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Principauté de Liège

Les échevins de la souveraine justice à Liège

par le chevalier Camille de Borman - 1892

Les échevins de la souveraine justice

Période de 1247 à 1312

Période de 1314 à 1386

Période de 1386 à 1468

Les mayeurs

Les clercs

Les chambellans

DEUXIEME PERIODE

Depuis Adolphe de la Marck jusqu'à la prévarication des échevins

1314-1386

LE 4 août 1312, Liège se trouva sans évêque, sans mambour, sans mayeur, sans échevins. Le peu de Grands, de nobles ou d'échevins qui avaient échappé au massacre s'étaient vu proscrire de la Cité par une sentence des maistres, criée au Péron, à la requête des vainqueurs, et leurs hôtels spoliés s'ouvraient à la merci du premier occupant. Mainte famille s'enrichit alors aux dépens de mainte autre qui fut ruinée à jamais. Plus de justice, partant plus d'ordre: le meurtre et le pillage se donnaient libre carrière.

Le comte de Looz, appuyé par le parti de Waroux et par les bonnes villes, avait songé à ressaisir la mambournie, mais il fut contraint de céder devant l'attitude du Chapitre et les menaces d'excommunication.

Mieux inspiré, il s'employa, dès lors, à négocier la paix; le Chapitre s'y prêta de bonne grâce. Les bases en furent jetées le 20 janvier 1313: on convint que les deux parties nommeraient huit arbitres, qui se réuniraient à Angleur et n'en reviendraient que porteurs d'un projet de pacification. Ces arbitres furent, du côté du Chapitre: Guillaume de Wilhembringe et Nicolas Payen, chanoines de la Cathédrale, Arnoul de l'Isle, chanoine de Sainte-Croix, Colar de Herstal, bourgeois; de la part des nobles: Jean d'Oreye, chevalier, Henri de Roloux, écuyer, Fastré Baré et Pierre Boveal, échevins.

Leurs travaux marchèrent avec célérité. Dès le 14 février, la Paix d'Angleur fut publiée, contenant les dispositions fondamentales que voici:

1° Les maux que les parties se sont occasionnés, soit par mort d'homme, « affolure » ou blessures, soit par incendie ou effraction, seront compensés de part et d'autre.

2° Une commission d'enquête sera instituée pour la restitution des biens volés. Quant à ceux de ces biens qui auront été convertis au profit de la Cité, ils demeureront acquis à cette dernière et ne pourront plus être revendiqués en justice.

3° Les proscrits rentreront à Liège, seront bourgeois comme auparavant et jouiront des franchises de la Cité. Ni eux, ni les héritiers des victimes de Saint-Martin ne seront tenus de contribuer à la reconstruction de cette église.

4° Ils ne seront point admis à faire partie du Conseil de la Cité, à moins qu'ils ne se fassent inscrire dans un métier ou dans la corporation des XXV.

5° Le gouvernement de la Cité demeurera dans sa forme actuelle.

6° En ce qui concerne les meurtres d'Arnold de Blankenheim et de Wauthier de Bronshorne, on s'en tiendra aux conventions que le Chapitre, le comte de Looz et la ville conclueront, de commun accord, avec les familles de ces victimes.

7° Si, à l'avenir, le pape, l'empereur, l'évêque ou n'importe qui s'avisait de poursuivre la réparation des maux commis, les parties s'engagent à opposer à cette entreprise la paix faite entre elles.

Ce traité, en posant la base de l'égalité politique des Petits et des Grands, réalisait incontestablement une conquête pour le parti populaire. Peut-on néanmoins, avec un auteur moderne, aller jusqu'à prétendre qu'il supprimait radicalement l'un de ces partis ? La suite de ces études montrera surabondamment le contraire.

Adolphe de la Marck, frère du comte Englebert et prévôt de Worms, achevait ses études à Nevers, où l'Université d'Orléans, fondée depuis peu par Philippe le Bel, avait été momentanément transférée, lorsqu'il apprit la mort de l'évêque Thibaut de Bar. Il se rendit aussitôt auprès du pape Clément V, pour solliciter la dignité vacante, et parvint après beaucoup d'efforts à l'obtenir, grâce à l'appui du roi de France. Il était âgé de vingt-cinq ans.

Sa nomination, son ordination comme prêtre et son sacre comme évêque se succédèrent rapidement; il fit son entrée solennelle, à Liège, le 25 décembre 1313, bien résolu à gouverner avec une main de fer ces Liégeois, qu'on lui avait dépeints si turbulents. Il commença par emprunter au comte de Hainaut un capital de 15,000 florins, pour lequel il donna Malines en engagère, et sans attendre son intronisation, il envoya dans sa nouvelle patrie des ingénieurs chargés de construire des machines de guerre et d'armer ses forteresses.

Malgré son désir d'infliger un châtiment exemplaire aux auteurs du mal Saint-Martin, l'évêque, cédant aux sollicitations des chanoines, usa de clémence: il fit venir au palais les maistres, les jurés, les gouverneurs des métiers, le peuple en masse, et leur accorda solennellement le pardon de tous les excès commis (9 janvier 1314).

Un des premiers soins d'Adolphe fut de reconstituer le tribunal des échevins. On s'en souvient, trois ou quatre de ces magistrats survivaient seuls au désastre de 1312: c'étaient Fastré Baré, Gilles le Beau, Pierre Boveal et Nicolas de Charneux. Les dix nouveaux furent: Gilles de Charneux, chevalier, Henri le Moine, Jean de Lardier, Baudouin de Hollogne, Guillaume de Flémalle, Goswin Payen de Warzée, Gérard Nadon, Jean Hanoseal, Gilles de Mouchet et Jacques de Florence. Winand de Julémont obtint la charge de grand mayeur.

Sur les instances du Chapitre, l'évêque avait fait entrer dans le corps échevinal des gens des métiers. Jean d'Outremeuse en cite deux: Hanoseal, le mangon, maistre de la Cité en 1313, et Gérard Nadon de Vottem; peut-être faut-il y ajouter les deux suivants. Quant aux autres, ils appartenaient incontestablement au patriciat, sinon à la noblesse. Quoi qu'on en ait dit, la grande majorité du corps échevinal restait acquise aux patriciens.

Cependant les préparatifs militaires de l'évêque avaient répandu l'alarme chez un grand nombre de seigneurs du pays, principalement de ceux du parti de Waroux, dont les méfaits pendant la vacance du siège appelaient la répression. Voulant prévenir les desseins de l'évêque, et s'étant alliés avec le comte de Looz et les bourgeois de Huy, ils se crurent de force à lutter; mais quand ils virent le prince puissamment secondé par des seigneurs étrangers, ils furent trop heureux d'entrer en accommodement. Huy toutefois ne voulut pas se soumettre. L'évêque alors rassembla une forte armée dans les rangs de laquelle on remarquait, outre le sire de Fauquemont avec toute sa chevalerie, Guillaume de Geneffe, châtelain de Waremme, Eustache le Franc-Homme de Hognoul et les principaux guerriers du parti d'Awans. Il s'avança jusqu'à Hansinelle où les Hutois, renforcés par les Dinantais et par les Fossois, que conduisait Jean, sire de Bailleul, et formant une armée de six mille hommes, venaient de mettre pied à terre, abandonnant leurs chevaux à leurs servants.

Cernés tout à coup par la cavalerie de l'évêque, ces milices, rivées de leurs montures et pesamment armées, se trouvèrent bientôt hors d'état de combattre et demandèrent à traiter. La Paix de Hansinelle, signée le 20 août 1314, mit fin à la guerre.

Des préoccupations d'un autre ordre vinrent bientôt assaillir l'évêque. Deux princes puissants, les ducs Louis de Bavière et Frédéric d'Autriche se disputaient la couronne impériale, vacante depuis le 24 août de l'année précédente. Le premier, appuyé par le roi de Bohème, les comtes de Gueldre, de Juliers et de Looz, arriva à la tête d'une nombreuse armée à Aix-la-Chapelle, où il se fit couronner (25 novembre 1314). Son compétiteur dut battre en retraite.

Adolphe de la Marck qui s'était imprudemment engagé dans le parti de Frédéric, sentit combien il lui serait difficile d'obtenir de son adversaire l'investiture temporelle de son évêché. Or, sans cette investiture, que les Liégeois nommaient « la régale», le prince, vassal de l'empire, ne pouvait ni battre monnaie, ni exiger le serment de ses fieffés, ni en un mot exercer aucun droit régalien. Il existait heureusement une ancienne coutume d'après laquelle les évêques pouvaient, quand le roi des Romains était absent, s'adresser aux échevins de Francfort et obtenir d'eux, moyennant le paiement des droits d'usage, l'investiture comme s'ils la recevaient de l'empereur lui-même. Adolphe part secrètement pour Francfort, parvient à circonvenir deux échevins de cette ville, nommés Conrard Rintfleisz (viande de boeuf) et Herman Knoblauch (ail), et affublé d'un manteau gris qui le déguise, il se présente devant le tribunal de Francfort dont il obtient le document convoité. A peine eut-il repassé le pont du Mein que la ruse fut divulguée. Ses adversaires voulurent l'arrêter, mais il était trop tard. Adolphe fuyant de toute la vitesse de son coursier parvint à Liège sans obstacle.

Lorsqu'il produisit sa charte d'investiture au Chapitre, un long éclat de rire accueillit la lecture de ce document, où la viande de boeuf se trouvait accommodée à l'ail, son condiment naturel.

Telle est la version de Hocsem, témoin oculaire. Jean d'Outremeuse rapporte la même anecdote, mais il ne peut s'empêcher d'y ajouter quelque chose de son cru. Il prétend que, pour reconnaître les services rendus par Rintfleisz et Knoblauch, l'évêque les attira dans sa capitale, leur donna des places d'échevins de Liège et établit richement leurs enfants. Ceci est controuvé.

L'année suivante le jeune évêque vint se heurter contre des difficultés plus sérieuses. Il eut à tenir tête à une conjuration tellement grave qu'il faillit y perdre son trône. Comme les événements qui s'accomplirent alors aboutirent à la conclusion de la célèbre Paix de Fexhe, il importe de les exposer dans leurs moindres détails.

L'une des dispositions les plus remarquables de la Loy Charlemagne était L'escondit, en vertu duquel tout accusé pouvait, par son seul serment, se libérer des charges qui pesaient sur lui. Quelqu'un avait-il commis un meurtre sous les yeux même de la justice, si le mayeur ne mettait à l'instant le fait en la « warde » des échevins, le coupable pouvait s'en aller en paix, emportant sous son manteau la tête de la victime; il suffisait qu'il prêtât serment de son innocence: aucune preuve n'était admise contre lui.

Pour remédier au vice de cette loi néfaste, les évêques avaient depuis longtemps pris pour règle de soustraire les causes de l'espèce à la connaissance des échevins pour les faire juger à leur tribunal suprême. Là, les inculpés reconnus coupables après enquête étaient punis selon la gravité de leurs méfaits. Seulement, on n'en usait d'ordinaire ainsi qu'à l'égard des gens du peuple. Si l'accusé était un homme puissant, il réclamait le droit de se faire juger par les échevins; l'évêque laissait faire, et une foule de crimes demeuraient impunis.

