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LES PONTS DE LIEGE

Histoire du Pont des Arches de Liège

par Emile DOGNEE

Le 4e Pont des Arches peu avant démolition - Lithographie d'après une photo de LENOIR
Le 4e Pont des Arches peu avant démolition - Lithographie d'après une photo de LENOIR

On remarquera les statues de Notre Dame et de Saint Lambert dans les niches au dessus du pilier central, ainsi que la pierre centrale portant le texte commémoratif de la restauration du pont par les français, financée par la confiscation du trésor de la Cathédrale de Liège.

Il en est des monuments comme des personnes: c’est lorsqu’on les perd que l’on sent se raviver les liens d’affection qui nous unissaient à eux: c’est lorsqu’on se sépare à jamais, qu’on se rappelle les jours heureux où l'on se réjouit en semble, les jours tristes où l’on partagea ses douleurs.

Le Pont-des-Arches, l’un des monuments les plus intimement liés à toutes les phases de l’histoire de Liège, vient d’être détruit; et, avant que l'ère historique de son successeur ait été inaugurée, nous avons voulu grouper ensemble les annales du vieux pont et de ses ancêtres, les faits auxquels ils ont servi de théâtre.

Les documents de notre histoire, enfouis encore pour la plupart dans des chroniques inédites, quelques recherches déjà publiées, nous ont fourni les matériaux de ce travail. Nous avons mis du nôtre aussi peu que possible, ne voulant que réunir en un faisceau tous les souvenirs, toutes les traditions. Quelques érudits avaient frayé la voie; nous avons butiné dans leur récolte, glané dans le sillon laissé derrière eux, et nous avons lié la gerbe de ces patriotiques réminiscences. A cela se bornait toute notre tâche. Puissent les amis du vieux pont trouver que nous l'avons religieusement remplie!


I.

PONT D’OGIER LE DANOIS


Aucune gloire ne manque à l'auréole vaporeuse qui enveloppe le berceau de Liège: faits historiques immortalisés par César, chroniques légendaires où se mêlent le merveilleux chrétien et les réminiscences les plus poétiques de l’antiquité, récits détaillés remontant au premier trône Carlovingien, romans de chevalerie célébrant la ville de Monulphe et ses riants environs; tous ces titres d'ancienneté et de noblesse s'amoncèlent à l‘envi pour exalter l’apparition du nom de Liège dans les fastes du passé.

Les épopées chevaleresques qui éveillérent le génie de l’Arioste semblent surtout s'être attachées à célébrer les environs d’Herstal, où naquit le puissant maire du palais qui aplanit à Charlemagne la voie du trône impérial. Les chansons de gestes les plus répétées promènent aux bords de la Meuse leur brillant cortège de paladins et d'enchanteurs, enfouissent des trésors sous les rochers des rives de l’Ourthe et de l‘Amblève, et placent le théâtre de mille hauts faits dans les clairières de la mystérieuse forêt d’Arr Denn, dont est duc le redoutable Turpin.

Nos traditions nationales viennent renchérir encore sur cette importance de la Cité liégeoise à l’avènement de Charlemagne. Le grand Empereur d'Occident, le héros du cycle romanesque qu‘illustre son nom, est le protecteur et l'ami des Liégeois (1): il leur donne des institutions libérales et de sages lois; leur accorde un étendard, le célèbre Gonfanon, destiné à briller à tant de combats jusqu’à ce qu'il disparaisse dans la sanglante mêlée de Brusthem; plein d'admiration pour la valeur des enfants de Liège, il les annoblit en masse, et leur permet de se parer des costumes et des joyaux réservés aux seuls seigneurs par les lois somptuaires de l'époque. Il ordonna, dit une vieille chronique (2), « que tout bourgeois de Liége, natif et nationné avec tous les inhabitants de quelle mestier que se fust, seraient nobles et francs, pouvant porter vair, gris et boutons d’argent, comme aussy armes et eseus timbrez, à raison de leur prouesse et hardiesse estimées partout. » Après la consécration de la basilique d‘Aix-la-Chapelle, Charles ramène à Liège sa brillante cour d’évêques, d’archevéques et de barons, et fait bénir sur notre sol églises et monastères. A la mort d'Algilfride, élu par lui pour régner sur sa chère cité, il choisit dans son conseil royal le plus sage et le plus docte, Gerbald (ou Gerbans), doyen de Mayence, et le donne comme évêque à ses bien-aimés Liégeois. « Ensuite de ce que le pape Étienne avait fait pour Pépin, le pape Adrien, l’an 773, donna à Charlemagne, par autorité apostolique, puissance, privilège et faculté à lui et à ses successeurs, roy de France, eslire et mectre les Evesques, par tout ladicte France, quand les vacations des Eveschez escherroyent. »(3)

Les douze pairs, dont les merveilleuses aventures cachent la véritable histoire, viennent souvent visiter la cité que saint Lambert a arrosée de son sang. Les quatre fils Aymon ont bâti tout auprès leur nid d'aigles: le burg de Montfort se dresse vis-à-vis des ruines qui conservent encore leur nom; Aigremont élève ses tours aux bords de la Meuse, et c'est dans les bois d’alentour que la légende promène la course féerique de Bayard, le fameux destrier des quatre paladins. Ogier le Danois est cousin germain de l’évêque Gerbald et haut-voué de Liège; c‘est à lui qu'on attribue la bâtisse de presque toute la Cité.

C’est à ce nom épique d’Ogier que se rattache l’origine du pont sur la Meuse; c’est ce vaillant compagnon de Charlemagne qui, pour la première fois, entreprit de réunir les deux rives du fleuve. Bien que le peut qu’il fit édifier n‘eût pas précisément le même emplacement que ceux qui le remplacèrent plus tard, nous pouvons revendiquer pour notre Pont-des-Arches cette origine illustre des temps chevaleresques.

Malheureusement pour la gloire du vieux monument dont nous tentons d'esquisser l’histoire, il nous semble difficile de lui trouver des titres de noblesse d'un âge plus reculé; et, jusqu'à la découverte de quelque nouveau texte encore inconnu, il nous faut repousser l’opinion qui place à Liège un pont établi par les Romains avant l'ère chrétienne. Maestricht et Visé ont revendiqué cette bâtisse mentionnée par Tacite; et, sans oser décider entre ces deux villes, nous devons renoncer, quoiqu'à notre grand regret, à rattacher ce souvenir aux annales liégeoises.

Liège, au temps des Romains, n’existait pas encore, et, à ces époques, une construction aussi importante que celle d'un pont devenait ordinairement un centre autour duquel une population venait promptement s'agglomérer. — Les chroniqueurs de la cité de saint Lambert, qui ont recherché si avidement tout ce qui pouvait jeter quelque lustre sur leur chére patrie, ne mentionnent aucun, ni la massive bâtisse romaine, ni les ruines imposantes qu’elle eût sans doute léguées à une époque plus rapprochée des siècles où s’éclaircit notre histoire. — Maestricht, qui, comme Visé, conserve encore des vestiges de constructions romaines, motive, par l’existence d'un pont antique, son ancien nom « Passage de Meuse, » Mosæ Trajectum. — Les routes militaires des anciens, qui suivaient généralement les crêtes des montagnes, ne traversaient point le territoire de notre Cité, et c’est plus en aval de la Meuse que se prolonge la voie de Tongres à la Germanie. — Le passage de Tacite où le Pons Mosæ est mentionné semble aussi combattre la prétention de Liège à cet antique monument: c’est à propos de la levée de boucliers fomentée par le Batave Civilis, que Tacite dit: « Labéon comptait sur sa position; il s'était assuré d’avance du pont sur la Meuse, et il occupait les défilés. » (Claudius Labeo Betasiorum Tungrorumque et Nerviorum tumultuaria manu restitit, fretus loco, quia pontem Mosæ fluminis anteceperat (4).) La position respective des armées romaine et batave, facile à déduire des nombreuses indications que donne Tacite, nous semble démontrer à l’évidence, qu’ainsi que l'indiquent la plupart des traducteurs du grand historien, le Pons Mosæ était construit à l'endroit où s’éleva Maestricht. En effet, maître de la rive gauche du Rhin, et allié aux habitants de Cologne, Civilis se dirigeait vers le Nord. Labéon, qui venait de quitter Cologne pour aller lever une armée de Nerviens, de Tongres et de Bétasiens, vint arrêter sa marche; alors que le chef batave, après avoir réduit les Suniques (Sinnicks, dans le duché de Limbourg), s’efforçait de soumettre à sa puissance les cités voisines. Labéon, qui comptait sur la fidélité des Tongres et des Nerviens, n'avait donc point été passer par les vallées des Éburons, alors couvertes de sombres forêts; la route de retraite et de renforts qu’il avait occupée devait être la longue voie des hauteurs qui, passant aux environs de Maestricht, menait à Tongres. Un pont qui eût été construit où s‘éleva Liège ne pouvait donc lui être d’aucune importance, et Tacite n‘aurait pu le mentionner. Aucun autre texte ne citant un pareil monument dans notre vallée, il ne nous reste qu'à douter de son existence.

Site du Vicus Leudicus - Cohésion de l'ensemble - Estelle Florani
Site du Vicus Leudicus - voir l'Etude de Estelle Florani

En violet: Port fluvial - En bleu ciel: Axe générateur - En jaune: Cardo Maximus - En rouge: Ponts romains
En vert: Entrepots et Villa romaine - En Bleu: Tour tête de pont romaine sur le site de l'église St Nicolas


Regrettant de ne pouvoir relier à notre Pont-des-Arches les souvenirs glorieux de Civilis, revenons au pont d’Ogier le Danois, la plus ancienne des constructions qui s'élevèrent sur les rives de notre belle Cité.

« Ogier le Dannois, haut voué de Liège (protecteur de la Cité), revint à Liège l'an 811; il aymait ce pays pour l'amour de l’Evesque son cousin et y fist faire le chasteau de la Sauveniére qui estait pour loger un haut voué de Liège, et paradvant y fist faire une chapelle de St-Michel qui estait la seconde paroiche de Liége, et après fist faire un chasteau à deux bouniers prés de Hasselinporte (Hocheporte) et pardevant y fist faire une chapelle de St-Georges, qui fust la tierce paroiche de Liège, et après fist le tiers chasteau et eut à nom la rue hors Chasteau qui coindait audit chasteau. Après fist le quattrième chasteau où il y avait une chapelle de Saincte-Catherine, qui fust la quattrième paroiche, mais quand le chasteau fust detruict, il fust faict un autre assez près, et la grande porte du pont des Arches fust une des portes du chasteau. Après Ogier fist faire un pont de pierres de Sainct Lambert jusques au vinave, qui estait le plus grand pont de la cité, car les autres estaient tous de bois, et après fust appelé le Souverain pont de la Cité, mais le pont fust deffaict quand la cité fust exhaussée, alors le pont des Arches n’y estait poinct. » (5)

Une autre chronique, qui fait remonter le récit de nos fastes aux sept premiers jours de la Genèse, précise encore mieux ces détails:

« Ledit Ogier voiant l'incomodité que recevait la cité à cause de sa bassesse, quand il arrivait des grandes plyes ou des desbordements de la Meuse, qui causaient des dommages incroiables pour n'y avoir aucun pont et qu'il convenait de passer en plusieurs lieux par batteau en attendant qu'elle fust rehaussée il fit faire un pont de bois depuis l'Eglise de St Lambert continuant sa longueur jusqu'au vivier de Cornilmont, et par après quand la ville fust rehaussée ledit Ogier en fit faire un de pierre qui print le nom de Pont des Arches, à cause se sa longueur, et pour une ancienne mémoire du dit grand pont de bois il y a encore une grande rue nommée Souverain Pont. » (6)

Malgré tout notre amour des vieilles traditions et notre respect pour les chroniques, il faut faire quelques critiques à ces dires, afin de les concilier avec les autres récits de nos historiens locaux. Il est hors conteste qu’Ogier le Danois, personnage très-réel, quoique les légendes chevaleresques aient tant poétisé son histoire qu'elle semble fabuleuse (7), bâtit à Liège une longue chaussée allant de Richeron-Fontaine, aujourd’hui la cour des Mineurs, au pied du mont Cornillon. Cette chaussée était désignée tout entière par le nom de Pont, donné au moyen-âge à ces constructions, qui, selon la nature des terrains à traverser, s‘élevaient parfois sur viaducs et sur pontceaux. Une bâtisse de ce genre avait été élevée entre Saint-Lambert et la rive gauche du fleuve; le vivier qui se trouvait au bout de Souverain-Pont était traversé par une série d'arcades en pierres. Ce marais, situé à l'entrée de la rue Sur-Meuse (à l’endroit où l‘on établit plus tard une image de la Vierge sur un pilier), était alimenté par un bras de la Meuse, aujourd'hui remplacé par la rue de la Cathédrale et la rue Sur-Meuse. Des documents découverts par M. Henaux prouvent que l'existence du vivier se prolongea jusqu'au XIVe siècle. Ce fragment important de la construction d'Ogier prit le nom de Souverain-Pont, soit à cause de sa grandeur, soit a cause de sa position quant au pont de bois jeté sur le lit du fleuve.

Le pont principal reposait sur des culées et des piles en pierres Ou en maçonnerie. Un solide tablier de poutres et de planches le recouvrait.

« Et fust faict ce pont sur arches de pierre fort et bien massoné et dessus des grandes bars et terrastres moult puissantes. » (8)

L'établissement de voûtes n'était donc pas possible, et le nom de Pont-des-Arches ne pouvait être donné au monument d‘Ogier. Si quelques chroniqueurs le désignent déjà sous cette dénomination, c‘est à la suite d’une erreur assez fréquente qui leur fait reporter aux époques les plus reculées les noms des choses contemporaines, comme ils donnent aux évêques des premiers jours de Tongres les armoiries qu’obtinrent plus tard les familles qui les comptaient au nombre de leurs glorieux ancêtres.

La date de la bâtisse d'Ogier peut être fixée au com mencement du IXe siècle. A une époque où l’art des grands travaux avait reçu si peu de développement, la construction de cette longue route, avec les ponts et les autres ouvrages qu'elle comprenait, était une chose fort extraordinaire, et bien digne des soins du paladin haut-voué.

Quelques récits reculent la date de cette édification jusqu’au règne de l'évêque Hircaire, qui occupa le trône épiscopal de 840 à 855. Les uns en attribuent l'honneur à Ogier, les autres à l'évêque, bien que tous désignent clairement la même chaussée, celle que la plupart de nos chroniqueurs disent être due au vaillant pair de Charlemagne.

« Sous Hircar Ogier revint à Liège, et fist batir un grand pont de pierres, lequel commençait depuis Richeron-Fontaine, hors Chasteau, et durait jusques à Vivier et Cornilmont, où a cause de sa longueur et de la grande quantité des arches qui y avait il print le au nom de Pont-des-Arches dont le nom dure encore à présent, bien qu’il ait été ruyné par plusieurs fois, et réedifliez tanstôt plus haut tanstôt plus bas. » (9)

« Hircair s'appliqua beaucoup à embellir la cité et fit 3 batir un beau pont de pierres sur la Meuse, au lieu » d'un de bois qui y était, et fust appelé le Souverain pont, a cause de sa grandeur; la rue qui y aboutissait porte encore aujourd’hui ce nom. » (10)

Peut-être qu'avant la construction entreprise par Ogier, le passage du Vivier s'effectuait sur un pont de bois, et que c‘est ce qu'a entendu le chroniqueur par le pont de bois qui, dit-il, était sur la Meuse.

« Hircaire, fils du comte de Savoie, qui remplaça Pirard, était prevot de l’église de Liége quand il fut appelé à l'Evéché; il fit exhausser la ville en plusieurs endroits, et fit abattre le pont de bois pour en construire un de pierres, qui fut appelé Souverain Pont, cause de sa grandeur et de sa beauté. La rue qui y aboutissait porte encore ce nom. » (11)

A la grande chaussée qu'il construisit de Richeron Fontaine à Cornillon, Ogier fit ajouter des embranchements, afin de permettre la circulation dans Liège, lorsque les crues de la Meuse inonderaient les passages ordinaires.

« Le vaillant prince Ogier, fils du roy de Dannemarck (?), tenait pour ung temps les conteit de Champaigne, de Mainte, Flandre, comte de Looz, havouez de Liège, en son temps fist faire en la ville des ponts de pierre en diverses lieux, à cause que la dicte ville estait fort marécageuse et bas tellement que qñt la rivier montait on ne pouvait facillement en nûlts lieux aller ne venire. » (12)

« En ce temps (833), Jehan de Pretz, le noble comte,

fist faire une chapelle et là se rendict hermicte, en petit lieu édiffié hors des murs par dela Londoz, à Grivegnée, et s'édiffièrent maisons auprès, car y avait des ponts allant en plusieurs lieux, oultremeuse et vers la Boüverye, que en vivant Ogier havoueit avait faict faire. » (13)

Voici enfin ce que dit Van den Berck dans sa chronique, l'une des plus détaillées et des plus précises de celles qu'il nous a été possible de consulter (14).

« Ogier fist faire un pont de pierres qui commençait à Saint-Lambert et finissait au Vivier, qui était le plus grand pont de la cité, car les autres estaient tous de bois, et fut appelé Souverain Pont, mais quant la cité fust augmentée, il fut deffaict, et n’était point encor lors le Pont des Arches. »

« Il fist batir le grand pont qui se nommait le Souverain Pont, dans la place au fond de laquelle il a esté basti, se dist encor Souverain Pont. »

En choisissant parmi les dates mentionnées, celle que le chroniqueur entoure des détails les plus circonstanciés, nous admettrons donc qu'en 811, sous le règne de l'évêque Gerbald, son parent, Ogier le Danois édifia à Liège cette longue chaussée qui nécessita l‘érection du pont de pierres bâti sur le Vivier et du grand pont de bois jeté sur la Meuse.

C'était la première fois qu‘on avait entrepris d’élever une construction aussi importante sur le lit du fleuve; mais, pour arriver au premier pont en pierres, il faudra franchir deux siècles, et quitter ces époques chevaleresques pour se reporter au règne de l‘évêque Réginard.

Quant à cette fontaine, Richeron-Fontaine, d‘où partait la chaussée d’Ogier, elle était située à l'endroit où les PP. Mineurs vinrent édifier leur cloître en 1243. C'est, disent nos chroniqueurs, le premier monument qui se soit élevé sur le sol liégeois, et, à les en croire, cette fontaine monumentale remontait aux premières années de l’ère chrétienne. Voici l'espèce de légende qu'ils racontent et dont M. Bovy a déjà donné une courte analyse dans ses savantes Promenades (15).

Jupila, roi de Tongres, qui monta sur le trône l‘an 9 de la nativité du Christ, avait un frère cadet nommé Lotringe, qui fonda « Lembourg, Dolhen, Herstal, Cheratte, Wandre, Fléron , Hornes et Jupille, et beaucoup d’autres encore et en fist une Duché. Cestuy Lotringe premier duc fit Jupille le siège de sa Duchée y fist faire un fort somptueux palais et y demeurast. En ce temps n’estait rien de Liége car ce n'estait que bois,crolins et marécages, mais Ans et Moulin estait. Il fondat encore Oupée et Clermont en la voye de Huy, que adoncque voulant aller de Tongre à Jupille on y contait huit lieux car on y allait par Sorbeille là où Treicht (Maestricht) fut depuis fondée, ou par Huy. Or le Roy Jupila de Tongre eut fils et fille, dont un jour un de ses fils qui avait à nom Richiers estait venu à Jupille voire son oncle pour s'esbattre, un jour Iuy print volonté d'aller chasser venaison, celui Richiers estait chevalier fort expert, il print chiens comme il luy plaist et s'en allat dans la forest au long de la rivière, ou pour le temps Liege est assize et eslevat un grand porc sanglier lequel deschirait fort les chiens, et Richier qui vaillant comme estait, desirait fort de le pouvoir approcher, mais le porc courait tousjours devant, tant qu'il vint à une fontaine emprès une montagne et là s'arreste le porc et se refroidit , et quand le porc apperçut Richier courant, il saute sus et courut a mont de la montagne, et Richier tousjours après, tant qu'il se trouvat hors du bois sur les champs, et ledit porc s'estait perdu et rentré au bois et ainsy Richier commençat à regarder, et apperceut un des serviteurs de son Père, qui conduisait une mulle, et adonc luy dit Richier: « d'on viens tu icy si loin de notre cité; adoncque luy respondit: « Je vay à la fontaine icy près rafreschir la mulle car je viens tout droit du Palais de votre Père que voila, ne voyez vous point la grande cité, de Tongre, et luy monstrat le Palais, la cité et la grande thour du temple. Adoncque il fut toutt esbaliv et retournat vers le bois dont il estait issu, et tirrat son espée et commençat à descaupper et abattre rameaux par tous le chemins qu'il estait venu jusques à la fontaine qui est maintenant derrière les frères mineurs dehors chasteau et s'appelle Richeron-Fontaine, après Richier qui la trouvast; lequel retournat à Jupille vers son oncle auquel il comptat l'adventure, mais il ne le voulait croire, et ainsy ilz monterent à cheval avec les autres pour voire la merveille, et Richier les meunatt tout le chemin jusques à la fontaine, et leurs comptat du porc, et comment il avait trouvé le chemin, dont son Père en mémoire de ce fit laditte fontaine mettre en ordre, et y fit poser statue d'homme taillée en pierre, à cheval, et avait blason fort noble, ascavoir escus à champ d'or et un griffon de sable, et fit peindre par figures toutte la maniere et comment il estait advenu à trouver les chemins qui de longtemps y furent encor l'espace de quattre cents ans après. » (16)

Nos bons aïeux semblaient peu experts à s'orienter, si les forêts des bords de la Meuse les contraignaient ainsi à passer par Maestricht ou Huy pour aller de Tongres à Jupille. Mais quittons cette fontaine, qu'on dit contemporaine du Christ, pour revenir au Pont-des-Arches, qui, à l'aurore du XIe siècle, vint relier les deux rives de notre beau fleuve.


