulement l'éloignement privait l'abbé de toute surveillance efficace et assurait à l'avoué l'impunité s'il commettait des abus, mais, de plus, la situation privilégiée de l'avoué autochtone, pourvu de domaines dans les environs, lui permettait, s'il le voulait, d'exercer sur les biens de Saint-Jacques les mêmes droits que ceux qu'il exerçait sur ses propres biens, bref de les englober dans son domaine. Ces dangers, des abbés aussi prévoyants qu'Etienne II et Olbert II ne pouvaient les ignorer et il est normal que de deux maux ils aient choisi le moindre: laisser les biens sans avoué. Si l'on adopte cette manière de voir, point n'est besoin de rejeter l'authenticité des règlements d'avouerie des vignobles mosellans.

Mais l'on peut cependant fournir contre leur authenticité deux présomptions: c'est précisément au début du XIIe siècle que la lutte entre les abbayes et leurs avoués devient de plus en plus vive, et elle oblige souvent les abbés à fabriquer des règlements pour détruire les prétentions de leurs adversaires. Enfin, il est assez curieux de noter qu'à Strohn comme à Urzig et Edeger, les neveux des donateurs se désintéressent des droits qu'ils pourraient légitimement faire valoir sur l'avouerie de ces domaines. M. Niermeyer répondrait, s'il voulait être explicite, qu'originairement l'abbé de Saint-Jacques a investi Arnoul de Fouron et Henri, l'un de l'avouerie de Strohn, l'autre de l'avouerie d'Edeger et d'Urzig. Leurs descendants leur auraient légitimement ou abusivement succédé, et c'est pour mettre fin à leurs exactions ou à un abus de pouvoir que l'abbé de Saint- Jacques aurait fait fabriquer un nouveau règlement tel qu'il figure dans les diplômes de 1125 et de 1136.

L'argument, certes, est pertinent, mais on ne pourra considérer le règlement d'avouerie comme une interpolation manifeste que lorsqu'on aura retrouvé le diplôme original et déterminé par d'autres critères sa non-authenticité.


II. OEUVRE PERSONNELLE D'OLBERT II.
L'ACCROISSEMENT ET LE REGAIN D'ACTIVITE DU DOMAINE DE HANRET

Quittons les coteaux mosellans pour les plaines fertiles et vallonnées de la Hesbaye namuroise, où se manifeste l'activité de l'abbé Olbert II.

Depuis l'année où fut fondée l'abbaye de Saint-Jacques, le domaine de Hanret, qu'elle devait peut-être à une libéralité intéressée du comte de Louvain, n'a jusqu'ici reparu dans aucune charte du monastère. Nous avons cependant essayé d'établir que, pendant tout l'abbatiat d'Olbert de Gembloux, cet alleu a formé le coeur du domaine de Saint-Jacques. L'importance de Hanret à cette époque était la conséquence logique du gouvernement simultané de Gembloux et de Saint-Jacques par Olbert.

Après la mort d'Olbert, les abbés de Saint-Jacques, qui n'avaient plus les mêmes raisons de développer le domaine de Hanret, s'attachèrent surtout à fonder un nouveau groupe de domaines plus rapproché du monastère. Pour réaliser ce dessein, i]s échangèrent les petits biens situés dans l'orbite de Hanret, qui formaient avec lui une unité domaniale, contre des biens situés le long de l'Yerne et du Geer. S'ils eurent soin de conserver le domaine de Hanret, dont l'étendue et la situation leur fournissait d'importants revenus, il ne semble pas qu'ils aient essayé de l'agrandir; du moins aucun document n'en témoigne. De toute évidence, leurs préoccupations se tournaient désormais vers la Hesbaye liégeoise.

A partir de ce moment, le silence des documents paraît signifier que le domaine de Hanret, isolé à l'extrémité ouest de l'aire d'expansion du domaine de l'abbaye, connaît des jours calmes et sans histoire.

Quels sont les motifs qui ont déterminé Olbert II à développer, dès la première année de son abbatiat, le bien de Hanret? Parce qu'il avait choisi de porter le même nom que son glorieux devancier, voulait-il non seulement suivre l'exemple de ses vertus, mais également reconstituer le domaine auquel l'abbé de Gembloux avait consacré tous ses soins? Ou bien la perspective soudaine de contestations avec un établissement voisin, l'obligeat-il à s'en occuper ? Cette éventualité paraît proche de la vérité, bien que la charte qui concerne Hanret présente l'échange conclu entre les abbés de Lobbes et de Saint-Jacques comme une transaction amiable et cordiale.

1. L'échange conclu entre les abbés de Lobbes et de Saint-Jacques

L'alleu que l'abbaye de Saint-Jacques avait reçu en 1015, n'était, on s'en souvient, qu'une partie du domaine primitif de Hanret dont l'abbaye de Saint-Pierre de Lobbes avait détenu la plus grande partie, sinon la totalité, dans le courant du IXe siècle.