Cet état de choses souleva de vives réclamations; l'égalité devant la loi n'existait plus. Le droit de guerre privée était à la vérité sanctionné par la loi comme par la coutume, mais il était tempéré par les quarantaines et par l'interdiction de se servir d'armes déloyales. Or, c'était précisément sur ces points que les Grands, constamment en guerre entre eux, se laissaient aller à de perpétuelles infractions. Les gens d'ordre ne pouvaient plus circuler en sécurité sur les grandes routes.

Adolphe de la Marck se montra disposé à réformer ces abus. Pour se décharger en partie du fardeau de son gouvernement temporel, il s'était adjoint un chevalier sage et expérimenté, Alard, sire de Pesche, qui, sous le nom de mambour, était devenu son procureur général. Il le manda au chapitre en présence d'une quantité de chevaliers et de bonnes gens, ainsi que des maistres de la Cité, et lui enjoignit de poursuivre sévèrement à l'avenir par l'altum dominium, tous les délits bien constatés, sans égard pour le riche ni pour le pauvre. Malheureusement, Alard de Pesche tomba malade, et rien ne fut fait. Devant les réclamations qui l'assaillent de toute part, l'évêque se décide alors à agir par lui-même: à la tête d'une troupe d'exécution, il abat les demeures de plusieurs criminels.

Dans une de ces tournées, il rencontra Eustache le Franc-Homme de Hognoul, ce vaillant chevalier qui l'avait si bien servi à Hansinelle, accusé maintenant par la dame de Warfusée de l'avoir violemment dépouillée de ses chevaux et de ses bijoux. Le Franc-Homme essaya de se justifier en alléguant que c'était un fait de bonne guerre, puisque le sire de Warfusée l'avait dévalisé lui-même au combat de Waremme. Cette excuse ne fut pas admise et l'évêque, inexorable, le livra à son maréchal, qui lui fit trancher la tête. Or, ce maréchal se trouvait être précisément Henri de Hermalle, le chef du parti de Waroux, auquel l'évêque avait vendu son office pour une somme d'argent considérable. Le parti d'Awans tout entier et avec lui les principaux citains de Liège, furent vivement courroucés.

Ce fut bien pis encore lorsque l'évêque se brouilla ouvertement avec son mambour. N'avait-il pas, ce chevalier félon, osé joindre ses récriminations à celles des mécontents, cherchant à se disculper de l'exécution du Franc-Homme, excitant même la famille de ce dernier contre l'évêque par des dénonciations écrites et par des messages ! Le prince informé de cette attitude de son ministre, et pouvant à peine y croire, se rendait personnellement auprès de lui pour provoquer ses explications, lorsqu'il rencontra la dame de Pesche: il apprit d'elle que depuis quatre ans son mari l'avait répudiée, et lui refusait même les choses de première nécessité. Le mambour, interpellé, répondit que l'official étant saisi de l'affaire, il attendrait la décision de ce juge, mais que pour rien au monde il ne reprendrait sa femme, et préférait passer outre-mer. L'évêque déclara qu'en attendant l'issue du procès, le mambour devait fournir à sa femme une pension alimentaire; comme il s'y refusait obstinément, Adolphe envoya son maréchal prendre gage sur ses biens et enlever les fers de ses moulins.

C'était une rupture complète; le sire de Pesche alla grossir le groupe des séditieux. Bientôt le soulèvement devint général. Une à une, les bonnes villes se détachent du prince pour entrer dans la coalition. Celui-ci est obligé de fuir à Huy. Les Hutois vont détruire le château de Hermalle et la révolte prend les proportions les plus alarmantes. Le comte de Chiny, proclamé par les confédérés mambour du pays, s'empare des revenus de la mense épiscopale et, sous menace d'incendie, force les partisans du prince à reconnaître son autorité. Les têtes des guerriers sont mises à prix: pour un chevalier on offre cent livres tournois, pour un écuyer, cinquante, pour un servant d'armes, dix.

Il ne restait à l'évêque que ses forteresses de Bouillon, de Moha et de Franchimont, sans compter le château de Logne que l'abbé de Stavelot avait mis à sa disposition. C'est de là que les garnisons harcelaient l'ennemi. Quant au prince, il s'était réfugié à Léau, mettant tout son espoir dans l'alliance qu'il avait contractée avec le duc de Brabant.

Après une année d'hostilités ininterrompues, les deux partis étaient épuisés. Trois fléaux engendrés l'un par l'autre, les pluies, la disette, l'épidémie étaient venus fondre sur nos contrées. C'était plus qu'il n'en fallait pour amollir les courages, dompter les haines et forcer les adversaires des deux parts à déposer les armes. Les hostilités cessèrent le jeudi 17 juin 1316 et six arbitres, reçurent à Fexhe la mission de conclure la paix à tout prix. L'évêque désigna deux chanoines, Henri de Pietersem, Libert de Landris, et un échevin de Liège, Gilles de Charneux, chevalier; les alliés nommèrent Radoux des Prez, chevalier, l'échevin Pierre Boveal, et Jean Motet, maistre de Huy.

Ce Conseil arbitral était tenu de prononcer sa sentence avant le ler juillet et les parties s'engageaient, sous peine d'un dédit de 1,000 livres tournois, à la respecter.

Mais tous étaient tellement pressés d'en finir qu'il n'y eut guère de discussion: dès le lendemain la Paix de Fexhe fut scellée.

Il convient de nous arrêter un instant à cet acte mémorable, que l'on regarde communément comme la base de la constitution liégeoise, le palladium des libertés civiles et politiques de notre antique principauté. Pour la première fois en effet, on vit au pays de Liège une représentation complète des trois ordres de la nation: l'Etat-primaire, représenté par le clergé de la Cathédrale; l'Etat-noble, représenté par cinquante-deux chevaliers et un écuyer, auxquels s'étaient joints les comtes de Looz et de Chiny, comme belligérants; l'Etat-tiers enfin, représenté par les maistres, échevins et jurés des villes de Liège, Huy, Dinant, Saint-Trond, Tongres, Maestricht, Fosses, Thuin et Couvin, et tout le « commun pays » de l'évêché.

Ces députés des diverses classes d'habitants, observe Henaux, constituaient le Sens du Pays, c'est-à-dire que c'était par eux que s'exprimait la volonté de la nation toute entière.

« Comme chacun, dit l'acte, est tenu de travailler au bien public, selon son pouvoir, de manière que tout le monde puisse vivre paisiblement et que les malfaiteurs soient punis de leurs méfaits, nous (les parties intervenantes), stipulant pour nous et nos successeurs, nous prenons les dispositions suivantes ... »

Tel était donc le vrai but, l'objet principal de la Paix, à savoir la correction des malfaiteurs. C'était pour cela que l'on s'était battu, c'était là le point qu'il s'agissait de traiter tout d'abord et définitivement. Par quelles mesures y parvient-on ?

« Les franchises et les anciens usages des bonnes villes comme du plat pays de l'évêché seront maintenus, et chacun sera traité par la loi et par les tribunaux, hormis les cas réservés à la « hauteur, » à l'altum dominium des évêques. »

Est-ce à dire qu'aux termes de la Paix, les tribunaux ordinaires n'auront point à connaître des cas réservés ? Cette question fut vivement agitée dans la suite. Il n'y avait pas à le nier, la charte se ressentait ici de la précipitation avec laquelle elle avait été rédigée. Hocsem, le judicieux jurisconsulte, ne s'y est point mépris. Il y a là, dit-il, une contradiction manifeste. En effet, quand le plaignant avait pour adversaire un homme puissant, il réclamait l'intervention de l'altum dominium; l'accusé, au contraire, soutenait que chacun devait être traité par les tribunaux; tous deux se fondaient sur la Paix de Fexhe.

Au surplus, les cas réservés à l'altum dominium se réduisent à un seul, c'est: « le premier fait de mort d'homme, » c'est-à-dire le meurtre commis en dehors de la guerre privée, puisque tout meurtre donne ouverture légale à la vengeance ou à la guerre de la famille de la victime. Dans ce seul cas, l'évêque aura le pouvoir de brûler, « d'ardoir, » et le coupable restera en « la chasse » du prince tant qu'il n'aura pas satisfait la famille offensée et le prince lui-même.

« Telle sera désormais la règle, jusqu'à ce qu'il soit déclaré par le sens du pays que d'autres cas encore devront être réservés à l'altum dominium. »

« Pour mieux assurer l'observation de la présente loi, l'évêque imposera à tous ses officiers temporels, maréchaux, baillis, châtelains, mayeurs, le serment de mener chacun par loi et par jugement. Si l'un de ces officiers se permettait d'en agir autrement ou se refusait de faire droit à quelqu'un, il sera obligé de réparer le préjudice causé par un pareil déni de justice. »

« En cas de récidive, l'officier en faute sera puni par l'évêque, suivant la gravité du fait. »

« Que si l'évêque ou son représentant, dûment requis, restait en défaut de satisfaire à cette réquisition endéans les quinze jours, il sera mis en demeure par le Chapitre de réparer personnellement et endéans la quinzaine suivante, le dommage souffert par le plaignant. Si, à l'expiration de cette seconde quinzaine, l'évêque n'avait pas encore obéi à l'injonction du Chapitre, celui-ci aurait le droit de s'unir avec tout le pays pour le forcer, par tous moyens, à s'exécuter. De plus, le Chapitre pourrait commander à tous les juges du pays, qu'ils eussent à cesser de rendre justice ou de donner conseil, aussi longtemps que le mal n'aurait pas été réparé. Cet ordre du Chapitre sera tenu pour bon et valable. »

« Si la loi du pays ou les coutumes étaient reconnues ou « trop larges, ou trop roydes, ou trop estroites,» il y serait remédié en temps et lieu par le sens du pays. »

« L'évêque s'oblige par serment à observer cette Paix, dans toute son intégrité. »

« Le Chapitre prend le même engagement et exigera pareil serment des futurs évêques et des chanoines, à leur réception. »

« Enfin, pareil serment sera aussi imposé à leur entrée en fonctions aux maistres, aux échevins, aux jurés, aux gouverneurs des métiers de toutes les villes de la principauté. »

Telles étaient exactement les dispositions de la Paix de Fexhe, en tant que contrat politique. D'autres actes, datés du même jour, réglèrent des points d'ordre secondaire, quoique fort importants, notamment en ce qui concernait les habitants de Saint-Trond, de Maestricht, de Huy, de Tongres et de Fosses; le rappel des bannis, la restitution des otages, l'échange des prisonniers, l'avouerie de Liège, dont la possession fut reconnue au comte de Looz, etc..

La Paix de Fexhe attribuait à l'évêque le droit de pourchasser le meurtrier, aussi longtemps qu'il n'avait point donné satisfaction à la famille de la victime et à l'évêque lui-même. Il arrivait fréquemment que toute la fortune du coupable était à peine suffisante pour satisfaire les parties; il devenait, dès lors, très intéressant de savoir lequel, ou de l'évêque ou de la famille, devait être indemnisé en premier lieu. Ce fut l'objet de la Déclaration de la Paix de Fexhe, datée du lendemain de celle-ci. L'évêque reconnaît que la priorité appartient à la famille de la victime, et qu'en aucun cas, il n'aura le pouvoir de toucher aux biens meubles ou immeubles du coupable; le droit d'ardoir seul lui appartient. Au surplus, il déclare de nouveau que ces dispositions pourront être modifiées par l'accord unanime du comte de Looz et du commun pays.