Il.

PONT DE RÉGINARD

Vue aval du Pont des Arches à Liège dans La Vierge et le Chancelier Rolin de Jan van Eyck
Vue aval du Pont des Arches à Liège dans La Vierge et le chancelier Rolin de Jan van Eyck


Reginald ou Reginard, fils d‘un duc de Bavière, acheta l'évêché de Liège de l’empereur Conrard Il; puis, s‘étant allé confesser et soumettre au Saint-Père (Jean XX), il fut absous de sa simonie, s’en revint à Liège et s'appliqua à l'embellissement de la Cité. Les immenses travaux qu'il entreprit et mena à bonne fin n'eurent-ils d'autre mobile que le désir d'illustrer un règne inauguré par une bassesse? ou cette fièvre d’édification qui s’empara de l’Europe après l'an 1000 vint-elle profiter à nos bons aïeux? Nos chroniqueurs laissent la question irrésolue.

La première de ces deux hypothèses nous semble cependant plus admissible, car, tandis que les peuples chrétiens attendaient pour la plupart la fin des temps en la terrible année 1000, et négligeaient toute entreprise importante pour penser au salut et aux fins dernières, Liège florissait sous le grand Notger, qui fit tant pour la ville et pour l‘Etat, que sa juste épitaphe, connue de tout Liégeois, lui fait gloire de toutes les splendeurs de notre vieille Cité (17).

Peu de temps après le retour de Réginard, une terrible inondation vint dévaster la ville. L'évêque entreprit de prévenir le retour de semblables désastres en faisant exhausser le niveau des rues; puis il fit édifier sur la Meuse le pont appelé d'abord du nom de son fondateur, pont de Réginard, et qui devint plus tard le Pont-des-Arches.

La date précise de cette inondation est assez difficile à établir, et force est de choisir entre les assertions de nos historiens locaux. A partir du règne de Notger, et par suite sans doute de quelque erreur de copie dans nos chroniques manuscrites, dont les versions originales ont disparu, nous trouvons des différences de 10 ou de 20 ans. Le jour, le mois et le dernier chiffre de la date sont presque toujours identiques, mais le chiffre des dizaines varie dans les limites que nous venons d'indiquer. Selon MM. Dewez et Henaux, il faudrait dire 1026; selon trois manuscrits conservés aux Archives de la province et auxquels nous avons fait bien des emprunts, 1046; Anselme et Fisen, cités par M. Polain, disent 1034 ; enfin le savant auteur de Liége pittoresque fixe cette date à 1036, et nous pensons qu’il faut adopter le résultat des ses sagaces recherches.

Les rapprochements historiques confirment pleinement cette opinion.

Selon les Bénédictins de I‘Art de vérifier les dates, le règne de Réginard commença l’an 1025, son voyage à Rome eut lieu l'an 1030, et son décès en septembre 1038. Or, tous les auteurs sont d'accord pour fixer la crue prodigieuse de la Meuse après la rentrée de l'évêque dans nos murs. D'autre part, Conrard Il ne fut couronné empereur d'Occident qu'en 1027, et c’est avec lui que Réginard avait traité et conclu le marché honteux qui le faisait évêque de Liège.

« Le 10e jour de juin (1036) y eust à Liège, grande tempeste, et grand desbordement d'eaux, et fust la rivière de Mœuse si grande, qu’elle détruisit et abatict le grand pont qu'Ogier le Dannois avait jadis faict; lequel commençait depuis Bicheronfontaine jusques en Cornillon, et adonc après ce deluge, l’evcsque Reginald fît exhausser les rues de dix pieds de haut, et fit faire le grand pont des Arches oultre Mœuse, qui durast beaucoup, et après fit faire deux ponts de bois sur piliers de pierres, entre le pont des Arches et le pont d’Amercœur, et quand on faisait le grand pont on trouvat une fontaine au fondement en la Mœuse, et l‘évesque la fit courir par conduicts en cuivre et vennir desseux le Pont, tellement qu’elle faisait grand soulagement aux pauvres gents; et ycelui pont durat jusques à l’an 1409, et fit faire des maisons dans les arcuoulx du grand pont et fut appellée la rue du pont (18). »

Cette dernière phrase signifie sans doute qu‘on bâtit une rue sur les arcades ruinées de la chaussée d'0gier, qu'une section de cette rue fut nommée rue du Pont, comme une autre partie fut appelée rue Souverain Pont. Une autre version précise mieux encore ce fait:

« L'evesque Reginald fit rehausser la cité de dix pieds de hault, faisant maisonner où le pont avait été... quand on fit le pont des arches on trouva une fontaine que l'evesque fit monter jusque sur le pont qui jettait son eau en abondance, chose fort récréatrice à voir, et y demeurast jusqu'à ce que les Liégeois commencèrent à boire de la cervoise. »

Non-seulement l'évêque fit édifier cette construction à laquelle l'emphase du chroniqueur prodigue les plus imposantes épithétes, mais il supporta seul les frais énormes qu'elle nécessila. Anselme dit expressément que le prélat solda toute la dépense de ses propres deniers: Pontem magnum super Mosam, suis sumptibus extruxit (19). — Super fluvium Mosam difficili admodum atque somptuoso Iabore pontem maximum extruxit (20).

M. Dewez, en rapportant ces faits, attribue la bâtisse entreprise par l'évêque à la nécessité de relier à la ville toute la rive droite, que Notger avait annexée à la Cité (21).

« Avant Notger (971 à 1008), la Meuse ne passait point à Liège. C’est cet évêque qui ajouta à la ville toute la partie qui est à droite du fleuve. Il devenait donc nécessaire de réunir ces deux parties par un pont: c’est ce qu’a fait Réginard. » (Mosam fluvium qui extra civitatem fluebat civitate Notgerus introduxit, et eam per medium civitatis fluere ferit (22).)

Cet agrandissement de l'enceinte de la Cité eut lieu sans doute lorsque Notger, pour indemniser Raes des Prez du château Sylvestre, que l'évêque avait fait raser et remplacer par l'église Sainte-Croix, donna au noble baron les prairies de la rive droite, et octroya ainsi la création du sixième Vinâve, celui des Prez, dont nous retrouverons bientôt le nom.

Le pont de Réginard était composé de sept arches « bien massives, fort larges et bien hautes »; il fut bientôt couvert d'échoppes et de boutiques d’artisans. Le passage incessant qui se faisait sur le pont leur parut favorable pour étaler et vendre leurs marchandises. La permission de s'y établir résultait d'un octroi par le prince ou d’un arrangement fait avec la Cité. Jusqu'au XIVe siècle il porta le nom de l’évêque; mais, à cette époque, la dénomination de Pont-des-Arches prévalut et devint générale.

Quant à la source trouvée dans le lit du fleuve, elle soulagea longtemps le pauvre monde, car elle dura jusqu'à l'époque où la culture du houblon se répandit à Liège, et la première brassée « de houffes ou cervoise » ne fut faite qu’en 1304 (23).

« Cette an (1364) furent à Liége brassées les premières houffes ou cervoises. »

Dès son apparition dans nos murs, la fabrication de la bière se développa rapidement et donna naissance a l‘un des plus riches de nos bons Métiers, celui des brasseurs, sous l'invocation de saint Arnould. Les droits d'accise sur la bière devinrent l'une des principales gabelles; nous en verrons les revenus appliqués à diverses reconstructions du Pont-des-Arches.

« Cette fontaine, dit Jean d'Outre-Meuse, était chose fort belle, et de grant extrême, mays en li fui fust destruyete par deffault de entretenance. »

« L'Evesque la fist conduire par cannales de cuivre, et venire sur le pont, et fist grand soulas aux pauvres, et durat tant en estat, tant que Liégeois commencèrent à vendre de la bière (24). »

L’existence de cette source a été mise en doute par nos savants historiens; bien que, il y a quelques jours, le phénomène se soit reproduit et que nous ayons été constater sa parfaite identité avec le récit des chroniques.

M. Henaux motive d'une manière différente la présence de cette eau jaillissante dans le lit du fleuve.

« Par suite du barrage momentané, dit-il, les eaux doivent exercer une grande pression sur le fond, s‘infiltrer à travers le gravier et revenir au jour par la première crevasse venue. »

M. Polain admet volontiers l‘exactitude du fait, mais ne peut l‘affirmer, n'ayant jamais vu la source dont il s’agit. M. de Villenfagne, cité par l'éminent auteur de Liège pittoresque (p. 228), assure que « quand les eaux sont basses, on aperçoit encore cette source à côté des restes de la deuxième pile de l'ancien pont. »

Nous ne pouvons admettre l'explication de notre savant ami M. Henaux. D'abord, c'est toujours à regret que nous renonçons à croire aux récits que nous ont laissés les scrupuleux compilateurs de nos fastes. L’assertion bien formelle de M. de Villenfagne nous semble d'un grand poids, et enfin la source que, comme M. Henaux, nous avons vue, et dont nous avons bu l'eau limpide, nous semble ne laisser aucun doute sur l'exactitude de l'ancien récit. S’il n'y avait qu'une infiltration accidentelle à travers une des crevasses du sol qui forme le fond du lit du fleuve, pourquoi, à des siècles de distance, le phénomène se reproduirait-il précisenient à la même place? le charriage de terre et de cailloux que roule le fleuve aurait fait disparaître la crevasse, ou du moins l’eau soumise à une si puissante pression se serait ouvert quelqu'autre orifice. Loin de la: c'est toujours au milieu de la deuxième arche du vieux pont que M. de Villenfagne et M. Henaux ont constaté, comme nous, la présence d'eau limpide et pure; et l‘existence de la source, toute naturelle dans le terrain houiller sur lequel passe la Meuse, nous semble ne pouvoir être mise en discussion. Quant aux « cannales de cuivre » qui amenaient l’eau sur le pont de Réginard, ils ont disparu lors de la ruine du monument qu'ils ornaient.

« Ce fait curieux, dit M. de Villenfagne, peut servir à prouver, contre l'assertion de M. Dewez, que le pont de Réginard était construit à peu près sur le même emplacement que celui qui existe aujourd'hui. »

La situation discutée du pont de Réginard ne laisse aujourd'hui rien à la controverse. Il était construit un peu plus en travers que le pont qu’on vient d’abattre, et cette disposition, conforme du reste à la direction du cours de la Meuse à cette époque, est clairement démontrée par la remarque de M. de Villenfagne, et par la découverte qu’a faite M. Polain d'un fragment de cette importante bâtisse: « Sur la rive gauche, le pont était construit en aval du pont actuel, presque en face de la rue qui en a conservé le nom. La première arche de ce vieux monument existe encore aujourd'hui, et peut servir à démontrer l'ancienne étendue de notre beau fleuve; elle montre aussi de combien les chaussées de notre Cité ont été exhaussées depuis le XIe siècle. Cette arche, parfaitement intacte, occupe une partie de l’impasse dite du Vieux-Pont, et vient aboutir à la rue près de la maison de la Cloche, dont elle forme une des vastes caves (25). »

Les documents relatifs à l'histoire de Liége ne fournissent guère de détails sur le pont de Réginard. Trois inondations se succédèrent en 1089, en 1188 et en 1196; mais la solidité du pont lui permit de résister à l‘impétuosité des eaux de la Meuse. Quant aux événements historiques auxquels il a servi de théâtre, force est d'aller jusqu'au XIIIe siècle, où il fut un instant le champ clos des bourgeois et de la noblesse: ce fut en 1256, sous le triste règne de Henri de Gueldre. Élu après beaucoup de contestations, cet évéque innova à Liége une sorte de séparation entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. Séparant des armes de nos princes la crosse, qui avait jusqu'alors toujours accompagné le glaive de justice, il s‘adjoignit comme suffragant un religieux de l'ordre des Carmes, Daniel, déjà nommé évéque in

partibus infidelium. Ainsi que les monsignori de Rome actuelle, Henri de Gueldre avait brigué et obtenu son bénéfice sans avoir reçu les ordres; ce ne fut qu'onze années après son élévation à l‘épiscopat qu‘il fut consacré prêtre. Absolu et opiniâtre, son administration despotique amena de nombreux désordres. Un tribun apparut, et, faisant appel aux idées de liberté si chères aux Liégeois, dirigea les efforts du parti démocratique contre les empiétements arbitraires de l’Élu et les prétentions de la noblesse. C‘est lors de cette lutte, qu‘entreprit le bouillant Henri de Dinant, que le pont sur la Meuse devint pour la première fois un champ de combat.

La rive droite du fleuve, le vinâve (quartier) des Prez, habité par les nobles, et octroyé jadis par Notger a la famille dont il portait le nom, était le centre de l'opposition aristocratique. Ses tiers habitants avaient fait jadis élever le long du fleuve une haute muraille avec deux portes massives et un pont-Ievis, afin d'être maîtres de la communication entre les deux rives de la Meuse. Jusqu'en 1199, les magistrats eux-mêmes devaient s'arrêter devant cette barrière, au-delà de laquelle régnait seul le bon plaisir des de Prez; mais, à cette date, l'évêque acheta la chaussée qui conduisait à Cornillon, et rétablit l'autorité des lois dans le vinâve.

« L'an 1199, Abert de Cuyck acquist la chaussée des Preits, depuis le pont des Arches jusques au pont d'Amercœur » (26)

Derrière les remparts qui avaient subsisté, les nobles chevaliers bravaient les menaces du chef de la caste populaire, et leur attitude altière amena le drame du 19 avril 1256.

« Afin de subvenir aux frais de la dernière guerre, Henri de Dinant avait fait adopter par les communes une taxe nouvelle sur la bierre et sur levin. Le peuple maintint cet impôt malgré les Echevins, et décida que les nobles de même que les bourgeois seraient obligés de la payer. Vainement les Échevins invoquérent leurs immunités et de prétendus privilèges, Henri allait de porte en porte percevant la taxe; il osa même se présenter à cet effet au Destroit où siégeaient les Échevins (27). »

Radus des Prez, qui s'y trouvait, l’apostropha avec véhémence: « Traître et déloyal, que trames-tu? Tu crois nous abattre, mais nous t’écraserons; nous refusons de payer. » Henri de Dinant répondit au fougueux jeune homme: « Vous payerez, Messire, ou serez banni de là Cité. » « Traître et vilain, s‘écria Radus, tes ancêtres sont venus jadis à Liège fuyant Dinant à cause de leurs meffaits, tandis que, dès le temps d’Ogier le Dannois, mes ancêtres, issus des plus nobles familles de France, venaient s’établir à Liège. » Puis, passant des invectives aux voies de fait, Radus frappa Henri de Dinant d'un coup de sa dague. Un violent tumulte s'ensuivit, le peuple s'émut, les nobles et les échevins s‘enfuirent en toute hâle vers le Pont-des-Arches. Ils le traverserent, et, pour éviter la foule furieuse qui allait les poursuivre, relevèrent le pont-levis qui défendait l’accès de la rive gauche. Le passage ne pouvant plus dès lors se faire que sur deux poutres étroites, ils s'armèrent pour défendre le vinâve contre les Liégeois, qui, de la consternation où les avait jetés la chute du tribun, passèrent rapidement à l'exaspération. Une multitude armée s‘élança sur le Pont-des-Arches, et, malgré la résistance des nobles chevaliers, deux cents bourgeois parvinrent sur la rive droite; mais la lutte se prolongeant, les poutres se rompirent, et une centaine de bourgeois tombèrent avec les débris dans le fleuve. Ceux qui avaient pénétré dans le vinâve furent bientôt ou tués ou repoussés vers le pont, et leurs cadavres allèrent dans les eaux du fleuve rejoindre ceux de leurs compagnons (28).

La nuit qui survint bientôt ne permit pas au peuple d‘organiser une nouvelle attaque, et les nobles purent s‘enfuir de la Cité; orgueilleux sans doute de cette sanglante victoire qui devait amener de si cruelles représailles.

La dépense nécessitée par l’entretien des murs, ponts et chaussées de la ville fut l'occasion de nouveaux troubles, les bourgeois et les nobles ayant successivement voulu rejeter sur l’autre caste l'impôt qui devait faire face à ces besoins. Ces sommes se percevaient par une sorte de taxe somptuaire sur les voitures; mais, en 1285, les nobles voulurent y substituer une imposition sur les vivres, que la Cour de Fermeté serait chargée de prélever.

« L‘an 1985, les nobles de la cité de Liége mirent une maltotte sur toutes les denrées et marchandises contre la volonté de l’évêque et du clergé, et aussy malgré les Bourgeois, et meme peuple (29). »

L'évêque, irrité, se retira à Huy, et ce n'est que le 13 août 1286 qu'il revint pour sanctionner un arrangement intervenu, qui fut la base de la célèbre Paix des Clercs (1287). Par cette Paix, il était stipulé qu'on subviendrait à ces dépenses en leur attribuant la taxe sur la bière, dont le débit était déjà devenu fort considérable. Le passage relatif à la solution de ce point délicat est ainsi conçu:

« Après nous les Englises sommes accordez à ce que pour les frais, que ceux de Liège ont faits en murs en ponts et en chauchies, ils auront et leveront l’assise des cervoises jusqu‘à xviij ans prochainement venant, et pourront prendre huit deniers Liégeois à l'Ayme... et pourront ceux delle ville lever ces xviij années par eux ou leurs messagiers l'assise des dictes cervoises v\. et les peines qui mises y sont, sans meffaire envers nelluy et sans autre justice, et ils doivent detenir les ponts et les chaussées parmi ce aussi suffisamment qu‘ils sont ors (30).»

La même Paix stipulait (art. I0) que cette imposition sur la bière, établie pour subvenir aux dépenses faites pour les murs, ponts et chaussées de la Cité, ne durerait qu'autant que la nécessité le requerrait.

Cette restriction. dont les termes assez vagues devaient réveiller les prétentions des deux castes rivales, annihila les résultats heureux qu'on avait espéré obtenir lors de la conclusion de la Paix des Clercs. La discorde, un instant apaisée, reparut dans la Cité dès l'année 1302.

« Les maîtres pour lors (Henri Pollart et Jean du Pont) et les échevins continuaient la levée des impots destinez à l‘entretien de la Fontaine du Marché, des Ponts, des murailles et autres choses nécessaires au public. Ils les faisaient collecter par leurs enfants portant des chaperons blancs, et cela avec tant d'autorité et de rigueur que le peuple indigné de leur mauvais gouvernement, se souleva souvent afin de faire prendre d'autres mesures pour l'administration des affaires de la cité, selon que nos auteurs en font mention (31). »

C'est du sein de ces discussions intestines que sont nés la plupart de nos priviléges et de nos franchises. Ainsi Jean du Pont, à peine démis de ses fonctions, vint à la tête des Métiers arracher aux échevins la plus grande partie de leur autorité. Il leur fit accepter les quatrepoints suivants: 1° qu'ils ne pourront désormais aliéner aucune pension sans le consentement de la communauté; 2° qu'ils ne pourront non plus a eux seuls lever de maltotte; 3° ni faire de levée d‘ost (32) en armes sans ce même assentiment; 4° ni faire d’octroi sur la cité. En présence des Métiers, les échevins durent céder, et, comme le dit un chroniqueur, « consentir malgré eux. »

Les troubles fomentés par la noblesse, lors de l‘inter rêgne qui suivit la mort de l’évêque Thibaut de Bar (23 mai 1312), mirent encore une fois en présence les deux grandes puissances de Liège, l’aristocratie et les Métiers. Le choix du mambourg avait été le prétexte de la nouvelle querelle entre ces deux castes toujours antagonistes. Le comte de Looz , chef du parti aristocratique, revendiquait la charge de mambourg comme héritage de famille. Le chapitre avait usé de son droit de nomination, et avait élu le prévôt de la cathédrale, Arnould de Blankenheim, défenseur des droits communaux contre les empiétements de la noblesse.

lntroduits dans la Cité sous prétexte d'une entrevue destinée à concilier les deux partis, les nobles, aidés de l’ancien maître (33) Dupont, avaient résolu d'écraser en une nuit les « gens des communes. » « La conspiration se tramait à Payen-Porte (34), sous la conduite de Godefroid del Canges, maître en 1310, de Jean de Surlet, Jacques de Coir et Jean de St-Martin, échevins » et maîtres ci-devant de la cité (35). » On voulait incendier la halle aux viandes et, à la faveur du désastre, écraser les Métiers, qu'accableraient à la fois et les conjurés et les compagnons du comte de Looz.