Dans la suite, Lobbes en avait abandonné les parcelles les plus considérables. Au début du XIIe siècle, il ne lui en restait plus que deux manses: l'un à Harlue, l'autre à Jennevaux, et ceux-ci se trouvaient sous la juridiction de l'abbaye de Saint-Jacques.

Estimant plus commode que le monastère liégeois détienne un pouvoir égal sur toutes les parties qui composaient le domaine, l'abbé de Lobbes céda à celui-ci, avec l'assentiment de son chapitre, les deux manses de Harlue et de Jennevaux par l'intermédiaire de l'avoué de Saint-Pierre, Adélard de Chimay, et d'Arnoul de Looz, avoué de Saint-Jacques. Plusieurs membres de la familia épiscopale assistèrent à la transaction, probablement parce que celle-ci s'était effectuée, s'il faut en croire la charte, en présence et avec l'approbation de l'évoque Otbert qui aurait ordonné la rédaction d'un acte muni de son sceau.

La charte a fourni jadis au chanoine Roland matière à déductions pertinentes sur le statut politique des territoires de Harlue et de Jennevaux. Le comte de Namur était avoué de Lobbes pour les biens situés dans son comté. Si l'échange de 1119 s'effectue par l'intermédiaire d'Adélard de Chimay, c'est qu'à cette époque Harlue et Jennevaux n'appartenaient pas au comté de Namur. Mais c'est aussi au point de vue du domaine de l'abbaye de Saint-Jacques que les termes de l'échange présentent un intérêt.

Quand le rédacteur de la charte dit expressément: beatus Petrus Laubacensis duos mansos habuit in Hanretio sub jure sancti Jacobi Leodicensis, unum in Uerlaus, alterum in Juseneval, il nous donne les limites extrêmes sud et nord du domaine de Saint-Jacques à Hanret et nous apprend que l'abbaye possédait certains droits sur les terres situées en ces deux endroits. Mais il est malaisé d'en déterminer la nature, à cause du caractère vague de l'expression sub jure.

Fait remarquable: Harlue et Jennevaux sont directement voisins, le premier de Noville-sur-Méhaigne, le second de Dhuy, tous deux anciennes possessions de Saint-Jacques. Les deux manses que Lobbes possédaient à Hanret n'étaient d'ailleurs pas les seules parcelles allodiales sur lesquelles l'abbaye de Saint-Jacques avait des droits moins étendus que sur le noyau du domaine. Le second et dernier document que nous possédions sur les agrandissements du domaine de Hanret pendant le gouvernement d'Olbert II nous montre, chez ce dernier, l'intention caractérisée de réduire ces dernières parcelles qui gênent encore la parfaite cohésion des biens de l'abbaye à Hanret.


2. La donation de Bernard

Un certain Bernard, serviteur laïc de Saint-Jacques, possédait de ses ancêtres un alleu à Hanret. Il en fit donation à l'abbaye moyennant vingt- deux deniers que ses héritiers payeraient chaque année.

Il faut évidemment suppléer au laconisme de la charte et comprendre que lorsque Bernard eut donné son alleu à l'abbaye, celle-ci le lui rendit à la condition que lui et ses héritiers payassent à Saint-Jacques vingt-deux deniers par an: c'est une opération qui, au fond, équivaut à une création de rente.

Comme il ne manquait à cette somme que deux deniers pour faire deux sous, Bernard créa une seconde rente de deux sous sur une curtis qu'il possédait également à Hanret. En gage de l'alleu et du jardin que l'abbaye lui avait concédés à lui et ses descendants, il abandonna à Saint-Jacques le quart d'un manse de terre patrimoniale pour une somme de quatre marcs. Si un jour un de ses héritiers voulait récupérer ce bien, il serait obligé de verser la même somme à l'abbaye.

Pour récompenser ce généreux serviteur, l'abbé Olbert lui concéda la fraternité du monastère et une prébende. A sa mort, Bernard serait inscrit dans le nécrologe et l'on célébrerait le trentain et l'anniversaire de son obit. En terminant, l'abbé menaça d'anathème celui qui voudrait s'approprier le bien donné en gage sans en payer la Rédemption.


III. ACHEVEMENT DU GROUPE DOMANIAL DU GEER INFERIEUR

Bassenge

Quelques mois avant sa mort, l'abbé Olbert fit une acquisition dont le sens ne peut échapper à personne: elle marque l'aboutissement des efforts tentés par les abbés de Saint-Jacques depuis Etienne Ier (1066-1076) pour former, dans la région du Geer inférieur, un groupe de domaines fortement concentré.

Les terres allodiales de Bassenge étaient réparties, au début du XIIe siècle, entre l'abbaye de Stavelot-Malmedy, un comte saxon et un noble de l'actuel Limbourg hollandais.

Si l'on peut se rendre compte de l'importance du domaine de Stavelot, qui comptait trente-six manses et dont l'abbé retirait un cens total de dix livres, l'estimation de l'étendue et des revenus du reste est impossible à reconstituer bien que tous deux paraissent avoir été considérables.