Nous ne nous attacherons pas à signaler les conséquences politiques de la Paix de Fexhe; le lecteur attentif les dégagera facilement lui-même. Ce qu'il se demandera sans doute, c'est comment le premier soin des pacificateurs ne fut point d'abolir cette loi d'escondit, origine première de tout le mal. Mais il faut remarquer que semblable mode de procéder répugnait à nos ancêtres. Législateurs novices, mais prudents, ils ne se croyaient pas le droit de détruire. Quand un rouage leur paraissait usé ou vieilli, ils laissaient au temps le soin de le mettre hors d'usage plutôt que de s'exposer par des mesures inconsidérées à provoquer des perturbations dont il n'était pas facile de calculer l'étendue. Abroger la loi d'escondit, c'eût été bouleverser radicalement toute la procédure existante. Nul n'y songea. Cette loi d'ailleurs, avait reçu, par l'attitude énergique de l'évêque, un coup dont elle ne se releva jamais. On en trouve encore des traces dans des monuments postérieurs à 1316, mais ses caractères sont transformés: ses derniers vestiges ne disparurent qu'au XVIIIe siècle (~).

La Paix de Fexhe procura à toutes les classes sociales une période de calme, à la faveur de laquelle plusieurs bonnes mesures purent être prises. Ce fut d'abord la Lettre des Vénaux, du 16 mai 1317, curieuse ordonnance de police, édictée de commun accord par l'évêque, le Chapitre, les échevins et le Conseil de la Cité, concernant la vente et l'achat des denrées alimentaires, et réglant en même temps certains points relatifs au régime des tavernes, des huriers, etc..

Ce fut ensuite une sorte de renouvellement de la Paix de Fexhe, où les Etats du pays, convoqués peut-être pour célébrer l'anniversaire de ce grand acte, décrétèrent derechef, en présence de l'évêque, que l'assassin non appréhendé devait être banni et ne pouvait rentrer qu'après avoir indemnisé les parents de la victime; au surplus, l'évêque seul aurait le droit de brûler sa maison, dans toute l'étendue de la principauté.

Le tribunal échevinal lui-même paraît avoir été, vers cette époque, l'objet d'une certaine réorganisation d'ordre intérieur. Nous avons signalé l'apparition des maistres des échevins en 1321. Désormais aussi, les actes émanés de ce corps revêtiront une forme plus régulière qu'ils conserveront jusque dans les derniers temps. Ils sont généralement munis des sceaux du mayeur (ou de son substitué) et de huit échevins, dont les noms ne figurent plus dans le contexte. On appela ces actes: lettres à IX scels. L'expédition des copies devint, comme on sait, le monopole des maistres. Pour certaines pièces seulement, d'une importance capitale, comme le fut le record, rendu à la requête du comte de Looz, sur les droits de l'avoué de Liège, les quatorze échevins décidèrent d'appendre tous les sceaux.

Grâce à la charte tutélaire qu'elle s'était donnée, la nation liégeoise put franchir une étape de quelques années, sans avoir trop à souffrir des exactions de ses justiciers: le droit et la légalité étaient généralement respectés. Peu à peu, cependant, des cas d'injustice furent signalés; l'un d'eux surtout eut un grand retentissement. Un écuyer des environs de Dinant, Thierry d'Orjo, avait été l'objet de procédés arbitraires de la part de Warnier de Dave, mambour de l'évêque, et n'avait pu, malgré ses réclamations, obtenir de l'évêque qu'une justice partielle.

D'Orjo vint exposer son cas au Chapitre et demanda l'application de la Paix de Fexhe. Le Chapitre fit droit à sa requête; à l'expiration des deux quinzaines prévues par la loi, une circulaire adressée à tous les baillis, prévôts, mayeurs, échevins et à tous les justiciers, « dedans bonnes villes et dehors », leur enjoignit de suspendre l'action de la justice, jusqu'au redressement des griefs du plaignant (10 août 1324).

Les vices de la Paix de Fexhe frappèrent alors tous les bons esprits.

Quoi, le peuple réclamait justice, et pour l'obtenir on n'avait d'autre moyen que de fermer les tribunaux! Chacun comprit qu'il fallait sans délai réviser cette loi « trop large, trop estroite ou trop obscure ». Le sens du pays confia ce soin à une Commission de vingt membres nommés, quatre par l'évêque, quatre par le Chapitre, quatre par les chevaliers du pays, quatre par la Cité et quatre enfin par les villes de Huy et de Dinant.

Leur projet de loi, connu sous le nom de Lettre des Vingt, fut remis au Chapitre le 4 novembre 1324. Ce traité, dit Poullet, ne consacrait ni toutes les prétentions de l'évêque et de ses officiers, ni toutes celles de ses ennemis. On y comminait des peines contre certains crimes graves. On y édictait des principes relatifs à la preuve en matière criminelle, et à l'exercice du droit de grâce. On y proscrivait la vénalité des charges et notamment des fonctions d'échevin dans les villes de Liège, Huy et Dinant. Chaque fois qu'un nouvel échevin demanderait son admission, dans une de ces villes, il serait tenu de produire six hommes, dignes de foi, obligés de jurer après lui, « qu'ilh at fait bon seriment » et que s'ils venaient à découvrir qu'il a prêté ou donné de l'argent pour obtenir son office, ils le dénonceraient aussitôt. Enfin, on y consacrait l'intervention directe et préalable des maistres des grandes villes dans les actes que poserait le Chapitre comme gardien de la Paix de Fexhe.

De l'aveu de Hocsem, ce projet de loi contenait plusieurs choses excellentes, mais il énervait d'autre part la juridiction de l'évêque et le mettait, en définitive, à la merci de ses sujets.

Quand on le présenta à Adolphe pour apposer son sceau, il s'écria en colère: « Plutôt que de sceller un pareil acte j'ordonnerais que vous fussiez tous pendus ! ,' Ce refus hautain exaspéra les Liégeois. Ils se mirent en révolte ouverte. Cherchant à entraver de toute façon l'exercice de la juridiction du prince, ils firent défense au mayeur d'arrêter les malfaiteurs dans la Cité, s'emparèrent des revenus de la mense épiscopale et des biens communs.

Adolphe de la Marck quitta sa capitale et transporta à Huy la Cour de l'official et celles des archidiacres (20 décembre 1324). Le 24 février suivant, les chanoines en se rendant à la Cathédrale pour l'office du matin, trouvèrent dans le choeur un bref de l'évêque excommuniant les maistres, les jurés, tout le Conseil et mettant la Cité en interdit.

Dès lors, les hostilités recommencèrent et tandis que la guerre civile se déchaînait sur la Cité, compliquée par la lutte entre les Awans et les Waroux, un procès était intenté en Cour romaine pour obtenir la levée de l'interdit.

Quelle fut à ce moment l'attitude des échevins de Liège ? Les chroniqueurs n'en disent rien, mais on peut aisément se rendre compte qu'ils n'étaient point favorables à l'évêque, en lisant le record qu'ils rendirent le 10 septembre 1325. « Nous wardons, disent-ils, comme échevins et par Loy, que les ponts, les murs, les fossés sont la propriété de la Cité et que celle-ci peut en tirer profit, à condition de ne pas les détériorer et sauf les droits des tiers. En effet, si des constructions particulières se sont élevées sur les ponts ou sur les murs, les maistres, jurés et le Conseil doivent les respecter, à moins pourtant qu'il ne s'agisse de la fortification et de la défense de la Cité. Quant à savoir quelle est la loi dont le prince peut faire application dans la Cité, il n'y en a qu'une seule, celle qu'on appelle la Loy Charlemagne. Aucune autre ne peut contraindre les citains, à moins que la Cité ne veuille l'accepter librement, d'accord avec lui. »

Treize échevins scellèrent ce record, qui mettait à néant les prétentions de l'évêque sur les revenus des Warescapia. Il est à supposer qu'ils furent punis de leur audace et que le prince, par la révocation de son mayeur, empêcha la justice d'avoir son cours. De 1326 à 1329 aucun acte échevinal n'est parvenu jusqu'à nous.

Cependant le Pape avait délégué à Liège l'abbé de Saint-Nicaise de Rheims dans le but de ménager une entente à l'amiable. Son arbitrage fut accepté par les deux parties. Après des négociations qui durèrent plusieurs mois, l'abbé formula (5 juin 1326) un projet de pacification destiné à mettre fin à tous les débats et qui portait sur quatre points principaux.

Premièrement, en ce qui concerne la prétention du pouvoir communal d'édicter des statuts sans le consentement de l'évêque: il sera rédigé un projet de statuts criminels pour un terme de quinze ans et destiné à corriger les méfaits et les excès des bourgeois de Liège. Ce projet sera soumis à l'évêque et à son Conseil, comme au Conseil de la Cité, qui auront, l'un et l'autre, le droit d'y apporter des amendements. Lorsque les statuts auront été confirmés par l'évêque, il désignera chaque année parmi les jurés et les gouverneurs des métiers, vingt-quatre personnes, prises en nombre égal dans les six vinâves de la Cité pour former un collège composé par moitié de Grands et de Petits. Ce collège, dont les échevins de Liège ne pourront jamais être membres sera chargé, à la semonce d'un officier de l'évêque, de faire enquête sur tous les méfaits et d'appliquer les amendes comminées par les statuts, en sauvegardant les droits et les justices de l'évêque. Le tiers de ces amendes reviendra à la Cité.

Tous les délits seront déférés à la connaissance de ce tribunal, sauf pourtant que le blessé pourra, s'il le préfère, porter sa plainte devant le mayeur et les échevins de Liège, mais dès qu'il aura fait choix de l'une des deux juridictions, il ne pourra plus recourir à l'autre.

Le second grief de l'évêque était relatif aux concessions de bourgeoisie que les Liégeois avaient octroyées à une foule d'« afforains », en vue de les soustraire à la juridiction du tribunal de la Paix. Dorénavant nul ne pourra plus être reçu bourgeois, s'il n'est fixé à Liège avec sa famille et sa « maisnie », depuis au moins six mois. Toutes les admissions seront criées au Péron, comme on l'a fait du temps passé; et dans les quarante jours après ce cri, on pourra le « débattre. » L'admission à la bourgeoisie ne garantira personne contre la responsabilité des délits qu'il aurait commis antérieurement.

La Cité soutenait, en troisième lieu, qu'elle pouvait arrêter et emprisonner les malfaiteurs; dans ce but, elle s'était emparée de la porte de Sainte-Walburge, ou l'évêque prétendait avoir seul le droit d'enfermer les prévenus.

En principe, l'abbé de Saint-Nicaise reconnaissait que l'évêque seul et ses justiciers avaient, dans la Cité, le droit de prison. Cependant, si en l'absence de la justice de « Monseigneur de Liège », les maistres de la Cité trouvaient un malfaiteur, ils pourraient l'arrêter, et le livrer ensuite à la justice. Le même droit devrait leur être reconnu en cas de vacance du siège épiscopal; les prisonniers seraient remis au nouvel évêque, « si tôt qu'ilh aurat sa rigale », ou au mayeur de Liège, dès que la justice serait rouverte.

Le quatrième grief enfin, avait trait aux « werishas, que Monseigneur de Liège appelle weriscaps et la citeit appelle aisemenches, dedens terre et defours, excepteis murs, pons et fossels. » Sur ce point, l'abbé proposait de s'en remettre à la décision de quatre arbitres, dont deux devaient être nommés par l'évêque et deux par la Cité; il se réservait la faculté de les départager, s'ils ne parvenaient pas à s'entendre.