Secrètement averti de ce qui se tramait, Arnould de Blankenheim et le maître Bouchard de Foullon avaient pris des mesures energiques pour prévenir le massacre projeté. Les mangons s'étaient armés et renfermés dans leur halle. Le prévôt, son frère l‘abbé de Prime, Gauthier et Guillaume de Braschoven, chanoines de Liege, s'étaient joints à eux pour diriger leurs coups, lorsque les conjurés mettraient à exécution leurs projets incendiaires. Les drappiers, réunis aussi dans leur halle, devaient sonner la cloche Henry des la première alarme, et venir rejoindre les mangons. Les tanneurs et les vignerons, habitant par delà la Meuse, attendaient ce signal pour venir prêter main-forte aux autres Métiers, dès que les émeutiers, confiants en leur nombre et comptant du reste sur des renforts promis par le comte de Looz, lèveraient le glaive et la torche dans la Cité.

Vers minuit, les nobles tentèrent d‘incendier la halle des mangons, mais les portes s'ouvrirent soudain, et les compagnons du Métier s’élancèrent contre eux. Dix jeunes gens du Métier des drappiers qui avaient observé la maison du mayeur donnèrent l'alarme, et la cloche Henry appela au combat les bourgeois armés. Sur la rive droite, les tanneurs furent prêts les premiers, et coururent au Pont de Réginard pour venir prendre part à la lutte; mais les nobles, qui avaient fait tendre des chaînes dans les rues, avaient aussi intercepté l'accès du pont que commandait leur porte fortifiée. Les tanneurs durent reculer; toutefois ils se réuniront bientôt aux vignerons, et trouvèrent moyen de traverser la Meuse dans des barques de tout genre.

« Les tanneurs qui avaient ouy la cloche des Drappiers passaient la Meuse avec des naves et nasselles, car les nobles avaient abbattu (?) le pont des Arches (36). »

Les conjurés furent défaits, et l'église Saint-Martin, embrasée, écrasa sous les débris de ses arceaux brûlants 600 nobles qui avaient cru trouver un abri contre la fureur du peuple déchaîné. Plus d'une fois encore nous verrons le poste stratégique du Pont-des-Arches, l’un des plus importants de la Cité, servir aux luttes sanglantes des partis politiques.

La Paix d'Angleur, qui vint apaiser les colères soulevées par la Mal-Saint-Martin (14 février 1313), consacra le triomphe des Métiers, en attribuant exclusivement aux compagnons la gestion des affaires de la commune. « Désormais nul ne pourra faire partie du conseil de la commune s'il n'appartient aux métiers. » Bientôt, pour ressaisir leur influence, les nobles se feront inscrire dans ces puissantes corporations, et l'octroi des droits et privilèges des bons Métiers deviendra l'une des récompenses les plus enviées dans la Cité.

C’est sur le pont de Réginard que commencèrent aussi les cérémonies bizarres des Croix de Verviers. Ces Croix (processions avec offrande), l’une des coutumes les plus anciennes et les plus curieuses du moyen-âge, sont, comme les tonlieux, toulieux, thoulieux ou tournis, un des chapitres essentiels des annales du vieux monument dont nous avons essayé de réunir les fastes.

Dès une époque fort reculée, Liége exigeait une redevance sur les marchandises passant sous le Pont-des Arches. Cette sorte de droit de barrière (37) était exercé rigoureusement sur tout chargement, à moins que les propriétaires ne pussent exciper soit d'une exemption attachée à leur personne ou à leur qualité, soit d'une remise consentie par le prince et la Cité.

Beaucoup d’afl‘ranehissements de cette dernière espèce avaient été accordés à des villes amies, moyennant quelque prestation réelle ou symbolique. Ainsi, pour rester dans les points qui se relient à l'histoire du Pont des Arches, les habitants du Val-Saint-Lambert, de la Boverie, d'Angleur et de Fétine, avaient obtenu remise du tonlieu, à condition de pourvoir à la défense de la porte de Brigebo, près du couvent de Beaurepaire, et du « rivage au Vivier, » au bout de Souverain-Pont, l'endroit où finissait autrefois le pont de pierres d'Ogier le Danois.

L'origine de ces franchises de tonlieu se perd dans les époques obscures du moyen-âge, comme la création de cette perception.

Le bourg de Verviers, qui fut érigé en ville l‘an 1652, avait obtenu cette immunité, moyennant une redevance sans valeur, mais qui devait être fournie avec un cérémonial fort précis, dont l'interprétation n‘a pu être complètement donnée par nos historiens.

Les personnes et les villes qui possédaient de ces exemptions y attachaient la plus grande importance. Aussi, si la date de leur octroi est souvent douteuse, les voit-on rappelées fréquemment dans des documents postérieurs. Ainsi, la franchise accordée aux Verviétois et la cérémonie à laquelle ils étaient astreints sont mentionnées dans un record des échevins de Liége de 1250.

« Ceulx de Verviers en sont quittes, ainz ilz doibvent envoier leurs croix et confanons, et de chascun chieff d’hostel une personne, li deraine des Fiestes del Pentecoste, et pour chascun chieff doibt-on un denier de bon cens à l’égliese Sainct Lambert pour leur chevaige (redevance); et doibvent les personnes venantes avec les croix commencer à danser tantost qu‘ilz entrent en franchiese sans cesser jusques à tant qu’ilz auront payé leurs offrandes... (38). »

Une ordonnance de l'évêque Adolphe de Waldeck, du 5 février 1323, consacra cette disposition. Un manuscrit, en relatant cet édit, attribue au rachat l‘origine de l’exemption dont jouissait Verviers (39).

« Ce fut du temps d'Adolphe de Waldeck, l’an 1502, qu’il y eut encore des graves troubles à Liège entre le peuple appelez les Chapperonnez, la noblesse et les Échevins, au sujet d'impots qu'il réunit par sa prudence; entre ces impôts il y en avait un appelé tournis, qui s'exigeait tant sur les étrangers que ceux du pays, dont plusieurs villes et hamaux se rachetérent, entre autres le bourg de Vervier à condition de porter tous les ans, à la Pentecôte une offrande des dits deniers tournis avec la croix à la cathedralle, selon qu‘il parait d‘un extrait d'un vieux regître de ladite cathedralle. »

Enfin ces franchises sont rappelées dans la Paix de Waroux, dite Loi nouvelle, du 12 octobre 1355 (40).

« XXXI. Item que des Tournis ceaulx qui point n'en doivent, soit ainsi usé que ly Esquevins saulvent et wardent et useit at esté anchiennement. »

Le cérémonial est relaté, comme dit notre manuscrit, dans un vieux registre de la cathédrale. Ce document, intitulé: L‘ordre des cérémonies de la vénérable Église de Liège touchant la servitude que ceux du ban de Verviers doivent à l’église de Liège d’y aller danser, a échappé à la destruction, et a été analysé par nos historiens nationaux (41). Les Verviétois devaient se présenter à la porte d'Amercœur croix et gonfanon en tête. A leur bannière pendait une bourse contenant l’offrande due au noble chapitre de Saint-Lambert. Dès leur entrée dans la Cité, ils devaient avancer en dansant, et, traversant le Pont-des-Arches, se rendre à l’Hôtel-de-Ville, puis à la cathédrale, où ils effectuaient leur offrande en gambadant sous la grande couronne de lumière, pendant que le peuple leur refusait tout répit en criant chaque fois que les danses ralentissaient: Pôse à haut! (pouce en l‘air!) L‘offrande reçue, les chefs de la députation juraient sur l‘Évangile de revenir l‘année suivante acquitter pareille redevance; puis la procession se rendait, toujours en dansant, au poids de la ville, établi sur la Batte. Là, les Verviétois s‘emparaient du setier avec lequel les mallôtiers mesuraient les grains afin de percevoir le tournis; la procession le portait sur le Pont-des-Arches, et, après avoir terminé les gambades par une farandole autour de l‘emblème de l‘impôt, le brisait et le jetait dans les eaux de la Meuse, pour rappeler sans doute l'affranchissement du tonlieu.

Après ce dernier acte, la cérémonie était terminée jusqu’à l’an prochain.

Cette coutume traversa les orages politiques qui assaillirent Liège, et, jusqu'en 1791, les Verviétois dansérent sous la couronne de la cathédrale, et vinrent briser le setier sur le Pont-des-Arches, vis-à vis des bureaux du fisc.

Le pont eut à résister à trois crues d'eaux fort considérables en 1348, 1396 et 1408.

« L'an mesme (1396), le troisième du mois de febvrier, les eaulx furent si grandes que jamais on ne les avait veu si desbordées. »

L’inondation qui suivit l'hiver de 1408 fut plus terrible encore, et les dégâts qu’elle causa au pont laissèrent peu d’espoir de voir subsister longtemps encore cette puissante bâtisse.

« Il fit une gelée si forte et si opiniatre pendant dix semaines, que la Meuse fut fermée depuis Jemeppe jusqu‘à Maestric; on la traversa quelque temps avec des chariots, et au degel les glaçons descendirent avec tant de violence qu’ils abattirent et entrainerent les ponts de Jemeppe, d'Amercœur et de Visé. » (42)

Cette terrible débâcle vint ébranler le monument construit par Réginard. Mais, avant de s’écrouler dans les eaux de la Meuse, il servit aux noyades qu’ordonnèrent Jean-sans-Pitié et Jean de Baviére, dont l'alliance porta le carnage et le deuil dans tout le pays liégeois. Après la sanglante bataille d'Othée, où nos milices citoyennes, entraînées par les de Hornes, furent écrasées par l'armée du duc de Bourgogne, la ruine de Liége fut résolue par l'évêque implacable et son digne allié. Le sang ruissela dans la Cité, les gibets furent surchargés de victimes, et des noyades, semblables à celles qui désolèrent certaines villes de France lors de la Terreur, servirent à dépeupler la Cité.

« Après la bataille d’Othée, et bien que les Liégeois eussent demandé merci, les vengeances du duc et de l'évêque furent terribles: le même jour, le damoiseau de Rochefort, le seigneur Jehan de Seraigne et plusieurs autres furent emmenés à Grass (Grâce), et, en la présence des princes susdits, furent decapités; d’avantage, le jour Saint-Jean-Baptiste (24 juin 1408), furent plusieurs heydroits (43) hommes et femmes, et autres personnes jettés en la Meuse, jus du Pont-des-Arches, comme coupables de mutinerie. » (44)

M. Polain, dans ses Esquisses, raconte ainsi cette vengeance barbare exercée par l’évêque et le duc de Bourgogne:

« Pendant le supplice des seigneurs de Rochefort et de Seraing et des vingt-six autres personnes désignées par le prince..., le sire de Jumont entrait dans la Cité, et y présidait à d'autres exécutions aussi sanglantes. Il se saisit du légat de l‘anti-pape Benoît, du suffragant de Thierry, d’un grand nombre de bourgeois et de femmes, parmi lesquelles se trouvait la dame de Perwez, et, les attachant deux à deux et dos à dos, il les fit jeter dans la Meuse du haut du Pont-des-Arches. Les noyades et les meurtres continuèrent pendant plusieurs jours.

La Meuse regorgeait de la foule de ces malheureux qu'on y jetait deux à deux liés ensemble (45). »

Les terribles mariages républicains de Carrier à Nantes avaient donc un précédent dans l'histoire, et Jean-sans-Pitié les avait inventés dès le début du Xle siècle.

Peu de temps après ces massacres, auxquels il avait servi de théâtre, le pont de Réginard s'écroula.

« L'an xiiij° et jx (1409), lui mois de febvrier, environ de la Chaire St-Pierre (la fête de la Chaire-St-Pierre se célèbre le 22 février) furent les eaux si excessivement grandes, qu'elles emmenèrent le pont des Arches de Liège, que Reginald evesque de Liège avait faict faire. » (46)

Une des chroniques rapportées par Chapeauville donne pour date 1408:

« Mense februario Leodiensem diocœsim tanta inundatio Mosæ afflixit, ut usque ad introïtum Ecclesiae Leodiensis aqua accruerit, quare et pons archarum, lapideus, cum multis aliis edeficiis disturbatus est. » (47)

La date de 1410 se trouve indiquée ailleurs; mais la précision de la première version que nous avons citée nous semble devoir la faire préférer. La ruine du pont eut donc lieu aux jours voisins du 22 février 1409. Le vieux monument s‘écroula dans les eaux débordées de la Meuse, après une durée de plus de 350 ans.

« La solidité de cet ouvrage, dit M. Guillery (48), lui permit de résister pendant environ quatre siècles aux plus fortes crues de la Meuse; mais, après le fameux hiver de 1408, dans lequel le fleuve fut pris pendant près de trois mois, la terrible débâcle qui s'ensuivit l'ébranla tellement qu'ils‘écroula l'année suivante, emporté par une inondation. »


III.

PONT DE HINSBERG

1553 Le pont des Arches avec la chapelle Ste Barbe surmontée d'une croix derrière la Dardanelle
1549 Le Pont des Arches et la chapelle Ste Barbe surmontée d'une croix derrière la Dardanelle
(Coll. Archives de l'Etat à Liège)


A la suite du triste régne de Jean de Bavière, Liége avait vu abolir les Métiers, ravir ses privilèges et les ravages de la guerre désoler tout le pays. Dans ce grand désastre, le Pont-des-Arches devait être oublié, et sa reconstruction postposée à des jours meilleurs. Jean Valerode occupa trop peu de temps le trône épiscopal pour porter remède à tant de maux. Il rétablit les Métiers au nombre de XXXII, et s'efforçait d’effacer les traces sanglantes laissées par son prédécesseur, lorsque le poison vint, dit-on, arrêter sa mission réparatrice. Jean de Hinsberg lui succéda en 1419, et, malgré les démêlés et les querelles de la principauté avec les ducs de Bourgogne, l'évêque tenta de faire oublier à Liége les années désastreuses pendant lesquelles elle avait tant souffert.

Dès la première année de ce règne, un pont de bois fut établi pour servir à traverser la Meuse (49), et en 1422 on entreprit de réédifier le monument écroulé. Mais l‘état précaire des finances ne permit pas d‘activer les travaux: en se contenta, pendant les deux premières années, d'enlever les débris du pont de Réginard. En 1424, on se mit plus sérieusement à l'œuvre.

« L'an 1424 fut réédifié le pont des arches qui avait estez rompu et emmenez par les grandes eaux comme a esté dit. » (50)

La situation précaire de l'Etat vint encore arrêter la bâtisse, et en 1427 ou dut de nouveau relever un pont de bois qui servit six ans plus tard de poste militaire pour réprimer l'audacieuse tentative des frères d'Athin.

Ancien confident de Jean de Bavière, Wathieu d’Athin avait occupé à Liége des fonctions fort élevées, que son ambition insatiable fit dégénérer, à son profit, en une sorte de tyrannie populaire. Enivré de son opulence et de son pouvoir, il ne mit plus de bornes à son arbitraire, et, après une longue suite de brutales exactions, il en vint à braver la corporation la plus puissante des maîtrises liégeoises, en frappant, sans nul droit, d’une amende, un bourgeois du bon Métier des febvres. La coupe de la colère du peuple déborde, l'émeute gronda dans les rues de la Cité, et d'Athin, banni, dut quitter nos murs.

Du fond de sa retraite, il ne cessa de fomenter une opposition qui, par l‘intrigue et au besoin par la violence, lui rendit son pouvoir. Les menées audacieuses de son frère précipitèrent la catastrophe. Profitant de l'émotion causée à Liége par le traité de Malines(1431), qui consacrait la victoire de Philippe-le-Bon sur les Liégeois, Guillaume d‘Athin organisa une sédition contre l'évêque, et en profita pour se faire nommer bourgmestre avec l'un de ses adhérents. Sûrs de l'appui des factieux, qu'un premier succès avait enhardis, les nouveaux élus organisèrent un complot pour écraser les Métiers et permettre ainsi à Wathieu d'Athin de quitter son exil pour venir rétablir à Liège son autorité despotique. Les conjurés s‘arment en silence, et répandent des émissaires dans les populations des villages voisins, qu'ils appellent au pillage de la Cité. Entre autres postes importants, les partisans des d'Athin occuperont les abords du Pont-des-Arches, afin d'intercepter les communications entre les deux rives du fleuve, et d’empêcher de cette manière les habitants du quartier d'Outre-Meuse de venir défendre la cause de l'ordre et des Métiers.

Dévoilée dès son premier acte, la conspiration semble cependant devoir triompher. Les febvres, qui ont pris les armes, sont isolés dans le quartier de l’Ile, les conjurés se sont emparés de l'Hôtel-de-Ville, et ont défendu l‘accès du Marché. Aux abords du pont de bois, du côté de la rue du Pont, les houilleurs et une partie des tanneurs, sous les ordres d'André de Laire-Dieux, occupent pour les d‘Athin cette position importante. Quant à la tête de pont de la rive droite, ils ont dû renoncer à s‘en rendre maîtres. Les corroyeurs, les pêcheurs et les meuniers, inquiétés par le tocsin qu‘ont fait sonner les febvres, s'y sont établis à tout événement, bien décidés à ne pas se laisser aisément déloger de leur poste.

Avant le lever du jour, la lutte s'engage, le sang coule aux alentours de la Violette (Hôtel-de-Ville) et sur le Marché; mais le succès des conjurés est de courte durée; un bateau a secrètement traversé la Meuse, les Métiers qui habitent Outremeuse sont prévenus de ce qui se passe, et une redoutable escouade d'hommes armés s‘élance sur le Pont. André de Laire-Dieux et les siens n’osent leur disputer le passage, et se replient sur le Marché, où Guillaume d'Athin s'est retranché à la hâte. Le jour vient éclairer la lutte et la défaite des conspirateurs; le quartier d'Outre-Meuse se soulève en masse, s‘arme, et, traversant aussi le pont de bois, vient aider à écraser la révolte, qui a déjà réuni tous ses adhérents, et doit céder à la vaillance des Métiers.

Telle fut l’issue sanglante du complot de la nuit des Rois 1433, date mémorable dont Liége célébra le retour annuel par une processien et une fête populaire.

Une sentence solennelle (51) bannit les d'Athin et leurs principaux complices. Les richesses amassées par le despote furent conlisquées au profit des Métiers.

« Chaque métier eut pour sa part des biens de Wathieu d'Athin, 50 muids de blé de rente, sans compter les châteaux de Jehain, de Montegnée, etc., etc. (52). »

La condamnation fut exécutée par les Métiers de Liége, qui, sentant le besoin de resserrer leurs liens désunis dans le but de détruire les libertés communales, consacrèrent officiellement leur alliance intime (53).

Ce fut en suite de cette affiliation qu’ils se partagèrent les biens de Wathieu d’Athin, et qu’en 1442 on résolut d'en appliquer une partie à l'achèvement du Pont-des-Arches.

« Sous la magistrature de Jean de Surlet et de Henri del Chaussée, le peuple n‘étant point en état d’achever le pont des Arches ruiné dès longtemps, on le convoqua au palais le 28 may 1442, où l’on arrêta que les métiers donneraient, l'espace de trois ans, hors des biens de Wathieu d'Athin, 300 muids d‘épautre pour le rétablissement dudit pont (54). »

Par lettre-patente du 14 juillet 1437, l‘empereur Sigismond avait ratifié la sentence portée contre Wathieu d’Athin. Dès lors aucune entrave ne pouvait plus être mise à la disposition des biens confisqués sur le banni. Il ne cessa cependant de protester, adressa une supplique à l’évêque en 1456, et mourut à Louvain le 20 mai 1457, laissant après lui un testament, daté du 10 avril 1456, par lequel il disposait de toute cette fortune dont son criminel attentat l’avait fait justement dépouiller.

A l’aide du généreux subside voté par les Métiers assemblés, les travaux du pont purent être conduits avec vigueur, et, le 12 juillet 1446, l’inauguration eut lieu.

« L‘an xiiijc et lvj (1446) fut le pont des arches en tout refaict, et passèrent sur icelluy, la première fois, les englises faisants la procession aux escolliers, et coûsta trengtes milles cinques cents florins du Rhin (55). »

Il était d‘usage à Liège de faire, la veille de l'élection des bourgmestres, une procession au monastère de Cornillon « pour obtenir de Dieu des bourgmestres de probité et d'un mérite proportionné à leur charge (56). »

Mais en 1446, à l'élection de Fastré Baré Surlet de Chokier et Tilman Waldorial, on changea le but de la procession, qui se fit désormais du monastère de Saint-Jacques au monastère de N .-D. du Val des Écoliers. C'est cette procession qui inaugura le nouveau Pont-des-Arches, sur lequel on n‘avait encore permis aucun passage, et qu'elle traversa en allant et en revenant. Après le retour du cortège, on démolit le pont de bois qui avait servi provisoirement jusqu’alors.

« En ce temps-là se faisait une procession à miette, en allant jusques en Cornilhon, mais en ceste année elle fut ordonnée que se ferait aux escholliers, fust la première fois ceste année faicte aux escholiers à Liège, les bourgmestres Harez et Tilma Waldorea (57). »

La procession subsista jusqu‘en l'an 1648. A cette date, l’un des articles du fameux Règlement de Ferdinand de Bavière abolit cet usage, qui rappelait trop aux Liégeois des droits et des franchises dont le seul souvenir froissait le despotisme de l’évêque qui renversa dans le sang tous nos anciens privilèges.

« Le remerciement des Bourguemaitres, au jour de la Ste-Marie-Magdelaine comme aussi la procession aux Écoliers, pour causes des factions et débauches qui se commettent ce jour la, ne se feront plus (58). »

Les vieilles formes sacramentelles de l’élection des bourgmestres durent être abandonnées par suite de cette défense, et, pendant quelque temps, l'église du monastère Saint-Jacques, où une étincelante verrière témoigne encore du rôle important qu'elle remplissait aux élections communales, ne vit plus le cortège des Métiers amener triomphalement les élus des XXXlI venant jurer devant l'autel de respecter et de défendre les antiques privilèges de la libre et noble Cité.