Le 6 janvier 1134, un comte saxon effectua à Aix-la-Chapelle, devant l'empereur Lothaire III, la donation de tout ce qu'il possédait à Bassenge-sur-Geer en faveur de l'abbaye de Saint-Jacques. Ces biens constituaient la moitié d'un alleu et la moitié de l'église du domaine, avec ses appartenances — familia, champs, prés, pâturages, terres cultivées, jachères, eaux courantes, moulins — et toutes ses dépendances.

Jusque-là, le diplôme de Lothaire III, qui relate la donation, ne contient rien de suspect, mais les clauses qui font suite ne laissent pas de créer une impression peu favorable pour l'authenticité du diplôme.

Le règlement restrictif imposé à l'avoué nous met déjà en garde. Mais c'est un sentiment de nette défiance que l'on éprouve à la lecture d'une clause qui a pour but de modifier en faveur de l'abbaye le montant qui lui revient de la dîme.

A cette époque — et le mouvement dure depuis le XIe siècle — les abbayes cherchent de plus en plus à se réserver les dîmes de leurs terres qui constituent un revenu fort abondant. Cette tentative lèse naturellement d'abord le desservant de la paroisse qui fera tout son possible pour contrecarrer les prétentions des établissements religieux. Pour briser sa résistance, le moyen le plus sûr était de lui opposer un document qui lui imposerait silence. Si l'on répugne à croire que les moines se soient faits parfois faussaires sans avoir l'excuse apparente d'agir dans un but de légitime défense, il est loisible de supposer que le prêtre pouvait vendre une des deux parts de la dîme qui lui revenait quelquefois. Si chaque année le même individu ou le même établissement en était le bénéficiaire, une habitude et des droits pouvaient peu à peu se créer. Pour éviter une concurrence dangereuse, l'abbaye faisait rédiger un acte qui montrait que, jadis, une seule part revenait au prêtre de la paroisse. La possibilité d'une vente était de la sorte écartée.

Witikind, le donateur, est cité quatre fois parmi les témoins d'actes de donation ou de confirmation de l'empereur Lothaire III de 1129 à 1134. Il est aisé d'identifier le castrum de Sualemberc avec la localité de Schwalenberg.

La famille des comtes de Schwalenberg est originaire de l'Oldenburg, près de Marienmunster, dans le district de Hoxter; son histoire est bien connue à partir de la fin du XIIe siècle. Le 2 avril 1184, Witikind IV reçut en fief le comté de Pyrmont. C'est son neveu Adolphe Ier (1214-1270) qui fonda l'ancienne lignée des Waldeck. Après plusieurs démembrements, le comté de Schwalenberg échut, en 1322, aux seigneurs de Lippe, et finalement à l'évêché de Paderborn, entre 1362 et 1365.

Bien que nous ne possédions que peu de données sur Witikind II, donateur de Bassenge, le diplôme de 1134 est susceptible d'orienter nos recherches puisqu'il signale que le domaine appartenait jadis à la mère de Witikind. Cette possession supposerait-elle une origine hesbignonne ? Sur ce point, nous recueillons un témoignage vraiment inattendu et qui laisse place aux conjectures les plus troublantes: c'est, en effet, Jean d'Outremeuse qui nous le fournit, avec le luxe de détails curieux qu'on lui connaît.

Après avoir raconté les hauts faits de Lothaire III, le chroniqueur affirme qu'il eut deux fils: Wichinus, duc de Saxe, et Henri. Ce dernier épousa Sophie, fille d'Arnoul, comte de Looz, dont il eut Wichinus.

Ce Wichinus n'est autre que le seigneur de Schwalenberg dont la tombe se trouve au château de Schwalenberg et sur laquelle sont peintes, d'un côté les armes de Saxe, de l'autre les armes de Looz.

Enfin, il est écrit, dans un document pendant au mur de son caveau, que lors d'une bataille où il remporta la victoire, il se voua à saint Jacques en promettant qu'il le ferait héritier de tous ses biens. Comme il n'était pas marié, à sa mort ses domaines furent répartis entre toutes les églises du duché de Saxe dédiées à saint Jacques, et à l'église de Saint-Jacques à Liège furent cédés les biens du douaire de sa mère situés dans le comté de Looz:

Que retenir de cet inextricable tissu de fables et de vérités déformées ?

Si Jean d'Outremeuse a vu et utilisé le diplôme de Lothaire III, — et l'on a relevé plus haut qu'il avait consulté les archives de l'abbaye —, on peut considérer son récit comme un habile développement romancé d'un fait historiquement certain ou comme un ingénieux essai d'explication des motifs du choix de Saint-Jacques par Witikind.

En ce qui concerne les généalogies des familles liégeoises, les indications de Jean d'Outremeuse, à maints endroits, présentent une évidente analogie avec celles de Jacques de Hemricourt. C'est une sûre garantie de leur véracité puisque Hemricourt est le modèle du chroniqueur exact et scrupuleux. Mais l'on ne peut malheureusement juger d'après le même critère les données de Jean d'Outremeuse sur des familles étrangères au pays de Liège. C'est ainsi que dans le passage qui nous occupe, il accorde généreusement deux enfants à Lothaire qui, on le sait, n'a eu qu'une fille.