L'abbé de Saint-Nicaise se contenta de mettre ces propositions par écrit, sans vouloir les sceller, sous prétexte qu'il l'avait promis aux Liégeois: puis il quitta la Cité, laissant son oeuvre inachevée.

Il n'entre pas dans notre cadre de relater par le menu toutes les péripéties de la lutte que les gens de la Cité, secondés par la plupart des villes du pays et par le parti d'Awans, soutinrent contre leur évêque. Ces faits sont d'ailleurs assez connus. Il nous suffira de rappeler que, battus au thier d'Airbone, près de Huy (27 mai 1328), écrasés à la bataille de Hoesselt ( 25 septembre), ils furent trop heureux d'accepter la paix qu'il plut au prince vainqueur de leur imposer.

Les bases de celle-ci furent arrêtées à Wihogne, le 4 octobre 1328: dans l'ordre politique, c'était l'adoption pure et simple de l'accord proposé en 1326 par l'abbé de Saint-Nicaise. Quant à tous les autres points, les contractants s'en remettaient à l'arbitrage de six preudhommes, nommés de part et d'autre, qui auraient à prononcer leur sentence avant l'Epiphanie prochaine.

Si la Cité de Liège ne respectait pas la paix susdite ou la sentence des six preudhommes, elle encourait une peine de 50,000 livres tournois au profit de l'évêque; et si cette somme n'était pas soldée, l'évêque pouvait appeler à son aide quatre princes terriens, à son choix, lesquels forceraient le peuple à payer l'amende et toucheraient, pour leurs peines, 4,000 livres chacun.

Une clause finale stipulait la réouverture du tribunal des échevins.

Cette paix humiliante, qui attendait encore sa consécration définitive, déplut à bon nombre de Liégeois, instigués par Pierre Andricas; ils mirent tout en oeuvre pour l'entraver. Mais le prince, déployant une rare énergie, fit publier dans la Cité une loi de murmure (16 janvier 1329), défendant toute espèce d'attroupements ou de discours, sous peine de bannissement; trois mois après (16 avril), il promulgua les Statuts criminels de la Cité, conformément aux propositions de l'abbé de Saint-Nicaise.

Enfin, le 31 octobre 1329, l'évêque permit au mayeur et aux échevins de rouvrir le tribunal. Pendant leur longue absence, des vides s'étaient produits dans leurs rangs: il y avait quatre ou cinq places à conférer. Le prince les donna à des écuyers « afforains, de bon linage », ce qui ne s'était jamais vu jusqu'alors, mais les Liégeois « se taisent quoys et ne le sont refusant ». Ces nouveaux échevins surent immédiatement gagner quelques gouverneurs de métiers, et, en exploitant habilement la loi de murmure, ils devinrent dans la Cité les seuls dépositaires du pouvoir. Pierre Andricas, l'un des maistres, en conçut un tel ombrage qu'il ourdit une conjuration pour les renverser. Le bruit courut qu'il songeait même à faire périr plusieurs échevins et chanoines. Beaucoup, sur la foi de ces rumeurs, quittèrent la ville et allèrent dénoncer le fait à l'évêque, qui résidait à Moha. Andricas était depuis longtemps à Liège le chef de l'opposition populaire. Adolphe, trouvant le moment opportun pour se débarrasser d'un adversaire dangereux, fit appel à ses vassaux et aux princes voisins, ses alliés. Une armée de trois mille hommes, dans les rangs de laquelle on remarquait les ducs de Brabant et de Juliers, les comtes de la Marck, de Gueldre et de Looz se concentra vers la mi-mai à Vottem. C'est là que l'évêque avait résolu de faire juger Andricas. Un Péron, semblable à celui de la Cité, y marquait le territoire de la franchise. On dressa une estrade, sur laquelle le mayeur et les échevins de Liège prirent place, comme ils l'eussent fait au Destroit; après l'audition de nombreux témoins, cités à la requête de maître Hellin, mambour de l'évêque, Andricas et trente-huit de ses complices, convaincus de trahison, furent déclarés atteints de leur honneur et forjugés (14 mai 1331).

Cependant les six preudhommes, chargés par la Paix de Wihogne d'arbitrer sur les points litigieux restés en suspens, n'avaient pu venir à bout de leur tâche. De délai en délai, on était arrivé à l'année 1330, lorsqu'enfin, dans une dernière réunion tenue à Flône, le ler juin, ils achevèrent la rédaction de leur concordat, qui obtint la sanction de l'évêque et des villes.

Les dommages soufferts par l'évêque et ses alliés furent évalués à la somme énorme de 57,ooo livres, dont 32,ooo à charge de la Cité, 18,500 pour compte des villes de Dinant, Saint-Trond, Tongres, Thuin et Fosses et 6,500 à payer par cent et huit communes de la Hesbaye ou des environs de Liége. La Cité ne sachant comment se procurer une somme aussi considérable, avait obtenu du Pape les dispenses nécessaires pour rétablir momentanément l'impôt de la Fermeté.

Au sujet des werixhas ou aisemences de la Cité, la Paix stipula que le produit des ponts, des murs, des fossés et, en général, de tous les biens communs, serait partagé également entre l'évêque et la Cité. Les commis chargés d'en faire la perception devaient tenir les registres en double, pour servir à chacun des intéressés. La propriété et l'administration de ces ponts, murs et fossés resteront à qui de droit, « si avant que les esquevins de Liége wardent ». Quant à la lettre aux assailles, que ceux de la Cité avaient extorquée aux échevins, durant la guerre, elle est annulée.

Enfin, les régents de la Cité retireront les « varlets » qu'ils ont nommés pour la garde de la ville. La haute police est restituée au mayeur.

Les Paix de Wihogne et de Flône, bientôt suivies du bannissement des perturbateurs, ramenèrent dans la Cité de Liége un calme relatif, qui ne fut plus troublé pendant les dernières années du long règne d'Adolphe de la Marck. Ce qui contribua encore à cet heureux résultat, ce fut la réconciliation des familles d'Awans et de Waroux, dont les haines mortelles avaient, pendant trente-huit ans, attiré sur le pays des maux incalculables. Grâce à l'intervention de l'éveque, une bonne paix fut scellée entre les lignages et une juridiction spécialement instituée pour en assurer l'exécution (16 mai 1335).

Sans nous occuper ici des démêlés du prince avec le duc de Brabant, ni de son attitude dans la question du comté de Looz, actons un incident signalé par Hocsem, sous l'année 1339. Le 6 août, l'éveque, feignant de se rendre au secours de quelque prince allié, arrive à Dinant à la tête d'un certain nombre d'hommes d'armes et accompagné de six échevins de Liége. Il convoque les échevins de Dinant et leur enjoint de « forjuger » neuf citoyens de cette ville, appartenant à la classe populaire et dont il avait eu à se plaindre. Une sentence aussi arbitraire, rendue sans citation préalable, sans preuves, sans aveu fut frappée d'appel aux échevins de Liége par les femmes des proscrits.

Sur ce, grand désaccord dans le cénacle. Quelques échevins inclinent à confirmer le jugement, d'autres veulent le casser. Enfin, moyennant la promesse d'une amende de 6,ooo florins à payer à l'évêque, le décret de bannissement est annulé.

L'année 1341 vit surgir un dissentiment sérieux entre le Chapitre et le prince. Se basant sur la Paix de Fexhe, ce dernier avait fait usage du droit d'arsin contre des individus habitant les domaines du Chapitre. C'était la première fois que le souverain se permettait chose pareille et, au dire de Hocsem, il n'en avait nul droit. Mais il était soutenu par ceux qui tenaient de lui leurs prébendes; toutes les protestations des amis de la justice ne servirent à rien. Lors des débats soulevés jadis pour l'application du droit d'arsin, le pays avait soutenu que l'éveque ne pouvait agir qu'apres un jugement préalable des échevins ou de la Cour féodale, selon la qualité des délinquants. Une seule exception était admise en ce qui concernait les maisons des homicides, que l'évêque pouvait brûler sans jugement. Quant à exercer le même droit dans les seigneuries du Chapitre, jamais il n'en avait été question. Au grand dépit de Hocsem, la majorité se prononça pour l'éveque.

Les deux dernières années de la vie d'Adolphe de la Marck furent marquées par des événements que nous ne pouvons passer sous silence. Pour mieux en exposer l'origine, empruntons quelques lignes à un écrivain d'une compétence reconnue: « La valeur du gros tournois, en matière de cens avait été fixée, du temps de Hugues de Châlons, à 8 deniers de bonne monnaie, prix auquel il continuait d'être reçu à l'époque où écrivait Hocsem. Ce prix équivalait à 16 deniers de billon; mais cette dernière monnaie ayant encore été affaiblie et la valeur du gros s'étant élevée à 18 de ces deniers, pendant le séjour du Chapitre à Huy, il arriva que les habitants de cette ville se refusèrent à payer plus de 1 gros pour 18 deniers de cens. L'évêque n'osant sévir contre les Hutois, qui seuls avaient embrassé sa cause, cet abus se prolongea jusqu'en &Mac245;343. Se sentant alors de force à se passer d'eux, il en fit citer quarante-trois devant les échevins de Liége, pour les contraindre à respecter la loi.

Les principaux bourgeois de Huy, indignés de se voir traînés devant une juridiction étrangère, mais convaincus du sort qui les attendait, eurent recours à un expédient. Ils proposèrent clandestinement à l'éveque le remboursement de leurs dettes, au taux réduit du capital, ce qui lui permettrait d'acheter des rentes plus productives; de plus, ils lui offraient, à titre de dédommagement ou d'amende, une somme de 12,000 florins. La seule réserve qu'ils mettaient à cet arrangement était l'assentiment du Chapitre de Liége. Mais celui-ci ne voulut pas se préter à un trafic qui devait occasionner au Chapitre de Notre-Dame et aux monastères de Huy un préjudice considérable. Il décida de n'accorder son approbation que pour autant que l'éveque consentirait à partager avec le clergé de Huy le bénéfice des 12,000 florins qui lui étaient offerts. On ne put s'entendre.

Cependant, le terme de l'assignation approchant, cinquante des bourgeois les plus notables de Huy allèrent trouver le duc de Brabant et offrirent de lui livrer la ville et le château, plus une somme de 40,000 écus, s'il voulait les soutenir dans leur querelle. Le marché fut conclu le 4 mai.

Cette révolte des Hutois mit l'éveque dans le plus grand émoi. Il convoqua les Etats pour le 15 mai, et pria le Chapitre de joindre ses instances aux siennes afin de presser les échevins de prononcer leur sentence. Les échevins le promirent sans y mettre le moindre empressement; eux aussi attendaient la réunion des Etats. Ceux-ci décidèrent de réduire les Hutois par les armes, mais la Cité y mit pour condition le retrait de la loi de murmure, et les nobles la reconnaissance de Thierry de Heinsberg comme comte de Looz.

Adolphe dut passer par ces exigences. La lettre de Saint-Jacques du 1er juillet 1343 rendit à la Cité un régime politique plus libre. « Le Prince, dit Henaux, ne pouvait plus, sous prétexte d'assurer la tranquillité des rues, faire des procès aux bourgeois pour d'imaginaires méfaits. Il n'était plus défendu de parler des intérêts locaux, ni de s'accoster, ni de se réunir. Il n'y avait plus que des délits nettement définis, sonner le tocsin, marcher avec bannière déployée, et crier "Aux armes", sans le consentement des maistres. Méme pour ces délits, nulle poursuite ne pouvait avoir lieu par le mayeur et les échevins, qu'après une enquête opérée concurremment avec une Commission appelée La Franchise, composée des deux maistres et des douze jurés, dont six Grands et six Petits ».