Le pont que l'on avait solennellement inauguré avait son assise sur la rive gauche, un peu en amont de celle du pont de Réginard. Le cours du fleuve ayant été changé par suite des attérissements de la rive gauche, il avait été nécessaire de modifier l’ancien plan. La culée du côté de la ville était élevée vis-à-vis de la rue Neuvice (59), et l’emplacement de celle de la rive droite n‘avait subi aucune modification. (Qui dirutus fuerat vetus pons (celui de Réginard), constructus dicebatur fuisse juxta eum (pont de Hinsberg) quem rescindi jusserat Carolus audax, Burgundiae Dux, anno 1648, paulo superius, ut patebat en reliquiis fundamentorum quae supererant, constitisse octoginta millibus aureorum florenorum, qui erant quique viginti quinque assium, nec fuisse confectus nisi duodecim annis postquam cœptus fuerat » (60).

« Naguère encore, dit M. Polain, on pouvait voir, quand les eaux étaient basses, les débris des deux premières piles de ce pont. »

Comme le précédent, il était composé de sept arches, mais la première du côté d'Outre—Meuse, ne servant qu'à un mince filet d'eau, s'obstrua bientôt complètement par le peu de soins que des particuliers ont à ne pas gaster les choses publiques. » (61)

Plus spacieux que le précédent, le pont coûtait 35,500 florins du Rhin (environ 75,260 francs), somme fort considérable pour cette époque.

Le premier acte de justice ou de violence qui eut lieu sur le nouveau pont fut la noyade d'un « exécuteur » de Liège qui avait fait abus de son autorité.

« L’an mesme (1446), un exécuteur de Liège, pour avoir exécuté un mandement à Briallmont, fut par justice noyé jus (62). »

Les terribles annales du règne de Louis de Bourbon mentionnent plusieurs fois le pont de Hinsberg, qui servit de lieu de supplice aux divers oppresseurs de Liège, jusqu'à ce que Charles-le-Téméraire ordonna de le renverser.

Lorsque Raes de Heers, profitant des haines que l'évéque avait soulevées contre lui dans la Cité, s'empara du pouvoir absolu, il fit écarteler à Liége le bourgmestre de Dinant, Jean Charpentier, et ameuta la populace contre ceux qu'on supposait favorables à la paix. Il menaça de noyer en masse les prêtres qui voulaient observer l’interdit lancé contre Liège par Louis de Bourbon, de telle sorte que leurs cadavres vinssent encombrer les arches du pont. C'est du moins en ces termes que furent répétées ses paroles par les témoins qui déposérent devant le notaire du chapitre de Liége, Jean de Broeckusen: (Egonnet potius cum in sacco... tot en vobis in Mosa quod una archarum pontis (qui pans archarum Leodiensis decetur) constipetur.) — « Je vous lierai dans un sac, et ferai jetter tant des vôtres dans Meuse, qu'une des arches du pont (que les Liégeois nomment Pont-des-Arches) en sera encombrée (63). »

Passant des menaces aux actes, Raes de Heers fit précipiter dans le fleuve, du haut du Pont-des-Arches, ceux qui s'opposaient à l'exécution de ses volontés despotiques.

« Ils commencèrent à s'eslever contre le duc Charles. Leurs principales autheurs estaicnt messire Raes de Heers, Vincent de Buren (64), Hubert Surlet, Jehan Sauvage, Stas de Streel, chevaliers, lesquels firent de grandes insolences, contre aucuns bons bourgeois, desquels aucuns furent jettez en la rivière de Meuse, du pont des Arches, lesquels ne demandaient autre chose que de vivre en paix (65). »

La chronique de Jehan de Los (66) mentionne comme première victime du cruel tribun un pauvre vieillard du Métier des vignerons. Puis un gentilhomme âgé, frère de Jean de Rocourt, et une foule d'autres Liégeois, trouvèrent la mort dans les eaux de la Meuse, tant les colères soulevées contre Louis de Bourbon avaient aveuglé les meneurs populaires. (Quidam vir viticola pauper et annosus... in Mosam est projectus. Item non diu post etiam in sabbato absque pulsatione quidam alius senex frater Domimi Johannis de Rocourt etiam in Mosam projectus, submersus est. Sed et nonulli aIii diversis vicibus sententiam submersionis innocenter sunt perpessi.)

Théâtre des noyades ordonnées par Raes de Heers, le Pont-des-Arches, dans ces années où tout se confondait, devint aussi le lieu d'une cérémonie religieuse destinée à apaiser ces haines de familles qui fomentaient les troubles populaires.

Lors de la levée de l’interdit que l‘évêque avait fait jeter sur Liège, le Pape, afin de calmer les passions surexcitèes, avait envoyé un légat de Berne. On le reçut en grande solennité, en mai 1468. Le peuple et les magistrats allèrent au devant de lui jusqu’à Cornillon. Lorsqu’il fut arrivé sur le Pont-des-Arches, il bénit solennellement les Liégeois agenouillés et le clergé qui s'y étaient rassemblés en ordre (67). Malheureusement les colères populaires étaient en pleine effervescence, et les événements se pressaient trop rapidement pour que l'envoyé du Pape pût accomplir sa mission pacifique. Louis de Bourbon n‘avait pas oublié les vengeances à exercer contre ses sujets, et Charles-le-Téméraire allait se diriger contre la Cité de saint Lambert. L‘anarchie régnait partout, Liège devenait la proie du plus hardi. Pendant que l‘évêque s‘était rendu en Flandre auprès de l‘archiduc Maximilien, le parti des La Marck s'empara de la Cité, et les noyades du haut du Pont-des-Arches redevinrent quotidiennes.

« Les La Marck par l’intelligence qu'ils avaient avec quelques bourgeois et par la trahison d'un Gilcuin et Pierre Petit, vindrent soudain avec leur armée, et surprindrent le pont d'Amercœur et par là penétrèrent victorieux dans la cité, où ils firêt les maistres, saisirent Messire Frédéric de Hornes, Rase de Waroux et Nicolas de Cortenbache, qui avaient tousjours soutenu l'Evesque, et les mirent en prison, tuérent le mayeur Tilman et jettèrent en la Meuse le chanoine Dobbelsteyen..... (68) ».

Quorum unus nobilis vir Sancti Lamberti canonicus in Mosam extitit projectus.

Cette victime du farouche Sanglier des Ardennes était Godefroid Dobbelstein de Haren, reçu au noble chapitre de la cathédrale, le 19 février 1475, par la résignation de Jean de Ghoer.

Quelques semaines plus tard, Charles de Bourgogne venait laver dans le sang liégeois l‘outrage fait a son digne parent l’évêque.

Le pont figure deux fois dans cette triste page de notre histoire: il servit aux massacres ordonnés par le duc, puis sa destruction fut ordonnée lors du sac de la Cité. Irrité par la vaillante défense des Liégeois, dont le courage suppléait à l’absence de remparts et au manque d‘armes, exaspéré par l'héroïque fait d'armes des Franchimontois, le duc résolut de transformer l‘opulente Cité de Liége en un monceau de ruines ensanglantées. Des deux bourgmestres, Amel de Velroux et Jean de Lens, il fit décapiter le premier à Maestrieht et jeter le second à la Meuse du haut du Pont-des-Arches. Ces nobles victimes ne suffirent point à sa colère: il proscrivit en masse les Liégeois, et abandonna leur vie à une soldatesque effrénée, ivre de sang et de pillage. Selon les récits des chroniques, le sac de Liége surpassa en horreur tous les faits de ce genre qu’amenèrent les guerres locales. Deux mille personnes, femmes, vieillards, enfants, furent garrottés et précipités dans la Meuse. Ceux qui n’avaient pas un peu d'or à offrir aux pillards pour racheter leur vie périrent dans ce grand massacre. Charles de Bourgogne et Louis de Bourbon semblaient vouloir dépasser le souvenir des cruautés exercées jadis par Jean de Bavière et Jean sans-Pitié.

« Nous avons vu, dit un chroniqueur, des gens réunis deux à deux, les mains liées derrière le dos, précipités à la Meuse... J’ai vu jeter ainsi deux mille hommes dans le fleuve... On menait les victimes chez leurs anciens amis, et si ceux-ci ne rachetaient à deniers comptants la vie de ceux qui leur étaient chers, on les noyait dans la Meuse. »

Bis denos quotiens homines, spectavimus uno
Func manus Mosae in flumen post terga revinctos
Jactare ... Duo millia vidi
Mersa hominum in Mosam...
Pro summa ad veteres facta ducerentur amicos
At si caris subito non redimantur amicis,
Corpora jactabant miseranda in flumine Mosae (69).

Et invenientes multos Leodienses, occultos in privatis locis pro timore mortis, fere omnes submerserunt in Mosa, non volentes dare pecuniam in promptu vel in paucis diebus (70). (« Ils trouvèrent beaucoup de Liégeois qui s'étaient cachés pour sauver leur vie: ils les jetèrent presque tous à la Meuse, parce qu’ils ne pouvaient payer une rançon, soit de suite, soit sous peu de jours. »)

Ni l'âge ni le sexe ne trouvaient grâce auprès des soldats, enivrés de carnage. L’habit religieux ne fut pas même une sauvegarde, et les eaux de la Meuse roulèrent pêle-mêle des cadavres d’hommes, de femmes, d’enfants et de vieillards. (Virgines, matronæ, moniales, vim passæ in Mesam projiciantur (71).)

« On réunit, dit M. de Gerlache, ces malheureux par dizaines, par vingtaines, les mères aux enfants, les épouses aux époux, et on les précipitait ainsi dans la Meuse. »

Non content d'assouvir sa fureur dans le sang des Liégeois, le duc ordonna de renverser les murs qui avaient été épargnés par les boulets, d‘abattre le grand pont et d'incendier la ville.

« Le Duc plus marri et irrité que devant, et de faict fist battre la cité et assaillir par telle vigueur que par un Dimanche qui estait le 30e jour d'octobre, qu‘on chantait à l'Introït: Omni quæ fecisti nobis Domine in vero judicio fecisti, quia precavimus tibi, et mandatis tuis non obedivimus; du matin fust la cité prinse par force et entrèrent les gens du Duc dedans, tuant et massacrant hommes femmes et enfants, sans prendre aucun à mercy, et sans épargner aucun âge, tous furent mis à l'espée; même après la première fureur passée furent plusieurs liés ensemble et jetés jus du pont des Arches en la Meuse, et pour bien dire la cité fust pillée avec les Eglises... et le grand pont des Arches abbaltu et arruyné (72). »

Tout ce qui avait échappé aux combats fut détruit lors du pillage. La belle Cité aux riches églises, aux nombreux monuments, aux ponts superbes, ne fut plus qu’un monceau de ruines fumantes que fouillaient encore les soldats avides de butin. (Octo insignia canonicorum collegia, quatuor amplissimas abbatias, triginta duas Ecclesias quas parochiales vorat, quatuor mendiantorum ordina contuberina... puetereo ralido constructos marmore pontes, ac reliquiam urbis pulchritudinem (73).

Le pont majestueux de Hinsberg, dont les Liégeois étaient si tiers, fut aussi dévoué à la destruction par la colère du duc. Il ordonna de renverser dans la Meuse ce monument historique. « Et pour le dernier acte de cette tragédie, le Duc fist abbastre le Pont des Arches, et renverser les murailles dans les fossés, même fist brusler la ville (74). »

Bien que cet ordre ait réellement été donné, et nonobstant l’affirmation de Philippe de Commines et de plusieurs de nos historiens, la destruction du pont ne fut pas effectuée, ainsi que le désirait le vainqueur implacable. Le nom du Pont-des-Arches reparaîtra bientôt dans nos annales, d'abord pour servir a l'érection de la citadelle des La Marck, puis pour l'établissement d'un péage. Mais, afin de couper la communication entre les deux rives et d’obéir ainsi à la pensée du duc, les maraudeurs qui suivaient l‘armée firent sauter une ou deux des arches centrales du pont.

Nos chroniqueurs ne sont pas d'accord sur la nationalité de ces dignes exécuteurs d'un acte de vandalisme. Selon les uns, ce furent des Maestrichois, chez lesquels on réveilla le souvenir d'anciennes haines et de jalousies contre Liège; selon d'autres, ce seraient des Luxemhourgeois, qui, au nombre de 3000, s'abattirent sur la Cité pour la dévaster. (Miserunt insuper Trajectenses antiquo odio contra Leodienses excitatos, quosdam profanos Ia threnos, qui studiose satis presumpserunt cassare majorem pontem, qui dicitur Archarum. Cujus duos potiores confregerunt arcus, nonullaque alia in contumiliam civitatis presumentes (75).)

« Ancor fust décidé de brusler la cité à trois fois, laquelle pour ce temps estait fort peuplée, et pour le faire furent conduits 3000 hommes de pied du païs de Luxembourg, qui estaient leurs voisins unis d'un habit et de langage, pour faire désolation, en premier fut abattu un grand pont traversant la Meuse (76). »

Selon une autre version, les Maestrichois qui exécutérent cet ordre ne se prêtèrent aux volontés du duc que par contrainte; l‘option leur ayant été donnée d‘accompagner l’armée bourguignonne dans son expédition contre Franchimont ou de renverser le Pont-des-Arches. Ce serait à la répugnance avec laquelle ils obéirent au duc que la destruction du pont de Hinsberg fut bornée à la rupture d'une ou de deux arches (77).

En énumérant les actes de cruauté et de vândalisme qu‘autorisa Charles-le-Téméraire, nos auteurs nationaux stygmatisent amèrement le caractère impitoyable du duc. « Il a dépassé Néron en barbarie, ce prince chrétien et parent de l'évêque, dit l'un d‘eux; il a presque anéanti Liège et fait disparaître son nom. Il ne lui a pas sufli d’avoir écrasé dans les combats plus de cent mille hommes et enfants, d‘avoir incendié presque toute la Cité, ruiné les remparts, englouti dans le fleuve et jeté dans des barques effondrées de nombreux citoyens; ces horreurs commises dans la Cité ont été répétées dans tout le territoire de l'État liégeois, afin d’anéantir tout ce qui survivait de ce peuple. Mais, Dieu aidant, tout se rétablit, déjà Liége et le nom Liégeois sont redevenus florissants; et, sous la protection divine, acquerront un nouveau lustre, tandis que son cadavre gît captif sur la terre étrangère de Nancy (78). » (Dum ille Nacey hostili terra, captus adhuc et patridus jacet.)

Le prompt trépas du duc sembla aux Liégeois une vengeance providentielle et une punition des crimes que Charles et Louis de Bourbon avaient tolérés et encouragés lors du sac de la Cité. Aussi les épitaphes du Téméraire se retrouvent-elles dans toutes nos chroniques et portent-elles un sévère jugement de la vie aventureuse qu‘il avait menée.

« Je fus nommez Charles duc de Bourgongue,
Fort et hardy, riche et vindicatif.
Le Roy Loys de France à ma vergongue
J'ai guerroyé sans causse ni motif.
Le Liège j‘ai mis à sac pour un estrif.
Ceux de Dinant sans mercy je fis pendre.
Mais des Lorrains je ne me sçu deffendre.
Car à Nancy l'an mille quatre cent
Septante sept me firent la mort prendre
En plein combat où je perdis le sens. »

C'était à la demande de Louis de Bourbon que les armées de Bourgogne étaient venues s‘abattre sur Liége. L’évêque devait indemniser son prodigue et cruel parent.

Par lettres-patentes données a Maestricht le 1er juillet 1469, Louis de Bourbon « en considération des grandes dépenses que le duc avait supportées » lui concéda, pour le terme de trente ans, tous les droits, profits et émoluments du tonlieu établi sur les biens, denrées et marchandises passant sous le Pont-des-Arches. Ce tonlieu était du 30e denier de la valeur des biens. Les sujets du duc n'y étaient pas soumis (79).

Par lettres du 10 septembre suivant, l‘évêque promit que l'Etat de Liège ratifierait cet octroi. Le duc obtint sans doute cette approbation, et il prit possession de ce revenu, car un compte rendu de cette perception lui fut délivré par Jean Lechisne. Un second document de même nature fut dressé par Nicolas Mathieu, receveur des rentes du duc au pays de Liège, pour l’exercice de l’année 1476. « Le tonlieu et passage de l'eau à Liège » y figurent pour 371 fl. 31 s. (80)

Lorsque la duchesse Marie de Bourgogne voulut réparer en partie les maux que son père avait fait éprouver à Liége, elle renonça aussi à ce droit de perception. Les lettres-patentes qu'elle délivra à ce sujet portent la date du 19 mars 1476 (81). Les ravages de la guerre allaient être oubliés, les Liégeois contemplaient de nouveau leur Péron, ce palladium de nos antiques franchises que Charles avait enlevé, et dont la duchesse avait fait restitution. On l‘inaugura sur le Marché le 18 juillet de la même année.

Le péage sur le pont fut bientôt rétabli au profit de la Cité, afin de contribuer aux ressources nécessaires à la reconstruction de Liège.

« Le 11 octobre 1479, Guillcaume de Berlo et Quentin de Towin étant bourgmestres, on fit une ordonnance pour la réparation des murailles de la Cité, à quel effet outre plusieurs autres moiens, on établit un paiage sur le Pont des Arches (82). »

De même que le pont de Réginard, lepont de Hinsberg formait une espèce de rue, des boutiques ayant été construites le long des deux parapets. Ce genre d'édification était fort fréquent sur les anciens ponts; le pont Saint-Michel à Paris, en montrait naguère encore un curieux exemple, et de nos jours, sur le Ponte-Vecchio à Florence, les joailliers, les orfèvres et les mosaïstes étalent leurs brillantes marchandises. Vers le milieu du Pont-des-Arches s’élevait une porte accostée d’une chapelle de Sainte-Barbe, patronne des mariniers, et d'un corps-de-garde, qui fut occupé par la Compagnie franche des vieux arbalétriers, lorsque les magistrats lui eurent octroyé ce poste, dont les troubles civils avaient prouvé la haute importance stratégique. Le récès de cession est du 22 juillet 1494.

« L’an 1494, aiant les bourgmèstres et le Conseil de la Cité, accordé aux vieux arbalestriers la porte située sur le millieu du pont des Arches, elle leur fut ratifiée (83). »

« Les vieux arbalétriers avaient la propriété exclusive de la barque marchande qui faisait le service entre Liége et Huy; ils mettaient tous les six ans cette entreprise en adjudication publique. La Cité leur avait cédé, par récés du 22 juillet 1494, le pont des Arches pour monter la garde; c’était leur corps-de-garde ordinaire (84). »

Lors de la réédification de 1657, nous retrouverons la compagnie usant encore du droit qui leur avait été concédé, et faisant relever un corps-de-garde sur le milieu du Pont-des-Arches.

Les luttes des seigneurs d‘Aremberg de la Mack contre Louis de Bourbon et son successeur, Jean de Hornes, se prolongèrent dans les jours de désolation qui suivirent le sac de Liége par Charles-le-Téméraire. Malgré la paix conclue à Tongres en 1484, entre l'évêque et les La Marck, le Sanglier des Ardennes fut décapité le 18 juin 1485, et les discordes intestines reparurent avec plus d’acharnement que jamais.

Lorsqu'après la prise du fort de Sainte-Walburge, les Liégeois s'affranchirent de la tyrannie qu'exerçait Guy de Cannes, et immolérent ce despote populaire et ses satellites (jeudi de Pâques 1486), un récès des bourgmestres et du Conseil ordonna que toutes les clefs des portes de la Cité fussent remises chaque soir au logis des bourgmestres, et que tous les postes importants fussent occupés exclusivement par les milices bourgeoises (85).

Au mépris de ces prescriptions, le pouvoir des La Marck reprit bientôt son empire, et soumit tout aux volontés arbitraires de leur parti. Robert d‘Aremberg, échappé au massacre où périt Guy de Cannes, s'arrogea le titre de mambourg, et s’établit Outre-Meuse avec ses adhérents et ses soldats. Il éleva, à l’entrée du Pont-des-Arches, une poterne avec un pont-levis, pour être à même de repousser toute attaque, et s’yretrancher comme l‘avaient fait jadis les chevaliers de la noble famille des De Prez.

« Messire Robert de la Marck, nonobstant la paix faite, fut constitué capitaine et mambourg de la Cité, et allat loger par dela le pont des Arches, ou il se fortifiat contre la Cité, et à cette occasion le quartier d’Outre-meuse fut appelé la petite France (86). »

Ce nom de petite France fut donné au vinàve occupé par les La Marck, parce qu’en suite de la protection que Charles VIII accordait à cette famille, et des lettres-patentes par lesquelles ce monarque avait déclaré prendre la ville et l'État de Liège sous sa protection, Évrard de La Marck avait fait apposer les armes de France sur toutes les portes dont les siens s’étaient rendus maîtres.

En 1492, les La Marck et l’évêque jurèrent oubli du passé et paix sincère. Le traité qui devait consacrer cette bonne entente fut signé le 10 avril à Donchery, confirmé à Maestricht, puis ratifié par le roi des Romains et son fils en juin suivant. Évrard de La Marck fut créé souverain mayeur; Robert épousa une comtesse de Hornes, proche parente de l'évêque, accolant ainsi les blasons de ces deux puissantes familles dont les querelles avaient fait couler tant de sang liégeois.