Si Jean d'Outremeuse n'a pas connu le diplôme, il a recueilli la matière de son récit dans une geste ou dans la tradition. Recourir à l'hypothèse d'une tradition, c'est implicitement reconnaître l'origine hesbignonne de la mère de Witikind de Schwalenberg, puisque cette tradition n'a pu naître et se perpétuer que dans la région où la mère du comte saxon avait vécu. L'existence d'une tradition n'aurait d'autre part rien d'étonnant, puisque deux cent cinquante ans à peine séparent la donation de Bassenge à Saint-Jacques de l'époque à laquelle Jean d'Outremeuse a rédigé ses ouvrages et que le diplôme nous dit formellement que la mère de Witikind était dotée dans le Limbourg. Ce ne serait d'ailleurs pas la première fois que le témoignage du chroniqueur ouvrirait la voie à de curieux rapprochements. L. Michel, tout en souscrivant au jugement défavorable de Balau et de Kurth, a mis en relief deux exemples frappants où le récit de Jean d'Outremeuse s'accorde parfaitement avec des données historiques positives et il en conclut que « l'exagération, l'exaltation, l'imagination épiques de la belle histoire de Jean d'Outremeuse ont eu un point de départ dans la réalité >>.

Or, dans le cas présent, l'élément authentique existe. Il réside dans le fait indiscutable de la fondation, en 1128, par Witikind de Schwalenberg, sa femme Lutrude et son parent Bernard, évêque de Paderborn, de l'abbaye de Marienmunster, précisément consacrée à Notre-Dame, Saint-Jacques et Saint-Christophe. Si ces données laissent encore sans solution l'origine de la possession de Bassenge par la mère du comte de Schwalenberg, elles permettent au moins de saisir sur le vif les procédés de critique ou d'invention de Jean d'Outremeuse.


B. ABBATIAT D'ELBERT (1138-1150)

LES PREMIERS SYMPTOMES D'ESSOUFFLEMENT

1. La « donation » d'Arnoul de Nuth

L'accroissement qui suivit immédiatement l'acquisition de la moitié de l'alleu de Bassenge a pour objet l'acquisition de l'autre moitié du même domaine. La mort ou les circonstances, ou peut-être un fait matériel dont un prochain document nous révélera la nature, empêcha l'abbé Olbert II d'accomplir cette tâche. Elle était réservée, non à son successeur immédiat Etienne III qui ne manifeste son activité domaniale qu'en obtenant de Lothaire III la confirmation des domaines mosellans, mais au successeur de celui-ci, l'abbé Elbert.

Après l'heureux résultat de la première croisade, le danger musulman était loin d'être écarté, et la fragilité du royaume de Palestine qui venait d'être fondé n'était secourue et diminuée que par la présence de moines-soldats hospitaliers, Teutoniques et Templiers, qui entretenaient là-bas une croisade permanente. Aussi n'est-il pas rare de voir l'un ou l'autre chevalier, gagné par leur exemple, partir à Jérusalem entre deux croisades.

C'est animé de ce désir qu'entre le 29 novembre 1137 et l'année 1140, le chevalier Arnoul de Nuth céda, avant son départ, la seconde moitié de l'alleu de Bassenge à l'abbaye de Saint-Jacques. Le 6 avril 1141, l'abbé Elbert fit ratifier cette cession par l'empereur Conrad III qui, six ans plus tard, prendrait lui aussi le chemin de l'Orient à la tête de la seconde croisade.

La description du domaine d'Arnoul de Nuth est calquée, à peu de choses près, sur celle du domaine de Witikind, mais nous ne savons quelle était l'étendue des droits d'Arnoul de Nuth sur l'église, dont Witikind et, plus tard, Saint-Jacques possédaient la moitié, et sur la dîme dont il détenait une partie.

La cession s'effectua sur l'autel de Saint-Jacques avec l'approbation de Gérard, le frère, sans doute aîné, d'Arnoul, et en présence de quelques nobles parmi lesquels Arnoul, neveu de Steppon et de Thibaut de Fouron, Wéry de Pré, Renier de Lantin et un parent de Gérard et d'Arnoul, Hasbold de Nuth.

En outre, le diplôme déclare qu'un des témoins, remplaçant l'avoué d'Arnoul, prit sur l'autel la donation, la remit aux mains de Louis de Looz, l'avoué de l'abbaye, devant Arnoul de Nuth qui abandonna tous les droits à la propriété de l'alleu, en présence de l'abbé et des moines.

Comment expliquer ce surcroît de précautions dans l'accomplissement de l'acte juridique ?

Vraisemblablement parce que le geste d'Arnoul de Nuth, que les termes du diplôme présentent comme une donation pure et simple pour le salut de l'âme du donateur et de ses parents, n'est en réalité qu'une vente camouflée. Une charte de 1140 en fournit la preuve irréfutable.