L'octroi de ces franchises remplit les Liégeois de reconnaissance et d'ardeur. Tous voulaient combattre le duc de Brabant. Une trève de quelques semaines intervint heureusement, au bout de laquelle on formula des propositions de paix, et dès le 8 août celle-ci fut signée à Duras. L'une des clauses du traité consacrait le droit, pour les bourgeois de Huy, détre jugés par leurs échevins au Péron de leur ville. Aucun bourgeois de Huy ne pouvait être « vogié » à Liége, à moins que le délit dont il se serait rendu coupable n'eût été commis dans la franchise de la Cité.

Sur ces entrefaites, une singulière rumeur avait pris consistance à Liége. On se répétait à l'oreille que la paix avec les Hutois serait faite depuis longtemps sans la rapacité des conseillers de l'évêque qui, outre les 12,000 florins fixés par le prince, n'avaient pas eu honte d'en exiger 6,000 pour leur propre cassette. La chose fit scandale. Les comtes de Hainaut, de Berg et de la Marck, qui s'étaient réunis à Liége en vue de la guerre, exprimèrent publiquement l'avis qu'il fallait destituer ces conseillers cupides, les remplacer par des hommes probes, et créer une institution nouvelle, destinée à recevoir les plaintes de tous ceux qui, à l'avenir, se croiraient lésés par le fait d'un magistrat ou d'un officier public. Des conférences ouvertes sur ce sujet dans l'abbaye du Val-Saint-Lambert eurent pour résultat le dépôt d'un projet de loi à soumettre à la délibération des Etats du pays. Il était question d'instituer un tribunal qui serait composé de vingt-deux membres, à prendre quatre dans le Chapitre, quatre dans l'Etat-noble, quatre parmi les bourgeois de Liége, deux de Huy, deux de Tongres, deux de Saint-Trond, deux de Dinant, un de Fosses et un de Bouillon. Malgré l'opposition énergique du Chapitre, la création des Vingt-Deux fut décidée. Bien que l'évêque eût scellé la charte, il le regretta bientôt et partit pour la Westphalie dans un état d'esprit très chagrin. A son retour, il apprit le mécontentement de quelques riches drapiers de la Cité qui, instigués par Jacques Jacquemotte, le maistre des Petits, se plaignaient de ce que l'établissement d'une nouvelle foire nuisait à leur industrie. Jacquemotte promit au prince de mettre à sa disposition un millier de ses ouvriers armés, pourvu qu'il consentît à l'abolition de la foire. Le marché fut conclu.

Le 24 février, Adolphe manda au palais les quatre chanoines et les quatre membres liégeois du Tribunal des Vingt-Deux, leur en joignant, avec menaces, de lui livrer la lettre originale de la nouvelle judicature. L'ayant saisie aussitôt, il la lacéra, anéantissant du méme coup une institution qui avait à peine vu le jour.

Lorsque le bruit de cette perfidie se répandit dans la Cité, un cri d'indignation s'éleva contre ceux qui l'avaient ourdie. Outre le maistre Jacquemotte, la rumeur publique en rendait résponsables Jean de Langdris, maréchal de l'évéque, et Jean Polarde, son mayeur, tous deux chevaliers et échevins. Une enquête sommaire ayant établi leur culpabilité, ils furent condamnés à l'exil.

Quelques mois plus tard, Adolphe de la Marck termina sa carrière. Il mourut le 3 novembre 1344, au château de Clermont et fut remplacé, l'année suivante, par son neveu, Englebert de la Marck, grand prévôt de la Cathédrale.

Le nouveau prince arriva à Liége animé de dispositions conciliantes. L'un de ses premiers actes fut de négocier avec la Cité le rappel des proscrits. De ce nombre étaient, outre ceux que nous venons d'indiquer, les échevins Jean de Lardier, Hubin Baré et Jean de Brabant, qui avaient été criés au Péron pour s'étre attribué indûment des rentes de la Cité. Il voulut surtout faire la paix avec les Hutois, car, malgré le traité de Duras, la réconciliation de ces derniers avec l'éveque Adolphe n'avait jamais été complete. Gilles de Cerf, chevalier, secondé par Wauthier de Momalle, Thierry de Seraing et l'échevin Tilman de Rosmel, se prétèrent à négocier une entente, basée sur le maintien de la paix de Duras, avec payement de 16,000 florins à titre d'amende honorable.

Malheureusement, les intentions pacifiques d'Englebert vinrent échouer contre la force des événements, et bientôt la patrie liégeoise fut livrée de nouveau à toutes les horreurs de la guerre civile. Disons brièvement quelles en furent les causes.

Pendant la vacance du siège, un bourgeois de Huy avait commis un homicide sur un habitant du Condroz, vis-à-vis duquel il se prétendait en légitime défense. Rentré en ville sans être arrêté, il avait fait sa composition avec les parents de la victime et avec Louis d'Agimont, mambour de la principauté. Il se croyait donc désormais à l'abri de toute poursuite criminelle de la part de la justice de l'évêque nouvellement intronisé. Cependant, un jour qu'il s'était aventuré hors ville, il fut appréhendé par Jean Meiraude, lieutenant-bailli du Condroz, qui, sans autre forme de procès, le fit décapiter, prétendant que la composition faite avec le mambour était de nulle valeur. A cette nouvelle, les Hutois irrités prennent les armes et se précipitent vers le manoir du bailli, situé à la Neufville-sur-Meuse, en forcent 1'entrée, le livrent au pillage et le détruisent de fond en comble.

Le bailli fit citer les pillards devant les échevins de Liége qui condamnèrent dix-huit des meneurs à la proscription. Cette sentence, portée en violation de la pai.x de Dùras, fut sévèrement commentée. Toute la bourgeoisie de Liége prit fait et cause pour celle de Huy et conclut avec elle un traité d'alliance dans lequel Saint-Trond et la plupart des bonnes villes entrèrent successivement.

Tandis que ces incidents se produisaient, l'évèque séjournait en Westphalie; à son retour, il apprit avec dépit l'affront sanglant infligé à son bailli, dont il évita néanmoins de défendre ou de blamer la conduite. Il convoqua les Etats à Fexhe et s'y répandit en plaintes amères au sujet de l'alliance des bonnes villes, dans laquelle il voyait une injure, une atteinte permanente à son autorité. Les maistres, tout en protestant de leur fidélité au prince, répondirent que la confédération avait pour seul but de défendre les libertés publiques contre l'arrogance et la cupidité de ses officiers qui avaient audacieusement méconnu les lois.

Cette liberté de langage déplut au prince et c'en était fait de la bonne entente, lorsqu'on apprit l'arrivée à Liége de Philippe le Cocque, abbé de Saint-Nicaise de Rheims, l'homme à l'éloquence verbeuse, qui avait vainement tenté jadis de réconcilier l'éveque Adolphe avec les Liégeois. Cette fois, il avait reçu pour mission de terminer les difficultés relatives au comté de Looz.

Il y avait neuf ans, en effet, que Thierry de Heinsberg, grâce à l'inertie ou à la complicité tacite du dernier évêque, se maintenait en possession de cette magnifique contrée, dont les l,iégeois et le Chapitre en particulier souhaitaient ardemment l'annexion à la principauté. Une sentence d'excommunication avait mis Thierry au ban de l'Eglise, et, dans tout le comté de Looz, le chant des offices religieux était suspendu. Thierry avait supplié le pape de mettre fin à cette situation. De là, la délégation de l'abbé de Saint-Nicaise.

Les Etats convoqués sur cette grave question, n'étaient guère d'accord: Thierry y comptait de nombreux partisans. On convint néanmoins, après de longues discussions, qu'une députation de cinq membres du Chapitre se joindrait à l'abbé de Saint-Nicaise pour entrer en conférence avec Thierry de Heinsberg, mais à la condition formelle que les résolutions à prendre seraient soumises à la sanction du Chapitre et des Etats.

Les conférences s'ouvrirent au faubourg Saint-Léonard; Thierry de Heinsberg y vint avec une imposante chevalerie: le corps échevinal de Liége, mayeur en tête, s'y rendit également.

Cette circonstance déplut au Conseil de la Cité, qui savait les échevins favorables à Thierry. Il adjura le Chapitre de veiller aux intérêts du pays, sous peine d'encourir les plus graves responsabilités. « Vous n'avez rien à craindre, répondit l'écolâtre Hocsem; la Conférence ne peut décider quoi que ce soit sans l'assentiment du Chapitre et des Etats. D'ailleurs, si cela ne suffit pas, pourquoi n'iriez-vous pas porter vos remontrances à la Conférence elle-même ? »

Les conseillers partirent pour Saint-Léonard, accompagnés des chanoines Guy de Charneux et Pierre Baptiste; mais ils furent mal reçus et se retirèrent furieux.

Englebert de la Marck avait hâte d'arriver à une solution. Il écrivit à la Conférence de presser sa décision, ajoutant qu'il répondait, d'ailleurs, de la sécurité de tous. Albert de Bettincourt donna alors lecture du projet de recès. Le comté de Looz devait rester à Thierry de Heinsberg et à ses descendants, pour être tenu à perpétuité en fief de l'église de Liége. Le comte Thierry et dix de ses proches jureraient que jamais le comté ne serait ni aliéné ni donné en engagère. Quant aux frais occasionnés pendant ce long procès, ils seraient compensés de part et d'autre.

L'abbé de Saint-Nicaise, malgré la restriction de ses pouvoirs, déclara ensuite lever l'interdit qui frappait le comté.

L'évêque donna son assentiment à ce recès, se flattant de le faire approuver par les Etats.

On ne peut se faire une idée de l'exaspération des Liégeois, lorsqu'ils apprirent le résultat des conférences. Les chanoines faillirent être écharpés; leurs cinq délégués, saisis de terreur, s'enfuirent de la Cité. Leurs hôtels furent occupés par des garnisaires. Mais la colère du peuple s'exhala surtout contre les échevins, qu'il rendait responsables de la situation. A l'exception de Hubin Baré, partisan de la commune, aucun d'eux n'osa rentrer à Liége. A leur tour, ils rejetèrent la faute sur l'éveque.

Celui-ci n'avait plus qu'un parti à prendre, c'était de faire appel aux armes des princes voisins et de réduire les Liégeois, soit par la force, soit par l'intimidation. Abandonnant la Cité, il transporta à Maestricht sa cour et sa chancellerie, fit publier que le tribunal des échevins se réunirait le 18 juillet à Vottem et qu'on y mettrait en jugement les principaux fauteurs du désordre.

Sans perdre de temps, il partit pour Aix-la-Chapelle; Charles de Luxermourg, le nouveau roi des Romains, avait réuni aux portes de cette ville une nombreuse armée, Englebert obtint de lui la promesse d'un secours efficace pour dompter la rébellion.

Les Liégeois, de leur côté, mirent tout en oeuvre pour recruter une forte armée, dont ils confièrent le commandement à Raes de Waroux et à Berthold d'Ockier. Elle se concentra en Hesbaye, ravageant les terres des partisans de l'évêque, forcant partout les habitants à entrer dans ses rangs.