Malgré cet apaisement des dissensions, on n'osa encore entreprendre la démolition du rempart fortifié des La Marck. Ce ne fut que trois ans plus tard qu’on décréta et qu’on effectua l’enlèvement de cette entrave à la circulation publique.

« Le 20 juin de l’an 1495, dans une Assemblée du Conseil, du Maïeur, des Échcvins et des Commissaires (Jean Pollain et Jean de Loen étant bourgmestres), le magistrat obtint de jeter bas la porte et le pont-levis dressé passé peu d’années, par les ordres du comte de La Marck, sur le pont des Arches, et c’est ce que jusqu’alors on n'avait osé entreprendre par crainte de déplaire à la puissante famille de la Marck (87). »

La guerre qui éclata entre l‘Espagne et les provinces belgiques eut souvent le pays de Liége pour théâtre. Souvent aussi le Pont-des-Arches, route militaire fort importante, fut l’objet de négociations diplomatiques. En 1568, lorsqu’après le supplice des comtes d‘Egmont et de Hornes, Guillaume d'Orange leva le drapeau de l'insurrection contre l'Espagne, représentée en Belgique par le cruel duc d’Albe, les troupes allemandes qui venaient combattre les armées espagnoles arrivèrent prés de Liège. « Le 4 octobre, le prince envoya aux Bourgmestres et aux XXXII Métiers un trompette demandant passage pour luy et ses gens (88). » A cette époque, l'évêque Gérard de Groesbeck. dont les sages mesures firent consacrer le principe de la neutralité de l‘État liégeois, avait déjà refusé au duc d'Albe la libre disposition de la Cité et du pont, et la demande du prince d'Orange ne fut accueillie que par une échappatoire qui remettait à un délai assez éloigné une réponse formelle. Le prince s‘en alla avec ses troupes passer la Meuse entre Stockhem et Maeseyck, puis se rendit à Tongres, où les bourgeois le reçurent le 16 octobre. Quelque temps après, irrité du refus déguisé qui lui avait été fait, le prince vint camper entre Loncin et Bierset, à une Iieue de Liége, à la tête de ses Allemands et des huguenots français qui avaient rejoint son camp après avoir pillé les monastères de Saint-Hubert et d'Hastières. Nouvelle demande de passage fut faite par le prince, mais cette fois ce ne fut plus à l'évêque, mais au Conseil de la Cité qu'un trompette délivra les dépêches. Un refus catégorique, basé sur la neutralité de l'Etat liégeois, fut la seule réponse. Une troisième injonction, faite le 3 novembre, fut accueillie comme celle du 28 octobre. Enfin la quatrième sommation, toute comminatoire, fut renvoyée avec dédain. Le prince résolut alors d’assiéger Liège, et quelques tentatives d’assaut furent exécutées; mais ayant appris l’approche du duc d’Albe, et averti de l‘arrivée à Liège d'un renfort de Franchimontois et de Condrusiens sous les ordres de l'Espagnol Mondragone, le prince se hâta de décamper. Cette retraite précipitée fut célébrée avec grande joie par la Cité, et devint l’origine de la procession du jour de Saint-Hubert, instituée pour remercier le Ciel de cette délivrance et perpétuer le souvenir de cet heureux anniversaire.

L‘année 1571 se signala, comme 1513, 1517, 1524 et 1552, par de terribles inondations; mais les glaces et les eaux qui vinrent heurter les piles du Pont-des-Arches ne lui causèrent pas de grands dommages. La débâcle de 1572 fut plus désastreuse: les piles du pont furent fortement entamées par le choc des glaçons qui descendaient rapidement le cours du fleuve (89). La hauteur des eaux pendant la crue de 1571 est renseignée par des chronogrammes dans l‘église Saint-Paul et la cour de l'hôpital de Bavière.

Le passage sur le pont et par la Cité fut de nouveau réclamé en 1574 par Louis de Nassau, qui voulait aller renforcer la garnison de Maestricht, dévouée au parti des États. Il écrivit aux bourgmestres et au bon Métier des febvres, pour obtenir l‘autorisation de faire transporter par la Meuse des vivres à son armée. Le Conseil de la Cité renvoya le prince auprès de l'évêque, et le Métier des febvres refusa d'ouvrir les missives lui adressées, alléguant qu'aucune communication ne pouvait être faite à l'un des Métiers en dehors des autres (mars 1574).

Deux ans plus tard, le 20 octobre 1576, des barques chargées de soldats armés, qui allaient secourir Maestricht assiégé par les Espagnols, essayèrent de tromper la garde du Pont-des-Arches et de descendre le fleuve pendant la nuit. L’alarme fut donnée, les barques furent arrêtées, et lorsque le lendemain matin on permit à ces soldats de se diriger vers Maestricht, cette ville venait de tomber au pouvoir d'Alphonse Vargas, commandant de l’armée de S. M. Catholique.

C‘est a cette époque que, dans une assemblée des États, la neutralité liégeoise, déjà proclamée depuis un siècle, fut solennellement consacrée par une décision bien expresse.

La sage persistance des Liégeois à ne pas autoriser le passage des armées étrangères ont bientôt lieu de s’adresser aussi aux forces espagnoles. Le 7 janvier 1577, des cavaliers écossais, suivis de près par les troupes royales, étaient entrés dans Liége par la porte Sainte Walburge, et en étaient sortis immédiatement par la porte d‘Amercœur. Leur arrivée imprévue et subite n‘avait pas permis de les empêcher de pénétrer dans la Cité. Les Espagnols qui les poursuivaient firent un détour pour surprendre les fuyards, et se dirigèrent en grande hâte vers Jupille. Déçus dans leur attente, ils revinrent sur leurs pas, et s’adressèrent aux bourgmestres de Liège pour obtenir l’autorisation de traverser la Cité et le Pont-des-Arches. Cette permission leur fut refusée, et ils durent se replier sur Maestricht sans avoir atteint ceux qu‘ils avaient espéré joindre (90). Non-seulement les Liégeois persistérent dans ce système de neutralité armée que la Belgique de 1830 devait aussi adopter, mais ils devinrent si attachés à cette idée que la seule rumeur d'intentions contraires attribuées faussement à l'évêque amena une émeute dont le dernier acte, tout inoffensif, se passa sur le Pont-des-Arches.

En 1632, lorsque Maestricht fut de nouveau assiégé, il fut nécessaire d’occuper militairement Visé, afin de protéger Liège contre les déprédations des maraudeurs des deux armées.

« Le 19 de juin (1632), fut envoié de Liége pour garnison à Visé la compagnie des vieux harquebusiers avec deux pièces de cannon et toute l’artillerie, sous la conduite de Monsr Zegerus de Groesbeck, chanoine de Sainct-Lambert, où chasque soldat tirait touttes les sepmaines de gaiges un pattacon et demy et estaient logez es maisons des bourgeois (91). »

Le bruit se répandit dans la Cité que le Conseil privé du prince, afin de favoriser les Espagnols, avait ordonné aux paysans de mettre bas les armes, et que les troupes du roi allaient traverser le pays. Ces nouvelles, colportées, excitèrent une violente sédition qui éclata l’avant-veille de la fête de Saint-Pierre et Saint-Paul (27 juin 1632).

On se mit à la recherche du fiscal du Conseil privé, Attenhoven, que le peuple haïssait, car il passait pour l’un des conseillers de l'évêque les plus ennemis des franchises liégeoises. Il fut découvert près de Sainte Croix, frappé de plusieurs coups de dague et laissé pour mort. On voulut traiter de même l‘échevin La Roche, membre du même Conseil, qui put s’échapper de la Cité et aller se réfugier dans sa maison de campagne, au faubourg Saint-Laurent, dite Pawe des Priess. Le lendemain, cette résidence fut pillée par le peuple. Le grand-mayeur de Berlo survint à la tête de ses hallebardiers, arrêta les dégâts, et s’assura de sept à huit des émeutiers. Quatre des prisonniers furent livrés le jour même au Tribunal des Échevins et condamnés à la pendaison. Cette justice trop précipitée exaspéra le peuple, et l‘émeute reparut avec plus de fureur. Vers les sept heures du soir, le sous-mayeur de la Cité, Donsel, se rendit sur le Marché, accompagné de l‘exécuteur, pour faire dresser le gibet, « mais personne n'y voulait mettre la main, craindant des menaces du peuple, dont le mayeur prometta dix pattacons à celluy qui le dresserait, mais personne ne fust si hardy, et le peuple cryait qu‘on pendast les grands larrons qui ne voulaient rendre conte, et avaient desrobé les biens de la cité, qui estaient la cause de touttes les tumultes et séditions, sans commencer aux petits; puis prindérent les armes en mains, et d'autres jettèrent à coup de pierres, dont le mayeur et exécuteur furent contraints de se sauver; donc ils trainérent le gibbet sur le pont des Arches et le jettèrent dans la Meuse, et la sentinelle qui estait posée sur le pont demanda à plusieurs fois qui eut là? mais on ne respondait rien, mais ny eut grand bruict car il estait déjea minuict (92). »

Le lendemain (29 juin), tous les prisonniers furent délivrés, même ceux qui étaient détenus à l'Hôtel-de-Ville. Les échevins Dormal et Lapide, le chancelier Blocquière, l‘échevin La Roche, durent s'enfuir de la Cité pour éviter la colère populaire.

Les continuateurs de Foullon rapportent aussi cet acte des Liégeois, qui, dans un moment d’efferveseence, vinrent jeter dans la Meuse, du sommet du Pont-des-Arches, l’instrument honteux de supplice dont les factions civiles avaient fait parfois un si terrible abus. Patibulum vero in pontem arcarum tractum, præceps in Mosam egere (93).

Les hautes crues de la Meuse et le charriage des glaçons avaient causé de grands dommages au pont. La débâcle de 1572 lui avait surtout été funeste; et les troubles politiques n’avaient guère permis qu'une réparation incomplète. D'autre part, les maisons élevées sur le pont chargeaient d'un poids fort considérable les piles que des bourgeois imprudents avaient creusées pour y établir des caves. En 1612, on craignit que le monument de Hinsberg ne vînt à s'écrouler subitement, et l'on résolut d'abattre la lourde porte flanquée de tourelles carrées qu'occupaient les Vieux Arbalétriers, et à laquelle le peuple avait donné le nom de Male Gouverne (94).

Douze ans plus tard, l’ingénieur Jean Gallé, consulté par le Conseil de la Cité au sujet des améliorations à apporter au cours de la Meuse, signala, de la façon la plus catégorique, l'imminence de la ruine du pont. Le Pont-des-Arches, dit-il dans son Rapport du 18 juin 1696 (95), « vat menassant sa ruine... le mauvais et ruineux comprend les deux tierces et est attaché ou concatient au bon et sousteau par à celuy qui n'est qu'une tierce, et ce ne peut que par une secousse extraordinaire, laquelle ne peut être causée que par l'élément qui le minne et sappe de jour en jour, et partant ce debvra estre lorsqu’il serat au plus furieux et en sa plus grande force, c'est à dire lorsque la rivière serat au plus haulte de ceste ruine. Vennant à occuper son fond s'yarrestera sans soy bouger pour estre du tout lié de feraille et faict comme tout d'une pièce, tellement qu‘il luy servirat comme d'une retenue ou diegue. »

En décrivant tous les désastres qui suivraient ce sinistre, Gällé s'appesantit sur l'importance du Pont-des Arches, car il va jusqu'à dire que la ville se déplacerait si le pont ne pouvait être réédifié dans l'enceinte des murs liégeois.

« Je ne m'amuseray point a faire plus long récitte des aultres désastres qui pourront arriver, comme la transmutation de la ville en aultre lieu, soy transportant au lieu ou le pont se trouverait plus commode pour y estre basti, les continuels passages des gens de guerre par iceluy, pour n’estre renfermé ni gardé en une ville, car tout sain peut considérer de soy mesme les malheurs qui doibvent suyvre.»

L‘état désastreux du pont était attribué principalement par Gallé à sa disposition relativement au cours du fleuve, qu’il ne coupait qu'en diagonale, et non à angles droits.

« Faut aussy notter que le pont des Arches est défaillant en sa structure et que le maistre qui l'a basti devait être ignorant de la navigation pour n’avoir considéré le fil du courant de l’eau... les pilliers oppossent leurs flancs au courant, tellement que les pointes ou nez des pilliers fabricquez à dessein de porter et diviser l’eau esgalement et plus facillement, ne peuvent servir à l‘effect prétendu, mais bien du contraire, qu’ils opposent directement leurs joues ou costés de leurs faces... soutenant tout le faix ou pesanteur des eaulx et de plus tout l'effort faict par le droict fil en courant d'icelles avec leurs glaçons et aultres matières flottantes.

Hors de ceci faut supposer que le vieu pont faisant une lingne droicte avec la rue de St-Nicolas et la rue du Pont, devait estre encor plus mal basti, comme il appert par ses vieles ruines (le pont de Réginard). »

L'inondation de 1643, la plus haute des crues qui soient venues dévaster Liége, justifia les prédictions sinistres de l'ingénieur Gallé. Ainsi qu'il l'avait annoncé, le pont de Hinsberg s‘écroula tout d'une pièce dans la Meuse, après deux siècles d'existence.

« Le 15 janvier de l'an 1643, il y eut un tel desbordement d'eaux que la Meuse renversa plusieurs ponts, entre autres celui des Arches, qui en ce temps là formait une espèce de rue par les maisons qui bordaient ses deux côtés. Au milieu il y avait une chapelle à l'honneur de Ste-Barbe, et à l'opposite la salle de la Compagnie des Arbalestriers (96). »

« L'an 1643, le 14e Jour de janvier la rivière de Meuse fust tellement desbordée, qu'elle emportat le grand Pont des Arches, le pont d'Amercœur et le pont de bois de St-Denis, et fit des dommages inestimables tant du Longdoz rivaige que parmy la cité de Liège... l’eau battait au pied du beau portail de Sainct Lambert (97). »

La Cité était si populeuse que cette entrave à la circulation réclamait un prompt palliatif, sinon un remède radical. Aussi, dès l'année même de la ruine du pont, on établit un pont de bateaux qui permit les communications entre la ville proprement dite et le quartier d'Outre-Meuse.

Le jour de la Mal Saint-Jacques (26 juillet 1646), ce peut de bateaux servit de champ-clos à la lutte que se livrèrent les deux partis d'alors, les Chiroux et les Grignoux, qui avaient pris les armes à l'occasion de l‘élection communale.

Ce sobriquet bizarre de Chiroux: (culs-blancs} donné d’abord a une compagnie levée par les bourgmestres, s’était bientôt étendu à tous les partisans du prince. Les Grignoux (grognards) étaient les soldats de l‘opposition. L'origine de la première dénomination remonte à 1633. Des soldats enrôlés à cette époque portaient un uniforme foncé avec des chausses blanches et larges, qui avait quelque analogie avec le plumage des bergeronnettes grises ou des culs-blancs, sorte d’hirondelle fort commune aux bords de la Meuse. Cette nouvelle milice parut pour la première fois en public lors du supplice de Simonet (4 juin 1633). Les bourgeois railleurs la surnommèrent Chiroux, et ce nom désigna dans la suite tout le puissant parti de Ferdinand de Bavière.

« Pendant que Simonet fut decapité, il y avait une Compagnie de braves jeunes hommes à marier, qui avaient présentés quelques jours auparavant leurs services aux bourgmêstres de la cité, qui allors estaient en armes sur le Marché, aiant pour leurs capitaine Treuillet, jadis coronelle pour le Roy d’Espagne, dont la dite compagnie a depuis esté nommée du commun la compagnie des Chiroux, et disaient qu’ils étaient tous la sodalité même...

Peu de temps après cette mort, furent confirmez les Chiroux, lesquels passèrent le serment ens mains des Bourghemêtres au lieu des frères mineurs, et ce pour le mainctient de la foy catholicque, aplicque et romaine, des droicts, priviléges, franchises et libertés de la cité et des 32 mestiers, authorité magistralle et libre cause de justice; laquelle compangnie estait composée de la jeunesse plus apparente de la bourgeoisie de Liège. Touttefois icelle compangnie, nommée par le peuple Chiroux qui estait grande non pas alors, mais depuis deux à trois cents, comme on disait tous enrollez, fust print en hayne du peuple, tellement qu'ils ne s’osaient monstrer en publicque a cause qu'on criait après eux Chiroux, et mesme estaient aucunes fois battus à cause que le bruiet courait que c'estaient tous jeunes hommes de la sodalité, et que tout cella se faisait au pour chassé des PP. Jésuittes qui toujours se meslent des affaires publieqs, dont plusieurs aiant approchés les bourghemêtres firent tant qu'ils furent cassez, afiin d‘éviter les dangiers, mais depuis par la follie commise à la Sainct Jacques ensuivant an, ils refurent en plus grande authorité que jamais comme estant demeuré les maistres, bien que la populace aye laissé d'avoir la dent sur eux, et eux sur le peuple (98). »

En exécution des articles de la Paix fourrée, conclue à Tongres le 4 juillet 1640, les élections devaient se faire conformément à la réformation de 1603 et aux modifications de 1631.

Lorsque les XXXIl électeurs voulurent se rendre à l'Hôtel-de-Ville, les Grignoux, qui étaient en armes sur le Marché, les centraignirent à aller au Frères Mineurs. Pendant que l'émeute grondait dans la Cité, on élut les candidats grignoux, François de Liverloz et le colonel Jamar. Les bourgmestres sortants, d’Ans et de Blisia, et tous les Chiroux, exaspérés de ce choix, coururent aux armes. Les Grignoux défaits, poursuivis l'épée dans les reins, durent se réfugier Outre-Meuse, quartier central de leur parti. Dès qu’ils eurent traversé le pont de bateaux, ils se retournèrent, et les milices des bourgmestres ne purent pénétrer dans le vinâve, tout dévoué aux Grignoux.

« Alors tous ceux du quartier de Sainct Severin, Sainct Servais et du vinable d'lsle, vindrent avec les armes sur le marché conduits par le bourghmêtre d'Ans avec l'espée nue à la main, et les repousèrent (les Grignoux) outre Meuse, alors ceux d'Outre Meuse prendèrent aussy les armes et roullants des tonneaux et des ballots de laine pour se contregarder tirèrent l'un sur l‘autre, de sorte que personne n'osait passer en ces endroits là (99). »

Maîtres de l'Hôtel-de-Ville et de toute la rive gauche de la Cité, les Chiroux forcèrent les XXXII électeurs à revenir sur leur vote, firent nommer François de Liverloz, déjà élu, et remplacer le colonel Jamar par le célèbre jurisconsulte Charles de Méan.

Pendant la nuit, les Grignoux firent appel aux habitants de la banlieue, et le lendemain matin ils repoussèrent les Chiroux, qui voulurent en vain leur disputer la tête du pont sur la rive gauche. Jamar avait profité de l'obscurité pour faire défendre le pont du côté de Neuvice par des pièces de canon enlevées aux Bayards. Les Chiroux durent donc s'établir avec leur artillerie auprès du couvent des Frères-Mineurs, et leurs adversaires purent impunément s'élancer dans le cœur de la Cité. Une terrible mêlée s'en suivit, et, bien que Charles de Méan eût tenté d'apaiser l‘émeute en renonçant à des fonctions qu’aucune idée d‘ambition ne lui avait fait désirer, la journée se termina par une sanglante victoire des Grignoux et la ratification de la première élection.

« Ceux de dela la Meuse furent secourus par les paysans des quatre paroiches, scavoir de Fléron, Beyne, Chaynée, et aultres lesquels entrèrent dans la ville avec leurs armes et hache a manche et passèrent le pont de bois au despit des canonades et mousquetades des Chiroux et entrèrent dans les maisons rompant les paroisses de maisons à autres tellement qu'en peu d’heure, ils gaignèrent le marché et la maison de ville et autres portes avantageuses occupées par les Chiroux lesquels s’enfuyrent honteusement (100). »

Les efforts de Jamar lui-même ne purent arrêter ceux de son parti et la Mal-Saint-Jacques demeure l’une des plus sanglantes pages du règne de Ferdinand de Bavière, pendant lequel Liège eut cependant à enregistrer bien des dates lugubres.

IV.

PONT DE LA CITÉ


Le Pont des Arches à Liège vu de l'aval avec le poste de garde édifié par Maximilien de Bavière et le crucifix de Delcour. Les statues de Notre Dame et de St Lambert n'apparaissent pas sur cette face mais on distingue le clocher tellement particulier du collège des Jésuites.


Les guerres civiles qui désolérent Liège pendant toutes les années du règne désastreux de Ferdinand de Bavière semblaient devoir éloigner l’idée de toute entreprise importante d’édification, les luttes intestines des Chiroux et des Grignoux ne laissant guère de repos à la Cité.

Néanmoins les bourgmestres de l'année 1647, Pierre de Bex, seigneur de Fréloux, et Barthélemy Rolans, dit Barthel, résolurent de rebâtir le Pont-des-Arches. Ces deux champions de nos libertés civiques, qui devaient tous deux monter à l'échafaud pour avoir combattu le despotisme des princes de la maison de Bavière, avaient compris l‘importance communale et stratégique d’un grand pont sur la Meuse, et tentèrent tous les moyens possibles d’en activer la reconstruction. Les bourgmestres s'adressèrent alors aux Métiers, qui s'assemblèrent le 12 septembre 1617, et consentirent à accorder, pour la réédification du pont, une dîme dans la Cité, franchise et banlieue.