Il serait d'ailleurs surprenant qu'un croisé, dont les ressources en numéraire ne doivent pas être fort élevées et dont la fortune est fondée sur la terre, ne cherchât pas à monnayer ses biens pour couvrir les frais de son équipement et d'un voyage aussi long. Les croisades ont, en effet, donné naissance et propagé la pratique d'opérations financières déjà compliquées pour l'époque et dont la plus caractéristique, le mort-gage, a été étudiée par MM. H. van Werveke et F. Vercauteren. Dans le cas présent, il s'agit simplement d'une vente et elle n'offrirait qu'un intérêt limité si elle ne nous révélait brusquement sous un aspect bien inattendu la situation financière de l'abbaye de Saint-Jacques.

En effet, les disponibilités du monastère se montrèrent insuffisantes pour acquitter la somme qu'Arnoul de Nuth demandait, et l'abbé Elbert se vit obligé de contracter un emprunt.


2. Le recours à l'emprunt

Les prêteurs auxquels il s'adressa, Albert et son neveu Engo, étaient deux sous-costres de la cathédrale Saint-Lambert, d'origine utrechtoise qui, déjà avant 1140, avaient traité une affaire avec l'abbaye. Ils avaient racheté aux moines du prieuré de Saint-Léonard dix sous sur le cens d'Eira dont les revenus avaient été probablement alloués en partie au prieuré.

Pour leur salut et celui de leurs parents, ils donnèrent à l'abbé Elbert une somme de trente marcs pour l'achat en commun de la moitié de l'alleu de Bassenge. En retour, Elbert leur accorda la possession viagère, en cens, récoltes, champs, eaux, moulins et tous revenus, du quart de la totalité de l'alleu: ceci porte à croire que les trente marcs avancés constituaient la moitié de la somme réclamée par Arnoul de Nuth.

Le survivant des sous-costres continuerait à posséder seul et dans son intégrité la moitié de l'ancien alleu du croisé. Quand tous deux seraient morts, quarante sous de revenus de l'alleu seraient employés à la célébration d'obits et de fêtes.

Bien que la perception des revenus et la possession du quart de l'alleu échappassent momentanément à l'abbaye, l'opération était loin d'être une opération désavantageuse pour elle, puisque nous ignorons l'âge des deux sous-costres. Mais, de toute façon, le recours à des prêteurs ne constitue jamais un profit. On ne peut même pas objecter que cette décision prouve la vitalité d'un monastère qui, à l'instar de certains hommes d'affaires, emprunte pour acheter le plus grand nombre de biens possible parce qu'il espère que les profits qu'il en retirera compenseront largement son emprunt. Pareille interprétation nous est interdite, car un document nous apprend que dix ans plus tard l'abbaye, à court d'argent, se voit forcée de vendre un de ses domaines.

L'emprunt de 1140 est donc le premier symptôme d'une crise dans la situation financière de l'abbaye. Cette crise n'atteint pas le rendement du domaine, mais elle marquera du moins l'arrêt définitif de son expansion.

Si l'on ne tient pas à rendre l'abbé Elbert responsable d'un geste inconsidéré dans l'achat de la seconde moitié de l'alleu de Bassenge, il serait séduisant de supposer qu'il a été forcé d'agir pour éviter qu'Arnoul de Nuth ne vendît à l'abbaye de Stavelot Malmedy, redoutable concurrente, un domaine si utile à la cohésion du groupe du Geer inférieur.

Un dernier problème resterait à résoudre: la cause des difficultés que l'abbaye de Saint-Jacques éprouve dans sa situation financière.

Est-ce le moment de tempérer, sans l'amoindrir, l'éloge que l'activité d'Etienne le Grand nous avait inspiré? Même si l'accroissement du domaine sous son abbatiat est dû en grande partie à des donations, il n'est pas interdit de croire que l'une ou l'autre fussent des ventes camouflées. Cependant, ce n'est pas dans une charte de donation, mais dans des documents touchant de plus près aux détails de l'organisation intime du monastère que l'on pourrait le mieux juger le rôle et l'importance des espèces. Ce n'est pas seulement pour l'acquisition de biens fonciers, mais pour les besoins généraux de l'abbaye que l'argent servait d'appoint et subvenait aux déficiences, de plus en plus fréquentes, à partir du XIIe siècle, d'une organisation en vase clos. Etienne le Grand ne l'ignorait pas, et quand il jugeait que l'argent pouvait être utilisé à un autre emploi qu'à l'achat de nouveaux domaines, il ne s'en faisait pas faute. L'absence de documents ne nous permet pas de pénétrer plus loin les causes de la diminution du numéraire de l'abbaye. Il suffit de considérer que la pauvreté des moyens dont on dispose n'arrête pas seulement l'expansion du domaine. Conséquence plus grave: elle détruit, chez les abbés de Saint-Jacques l'esprit même d'expansion et de hardiesse, à tel point que, même lorsque l'abbaye disposera à nouveau, pendant quelque temps, de possibilités plus grandes en numéraire, on ne songera plus à en profiter pour développer le domaine, mais à réparer les bâtiments claustraux, à obtenir d'une autorité qu'elle étende sa protection sur le domaine.