Le 17 juillet, un décret des maistres de la Cité fut crié au Péron, condamnant au bannissement les treize échevins qui avaient déserté. C'est ainsi que les Liégeois entendaient préluder à la guerre. Ce méme jour, sans attendre l'arrivée des troupes des princes, l'armée liégeoise alla prendre position à Vottem, près du Péron, et s'y retrancha au moyen de fossés et de palissades. Les matériaux arrachés aux maisons des échevins fugitifs servirent à cette besogne.

Le 18 au soir, on vit poindre sur les hauteurs les étendards de l'armée des princes. Jamais on n'en avait vu de plus belle. Le roi des Romains était à la tête de plus de sept mille chevaliers, écuyers, hommes rompus au métier des armes. Dans ses rangs on remarquait son père, Jean l'Aveugle, roi de Bohême, les comtes de Gueldre, de Juliers, de la Marck, de Katzenelubogen, de Clèves, de Vianden, de Namur, de Salm et de Looz, ainsi que le seigneur de Fauquemont.

Le lendemain matin, après que toutes les troupes eurent pris position, l'évêque et les échevins s'avangèrent vers le Péron pour procéder aux formalités du jugement; mais exposés aux traits qui partaient du camp ennemi, menacés d'être lapidés par le jet des machines de guerre, ils durent se retirer et allèrent s'abriter derrière un moulin à vent, situé hors des limites de la franchise. C'est là que les échevins, sous les huées et les ricanements de leurs ennemis, proclamèrent traîtres et proscrits quarante-deux citains de Liége.

Bientôt on en vint aux mains. Toute la tactique de l'armée liégeoise, exclusivement composée de fantassins, consistait à rester en rangs serrés et à opposer un mur de lances et de piques aux charges de la cavalerie ennemie; en même temps celle-ci était accablée par la grêle de projectiles qui partaient du camp retranché. Thierry de Fauquemont, ancien chanoine de Liége, avait en vain offert sa médiation avant le combat: outrageusement repoussé par l'évêque, qui le soupçonnait d'être vendu à l'ennemi, il opère un mouvement tournant et, se jetant, la rage au cœur, sur la foule des curieux qui suivaient l'armée liégeoise, il en tue un grand nombre. Voyant que les efforts de la cavalerie venaient échouer contre l'invincible discipline des milices urbaines, beaucoup de chevaliers mettent pied à terre et engagent la lutte corps à corps. Thierry de Fauquemont succombe un des premiers. Sa mort et celle d'une quarantaine de chevaliers du pays de Berg jettent la consternation dans les rangs des alliés de l'évêque. La brillante armée des princes se débande et fuit honteusement.

Cette défaite, bientôt suivie de la prise des châteaux de Clermont et de Hamal, amena le prince à composition. L'abbé d'Alne, chargé de négocier une trève, l'obtint à condition que les échevins révoqueraient leur sentence de Vottem. Le 28 octobre, on vit ces malheureux magistrats, escortés d'un corps d'armée sous la conduite de Raes de Waroux, retourner à l'endroit même où ils avaient proscrit les Liégeois et reconnaitre publiquement qu'ils avaient agi contre tout droit et toute équité. Le maistre Jean Waldoreal jeta de l'argent au peuple en souvenir de cet événement sans précédent. Deux échevins, Jean de Brabant et Coune de Lonchin, qui n'avaient pu acco&Mac245;npagner leurs collègues dans cette démarche humiliante, furent invités plus tard à se rétracter également, à peine d'être déclarés traîtres et ennemis du pays. Coune de Lonchin s'y refusa. Aussitôt crié ennemi public, il se réfugia auprès du prince. L'accueil bienveillant qu'il reçut fut considéré par le public comme une violation de la trève.

Des conférences pour la conclusion de la paix furent ouvertes à Seraing, puis à Vivegnis. C'était à l'échevinage que les maistres de la Cité en voulaient particulièrement. Ils offrirent à l'évêque une somme de 120,000 écus, s'il consentait à renouveler ce corps par moitié, chaque année, de sorte que la durée des fonctions échevinales fût désormais biennale. Les échevins surent entraver ces négociations: ils montrèrent combien il serait inique de les punir, eux, dont toute la faute avait consisté dans leur trop grande fidélité à l'évêque.

Les choses restèrent en cet état jusqu'au printemps de l'année suivante, quand tout à coup Renaud, sire d'Argenteau, allié de l'évêque, traversa la Meuse à la tête d'une troupe de guerriers, et alla ravager les villages de Hermalle, Heur-le-Romain, Aaz et Haccourt, mettant à mort ou emmenant quantité d'habitants. Pour venger cette agression, les milices de Liège et des bonnes villes mirent aussitôt le siège devant Argenteau, situé sur une roche escarpée et dans une position pour ainsi dire imprenable; elles firent crouler le château au moyen d'une mine et le démolirent de fond en comble (15 juillet 1347).

Enhardies par ce succès, elles marchèrent résolument au devant de l'évêque, qui pénétrait en Hesbaye, du côté du Brabant, à la tête d'une armée formidable, dont ses anciens alliés fournissaient le principal contingent. La rencontre eut lieu à Tourinne, près de Waleffe; mais cette fois la fortune abandonna les armes des bonnes villes qui y subirent l'une des plus graves défaites dont l'histoire liégeoise ait gardé le souvenir (21 juillet).

Huit jours après, la paix fut signée à Waroux et publiée au Péron, le soir même. Pour indemniser les seigneurs de Hamal et d'Argenteau de la destruction de leurs forteresses, les Liégeois eurent à payer une somme de 40,000 florins.

La Paix de Waroux stipulait avant tout le maintien des échevins dans la plénitude de leurs droits.

Elle décrétait ensuite l'institution d'une Commission, à désigner par l'évêque et les trois Etats, et qui serait chargée de mettre par écrit toute l'ancienne législation coutumière, avec pouvoir de l'amender.

Entre-temps, la cour échevinale continuerait à appliquer la coutume.

Ces mesures législatives sont remarquables. « A une époque, dit Poullet, où dans la plupart des provinces belges, on suivait encore avec une sorte d'indifférence l'ornière traditionnelle antique, les Liégeois fixaient les points principaux de leur législation et procédaient déjà d'une main ferme à une réforme juridique et juridictionnelle. »

« On a dit, ajoute le même auteur, que l'évêque voulait tâcher de rendre la législation uniforme pour agrandir son pouvoir en le concentrant. C'est possible. Mais c'est voir les choses par leur petit côté. Les justiciables avaient au moins autant d'intérêt que l'évêque lui-même à voir écrire, fixer et corriger ce droit général du pays, jusque-là abandonné presque entièrement à la mémoire des tribunaux. Quant à l'ensemble des bonnes villes, elles n'avaient pas lieu de se plaindre, tant s'en faut, si l'on mettait des bornes précises à l'action absorbante des échevins de Liège. »

Le triomphe de l'évêque eut donc pour résultat immédiat de raffermir l'institution, un instant ébranlée, de nos échevins. De beaux jours devaient encore luire pour eux. Il est même permis d'affirmer que la longue quiétude où ils vont être plongés, deviendra fatale à leur dignité, à leur indépendance, à leur intégrité. La suite de cette étude ne tardera pas à le montrer.

Ni les chroniqueurs, ni les documents contemporains ne nous ont rien appris au sujet de la Commission chargée d'élaborer la Loi nouvelle. On ne sait pas davantage si son travail rencontra des objections ou des difficultés, mais on serait tenté de le croire, à raison du temps qu'elle mit à produire son oeuvre. Plus de huit ans s'écoulèrent, en effet, avant que celle-ci ne vît le jour.

Nous ne nous occuperons ici que des dispositions de cette loi qui se rapportent directement à notre sujet.

D'après l'article 4, tous les échevins de Liège sont tenus de résider dans la Cité, au moins la moitié de l'année, pour expédier les affaires et rendre la justice, à moins qu'ils n'aient une dispense de l'évêque, ou qu'ils ne puissent invoquer sous serment l'excuse d'un empêchement légitime.

Art. 5. Les échevins ne pourront remettre à plus de trois semaines leurs décisions sur les demandes de rencharge ou de conseil qui leur seront adressées par les cours subalternes.

Art. 6. Sauf dans les cas d'injures proférées contre eux, ils ne pourront s'attribuer aucune part dans les amendes qu'ils commineront, à moins que ce ne soit du plein gré de l'évêque qui les aura établis.

Art. 7. La plainte criminelle sera faite par écrit, et le plaignant sera tenu d'en donner, à ses frais, copie à l'inculpé.

Art. 8. Les échevins de Liège seront seuls compétents pour juger « des Vogemens de pais effraite », c'est-à-dire des violations de paix, dont se seraient rendus coupables des non-habitants de la Cité.

Art. 10. Chaque fois qu'il s'agira de juger d'honneur d'homme, les échevins devront être au nombre de huit, au moins.

Art. 25. En vue d'éviter les périls qui pourraient en résulter, il sera désormais interdit à tout plaideur de se faire accompagner par plus de cinq personnes et un parlier (avocat), à moins qu'il ne s'agisse de témoins. Celui qui prononcera en justice des paroles haineuses ou des menaces, pourra non seulement encourir l'amende d'un voyage à Rochemadour, mais ne sera plus écouté; ses déclarations seront de nulle valeur.

Art. 39. Pour l'approbation d'un testament ou d'un contrat de mariage, soit de bourgeois, soit d'afforains, les échevins ne pourront exiger plus d'un florin petit, et le mayeur plus d'un demi.

Art. 40. Les échevins, tant ceux en exercice que ceux qui seront reçus à l'avenir, jureront au Chapitre de Liège qu'ils ne prendront aucune espèce de gratification des parties plaidant à leur tribunal.

Cette charte importante qui devait remplacer l'ancienne Loy Charlemagne pour un terme de cent ans, était datée du 12 décembre &Mac245;355. Elle fut sans doute mal accueillie par les échevins, car ce ne fut que deux ans après, le 12 décembre 1357, qu'ils consentirent à l'approuver.

En 1361 des plaintes graves parvinrent à l'évêque contre les échevins qui refusaient de se soumettre à certaines prescriptions de la loi et imposaient aux parties des frais exorbitants. Peut-être sur ce dernier point trouverait-on à les excuser. Si l'on prend en considération ce phénomène dont nos pères n'avaient certes nulle idée, la diminution graduelle du pouvoir acquisitif de l'argent, on reconnaîtra que l'application rigoureuse de tarifs séculaires n'offrait plus aux échevins une rémunération suffisante de leurs services.

Malheureusement, en transgressant la vieille coutume, ils avaient excédé la mesure: leurs prétentions ne connaissaient plus de bornes. Il fallait y apporter remède autant dans l'intérêt du public que pour l'honneur des échevins eux-mêmes. De là, l'ordonnance du prince, en date du 15 novembre 1361, connue sous le nom de Lettre aux articles ou Statut des échevins. Elle comprend vingt paragraphes et comme c'est le plus ancien acte de cette nature qui soit parvenu jusqu'à nous, il importe d'en faire connaître la substance:

1. Les échevins devront jurer de faire droit au pauvre comme au riche.

2. Ils sont tenus de délivrer copie de tous leurs jugements.

3. Ils n'auront aucune part dans les amendes.

4. Ils ne pourront se dire ni se proclamer seigneurs de Liège.

5. Ils sont obligés d'approuver les testaments, louages, donations et contrats de mariage, en la forme et selon le tarif fixé par la Loi nouvelle.