« L’an mesme (1647), le jour St-Jacques, furent eslus bourgmestres de la Cité, Pierre Bex seigneur de Fréloux, et Bartholomé Rolans, dit Barthel, lesquels incontinent après leur élection, commencèrent à travailler à une collecte volontaire dans la cité et banlieue, pour voir si elle serait bastante pour rebastir un pont des arches, et par après trouvant que non fust passé le dixième denier. »

On chargea les curés des paroisses, accompagnés de quelques conseillers de la Cité, de faire cette levée; mais elle rencontra une vive opposition de la part du clergé, de la noblesse et de l'évêque. Le clergé se refusa à acquitter l'impôt, en alléguant ses franchises en matière d'imposition extraordinaire. La noblesse suivit cet exemple.

Duodecimo septambris, a trigenta duabus Artibus congregatis; concessus est decimus denarius semel tantum percipiendus, ex annuis restituendus, domorum prœdiorum agrorumque qua in civitale et in BanIeuca posita sunt, inpendusque novo ponte construendo. Sed non nihil impedimenfi percipiendo vectigali accessit, à viris Ecclesiasticis qui ab eo immunes esse contendebant (101).

L‘opposition du clergé dicta aux chanoines de Saint-Lambert une protestation contre le récès des magistrats de la Cité, mais ceux-ci ne s‘arrètèrent point devant cette mauvaise volonté du noble chapitre. Le 25 octobre 1647, un nouveau récès vint derechef autoriser la collecte du 10e denier, en y astreignant tous les Liégeois, de quelque exemption ils pussent se prévaloir.

« Le Conseil voulant pourveoir à ce que la collecte du dixième dans la franchise et banlieue se face en toute sincérité, ordonne à tous surséans de déclarer spécifiquement la quantité des héritages et biens qu'ils possèdent à peine pour ceux qui seront en faute d‘avoir recelé quelque partie entre le payement du vrai dû, seront atteints de vingt florins d'or d’amende, applicable un tiers à celluy qui descouvrira la fraude, et les deux autres tiers au proffict du pont. Le Conseil

déclare que tous exempts et non exempts soit commissaires, arbalestriers, banneresses et autres, deveront contribuer à la collecte du 10e denier et que le présent recez sera imprimez et affichez. »

Par ordre dudit Conseil

H. GENlCOT. »

Cette seconde décision du Conseil de la Cité fut encore incriminée par le chapitre de Saint-Lambert. Il la qualifia d'usurpation nouvelle et d’innovation contraire aux lois, déclara que la levée du 10e denier était illégale, et que, partant, nul n’était obligé de s‘y conformer. Declarantes pensam decimam nullatenus exigibilem (102).

Le prince, jugeant aussi que les magistrats avaient excédé leurs pouvoirs, cassa le récès qui ordonnait la collecte du 10e denier, et fit défendre la continuation des travaux du pont. Les bourgmestres passèrent outre à cette opposition systématique, et firent appel aux ingénieurs étrangers, ceux de Liège n'osant sans doute aller à l‘encontre des décisions du prince et du chapitre de la cathédrale.

Un contrat fut passé avec un entrepreneur de Maestricht, né à Bomel, dans le duché de Gueldre, Corneille Pesser, qui reprit la construction à forfait moyennant le prix de 120,000 patacons (environ 568,800 frs.).

Les clauses de cette convention, analogues à celles de nos cahiers des charges modernes, précisaient minutieusement les obligations de l’entrepreneur, quant aux matériaux à employer et à la manière dont ils devaient être mis en œuvre; puis, afin d‘éviter toute variation dans la direction et la surveillance des travaux à exécuter, la Cité autorisait les bourgmestres actuels à régler cette bâtisse jusqu'à son entier achèvement. « Sans que les sieurs bourgmestres qui viendront pour lors à être replacez, n’auront à s‘entremêler ny controller le présent contract, ou besoigné, ny contrevenir directement ou indirectement. » L'entrepreneur s‘engageait à accomplir son travail dans l'espace de deux années, à dater du jour de la ratification du contrat.

Cette convention fut approuvée par le Conseil et les XXXII Métiers, ainsi que le constate un récès du 20 septembre 1647. Pactum est de ædificando novo ponte cum redentore nominis Cornelio Pesser, Trajectiensis, oriondo

ex Bomelo in Gueldrensi Ducatu, centum viginti millibus nummorum. — Probatum pactum est a Senatu civitatis ac trigenta duabus Artibus. Regendo operi pretioque solvendo præfecti sunt consules hujus anni, ita ut quamvis non conficiendus sit pons intra exiguum tempus quo duratus est eorum consulatus, non possint tamen iis rebus quæ ad pontem pertineant, immiscere se posteriores ConsuIes. — Ex pacto conficiendus erat intra bienninum, recipiebanturque in Consulum ac Senatus fidem et tutelam redemtor ipse ejus socii operariis, materiisque ex qua construendus erat (103).

Dès l’année suivante, les bourgmestres de Bex et Barthel, reconnaissant sans doute que les ressources votées ne suffiraient point à solder le prix stipulé, s‘adressèrent de nouveau aux Métiers pour obtenir une majoration de l’allocation consentie; mais, cette fois, leur demande éprouva un refus formel.

« L'an mesme (1648) au mois de juin les Sgrs bourguemestres Bex et Rolans demandèrent aux XXXII mestiers d‘estre authorisés et maistres absoluts pour l’achèvement du pont encemmencé et davantaige demandaient obligation desdis mestiers et bourgeoisie pour le payement dudit pont au desseux du dixième denier, mais lesdis mestiers n’y voulurent entendre. »

Les travaux étaient cependant conduits avec vigueur. On s’occupa immédiatement de démolir ce qui restait du vieux pont du côté d'Outre-Meuse, c'est-à-dire une arche et demie. Les débris à enlever du côté de la ville avaient à peu près la même importance. L’emplacement choisi pour la nouvelle bâtisse était le même que celui qu'avait occupé le pont de Hinsberg, qu'on voulait seulement dépasser en solidité et en grandeur. Il fallut donc enlever toutes les anciennes constructions et ces piles creusées pour y établir des caves qui avaient été l'une des causes de sa ruine; on fit disparaître aussi une bonne partie des fondements du pont de Réginard restés au fond du fleuve.

« Lorsqu’on a rédiffiez celui qui est et présent, a estez environ l'an 1660. J’ai veu au fond de la Meuse trois fondements divers dudit pont, deux plus bas et l'autre plus proche de celui sur lequel a esté rebasti celui dernier, qui serait le quattrième pont, non qu'il ait esté basti sur le même fondement car on a esté osté jusque au fond qui ne vallait rien et avait causé sa ruyne, mais a esté fondé en la mesme place, mais beaucoup plus puissant de large qu'il n'estait auparavant comme se voira cy après en son lieu (104). »

Les travaux d'épuisement, et de démolition occupèrent toute la campagne de 1648. C'est le 17 octobre que la première pierre de la reconstruction fut posée en grande solennité par les bourgmestres de l'année, Pierre Wilmart et Wathieu Hennet.

« Les magistrats précédents ayant fait tous les préparatifs pour la construction du magnifique Pont des Arches, ceux-ci eurent l'honneur d'ymettre la première pierre le 17 octobre 1648, vers les quatre heures après midi (105). »

La reconstruction fut entravée à la fois par des difficultés techniques, financières et politiques.

« Le fond de la rivière était si dur, dit un manuscrit analysé par M. Polain (106), que, malgré le pilotage au moyen de sonnettes, on n'y put planter que des pilets de six pieds au plus. (Lorsqu‘en 1655, la Compagnie du Comptoir reprit la direction de l'entreprise, elle résolut cette difficulté en employant des pilotis chaussés d'une pointe d’acier fournie par George de Spa, maréchal, au prix de 4 pattars la livre.)

La crue des eaux vint arréter les travaux. On dut les abandonner le 24 octobre, et ce n'est qu‘au mois de juin 1649 qu‘on put se remettre à l’œuvre. Quant aux ressources financières, malgré le vote des Métiers, la rentrée du 10e denier ne se faisait que très difficilement, et, le 31 août 1650, il fallut qu'un nouveau récès du magistrat enjoignît aux retardataires de s‘acquitter immédiatement. Cette seconde injonction ne fut sans doute guère mieux observée que la première, car, en 1655, dans les Moïens et Conditions à redresser le Pont-des-Arches, l'article 36 ordonnait à la Compagnie de faire rentrer ce qui restait encore dû du chef de cette perception.

Le retour à Liège de Ferdinand de Bavière à la tête d'une armée allemande, les exactions qui suivirent la proclamation de la célèbre capitulation de 1649 , les brigandages exercés par les troupes du duc de Lorraine, qui traitaient l'Etat liégeois comme pays conquis, vinrent entraver la bonne marche de l'entreprise que Corneille Pesser s’était engagé à mener à bonne fin endéans les deux ans à dater du 20 septembre 1647.

Le général Spaar et Maximilien de Bavière s’étaient rendus maîtres de la Cité, et avaient résolu d'exterminer en masse le parti démocratique des Grignoux. Le 16 septembre 1649, lorsque Jacques Hennet, bourgmestre de la Cité et frère de Wathieu Hennet, tué au combat de Jupille, eut été décapité avec les bourgeois Léonardi et Barbière, l'Elu rentra dans la Cité à la tête de 1,000 fantassins et 2,000 cavaliers. Le 24, il faisait proclamer son Règlement qui, remettant au prince la nomination de la moitié du Conseil de la Cité, poursuivait ainsi le but constant des évêques bavarois: la destruction de l'édifice de nos libertés communales.

Lelendemain, la tête de Barthel roulait sur l'échafaud.

Non-seulement l’état de terreur auquel on condamnait la Cité ne permettait pas de presser les travaux entrepris au pont, mais Maximilien-Henri s‘empara d'une partie des pierres préparées, pour les faire servir à la recon struction de cette citadelle flétrie par les bourgeois du nom chronogrammatique de HACELDAMA. Les ouvriers employés à la réédification du pont se bornèrent dès lors à mettre en place les matériaux déjà apprétés.

La bâtisse se ralentit de plus en plus. Bien que cent bourgeois vinssent chaque jour à la corvée, bien que le 10 juillet 1651 la commune eût voté un impôt de deux liards par vitre, les ressources étaient engoufl'rées par les exactions du souverain, et les ouvriers arrêtés par suite des luttes qui avaient lieu chaque jour aux portes de la Cité. A dater de l’hiver de 1651, l’ouvrage fut complètement abandonné.

Les derniers magistrats qui donnèrent leurs soins à la surveillance de l’entreprise furent les bourgmestres de 1651, Jean de Rosen et Nicolas de Rossius.

« Les magistrats de ce temps continuèrent le projet du grand et magnifique pont des Arches, commencé en 1647 (107) ».

Par suite de tous les mécomptes qu’il avait essuyés, Cornelis Pesser n’avait achevé en 1648, lors de la rentrée du prince, que la culée de la rive droite, la première pile du côté d‘Outre-Meuse et les fondements de la seconde. Toute la bâtisse effectuée depuis cette date se réduisait à l‘élévation de la seconde pile à hauteur de la première. Le terme stipulé était dépassé, l'entrepreneur maestrichois dut renoncer à son entreprise; mais, lorsque trois ans plus tard on se remit à l’œuvre, il éleva des réclamations à l'encontre de la Cité. On coupa court à tout différend en lui soldant une somme de 93,530 fl. 8s. pour les travaux qu’il avait édifiés (108).

A la suite de la réduction de la Cité par les princes bavarois, l’état financier de Liége était devenu déplorable. Des impositions de toute nature pesaient lourdement sur les habitants; tout était frappé par le fisc, et la plupart des perceptions qu'on a cru innover à l'époque contemporaine étaient déjà supportées par les Liégeois sous le règne de Ferdinand de Bavière: taxes somptuaires, octrois, accises, contributions foncières, personnelles et sur le revenu, tout était imposable et tout était imposé.

« L'an mesme 1610, on mit l'impôt de la 60e sur toutes marchandises entrantes et sortantes;

Au mesme temps on passa encore 12 pattars sur la tonne de bière et deux florins sur layme de vin, et sur autresboissons à l'advenant;

An mesme temps fut collectée la capitation de chaque 5 personne;

Item sur une cheminée, four, fourneau, linge, et autre totage un fl. Brabant; sur chaque vervier, 3 pattars;

Item le 20e denier de touttes rentes et biens;

Item par après le 10e denier;

Item dans la banlieue on at paié sur le bonnier de terre, prairies et vignobles, 12 fl. Brabant.

Item on a encor paié le porté soye, or et argent (109) .»

Malgré ces lourdes impositions, on vota au profit du Pont-des-Arches un impôt de 10 liards sur la tonne de bière, et cette gabelle fut affermée au prix de 20,600 fl. Brabant l'an (110).

Le changement de prince fut favorable à la reprise des travaux du pont. Ferdinand de Bavière, qui avait apporté des entraves continuelles à cette entreprise, mourut subitement le 13 septembre 1650. Maximilien-Henri, qui lui succéda, accorda sa protection à l’œuvre abandonnée. Nous avons déjà mentionné l'impôt de deux liards par vitre et la gabelle sur la bière dont il permit le vote par la commune. Il fit plus: il délivra lui-même plusieurs mandements (111) accordant des octrois en faveur du pont, ou astreignant à des corvées et à des amendes pour le cas de refus: le tout au profit de la reconstruction projetée.

Le premier don qu'il fit est l’abandon du péage perçu sur le pont de bateaux établi entre la rue des Tanneurs et celle de Saint-Jean-Baptiste.

« Maximilien Henry, par la Grace de Dieu, Archevesque de Cologne, Prince Electeur du Sainct Empire Romain, Archi-chancellier par l'Italie, et du Sainct Siège apostolic Légat né, Evesque et Prince de Liège, et Hidelsheim, administrateur de Bergtesgade, et Stavelot, Duc des deux Bavières, du Haut Palatinat Westphale, Engeren et Bouillon, Comte Palatin du Rhin, Landt—Grave de Leuchtenberg, Marquis de Franchimont, Comte de Looz, Loigne, et Horne, etc.

A tous ceux qu’il appartiendra salut: ayant esté convenablement, et très instamment suppliez par les Bourguemaistres, Jurez, et Conseil de notre Cité de Liège, qu'en faveur du bien public, il nous pleust d'avoir cette bonté, que de benignement accorder à nostre dite Cité les émolumens provenant du Pont de bateaux sur Meuse, pour en faire l'application au restablissement de celuy de pierre, nous avons bien voulu pour ceste, et autres bonnes considérations (après communication avec nostre Chapitre Catbedral) condescendre à l'effect de telle prière. Et désirant que le dit Pont soit achevé en six ans, plus ou moins, et au plustôt que faire se peut, pour demeurer à la Cité, en la mesme forme et manière qu‘estait le descheu; Permettons à cette fin, que l'on puisse exiger des passans le double péage, à la réserve toutefois de nos Citoyens d'au dela la Meuse, qui a raison de leur fréquent passage se trouveraient par ce redoublement trop chargez. Voire sans préjudice du stuyt desja pris de nostre authorité. Tel est nostre bon plaisir.

Donné en notre Cité de Liége, le sixième de Juillet 1632.

MAXIMILIEN HENRY,

ROSEN vdt,

Lieu du (+) Seel, C. FOULLON. »

Malgré les termes un peu emphatiques de ce mandement, le péage qu’octroyait Maximilien était d'un assez maigre produit. D'une part, un passage d'eau établi entre Souverain-Pont et Pêcheurue desservait une bonne partie de la circulation; d'autre part, les exemptions accordées par le prince rognaient considérablement le fermage du pont de bateaux. Le revenu annuel de cette perception était, en 1654, de 3,770 fl. Brabant, et il ne s‘éleva, en 1656, qu'à 4,174 fl. Brabant (112). Les personnes affranchies du péage étaient: 1° les gens du prince; 2° les religieux des Ordres mendiants et personnes vivant d'aumônes; 3° les bourgeois commis au rétablissement du pont; 4° les drapiers ou leurs serviteurs allant au Comptoir avec leurs manufactures fraîches revenant de la foulerie.

Le tarif des péages, publié dans un placard de 1651, fixe le prix du passage, pour chaque bourgeois habitant dans l'enceinte de la Cité, à un gigot (1/2 liard), environ trois quarts de centime.

Encouragés sans doute par le bon vouloir du prince, les bourgmestres de 1654, Erasme de Foullon et Ferdinand de Beeckman, résolurent de reprendre les travaux de la reconstruction abandonnée.

Depuis la mort glorieuse de Barthel, les soins de la direction avaient été confiés au sieur Gérôme Favereau, aux descendants duquel un récés du 23 juillet 1657 accorda les droits et priviléges des XXXII bons Métiers, en récompense des services qu'il avait rendus à la Cité en qualité de commissaire à la reconstruction du pont. Lorsque Foullon et Beeckman se décidèrent à reprendre cette bâtisse, on délibéra si le projet primitif, et en vue duquel Pesser avait déjà élevé quelques constructions, devait être poursuivi, ou s'il ne valait pas mieux adopter un nouveau plan établissant le pont perpendiculairement au cours de la Meuse. Malgré les avantages de ce second projet, on ne voulut pas démolir les travaux déjà édifiés sur la rive droite; on résolut d'établir un terme éperon au pied de la Tour en Bêche, et d'effectuer d‘autres ouvrages qui vinssent redresser complètement le cours du fleuve.

C’est pour arriver à ce résultat, qu'après l'achèvement du pont fut promulgué, le 5 août 1658, un mandement du prince confisquant, pour cet objet, toutes les terres et déblais qu'on voudrait emporter de la Cité.

« DE PAR S. A. SERENISSIME,

il est ordonné aux Officiers, Bourgeois et Soldats faisants les gardes aux portes, de ne laisser passer aucuns chartiers menants des terres, et vieilles masures, ausquels il est aussi ordonné de les menner en Pexheu-rue, pour y avancer les Ouvrages publics, nécessaires à la conservation du Quartier d'Outre-Meuse et du Pont, et à Méliorer la navigation, à peine contre les défaillans d'un florin pour chaque défaut, applicable ausdits Ouvrages, que le Facteur d'Office, et le Sindic de la Cité exigeront conjoinctement sans dissimulation, et que la présente soit imprimée et affichée.

Donné au Conseil Privé de sadite Altesse, le 5 d‘aoust 1658 (113). »

Le premier soin des bourgmestres fut dedresser, sous le titre de Moïens et conditions à redresser le pont des Arches, un résumé des projets auxquels ils s‘étaient arrêtés et des moyens qu’ils croyaient propres à réaliser la réédification du pont. Selon eux, le mode le plus avantageux de reconstruction était d'instituer une Compagnie de bourgeois de Liége qui consentissent à se charger de la direction des travaux. Pour faire face aux dépenses nécessitées par l’entreprise, ainsi mise en régie, on aurait les ressources octroyées par le prince, et l‘on s’adresserait aux Métiers afin de parfaire le capital nécessaire. Quant à l'adjudication à forfait, elle serait abandonnée, les soumissions faites étant de beaucoup trop onéreuses. Les constructeurs liégeois demandaient 36,000 fl. Brabant pour élever les trois piles restant à bâtir, après que la Cité aurait fait effectuer le diguage, les travaux d’épuisement et d'enfoncement des pilotis, et aurait achevé la construction de la culée de la rive gauche. Les entrepreneurs de Namur auxquels on s'était adressé avaient proposé un forfait complet pour l‘achèvement du pont, dont deux piles étaient construites et une culée (celle d'Outre-Meuse) complètement établie. Ils demandaient, comme prix, 6,000 patacons en espèces (28,385 fr.), et la concession du double péage pendant dix ans. C‘étaient ces conditions que les bourgmestres trouvaient trop rigoureuses, et qui leur faisaient préférer la construction en régie.

Un récés du magistrat, du 12 octobre 1654, consacra cette manière de voir, et décida que les soins de la direction des travaux seraient confiés « à quelques bons marchands, bien affectionnez au public. » Quant aux ressources financières à mettre à la disposition des citoyens zélés qui accepteraient cette charge, on mentionnait: la ferme du pont de bateaux, qu'on pouvait même augmenter en élevant le prix du péage au double (sauf pour les bourgeois d'Outre-Meuse); le surcroît des revenus des Métiers, qui leur serait remboursé au moyen du péage à établir sur le pont reconstruit, avec les intérêts au denier quinze; enfin, on supplierait le prince et le chapitre de concourir à cette entreprise d'intérêt général. Des requêtes de même nature seraient adressées aux doyens et chapitres des collégiales, aux prélats et aux abbayes.

Le 27 octobre 1654, l’évêque délivra des lettres d'approbation de ce récés, réservant seulement aux préposés à ses recettes le droit de contrôler le décompte final qui serait établi lors de l’achèvement des travaux, soit que la Cité les eût exécutés elle-même, soit qu'elle les eût concédés à des entrepreneurs, si l'expérience faisait renoncer au système proposé par les bourgmestres.

Afin d‘assurer à l‘entreprise le concours financier de la commune, les dignitaires des Métiers furent convoqués à l’Hôtel-de-Ville le 28 octobre 1654. Dans leur généreux patriotisme, ils déclarèrent à l'unanimité adhérer au récès des bourgmestres, et consentirent à affecter à la reconstruction du pont tout ce dont ils pouvaient disposer des biens, rentes et revenus des Métiers, et ce jusqu'à l’achèvement du monument, dont ils appréciaient vivement la haute utilité.