De ce nouvel état d'esprit, il faut sans doute voir les premières manifestations dès la fin de l'année 1137, lorsque l'abbé de Saint-Jacques demande au pape Innocent II la confirmation et la protection de tous les biens de l'abbaye, à Lothaire III la confirmation des vignobles mosellans, à Conrad III la confirmation de la moitié de l'alleu de Bassenge et sa protection contre la « rapacité des avoués ».

Ainsi, dans le même chapitre où nous avons suivi, au début du XIIe siècle, la continuation de l'effort d'expansion si vigoureusement commencé par Etienne, nous assistons au déclin de cette robuste vitalité. Avant de le voir se disloquer à la fin du XIIe siècle, embrassons dans une vue générale la physionomie de ce domaine désormais stationnaire.


CHAPITRE VII

COUP D'OEIL GENERAL SUR LE DOMAINE
EN 1140

J'imagine, forestier, que tout ce pays que mon regard découvre appartient à la glorieuse abbaye,

(GOBINEAU, L'abbaye de Typhaines.)



Nous nous proposons, dans ce chapitre, de récapituler sommairement la liste des biens de l'abbaye en les répartissant par groupes régionaux, et d'ajouter à leur description les modifications qu'ils pourraient avoir subies entre leur acquisition par Saint-Jacques et l'année 1140. Pour ce chapitre, le privilège d'Innocent II du 29 novembre 1137 constitue la source principale.


A. LIMITES DE L'AIRE D'EXPANSION DU DOMAINE

Nord: Wamel-sur-Waal.
Sud: les vignobles mosellans, Strohn, Urzig, Edeger, Greimerath.
Ouest: Hanret.
Est: Bilstain.


B. REPARTITION DES BIENS


Le domaine liégeois

1° L'abbaye — église et bâtiments claustraux — et les immunités qui l'entourent, couvrant une superficie de quatre hectares;
2° L'église paroissiale de Saint-Remy;
3° Le prieuré de Saint-Léonard;
4° Trois maisons, dont une sur le Marché
5° Le droit de pêche sur une section de la Meuse.


La Hesbaye namuroise

HANHET. — D'une superficie de dix-sept manses en 1015, le domaine englobait, depuis au moins 1112, Harlue et Jennevaux. Entre 1015 et 1137, l'abbaye en acquiert l'église. En 1078, Henri de Verdun, évêque de Liège, donnait à la collégiale de Saint-Barthélemy l'église de Hanrel, l'alleu de Jamine et celui de Berlingen. J. Paquay identifie Hanrel avec Hanret. C'est une graphie insolite, et le bien est cité en même temps que deux anciens domaines limbourgeois de la comtesse Ermengarde. Cependant, les premiers témoins de la donation ne sont autres qu'Albert, comte de Namur et son frère Henri. Enfin, un document du 4 mars 1243 nous apprend que Saint-Barthélemy percevait les dîmes de Hanret: à cette date, elle les arrente à un chevalier de la région.


La Hesbaye liégeoise

I. Groupe du Geer supérieur

a) SOUS GROUPE DE L'YERNE

1° YERNAWE.—Dans ce praedium que Baldéric avait donné à Saint- Jacques en 1016, l'église et la none n'appartenaient pas à l'abbaye. La collégiale de Saint-Paul possédait l'église depuis Eracle ou Notger. Quant à la none, c'est l'église-mère de Notre-Dame-aux-Fonts qui la percevait.

Entre 1016 et 1137, Saint-Paul cède à Saint-Jacques l'église de Yernawe à condition que l'abbaye donne aux chanoines de Saint-Paul, deux mois par an, la prébende au réfectoire.

Tels sont les événements dont on peut reconstituer la chronologie en comparant la charte de 1016 avec le privilège d'Innocent II. Comme jusqu'ici aucune monographie n'a paru concernant Yernawe, il nous a paru utile de grouper sous la même rubrique les données que nous avons recueillies sur ce hameau, pour l'époque immédiatement postérieure à 1137.

Entre cette dernière date et 1145, on peut établir que Saint-Paul a racheté à Saint-Jacques l'église de Yernawe. On conçoit aisément l'intérêt que présentait pour Saint-Paul la possession de cette église située tout près des gros domaines de la collégiale à Saint-Georges et à Verlaine.

Pour remplacer l'église de Yernawe qui, passant à Saint-Paul, prend désormais la désignation d'église de la paroisse de Saint-Georges, l'abbaye construisit, entre 1145 et 1248, une chapelle où l'abbé jouissait des droits archidiaconaux.

2° HANEFFE. — Bien qu'ils ne soient pas cités dans le privilège d'Innocent II, l'abbaye possédait encore en 1140 les dix manses allodiaux et le tiers de l'église de Haneffe que l'abbaye de Saint- Laurent avait échangés, vers 1082, contre l'église de Meeffe. En effet, Renier de Saint-Jacques mentionne Haneffe parmi les domaines que l'on trouva engagés en 1202.

3° DONCEEL. — L'abbaye avait comme voisine, au nord de Donceel, la collégiale de Saint-Barthélemy qui possédait sept manses et demi et l'église à Limont.