6. Ils ne peuvent se refuser à opérer les partages, quand ils en sont requis, et moyennant les droits fixés.

7. Aucun command ne sera fait par eux, sans l'assistance du mayeur, hormis en cas d'appel.

8. Le salaire des échevins pour les oeuvres faites devant eux est réduit à un vieux gros.

9. Pour chaque conseil qui leur sera demandé, ils ne pourront exiger au delà de trois vieux gros.

10. L'approbation des testaments ne contenant que des dispositions mobilières ne sera point de leur ressort et restera exclusivement à la compétence de l'official.

11. Leur salaire ne dépassera pas un vieux gros pour toute vente de biens d'orphelins, d'exécuteurs testamentaires, ou d'église.

12. Quand inhibition leur sera faite de par l'official pour les cas touchant à la juridiction spirituelle de l'évêque, ils seront obligés de faire connaître clairement leur intention.

13. Ils n'ont pas le droit de faire mandement aux mayeurs ou autres officiers du prince.

14. Les convenances de mariage approuvées devant les échevins de Liège seront valables, quelle que soit la situation des biens y spécifiés.

15. Les décisions des voir-jurés [du cordeau] seront valables, même sans l'intervention des échevins.

16. Celui qui voudra faire le retrait d'un immeuble vendu, pourra exiger le serment des parties contractantes sur l'importance du prix de vente et sur la forme du marché, et ce serment fera loi, nonobstant toutes lettres contraires.

17. Le mayeur est obligé d'envoyer à tous ceux qui le requerront les valets de la justice pour faire arrêt ou ajournement; il ne pourra exiger de ce chef aucun droit; les valets sont tenus d'aller sans délai et moyennant le salaire accoutumé.

18. Pour toute investiture d'alleux situés dans la franchise, la justice ne pourra prendre plus d'un droit double, même si les biens comprennent différentes parcelles.

19. Défense est faite aux voir-jurés des eaux et des partages de livrer les matières nécessaires à l'objet de leurs décisions.

20. Les échevins sont tenus de se conformer à la présente ordonnance, de même qu'à toutes les prescriptions de la Loi nouvelle; ils sont obligés notamment de les appliquer chaque fois qu'on viendra les consulter ou prendre leur rencharge.

Les dispositions de la Loi nouvelle, relatives à l'essai des poids et mesures, sont confirmées.

Englebert de la Marck, promu au siège archiépiscopal de Cologne, fut remplacé à Liège, en 1364, par Jean d'Arckel, évêque d'Utrecht.

Deux événements importants, mais sans connexité directe avec notre histoire échevinale, marquèrent les quatorze années du règne de ce prince. L'annexion définitive du comté de Looz, tout en étendant notablement la prépondérance politique des évêques de Liège, resta sans influence actuelle sur le ressort judiciaire de la Cour des échevins. Ceux-ci, on l'a vu, étaient depuis longtemps les juges d'appel des échevinages urbains du comté; quant aux justices seigneuriales ou extra-muros des villes, elles demeurèrent, comme auparavant, sous la juridiction suprême de la Haute Cour de Vliermael. Rien ne fut innové dans l'organisation politique et judiciaire de ce comté.

L'institution du Tribunal des Vingt-Deux, en 1372, n'offre avec notre matière que des rapports trop éloignés pour que nous ayons à nous en occuper. Nous passons donc sans transition au récit d'un épisode qui fit grand scandale en son temps et par lequel se termine peu glorieusement la seconde période de l'histoire échevinale.

Sous le règne de l'évêque Arnold de Hornes, vers la fin du mois d'août 1386, des bruits étranges se répandirent dans la Cité: la haute justice était faussée, les échevins se laissaient gagner à prix d'argent ! Et pourtant le corps échevinal ne comptait alors que des hommes aussi distingués par leur naissance que par leur fortune; c'étaient Thierry de Moilant, Guillaume Proest de Melin, Gilles Chabot, Bertrand de Liers, Guillaume de Horion, Jean de Coir, Lambert Rosseal, Raes de Waroux, Thierry de Berlo, Gérard delle Hamaide, Jean et Guillaume de Bierset, Jean de Frères et Guillaume de Graaz. Les cinq premiers étaient chevaliers.

Chacun nommait l'auteur de ces rumeurs: c'était un Grand de la Cité, Gilles de Lavoir, demeurant à la Porte rouge, en Féronstrée. On savait qu'il venait de perdre devant les échevins un procès important, et non content de maudire ses juges, il parcourait la ville en les représentant comme des hommes vénaux qui s'engraissaient aux dépens des pauvres plaideurs. A l'entendre, c'étaient de véritables voleurs!

Excités par ces propos, tous ceux qui avaient perdu des procès firent chorus avec lui et convinrent de faire entendre leurs plaintes dans la première assemblée du peuple qui se tiendrait au palais. Les rôles furent distribués. Gilles de Lavoir prendrait le premier la parole; tous ses partisans l'acclameraient ensuite en accentuant encore ses accusations Déjà les maistres et le Conseil de la Cité étaient gagnés à ce complot et conspiraient sourdement contre les échevins.

Au jour fixé, Gilles de Lavoir monte à la tribune et prend la parole en ces termes :

« Bonnes gens, citoyens perspicaces, personne de vous n'ignore, sans doute, combien le pays est exploité par les iniquités de nos échevins. Il est de notoriété que chaque jour la justice est mise à l'encan par ces scélérats qui puisent dans nos bourses, sans plus de vergogne que des voleurs de profession.

Ce ne sont plus la Loi ni l'équité qui dictent leurs sentences, mais la faveur ou les présents.

Combien de procès n'ont-ils pas traînés en longueur, jusqu'à ce que l'enjeu fût mangé par les frais ?

Cette pauvre veuve, que j'aperçois dans l'assemblée, n'a-t-elle pas été forcée récemment de donner 100 florins d'or aux échevins pour qu'ils daignassent s'occuper de l'action qu'elle avait introduite devant eux. Mais comme elle avait pour adversaire un homme opulent, elle a succombé, malgré la justice de sa cause, perdant à la fois son argent et son bien. Qu'est-il besoin d'insister davantage ? Faites appel à vos souvenirs et vous trouverez une foule de faits de l'espèce qui se sont passés dans la Cité ou dans les communes du pays.

Rien d'étonnant d'ailleurs à ce que de tels abus aient pu se produire: les échevins sont sûrs de l'impunité, eux qui se targuent de juger sans appel ! Pourtant, ce sont vos concitoyens, ils ont juré obéissance à l'évêque; s'ils sont coupables, pourquoi ne pourrait-on les châtier ? Voyez Raes de Waroux, mon beau-frère: lors de son premier mariage il n'avait en tout que cent muids de rente, et voici qu'il en possède plus de deux mille cinq cents. Voyez encore messire Gilles Chabot, l'oncle de ma femme, quand a-t-il commencé à regorger de richesses; n'est-ce pas depuis qu'il a obtenu son échevinage, lui qui, jusque-là, n'était qu'un pauvre petit chevalier.

Dites-moi, je vous prie, comment vous expliquerez ces fortunes rapides, si ce n'est par l'exploitation du faible et le trafic de la justice. Croyez-moi, il faut instituer une vaste enquête: quatre délégués de l'évêque s'adjoindront aux maistres de la Cité, aux députés des métiers et des bonnes villes; et devant cette imposante Commission chacun viendra dévoiler tous les cas de concussion remontant à moins de vingt ans. Vous verrez que mes paroles n'auront été que l'expression atténuée de la vérité. »

Frémissant de colère à ces accusations infamantes, Raes de Waroux, s'écria d'une voix courroucée: « Gardez-vous, citoyens, d'ajouter la moindre foi aux mensonges de ce fou furieux. Je proteste, dès à présent, que tout ce qu'on entreprendra contre nous, est nul et de nulle valeur. Nous ne relevons pas de votre assemblée ! » Mais ces exclamations ne font qu'exciter davantage la fureur du peuple. Il presse les maistres de la Cité de se rendre auprès de l'évêque pour obtenir l'enquête.

Le prince à son tour, mande les échevins et leur fait part de son intention de les mettre en jugement: « Révérend père, lui fut-il répondu, oubliez-vous que notre tribunal ne relève pas de Votre Grâce ?

— Préférez-vous donc, reprit le prince, avoir pour juges le peuple et l'évêque, plutôt que l'évêque seul ! »

Instruit par le prince lui-même que les échevins persistaient dans leur attitude hautaine et dédaigneuse, Gilles de Lavoir provoque une réunion des métiers, et y expose son plan d'enquête, dont il offre de payer seul les frais, certain, disait-il, de se faire rembourser sur les amendes qui allaient inévitablement frapper les coupables. « Il est temps, ajouta-t-il, de relever aussi le gibet, que les échevins ont laissé pourrir en même temps que la loi, on y pendra les grands comme les petits. »

Bien que l'enquête eût été votée à la grande majorité de l'assemblée, Arnold de Hornes parut hésiter un instant sur le parti à prendre; non qu'il doutât de la culpabilité des échevins, celle-ci ne lui paraissait que trop évidente; mais leur condamnation, dont les annales du pays n'offraient aucun précédent, pouvait être diversement appréciée. Si elle allait être réformée par l'empereur ? Cette perspective n'était guère rassurante. Néanmoins, l'ordonnance d'enquête parut le 2 septembre. L'évêque déclare qu'il veut y être représenté par quatre de ses conseillers assistés d'un clerc; il prie la Cité et les bonnes villes d'y envoyer des délégués en nombre suffisant; il assure de sa protection tous les témoins et plaignants, leur accorde des sauf-conduits, et dégage de leurs serments ceux qui ont donné de l'argent sous promesse de ne rien révéler. Enfin, l'information se fera dans toutes les villes de la principauté, à commencer par Liège, Huy, Dinant; elle sera close le 27 décembre.

Cette Commission d'enquête tint ses séances dans la maison de Guillaume de Hemptinne, chanoine de la Cathédrale; l'évêque s'y fit représenter par Jean de Bernalmont, son grand mayeur, Guillaume de Sainte-Marguerite, son receveur général, Guillaume Toussaint d'Amangne et Jean d'Outremeuse (le chroniqueur); les villes y comptaient chacune deux délégués, outre leurs maistres en exercice; la Cité y envoya, de plus, un représentant de chacun des trente-deux métiers; en tout, plus de soixante personnes.

Plusieurs jours furent consacrés à l'audition des témoins qui se présentèrent en foule. Les échevins, questionnés séparément et sur chaque fait articulé à leur charge, ne purent qu'en reconnaître l'exactitude. Tous furent déclarés coupables, à l'exception de Guillaume Proest, chevalier, contre lequel aucune charge ne fut relevée. Il restait à prononcer le châtiment. Certains membres de la Commission étaient d'avis de condamner à mort Bertrand de Liers, Raes de Waroux, Lambert Rosseal et Jean de Bierset, les quatre échevins les plus compromis, et de bannir les neuf autres à perpétuité. Le plus grand nombre opina pour les envoyer tous en exil, sans distinction. L'évêque se rangea à cet avis. Le 29 septembre, les treize coupables furent criés au Péron, déchus de leur office et condamnés à de fortes sommes, à titre de restitutions et d'amendes.