Ces revenus des Métiers provenaient, pour la plus grande partie, des biens de Wathieu d'Athin, dont nous avons déjà vu distraire une faible fraction pour la consacrer à l'édification du pont de Hinsberg. Ferdinand de Bavière avait ordonné qu’on lui en livrât tous les titres, mais la mort ne lui permit pas d’effectuer la confiscation qu’il projetait.

Le 3 novembre, le prince ratifia la délibération du 28 octobre, et autorisa la convocation des Métiers, à l’approbation desquels on devait soumettre la décision prise par les dignitaires. Cette permission n'était pas sans une haute portée politique, car, aux termes du mandement du 19 septembre 1649, les assemblées de ce genre étaient prohibées.

Le § 10 des articles réformatoires est ainsi conçu:

« Desormais ne se fera, ni en Procession publique, ni autrement, pour quelle que cause que ce soit, aucune assemblée des Métiers de notre Cité, mais seront iceux, en tout et par tout, représentez par les Bourguemaitres, et Conseil; voire que lors qu’il sera question de faire deniers publics, sera requis le consent du Conseil de la Cité, vieux et nouveau, et du siége des commissaires assemblez en un corps (114). »

Les Métiers réunis à l’Hôtel-de-Ville ratifièrent le vote de leurs dignitaires, et dès lors tout l’excédant de leurs revenus fut affecté à la reconstruction du pont. Les seules charges reconnues et les traitements approuvés pouvaient être déduits de ces rentes et fermages; tout le surcroît était dévolu à la caisse à établir pour la réédification du Pont-des-Arches, sans qu’on pût désormais en employer quelque partie en dons et festins, ainsi qu'il en avait sans doute été fort souvent.

« Les rentiers des Trente deux Mestiers seront obligés de porter d'an en an, au comptoir tout le surcroît de leurs biens, rentes, droits et revenus sans aucune distraction autre que des charges et gages légitimes et reconnus par le Magistrat, tous banquets, convives, recréations et largitions, estantes présentement déffendues. »

En attendant une solution radicale des questions laissées encore en suspens, les bourgmestres, afin de pourvoir à la préparation des matériaux et d'activer les travaux, firent choix des bourgeois destinés à former le Comptoir à établir pour la direction de l’entreprise et le maniement des fonds.

Un récès du 23 janvier 1653 nomme commissaires: MM. de Bra, Arnold Butback, Lambert Stoekem, Jacob Beckers, Jacques Montfort, Léon de Theux, Pierre Simonis, Jean Cheratte, Jean Libergen, Toussaint Sougnée, Jean Grégoire, Henry des Brassines, Jean Stevart, Paul delle Naye, Toussaint Honlot et Jean Georlet.

« Le Conseil se confiant en la bonne conduicte, zèle, et intégrité des Commissaires, les a requis de se vouloir assembler à la première opportunité de MM. les Bourgmestres, et d'entreprendre la direction du rétablissement du Pont des Arches, conformément aux moyens et conditions proposez, s‘obligeant envers eux, au nom de la cité, pour l‘observance des mesmes moyens et conditions en tous poincts. »

Leur première mission étant de réviser le programme de l’entreprise, ils se réuniront le 27 janvier, d’abord en la salle de l'Hôtel-de-Ville, mise à leur disposition, puis en la demeure du bourgmestre Foullon, et apportèrent quelques additions et corrections aux Moïens et conditions. Le principal changement fut de renoncer au projet d'exiger un péage double sur le pont de bateaux, et la proposition de remplacer cet article de l'actif en élevant de cinq liards a 3 patars le droit sur la tonne de bière (majoration d’environ quinze centimes).

Le choix du plan à adopter fut ensuite l’objet d'un sérieux examen. Afin de s‘éclairer autant que possible, les bourgmestres et les membres du Comptoir avaient convié à cette réunion: Monseigneur de Méan, prévôt de Tongres et écolàtre de la cathédrale, le comte de Mérode, grand-mayeur, l’ingénieur de S. A. Bouvers, le peintre Bertholet, l’ingénieur Salms, les entrepreneurs Léonard Froidmont, Henry Rocour dit Fastré, Henry le Mignon, Gilles Piron, Jacques le Charpentier, Jean Houbotte et Lambert Gontoir.

La nouvelle rédaction des Moïens et conditions fut soumise le lendemain 28 janvier aux différents corps constitués de l’Etat liégeois.

L’évêque donna son approbation par lettres-patentes du 16 février. Le chapitre, qui avait renoncé aux prétentions soulevées lors de l'imposition du 10e denier, apporta quelques modifications au projet, qu'il ratifia par missive du 22 février. L'adoption de ces changements fut consentie par récès du 3 mars, et en même temps les bourgmestres ordonnèrent l’impression de tous les documents officiels relatifs à la reconstruction du pont.

L’État noble et le tiers État du pays de Liége et comté de Looz donnèrent leurs adhésions respectives par décisions du 22 mars 1655.

Définitivement arrêté, le document qui devenait la loi des membres du Comptoir était intitulé: Moïens et conditions du Comptoir qui s’administrera par la Compagnie des Marchands, establie pour continuer sans entreminse l‘œuvre commencée à redresser le pont des Arches, poursuivre le Quai ou la nouvelle voye et Batte: ensemble réparer celle de Pexheurue comme dépendance nécessaire.

Afin de réunir toutes les indications nécessaires à ceux auxquels la régie des travaux serait confiée, ce document contenait un exposé des ressources mises à la disposition de la Compagnie du Comptoir; des divers modes selon lesquels ils devraient exercer leurs fonctions gratuites, et le règlement de diverses questions accessoires.

Le capital renseigné comme devant servir à faire face aux dépenses proviendrait: 1° du fermage du pont de bateaux, 2° de l'impôt de 10 liards sur la tonne de bière; 3° du surcroît des revenus des Métiers; 4° du péage exigé pour chaque cheval passant sur la nouvelle Batte; 5° des prêts qui seraient faits à la Compagnie, soit au denier quinze, soit sans intérêt; 6° du produit du passage d'eau établi entre la rue Souverain-Pont et Pexheurue, si l'évêque consentait à concéder ce fermage, considéré comme accessoire de celui du pont de bateaux; 7° de ce qu'accorderaient le chapitre de la cathédrale, les chapitres collégiaux, abbayes et monastères de la Cité et du voisinage de Liége. Une supplique devait être adressée à ces corporations opulentes, pour les prier de coopérer à l'entreprise du pont, dont le but était de prévenir les naufrages et accidents si fréquents depuis la ruine du pont de Hinsberg.

Outre cet exposé financier, le projet contenait diverses stipulations fort importantes à la bonne marche de l'entreprise: les résolutions prises par la Compagnie ne pouvaient être modifiées en aucune façon (115); l'exécution des travaux ne pouvait subir aucune entrave (116); les commissaires choisis, au nombre de 16 (10 habitants de la rive gauche et 6 bourgeois d'Outremeuse), compléteraient, avec l'agrément du prince et des magistrats, les vacatures qui se produiraient parmi eux (117). Pendant la durée de leurs fonctions, ils seraient exempts de l'obligation de participer aux gardes des milices communales; lors de l'achèvement du pont et du quai, ils devraient rendre compte de leur gestion, et, en récompense de leur dévoûment désintéressé au bien public, ils recevraient, moyennant un simple relief (118), les droits et priviléges des XXXII Métiers (119).

Le § final interdisait de relever sur le nouveau pont les bâtisses qui avaient été l'une des causes principales de la chute de son prédécesseur, sans qu’aucun pouvoir pût déroger à cette prohibition.

« Il sera interdit dés maintenant et pour toujours aux Courts des Tenans de S. A. S. et de la cité, de ne plus passer acte, comme a esté fait, d'aucune permission de bastir, et enfoncer Caves, à l’endroit du Pont des Arches, à peine de nullité, et qu'il sera permis à un chascun en tout temps de s'y opposer, et de démolir, sans opposition ni fourfaiture, et ne pourra aucun tribunal en prendre connaissance (120). »

La perception des sommes allouées à la reconstruction du pont se fit avec beaucoup de difficulté. Les rentiers des Métiers mirent souvent une assez grande négligence à effectuer leurs prestations, et les membres du Comptoir durent fréquemment suppléer par des avances personnelles aux besoins de l'entreprise. Le prince accéda à la demande qui lui était faite:

par mandement du 27 avril 1655, il octroya le produit du passage d’eau réclamé:

« S. A. S. enjoint à son fermier du passage de la Meuse en Pexheurue, de payer désormais la pension convenue au caissier du comptoir estably pour le redressement du Pont des Arches, suivant les conditions imprimées données le 6 avril 1655. »

Non-seulement ce fermage fut attribué pour l’avenir, mais le receveur-général du prince, ayant prétendu avoir droit au trimestre échéant le 1er mai 1655, Maximilien trancha, en faveur de la caisse pour la réédification du pont, le différend qui s’était élevé à ce sujet.

« S.A.S. accorde pour l‘édification du pont, le quartal du passage de pexheurue.

Fait au Conseil de sadite A. le 27 avril 1655 (121). »

Ce fermage rapportait 500 fl. Brabant annuellement.

Le prince ne s’en tint pas là. Bien décidé à favoriser l‘importante bâtisse du pont, il ordonna aux bateliers et usiniers des rives de l'Ourthe de fournir des corvées pour amener à Liége les pierres que l’on taillait à Embourg.

« DE PAR S. A. S. ,

Il est ordonné aux maistres usiniers et batteliers sur la rivière d'Ourthe, de contribuer chacun une corvée avec leurs batteaux et ouvriers, pour avec exhaussement de la rivière qui favorise, et amener les pierres préparées à la quarrière d'Embourg pour la fabricque du Pont des Arches, à peine aux désobéissans d'un florin d’or appliquable à la fabricque.

Donné à Liége ce 28 may 1655 (122). »

Les travaux agricoles, et surtout la rentrée des foins ne permirent pas de fournir ces corvées. Sur les représentations qui lui furent faites, le prince permit, par un mandement du 21 juin suivant, de s‘en exempter pour une fois moyennant un escallin.

Afin de pouvoir établir un devis exact qui permît d'apprécier les soumissions faites pour livraisons de matériaux ou entreprise de travaux spéciaux, l'ingénieur Gérard de Salme et Henry le Mignon furent chargés tous deux de mesurer la largeur de la Meuse. Le praticien opéra sans doute avec moins de précision que le théoricien, car le résultat obtenu par les calculs de Gérard de Salme différaient un peu de celui qu'indiquait Henry le Mignon « soit environ 457 pieds. »

Le 1er mai, les travaux furent repris avec beaucoup d’activité, et le 19 juin on demanda au grand-vicaire de l’Official et au grand-prévôt l'autorisation de travailler les dimanches et jours fériés, afin de ne pas permettre aux eaux d’inonder chaque semaine les épuisements si difficiles à faire. Cette requête fut accordée de suite.

L'entreprise manquant d‘un nombre de bras suffisant, le prince enjoignit au bailli d’Amercœur d'envoyer 25 hommes habitués aux travaux de pilotage (123), et il ordonna le même jour que des corvées fussent fournies par tous les bourgeois de la Cité. Deux escouades de 20 hommes chacune devaient venir chaque jour travailler au pont. Chaque ménage devait fournir un ouvrier muni d'une manne et d'une hache, ou se dispenser de la corvée moyennant la prestation de 10 sous, applicables à la caisse du pont.

Le recouvrement des sommes dues de ce chef rencontra la plus grande difficulté, une décision du 19 juin réduisit donc à 5 pattars le taux du rachat d'un jour de corvée.

Grâce à toutes ces mesures, on put espérer de voir bientôt redressé sur la Meuse l'antique monument dont les fastes sont si intimement unis à nos annales historiques.

La préparation des pierres de taille et des moellons nécessaires à l‘établisement des culées et des piles du pont se faisait à la carrière d'Embourg, sous la direction fort active d'un récollet, le frère Benoist. Ce religieux fut chargé de ces fonctions le 29 mai 1655, et, pendant deux ans et demi, il ne cessa de surveiller avec le plus grand soin l’arrachement et la taille des pierres. Le prix de ses services ne fut pas bien élevé, car la Compagnie du Comptoir ne lui donna en tout qu‘un lit pour dormir à la carrière même, deux robes d’hiver et un vêtement d’été.

« Le 31 juillet, fut convenu d’acheter un bon matelas, et ce qui en dépend, pour le frère Benoist (124). »

« Le 4 septembre, fut autorisé de lever 74 fl. Brabant 10 patt. en paiement de drap livré pour habiller le frère Benoist. »

« Le 24 juin 1656, livré à frère Benoist de l’étoffe pour une légère robe, et ce attendu l'incommodité qu’il reçoit par la chaleur. »

Enfin, à la date du 7 juillet 1657, « le frère Benoist, étant venu prendre congé de MM les bourgmaîtres et Compagnie, puisque l‘ouvrage cessait à la carrière d‘Embour, a été recessé pour le remercier de ses bons services et debvoirs, d'ordonner au caissier de luy servir encor pour un habit. »

Le couvent auquel appartenait le maître en stéréotomie reçut un don en reconnaissance des services rendus par l‘un de ses religieux habitants.

« Le 21 juillet a esté ordonné de faire délivré au PP. Recollets la portion en considération des bons debvoirs que frère Benoist a rendu à la quarrière d'Embour, l'espace de deux ans et demy (125). »

Un autre religieux, le frère Eloy, des PP. Mineurs, fut employé lorsqu’il s'agit de dresser les charpentes nécessaires au cintrage du pont; mais ses services, quoique modestement rétribués, ne furent cependant pas tarifés à l'instar de ceux du frère Benoît; ils coûtérent au Comptoir 4 souverains d‘or.

« Le 15 novembre 1556, au Père Correcteur des PP. Mineurs, un souverain d‘or, et un semblable à frère Eloy (il en avait déjà receu deux). »

La direction générale et la surveillance des travaux étaient confiées au sieur Bovers, ingénieur de S. A. La convention conclue le 9 juillet 1655 lui accorda un traitement de 200 patacons annuellement (environ 946 fr.). Moyennant cette faible indemnité, il lui était enjoint d‘être toujours présent aux heures de travail, afin de prévenir tous accidents et de suivre minutieusement les progrès de la reconstruction. Le sieur Danthet était immédiatement sous ses ordres, et Gérard de Salme dressait les plans et dessinait les modèles.

Grâce à l’activité déployée de toutes parts, les deux premières piles du pont furent élevées pendant l'été de 1655.

« Au mois d‘aout 1654, on at commencé à travailler alentour du pont des arches dont on at édifié une batte depuis la rebouée jusques à sur Meuse, avec le commencement du 1er pillier et on at finy le travail au mois de xbre, l’an 1655 ont estez achevez les deux premiers pilliers (126). »

La Compagnie, qui s’était si courageusement mise à l'oeuvre, avait choisi pour caissier André Corswarem, et avait exigé de lui un cautionnement de 6,000 fl. Brabant. Le dévoûment à la chose publique devait sans doute être aussi son mobile, car le traitement qu'il percevait (1000 fl. Brabant l'an) pouvait à peine suffire à payer les gages de ses employés. Un récès du magistrat, du 25 mars 1655, le mit sur le même rang que les membres du Comptoir pour l’obtention des droits et privilèges des XXXII Métiers.

L’article 23 des Moïens et conditions ayant décidé qu'on s’adresserait au clergé du pays pour solliciter son concours, les bourgmestres adoptèrent, le 3 mars 1655, la rédaction d'une missive officielle qu'ils envoyèrcnt aux chapitres collégiaux et aux couvents, avec l’imprimé des mandements, récès et ordonnances relatifs à la reconstruction du Pont-des-Arches. Cette circulaire faisait appel à la charité des prélats et abbés, les suppliait de coopérer au rétablissement d'une bâtisse destinée à prévenir le retour des accidents devenus si fréquents depuis la destruction du pont de Hinsberg.

Le 14 juin, une requête fut présentée au chapitre et au clergé de Saint-Lambert, pour leur demander « de se parisier en la contribution des 10 liarts sur la bierre, affectez à la structure du pont, afin d‘avancer cet ouvrage tant nécessaire, et éviter toute fraude, ou bien que le bon plaisir des Messieurs et dudit clergé, soit pour la contribution de quelqu’autre subside, suivant les Récés antérieurs, et Lettres leur escrites. »

Afin de prévenir toute inquiétude au sujet du remboursement des sommes que l'on consentirait à avancer à la Compagnie du Comptoir, le 15 février 1556, un récés accorda en garantie tous les revenus ordinaires et extraordinaires de la Cité.

La réponse du clergé se fit attendre assez longtemps. Ce ne fut que le 22 septembre qu’ils firent répondre par leurs députés que sans doute tous devaient contribuer à ce travail fort important pour la Cité et pour l’Etat, mais que le clergé avait déjà avancé à la commune un prêt de 90,000 fl. Brabant depuis vingt ans, et qu’on ne lui avait donné aucune garantie ni du paiement des intérêts ni du remboursement du capital. »

Deux corporations religieuses, les PP. Prêcheurs et le couvent du Saint-Sépulchre, à Sainte-Walburge, consentirent cependant à accorder des avances pour la reconstruction du pont.

Les bourgeois firent des prêts beaucoup plus considérables, les uns sans intérêt, d'autres à un intérêt inférieur à celui que fixaient les Moïens et conditions: le denier quinze, c'est-à-dire plus que ne permettait d’allouer la législation actuelle sur l’usure; d‘autres, enfin, au taux stipulé.

Parmi ces généreux citoyens, on retrouve d'abord les membres de la Compagnie du Comptoir: le bourgmestre Foullon, Pierre Simonis, Arnold Butback, Jacques Montfort, Léon de Theux, Honlet et Grégoire. Puis, en dehors d’eux, les registres de la Compagnie mentionnent: le bon Métier des Orfevres, le bon Métier des Drapiers, l'avocat André Loetz, le bourgmestre Lindeloz, le sieur de la Fontaine, l'avocat Remouchamps, Guillaume Varaldo, le chantre Ninolara, Henri de la Fontaine, Gérard de Guareux, Me Haxhe, Adrien Gordenne et Etienne de Loncin.

C'est à l'aide de ces ressources financières que l‘on activa les travaux autant que possible. Dans le courant de l'année 1656, on les avait déjà poussés fort loin.

« L‘an 1656, depuis le mois de mars jusques à la Toussainct, on at travaillé allentour des pilliers d'au millieu et alenthour de la batte depuis la maison Matoyon jusques à la rue aux Charettes (Cheravoie) (127). »

Un léger accident, qui eut lieu au mois de juillet, fit établir des barricades pour contenir les curieux, aux cris desquels on attribuait la chute d'un pilotis.

« A esté trouvé convenir, mesme suivant l'avis de feu le sieur Ingéniair Gallé de l'an 1626, de barriguader des deux côtés, afin d'arrester et empêcher les faibles glossements des dits regardants. »

Quelques malveillants tentèrent de pénétrer une nuit dans l'enceinte des palissades, en menaçant la sentinelle d'un coup de couteau. On s'efforça aussi de tuer le cheval qui remorquait les barques chargées de matériaux. Afin de réprimer ces coupables tentatives, le syndic de la Cité requit le bailli d'Amcrcœur de faire un « cri de perron » contre le coupable, qui s‘était échappé sans qu‘on eût pu le reconnaître; et, pour garantir les travaux et les outils de tout dégât ou vol, Martin d'Engis et Gisbert de Bois veilleront chaque nuit accompagnés d‘un soldat. La rétribution allouée pour ce service nocturne fut d‘abord de 20 pattars, puis s‘éleva successivement à 25 et à 35.

Un contestation surgit entre la Compagnie du Comptoir et le sieur commissaire Gennet, au sujet de la chaîne posée entre la Tour des Croisiers et la Tour en Béche. La Compagnie prétendait qu‘une redevance lui était due pour l’usage de cette chaîne, comme dépendance du pont de bateaux dont le péage avait été abandonné par le prince à la caisse du Comptoir. Après de longues discussions, le sieur Gennet se soumit, et consentit à payer au Comptoir un fermage fixé, par récés du 10 juin 1056, à 10 fl. Brabant par mois, et une amende de 50 fl. pour le temps écoulé.

Les travaux ayant nécessité la démolition des deux premières maisons de la chaussée des Prez, celle portant l’enseigne du Cheval rouge, située en amont, et celle du Peigne d’or, en aval; l'évêque décréta cette expropriation forcée par mandement du 10 septembre 1656, malgré les réclamations incessantes des propriétaires dépossédés.

De promptes mesures durent aussi être prises afin de défendre aux bateliers et mariniers d'entraver, comme ils le faisaient, la marche des travaux; en ne permettant pas à l'ingénieur de réunir sur place les pierres nécessaires à la bâtisse.