4° HODEIGE. — Cette localité, où l'abbaye possédait depuis la fin du XIe siècle six bonniers de terre, était un domaine de la collégiale de Saint-Paul qui, avec Remicourt, Pousset et Bleret, a formé la paroisse de Lamine jusqu'en 1163.

Hodeige ne figure pas dans le privilège d'Innocent II, mais la charte de 1195 établit que Saint-Jacques a possédé les six bonniers sans interruption, depuis la fin du XIe siècle à la fin du XIIe siècle.

REMARQUE. — Au groupe de l'Yerne, on peut rattacher le domaine de Saint-Jacques à Chokier et Basse-Awir, bien qu'il ne soit pas situé le long de ce cours d'eau. Il n'est distant de Yernawe que de cinq kilomètres et les communes des Awirs et de Saint-Georges, dont Yernawe est un hameau, sont voisines. Enfin, Basse-Awir et Chokier font partie de la même unité régionale.

b) SOUS-GROUPE DU GEER SUPERIEUR PROPREMENT DIT

1° CELLES.— En 1140, Saint-Jacques possède probablement les hameaux dépendants, Ferme et Termogne.

2° LIGNEY.

3° HOLLOGNE.

4° LENS. — C'est dans le privilège d'Innocent II que Lens est cité pour la première fois parmi les biens de Saint-Jacques, dans la catégorie des portiunculas villarum et mansorum a fidelibus collatus.

S'agit-il de Lens-sur-Geer, Lens-Saint-Servais ou Lens- SaintRemy ? Le premier appartenait au chapitre de Saint-Denis, l'autre à Saint-Servais de Maastricht. Quant au domaine de Lens - Saint-Remy, il ne semble pas qu'il ait été jadis la propriété exclusive d'un établissement religieux. En tout cas, les trois villages appartiennent au bassin du Geer supérieur.

II. Groupe du Geer inférieur

1° BASSENGE.

2° ROCLENGE. — L'abbaye y possédait des biens depuis l'abbatiat de Robert (1076-1095).

Entre 1095 et 1137, elle acquiert sur l'église, dédiée à saint Remy, des droits dont il serait difficile de préciser la nature d'après le privilège d'Innocent II, si une convention entre Saint-Jacques et la collégiale de Saint-Jean l'Evangéliste ne nous la révélait. Le 18 juin 1223, les deux communautés se mettent d'accord au sujet de la collation alternative de l'église de Roclenge. A la mort du curé actuel, le chapitre de Saint-Jean exercerait d'abord le droit de collation.

3° BOIRS.—C'est également entre 1095 et 1137 que l'abbaye acquiert des droits sur l'église d'un domaine dont elle possédait déjà une partie dès 1067.

L'église de Boirs était une des trois filiales de l'église Saint-Eligius de Glons, laquelle appartenait au chapitre de Notre Dame à Maastricht. Ici, il est impossible de préciser la nature des droits de Saint-Jacques, à moins que le rédacteur du privilège n'ait voulu signifier, en comprenant Roclenge et Boirs dans une même rubrique, que l'abbaye jouissait des mêmes droits sur l'une et sur l'autre église.

4° COLOMBIER.

5° MALL. — Dans cette villa dont elle possédait une partie, l'abbaye avait comme voisin le chapitre de la collégiale de Notre Dame à Tongres.

L'Entre-Vesdre-et-Geul

1° BILSTAIN. — Portion de l'ancien fisc impérial de Baelen. En l137, le domaine ne possède pas encore d'église, s'il faut interpréter ainsi le silence du privilège d'Innocent II. La construction de l'église a eu lieu entre l'année 1125 et l'année 1145, comme nous l'établirons dans le chapitre suivant.

20 WITTEM.

Biens indépendants

1° HORPMAEL et VECHMAEL.—Faisaient partie de la dotation primitive de la collégiale de Saint-Martin.

A Vechmael, la dîme appartenait, au début du XIIe siècle, en partie à un certain Gauthier. Celui-ci ]a donna à l'abbaye de Stavelot qui la céda au chapitre de Saint-Martin.

La position géographique de Horpmael et de Vechmael ne permet de les rattacher à aucun des groupes de la Hesbaye liégeoise. Le sous-groupe le plus rapproché est celui de l'Yerne.

20 ROL0UX et VELROUX. — Si nous connaissons l'origine des biens que l'abbaye possède à Roloux, nous ignorons celle du petit bien de Velroux que le privilège d'Innocent II cite parmi les portiunculas villarum.

Roloux et Velroux se trouvent à l'est de Donceel, sans que l'on puisse les rattacher au chapelet de domaines de l'Yerne.

Biens isolés

1° MASNIEL-SOUS-GELINDEN.

2° ELIXEM. — L'abbaye de Saint-Trond possédait des droits sur l'église. En 1139, Albéron II, évêque de Liège, termine les contestations qui existent entre l'église du monastère de Saint-Trond et celle de Diest, au sujet du payement d'une obole par ménage à Elixem.