Ils ne se tinrent pas pour battus. Aucun d'eux ne voulant s'exécuter, un nouveau décret fut promulgué le 22 octobre, leur enjoignant de solder le montant de leurs amendes, à peine de confiscation de tous leurs biens. Bertrand de Liers et Jean de Bierset n'avaient pas attendu cet ordre pour faire retirer subrepticement de leurs hôtels les objets les plus précieux.

Les échevins persistant dans leur attitude insubordonnée, l'évêque prit le parti de consulter le pays. Une grande réunion des Etats se tint le 10 novembre au chapitre de la Cathédrale, et mit en délibération quelle serait la voie à suivre pour forcer les échevins à s'exécuter. L'assemblée fut unanimement d'avis qu'il fallait confisquer leurs biens jusqu'à concurrence des sommes nécessaires pour indemniser les victimes et solder l'amende à l'évêque. Ce dernier néanmoins pourrait les admettre à composition. Cinq échevins seulement se soumirent, à savoir: Thierry de Moilant, Gilles Chabot, Jean de Coir, Gérard delle Hamaide et Guillaume de Bierset; les six autres, Horion, Rosseal, Waroux, Berlo, Frères et Graaz, partirent pour Prague et se pourvurent en appel auprès de l'empereur.

Cheaus qui se vorent acordeir,
Faire le puelent, mais qu'il li plaise:
Et bien poioit à chescun plaire;
lls furent VI qui point acordeir,
Je les nomeray sans gabeir:
Sire Giele de Horion,
Et Rause de Warous li secons,
Thiri de Beirlouz fut li tiers
Lambier Rossias, chi fut drappirs,
Wilhem de Graus. si fut cangiers,
Johans de Freres fut meircheniers;
Ichis ne sunt point accordeis
Unc grant plais ils ont enleveit
Devant le roy dit d'Allemangne.

Ils en obtinrent un rescrit adressé à l'évêque et au peuple de Liège, ordonnant le rétablissement des échevins dans leurs dignités. Deux chevaliers de Bohème furent chargés de porter ce rescrit à la connaissance des intéressés: mais quand ils arrivèrent à Liège et qu'ils apprirent la gravité des charges qui pesaient sur les appelants, ils trouvèrent même trop légère la peine dont on les avait frappés. Si des faits de l'espèce s'étaient produits à Prague, les coupables, élisaient-ils, n'auraient pu éviter le supplice capital. Les envoyés impériaux, se conformant sans doute à leurs instructions, reprirent le chemin de l'Allemagne, et les échevins en furent pour leurs frais.

Entre-temps, l'évêque voulant épuiser toutes les voies judiciaires, au risque même de froisser la légalité, fit citer les récalcitrants à l'Anneau du palais, tribunal plutôt féodal, qui n'avait pas à connaître de ces sortes de causes. Il eût été mieux inspiré si, dès le principe, il avait écouté l'avis de Jacques de Hemricourt, son conseiller, prétendant qu'il fallait procéder contre les accusés sur leur honneur: ceux-ci auraient été « plus fort travaillés » et les plaignants y eussent trouvé leur profit; car en fin de compte, bien peu d'entre eux obtinrent des réparations équitables.

Ainsi se termina ce regrettable incident qui laisse une impression pénible sur l'histoire des échevins de Liège au moyen age. Quelques-uns d'entre les coupables moururent en exil, d'autres revinrent dans la Cité après la mort de l'évêque Arnold de Hornes, arrivée en 1389.

ECHEVINS

Au point de vue qui nous occupe, les trois quarts de siècle dont on vient d'esquisser l'histoire, pourraient s'appeler la période de la chevalerie. Depuis que l'échevin Jean Surlet eut pris l'ordre militaire, vers 131o, celle-ci envahit la haute magistrature liégeoise, et ne l'abandonne plus. En 1343, huit échevins, plus de la moitié, sont des chevaliers.

Mais cette circonstance, si elle est de nature à jeter quelque lustre sur le corps judiciaire, vient par contre ajouter aux difficultés de l'historien, soucieux de rétablir l'ordre chronologique de nos magistrats. On sait, en effet, que pour se conformer à une règle de préséance universellement reconnue, les noms ou les sceaux des échevins-chevaliers précèdent toujours ceux des autres laïcs énumérés dans le même document. Il s'ensuit que l'ordre de réception est troublé; malgré tous nos efforts, nous n'oserions nous flatter de l'avoir toujours rétabli.

On se demandera peut-être si la liste qui va suivre est complète. Nous la croyons telle. Tout au moins, une omission, s'il y en a, ne pourrait porter que sur l'un ou l'autre personnage dont la présence au corps échevinal aurait été de très courte durée.

JEAN SURLET dit DE LARDIER,
chevalier, 1314-1348.

1314, Pièces justificatives, n° 5. — 1316, Chart. de St-Jacques. — 1317, Pièces justificatives, n° 6. - 1318, Lib. prim. chart., n° 573. — 1320, Chart. de St-Jacques. — 1321, Bull. de l'Inst. archeol., t. Xl, p. 191. — 1323, Cartull. de St-Paul, p. 153. — 1325, Lettre aux assailles. — 1327, Chartes du Hainaut. — 1328, (n. st.), Chart. de Robermont. — 1329, Chartes du Hainaut. — 1330, Chartes de St-Martin, n° 188. — 1332, Le Chapitre noble de Moustier, p. 142. — 1336, Chartes du Hainaut. — 1338, Chart. des Dominicains. — 1343, VAN DEN BERCH, Ms. I88, fol. 179. — 1344, Cllart. du Val-St-Lambert, n° 518. — 1348, Stock de Ste Croix, fol. 68.

Fils aîné de l'échevin Jean Surlet, chevalier, notre échevin avait hérité en 1307 de son oncle la maison du Lardier, dont on lui donna désormais le nom. Créé chevalier vers 1324 et delégué par 1'évêque pour étre du Conseil des Vingt, il abandonna bientôt le parti du prince pour faire cause commune avec les gens de la Cité. Aussi fut-il l'un des quatre envoyés que les Liégeois dépêchèrent en 1328 vers le Souverain-Pontife pour lui exposer leurs doléances. On sait que cette légation tomba dans une embuscade non loin de Câteau-Cambresis, et Jean de Lardier resta plusieurs mois captif en Westphalie. Ce fut pendant sa détention que naquit sa fille Isabeau, qui en garda toute sa vie le nom de Prisonnette.

Mis en liberté en vertu de la Paix de Wihogne, une période de gloire et de prospérité s'ouvrit alors pour lui. « Je me souviens, dit Hemricourt, d'avoir connu ce chevalier dans une situation si grande et tellement bien vu du petit peuple, qu'il en faisait tout ce qu'il voulait. Le moindre de ses serviteurs avait alors plus d'influence que n'en possède aujourd'hui le chevalier le plus huppé. La fortune l'avait traité en enfant gâté et tout lui souriait. N'entendait-on pas dire aux gens superstitieux: « Etant à jeûn ce matin, j'ai rencontré le beau seigneur de Lardier, il ne peut m'arriver aucun malheur ! » Bien plus, quand le Saint Sacrement était porté au son de la clochette, et que l'on apercevait Jean de Lardier à l'autre bout de la rue, il y avait des Liégeois qui se détournaient pour saluer d'abord le chevalier. Et pourtant, amer retour des choses humaines, ce même Jean de Lardier, je l'ai vu bannir et chasser de la Cité en 1343, peu de temps avant la mort de 1'évêque Adolphe de la Marck . Non longtemps après, quand l'évêque Englebert entreprit la guerre contre la Cité et le pays de Liége, Jean de Lardier, rentré en grâce, partit avec tous ses co-échevins pour se ranger sous la bannière du prince. Le peuple, auquel il avait rendu tant de services pendant ses maîtrises, fut alors plus irrité contre lui que contre les autres. Aussi lorsque, l'année suivante, la paix fut conclue et que les échevins rentrèrent à Liége, personne ne voulut plus lui accorder honneur ni révérence. A cette disgrâce vint se joindre la mort prématurée de son fils aîné, de sorte que le malheureux chevalier ne tarda pas à terminer sa carrière, accablé de douleur et d'humiliations. »

Un joli trait de mœurs est ajouté par Hemricourt à ce tableau. « A cette époque habitait à Liége, près de Saint-Laurent, une pauvre fillette, estropiée , mais assez jolie, nommée Pâquette, qui s'était prise d'une telle passion pour le beau seigneur de Lardier, que chaque jour, sans manquer, elle se rendait le matin à la porte de son hôtel de la rue Souverain-Pont, guettant sa sortie; dès qu'elle l'apercevait, elle se jetait à ses pieds et lui baisait la main ou les vêtements. Quand Lardier fut parti pour la guerre, Pâquette ne pouvant s'empêcher de parler de lui avec affection, le peuple irrité l'accusa d'espionnage et la précipita dans la Meuse. »

Jean de Lardier avait épousé la fille de l'échevin Gilles delle Cange, dame d'Ochain, et eut d'elle trois fils et deux filles:

1° Jean Surlet mort avant son père, marié à l'héritière de Chockier.
2° Thibaut de Lardier, chevalier, marié à Aily de Rahier.
3° Wauthier Surlet, chanoine de Saint-Denis.
4° Une fille mariée à Wéry de Limont, chevalier.
5° Isabeau Prisonnette, femme de Guillaume de la Tour de Fexhe, vaillant écuyer, et l'un des mieux apparentés de toute la Hesbaye.

ARMES. Il existe de Jean de Lardier deux sceaux différents: nous les reproduisons planche III. Celui dont il se servit après avoir obtenu la chevalerie porte au centre une fleur de lys.

EUSTACHE CHABOT, 1372-1374.

Eustache ou Stassin Chabot, qui acquit le 13 juillet 1368, une partie de la dîme de Chockier (~), n'était pas encore échevin à cette date; mais il scella comme tel le record de 1372 que 1'on trouvera aux pièces justificatives.

Fils de Stassar de Beyne et d'une sœur de Jacques Chabot, chevalier, mayeur et échevin, il mourut le 10 mai 1374, et fut enterré aux Frères-Mineurs, où son épitaphe et celle de Marie de Brahier, sa femme, fille d'André, décédée en décembre 1360, était ainsi conçue:

Chi gist Stassins Chabos eschevins de Liege ki trespassat lan M. CCC. LXXIIII, X jour devens may. Chi gist damoiselle Maroie de Brahir ki fut jadis femme à Stassins Chabos ki trespassat lan de grasce M. CCC et LX, le judi devant le S. Thomas. Vos ki passeis sor my, por l'amour Deu proiés por my à Deu ki moy fache vraie merchi.

Dans le nécrologe des Chartreux la commémoration d'Eustache Chabot est inscrite au 7 mai.

Item, Eustachius Chabot, scabinus Leodiensis, dedit nobis Vl sextaria spelte hereditaria, VII die may.
Hemricourt lui donne quatre enfants:

1° André, échevion de Liège;
2° Jean Chabot, marié à la fille de Butoir de Liers;
3° Catherine, mariée à Gilles de Lavoir;
4° Marie, femme de Jean Surlet, Seigneur de Chockier

SOURCE:

LES ECHEVINS
DE LA SOUVERAINE JUSTICE
DE LIEGE

TOME I

C. DE BORMAN
500 Pages

LIEGE - 1892

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