3° WAMONT. — Ce petit bien est pour la première fois cité parmi les domaines de l'abbaye dans le privilège de 1137. En 1248, l'abbé de Saint-Jacques, Jean Ier, le vendit à l'abbaye d'Aulne. Ce document nous apprend que le domaine de Saint-Jacques à Wamont couvrait une superficie de six bonniers et demi.

4° BERGEIK. — Le privilège d'Innocent II cite un domaine dans les termes suivants: medietatem ville de Echa cum iure, quod in ecclesia eiusdem loci habetis, et redditibus, quos iusto indicio canonicorum ecclesie sancti Lamberti cum tota annona videmini recuperasse.

On identifie habituellement Echa avec Aldeneyck. En 1139, moins de deux ans après la rédaction du privilège, une charte de l'abbaye de Stavelot-Malmedy cite Eche, qu'il faut à coup sur identifier avec Aldeneyck.

Cependant plusieurs documents du XIVe siècle, conservés dans le chartrier de Saint-Jacques, permettent de déterminer avec certitude que le domaine dont l'abbaye possédait une moitié dans le courant du XIIe siècle est la localité actuelle de Bergeik, situé en Hollande, dans la province du Brabant-Nord, à vingt kilomètres au sud-ouest d'Eindhoven. Au sein du diocèse de Liège, elle faisait partie du doyenné d'Hilvarenbeek et ressortissait au concile de Beek. Il est probable qu'on doive la compter dans la liste de ces possessions dont l'Eglise de Liège s'accrut progressivement depuis la fin du VIIe siècle et surtout au cours des Xe et XIe siècles, bien qu'il soit impossible, faute de documents, d'en donner une énumération complète et chronologiquement précise.

A quelle époque l'abbaye reçut-elle ce bien ? Dans l'hypothèse de son appartenance au domaine de l'église de Liège, une donation de Baldéric, de Wolbodon ou d'un évêque du XIe siècle aurait des chances sérieuses de correspondre à la réalité. On ignore également qui était le propriétaire de l'autre moitié du domaine, contre qui Saint-Jacques eut à défendre la légitimité de ses droits. Le chapitre cathédral de Saint-Lambert? Il apparaît plutôt l'arbitre que la partie réduite à composition par les arguments de son opposant. L'abbaye de Tongerloo ? Certes on la voit, au XIVe siècle, disputer certains droits au monastère liégeois. Mais Bergeik ne figure pas dans sa dotation primitive, constituée en 1130, lors de sa fondation.

Grâce aux procès-verbaux de ce procès qui envenima les relations des deux abbayes au XIVe siècle, il est plus facile de définir la nature exacte des droits de Saint-Jacques sur l'église, en 1137.

Dès cette époque, l'abbaye en avait le patronage. Lorsque, par suite du décès ou de résignation du vesti — qui devait être un prêtre séculier — survenait une vacance, c'est à l'abbé que revenait le droit de présentation. A la fin du XIIIe siècle ce privilège lui fut contesté par un seigneur de l'endroit, Gérard d'Eyckelberghe. Un accord intervenu en septembre 1295 confirma la légitimité des prétentions de Saint-Jacques, mais fixa entre les parties l'alternance des présentations.

Un autre litige survenu quelques années plus tard est susceptible de nous éclairer sur la nature des revenus que l'abbaye retirait, déjà peut-être au XIIe siècle, du domaine de Bergeik. Il s'agirait des dîmes novales dont Saint-Jacques se voit obligée de défendre la perception en sa faveur, contre le curé de l'église.

Ce n'est qu'en 1318 que l'abbaye de Tongerloo apparaît comme principale opposante, en qualité d'héritière des droits de copatronage.

Le règlement, conclu le 6 juillet de cette même année, fixait les dispositions suivantes:

1° Saint-Jacques, préférant avoir comme copatron Tongerloo plutôt qu'un laïque, accepte de partager ses droits avec l'abbé de Tongerloo;

2° L'abbé de Tongerloo peut et doit, cette fois, présenter, non un religieux, mais un séculier, suivant l'usage immémorial;

3° Le prochain droit de présentation appartiendra à Saint-Jacques;

4° Les religieux de Tongerloo ne pourront invoquer aucun privilège pour présenter comme vesti un de leurs religieux;

5° Pour plus de sûreté, l'un ou l'autre des abbés sera tenu dans les quinze jours qui suivront la présentation d'un vesti, d'envoyer à l'autre les documents, munis de son sceau, énonçant qu'il a présenté cette fois tel vesti, dont il donnera le nom, et qu'il reconnaît au copatron le droit de présentation à la vacance suivante.

Ainsi prirent fin des contestations dont il est légitime de situer l'origine et les premières péripéties au XIIe siècle.

Biens excentriques

L'ENTRE-MEUSE-ET-WAAL. — Wamel.

LA MOSELLE INFERIEURE. — Urzig, Strohn, Edeger, Greimerath.

ETUDE
SUR LE CHARTRIER ET LE DOMAINE
DE L'ABBAYE
DE SAINT-JACQUES DE LIEGE
( 1015 - 1209 )

Jacques STIENNON

Société d'édition
LES BELLES LETTRES
PARIS - 1951

500 Pages

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