Depuis l'origine de la navigation liégeoise, les mariniers déposaient les chargements de leurs barques sur le quai de la Goffe, et encombraient ainsi tous les abords du Pont-des-Arches sur la rive gauche de la Meuse. Le prince manda au grand-mayeur de l'année, le comte de Mérode, de faire évacuer ce rivage pour le mettre à la disposition de la Compagnie du Pont-des-Arches. Les mariniers apportèrent sans doute quelque mauvaise volonté à exécuter cet ordre, car, outre cette ordonnance du 3 juillet 1655, le conseil privé de S. A. en rendit une seconde dans le même but le 21 août 1656, enjoignant aux sous-mayeurs de prendre des mesures énergiques; et déclarant formellement que le prince prenait sous sa sauvegarde et protection les directeurs, commis et ouvriers de la Compagnie du Comptoir. Le 11 novembre, en fit en conséquence suspendre sur le quai un écusson aux armes de Maximilien-Henri. et l’on profita du déblaiement de la rive gauche pour la construction d’un nouveau quai. Cette bâtisse, effectuée par les soins de la Compagnie, était d’une assez grande longueur, et de la largeur décrétée par l‘évêque (26 pieds et 1/2). Afin de ne pas en gâter l'aspect par des courtines de pierre, en établit à la hauteur de quatre pieds de solides balustrades en fer pour parer à tout accident.

« De par S. A. Sérénissime, ayant entendu le rapport des Commis et Députés à la visite du Quai, ou Batte nouvelle, prennant au dessous du Pont des Arches, aboutissante à la rüe du Souverain Pont, qui sera poursuivie jusques au Pont Neuf, ordonnons que la rüe en tirant une ligne parallèle de la maison, dite le Page, jusques à la maison Jean du Chasteau, soit pavée sans délay, de la largeur de 26 pieds et demy, y comprinse la muraille; et que pour le plus grand bien du commerce, la rue sur ledit Quai depuis ladite maison du Chasteau, soit eslargie à l'égal de la largeur qui se retrouvera sous l'arcade du Pont; et que mesme la petite Batte, dite la Ribouée, soit aussi eslargie au plustost, suivant le plan la dessus dressé, pour servir de plus facile sortie, et issüe à la nouvelle rüe pour la mesme commodité du public et du commerce: déclarant que cet eslargissement devra estre tenu pour partie des ouvrages et fabrique du Pont, comme dépendance nécessaire. Donné au Conseil de sadite Altesse, le 19 d‘octobre 1556. »

Lorsqu’on pava le quai, les mariniers avaient déjà repris possession du rivage, et il fallut que le baron de Linden, alors grand-mayeur, fît publier, par le Conseil de la Cité, une ordonnance du 5 mars 1659, mandant: « à tous ceux auxquels touche, de lever tous empeschements ens demain, à peine arbitraire, et qu’ils seront ostez à leurs fraix et charges: enjoindant au Syndic de la cité, de faire à cet fin, sans délay, les intimations qu'il convient. »

Pendant toute la saison favorable de 1657, on travailla activement, et les membres du Comptoir firent preuve du plus grand zèle dans les précautions qu'ils prirent pour s‘assurer de la bonne qualité des matériaux et d'une mise en œuvre conforme aux règles les plus sévères de l'art de bâtir. C‘est sans doute au luxe de précautions par lequel ils se signalèrent, que sont dues les croyances populaires encore en tradition aujourd‘hui dans le peuple liégeois, et selon lesquelles les matériaux du Pont-des-Arches auraient été préparés avec un soin digne des contes de fées; les pierres auraient été pesées séparément, le mortier délayé dans des blancs d'œufs, etc., etc.

Le cintrage des arches fut confié à des maîtres de carrières de Namur, et leur fut adjugé au prix de trente-trois mille fl. Brabant-Liège. Ce sont ces arches qui, lors de la démolition, ont été si difliciles à rompre, le peuple de Liége se souviendra longtemps des tentatives réitérées qui durent être faites lorsqu‘on les fit sauter à l’aide de la mine.

Dans le courant de l’été de 1657, les travaux étaient presqu‘achevés. Le 21 juillet, vers les sept heures du soir, de nombreuses détonations apprenaient aux Liégeois que leur pont était terminé et que la Cité pouvait désormais s‘enorgueillir de cet imposant monument, qu’un écrivain de l‘époque qualifie: « le pont le plus beau, le plus grand, le plus superbe, qu'il y ait sur la rivière de Meuse (128). »

« Le 21 juillet 1657, environ vers les sept heures du soir a esté miese la dernière pierre de l'arcade du milieu du pont des Arches (129). »

Le pont qu‘on venait d'achever était composé de six arches, ayant pour ouverture, à partir de la rive gauche, 15m 50, 15m 90, 18m 90, 18m 90, 14m 05 et 13m 30; les voûtes étaient en plein cintre, à l'exception de la première et de la dernière, qui étaient surbaissées. Leur hauteur de clef, dont l'inégalité fort sensible donnait au pont cette courbe qu’on lui reprocha comme dangereuse pour la circulation, était de 7m 90, 8m 15, 11m 65, 11m 65, 9m 25 et 7m 90. La longueur totale du pont était de 129m 60, et sa largeur, de l'un à l'autre des parapets, de 96m 55. L‘aspect général en était fort imposant et fort majestueux, alors surtout que du quai d'amont on contemplait a la fois sa massive structure, le crucifix de Delcour, et les deux statues de la Vierge et de saint Lambert, qui ornaient la pile du centre.

Le jour même de l'achèvement de la bâtisse, le prince fit publier un mandement destiné à sanctionner les mesures votées pour éviter que, par suite d'un défaut d’entretien ou de réparation, le pont de la Cité eût le sort de son prédécesseur.

MANDEMENT PUBLIE AU PERRON DE LIÈGE AU SON DE TROMPETTE ET MIS EN GARDE DE LOI CE 21 JUILLET 1657 PRESES LE SR GÉRARD DE FLÊRON, SOUS MAÏEUR DE LIEGE, ET HONOREZ SEIGNEURS PIERRE CHARNEUX DES MARETS ET JEAN ROSEN ÉCHEVINS DE LA HAUTE ET SOUVERAINE JUSTICE DE LA CITE ET PAYS DE LiEGE (130).

« Maximilien Henry, par la grâce de Dieu Archevêque de Cologne, Prince Électeur du Saint Empire Romain archi-Chancelier par l’Italie et du Saint Siège Apostolique Legat né, Évêque et Prince de Liège et Hildesheim, Administrateur de Bergtesgade, Duc des deux Bavières du Haut Palatinat, Westphale, Engeren et Bouillon, comte Palatin du Rhin, Lantgrave de Leuchtemberg, marquis de Franchement, comte de Looz et Horne etc.

A tous ceux qui ses présentes verront ou lire oiront Salut: Comme il nous est très agréable d‘apprendre que la structure du Pont des Arches tant nécessaire et utile à notre cité de Liège et au bien du commerce, va être bientôt achevée; ainsi pour de notre part ne rien obmettre de ce qui peut faire à sa perfection et conservation et en rendre l‘accès plus libre, avons bien voulu par avis de Vénérables Nobles; nos très chers et bien aimés Confrères les Doîen et Chapitre de notre Cathédrale de Liège, ordonner, déclarer et prescrire l'observance exacte des Points suivants:

1. Que la visite annuelle des Pilliers lorsque la Meuse sera au plus bas, à faire de notre authorité par notre Grand Mayeur, Magistrat de notre Cité et connoisseurs qu’ils choisiront, comme par l’article quarante quatrième des Moïens et conditions du Comptoir, soit exactement faite.

2. Et afin que par succession de temps, cette visite uniquement nécessaire pour la conservation, ne vienne à être postposée, les Bourgnemaistre d'An en An, au jour de leur Élection, passeront serment de la faire; et cet article s‘adjoindra aux autres points du serment.

3. Comme aussi qu'ils n‘accorderont pour quelque cause que ce puisse estre, et ne souffriront qu'aucuns particuliers vinnent à bastir, ou enfoncer caves, sur et à l’endroit du Pont, ainsi qu'est porté par l'article quarante cinq des dits moyens.

4. Et d‘autant que par le même article, il est permis à un chacun, au cas de contravention, de s’yopposer voire mesme de démolir sans forfaiture, ni pouvoir être censuré par aucun Tribunal, pour rendre la chose publique, il s’en fera une Inscription en une pierre éminente sur le dit Pont.

Donné en notre chasteau de Brulle, le 17 de juillet 1657.

MAXIMILIEN HENRY, Electeur de Cologne.

ROSEN vdt. Lieu du (+) Secl.

L. DE TORNACO. »

Les articles 5, 6 et 7 ordonnent l’expropriation et la démolition des maisons qui rendaient difficile l'accès du pont. L'article 8 ordonne aux propriétaires des maisons de Neuvice de remettre leurs boutiques, l'entrée de leurs maisons et celle de leurs caves en droite ligne. L‘article 9 leur prescrit, en outre, de conduire les eaux de leurs toits par des canaux jusqu'au pavé de la rue. Enfin, les articles 10 et 11 sont relatifs à la propreté des rivages, et à la défense d‘encombrer désormais les quais par des dépôts de bois.

Aussitôt que le nouveau pont fut achevé, les Liégeois s'y portêrent en foule pour étrenner la nouvelle bâtisse, et pour éviter de payer les douze soz (1/2 liard) qu'on exigeait de chaque personne traversant le pont de bateaux.

Les agents du prince voulaient percevoir, sur le nouveau pont, un péage égal à celui que l'on payait sur le pont provisoire; mais les bourgeois ne voulaient point l‘acquitter, et l'on n'osait l'exiger par force. Pour prévenir toute difficulté, on rendit le péage à Oger Prosset, qui était sous-mayeur, et qui devait faire occuper le pont par des soldats allemands, afin d'exiger des citoyens un demi liard, des étrangers un liard, et de percevoir aussi un droit sur les voitures et animaux, et sur les barques qui passaient sous le pont. Prosset construisit deux baraques, et y mit des commis chargés de percevoir la taxe de tout passant, à dater de la matinée de la Saint-Laurent, (10 août). Quelques jeunes gens résistérent d'abord, puis la foule suivit leur exemple; les percepteurs et les gardes furent assaillis, on leur jeta de la boue et des pierres, et ils durent prendre la fuite. La nuit, les baraques qu‘on avait élevées furent jetées à la Meuse. Le Conseil de la Cité se réunit aussitôt pour aviser à des mesures. Il résolut d'abolir le péage pour les bourgeois, et de ne l‘exiger que des étrangers à la Cité. Mais comment compenser le déficit? Il fallut augmenter de trois à quatre liards la gabelle établie sur la bière. Le clergé refusa de se soumettre à cette imposition, et on l'astreignit comme les étrangers au péage exigé sur le pont (131).

Une chronique, souvent citée par nous (132), raconte aussi cette sédition, devant laquelle les magistrats durent céder.

« L’an 1657 au mois d'aoust le septième jour, a esté rendu le pont des Arches, vingte trois mille florins Brabant au mayeur, et ce du temps des bourghmêres Penevaux et Grandaaz, dont le dixième ditto jour de Sainct Laurent en at commencé a faire payer sur ledict pont, dont à raison de ce la bourgeoisie fust en trouble et au mesme flagrant furent jettez de dessus le pont en l'eau les coffres où reposaient les deniers des passants, ce qui fust faict par grand nombre de clergiés ledict jour au soir, tellement que ledict reprenneur n'y at plus retourné pour tel effect, craindant d'être jetté dans la Meuse. »

Les bourgeois de Liège contribuèrent donc, en supportant une gabelle de 10 liards sur la tonne de bière, au remboursement des sommes avancées pour la reconstruction du pont. Ceux qui ne voulurent pas acquitter cet impôt, les membres du clergé, payèrent, comme les étrangers, un droit de passage sur le pont, tarifé à un liard par personne.

Cette perception fut exigée jusqu'en 1666.

« Le pont des Arches fust achevé l'an 1656, dont l‘on fist payer aux bourgeois passant pour chaque fois ung demi-liard, et ceux hors banlieu ung liard, ce qui at duré depuis l'an 1656 (1657) pour les bourgeois de la ville jusqu'à la Sainct Laurent 1657, et les gens de hors banlieue continuèrent de paier ung liard jusques à l’an 1666, lors fust remonstré au Conseil par aucuns commissaires que le pont estait paié avec tous les intérêts, lors l'on at cessé de paier (noter que ledit pont a cousté 31,950 fl. 14 patt. et 3 liards) (133). »

Le péage à percevoir de ceux qui ne contribuaient pas à la gabelle sur la bière fut mis en adjudication publique. Le premier adjudicataire fut un nommé Hubert Dengis, qui n'acquitta le prix stipulé qu'après des poursuites judiciaires conduites avec la plus grande vigueur. Henry Estienne lui succéda moyennant un fermage de 3,500 fl. Brabant l'an, réduit ensuite à 3,300 par suite des exemptions que le prince accorda au clergé inférieur et aux ordres religieux.

Aux termes des conditions affichées lors de l’adjudication (6 novembre 1659), les exemptions étaient déjà fort importantes (134).

« Tous Religieux et Religieuses des ordres mendiantes, pauvres personnes vivantes d'aumosnes, et étudiants, passeront et repasseront sans rien payer, comme aussi les carosses, chariots, bagages de S.A.S. et ce qui en dépend, ses conseillers, et serviteurs avec leur suite, à pied, à cheval, ou autrement.

Seront aussi exempts MM. de la cathédrale, et leurs domestiques.

Semblablement ceux qui paient l'Impôt sur la cervoise decrétée pour les ouvrages dudit pont. »

Les PP. Jésuites, qui d'abord payaient au moyen d'un bon délivré par leur recteur, furent les premiers auxquels le prince étendit l‘exemption de cette redevance, puis il la fit accorder également à tous les supports du clergé secondaire. »

C'est en suite de ce mandement du 11 février 1662, que le fermage du pont fut réduit de 200 fl. annuellement.

L’indication du prix du pont par la chronique que nous avons citée est exactement conforme aux comptes que dressa le caissier du Comptoir établi pour la reconstruction. (En francs 381,061-69 cent.)

La gestion de l'entreprise par les commissaires du Comptoir avait donc été une économie notable, car le coût total du pont restait bien au dessous du prix qui avait été stipulé avec Corneille Pesser dans son contrat à forfait (564,000 frs.).

Le surlendemain de l'inauguration, le Conseil de la Cité, afin d'exécuter la promesse déjà faite lorsque furent rédigés les Moïens et conditions, délivre des lettres-patentes accordant les droits et priviléges des XXXII Métiers à tous les commissaires du Comptoir et à leurs descendants, moyennant un simple relief. Lors de l‘approbation des comptes en 1663, le prince et le conseil de la Cité les affranchirent même du payement de ce droit « n’estant raisonable qu'après un employ tel et prestes libérales, ils soyent obligez à aucuns droits des reliefs... attendu les grands devoirs rendus par iceux (135). »

Depuis l‘établissement du Comptoir, quelques changements étaient survenus parmi les membres de la Compagnie qui reçurent cette récompense civique. Henri des Brassines était décédé, et le bénéfice accordé ne servit qu'à ses descendants. Jean Crollet l'avait remplacé. Jean Grégoire n'avait pas non plus vécu jusqu'à l'heureuse issue de l'entreprise, à laquelle il avait promis ses soins; il était mort le 1er juin 1655, et le sieur Fléchir n'ayant pas accepté ces fonctions, Jean Paul avait pris sa place le 17 juillet; mais son prompt décès avait nécessité la nomination de Pierre Gageur, datée du 14 octobre 1556.( il faut probablement lire 1655)

Le 23 janvier 1663, les comptes furent dressés par le caissier du Comptoir, André Corswarem (dont le nom figure aussi dans le récès du juin pour obtention des droits et priviléges des XXXII). La Compagnie du Comptoir, présidée par les bourgmestres, les approuva le 23 juillet. Le coût du pont était complètement remboursé, et le péage allait disparaître bientôt, Jean Etienne, qui l'avait alors affermé, ne pouvant plus exercer sa perception que jusqu'à la fin de 1666,

Lors de l'apurement des comptes, il restait en caisse 6,648 fl. Brabant 47 patars 1 l.; en outre, le fermier du péage devait encore payer 1,000 fl. Ces sommes furent affectées à l'exécution du quai Saint-Léonard, les bourgmestres ayant fait instituer une nouvelle compagnie de bourgeois pour diriger cette entreprise.

Les soins intelligents et incessants que les commissaires du Comptoir avaient apportés à la direction et à la surveillance des travaux du pont, engagèrent les bourgmestres à proposer à la Cité de leur délivrer quelque marque de reconnaissance. Cette proposition fut chaleureusement acceptée, et, le 7 décembre 1663, un récès décréta qu'une médaille serait frappée et offerte aux membres du Comptoir, projet déjà voté par récês du 24 juillet.

« En conseil de la cité de Liège tenu en la Sale haute le 7 Decembre 1663.

Sur la remonstrance de Messieurs les Bourgmaistres que comme il s’estait agi de congédier les Srs du Comptoir establi à la structure du Pont des Arches, avec quelque gratitude en reconnaissance de leurs bons assidus et très utiles services depuis l‘an 1655, sans aucun mercede: mais aussi des sommes assés notables qu'ils ont gratuitement prestées à leur establissement, sans quoy la Casse n’avait de quoy fournir aux ouvrages; telle gratitude estant demeurée en termes genéraux par le Recès du 21 de juillet 1662, et puis ayant esté determinée à trois souverains d’or par un autre récés du 21 de juillet dernier pour une médaille a chascun des dits Srs. Le Conseil désirant que la chose s‘effectüe, et considérant que cela semblait suffire, pour donner forme aux médailles avec les effigies de Notre Dame, et S. Lambert notre Protectrice et Patron, séparées du Perron chargé de l’Aigle et des Armes de Son Altesse Sérénissime d'un costé, et de l‘autre l'inscription de la cause de ce donatif a l'honneur de la Cité, et des personnes, qui ont sans comparaison mérité d‘autres récompenses, en ce tant louable et nécessaire ouvrage, a jugé convenable d'augmenter d’un souverain d’or et demi, ce tesmoignage d'une gracieuse reconnaissance; à prendre le tout hors du surcroît des biens et revenus des Mestiers, puis que ceux de la Cité son destinez ailleurs; et qu‘aussi les dits Srs ayans également travaillé pour toute la Bourgeoisie, représentée par les Trente deux bons Mestiers, il est équitable que ceste despense se tire hors des dits revenus. Ayant de plus le Conseil considéré, que le sieur Bourgmaistre Foullon, avait esté l’auteur de l'establissement du Comptoir, y fait le premier, et principal prest gratuit, vacqué inces samment aux assemblées presque l’espace de neuf ans, il a cru le devoir gratifier au double, le requérant de l‘agréer pour une marque de bienveillance publique. Si ordonne le Conseil au Cassier du Quai de S. Léonard de fournir ausdits donatifs sans délay à retrouver comme dessus, y compris ledit cassier.

Par ordonnance dudit Conseil,

C. DUSART. »

La médaille fut en outre frappée en bronze et en étain, afin de populariser le souvenir des bons services qui avaient motivé sa création (136).

Deux exemplaires en or existent encore dans des médaillers liégeois; l'une des deux pièces, plus lourde et ornée d'une perle en pendeloque, est probablement celle qui fut offerte au bourgmestre Foullon (137).

MEDAILLE COMMEMORATIVE DE L'ACHEVEMENT DU PONT DES ARCHES

Le souvenir de la chute du pont de Hinsberg était encore trop vivace, lors de l'achèvement du pont de la Cité, pour qu’on perdit de vue les mesures adoptées afin de prévenir le retour des abus qui avaient amené la ruine prédite par l‘ingénieur Gallé. Aussi, conformément aux décisions législatives que nous avons rappelées, éleva-t-on en 1662 (138), sur le sommet du pont, au milieu du parapet d’amont, une pierre où l‘inscription suivante était gravée:

Il est interdit de bastir sur le Pont
Permis à un chascun de s'y opposer et démolir
Selon l’article final des moyens establis
Pour la structure par les Sgrs bourgmestres
Foullon et Beeckman l‘an 1655.

Cette inscription, déposée aujourd'hui au Musée archéologique de la province de Liège, était surmontée des armes du prince et des bourgmestres qui avaient dirigé les travaux de la Compagnie du Comptoir. Selon le récès du 4 juin 1648, la pierre aurait dû porter les armes des XXXII bons Métiers, mais Maximilien-Henri favorisait peu les souvenirs nationaux; et c’est sans doute par suite du même esprit qu’on n'y trouvait pas non plus les armoiries de Barthel et de de Bex, les premiers promoteurs de la reconstruction du Pont-des-Arches.

C’est au sommet de cette pierre, qu’on éleva, le 24 juillet 1663, un crucifix en bronze doré, de grandeur naturelle, l'une des meilleures œuvres du célèbre sculpteur liégeois Jean Delcour (139).

Le modèle avait été fourni à la Cité par Delcour, et cette maquette fut donnée ensuite au couvent des PP. Capucins. La fonte fut confiée à l'un de ces Dinantais qui avaient acquis à leur ville une si grande renommée par les ouvrages en cuivre, les dinanteries du moyen-âge.

« MM. ont traité avec M. Perpéte Wesprin, bourgeois de Dinand, au regard du crucifix à mettre sur le pont des Arches, et sont tombés d'accord, qu'en lui payant pour chaque livre, trente deux pattars, tant pour la façon que pour le cuivre, il debvrat livrer ledit crucifix autant accomply et finy que l'art le requiert, pour le moulage, et du meilleur cuivre que se puisse trouver, libre touttefois du soixantième en ceste Cité, et ce dans un mois après que la moule lui sera livrée et au cas qu'après avoir fait tout le debvoir qu'il convient suivant l'art, la première fonde viendrait à manquer, il sera soulagé de dix pattacons, pour la seconde ou troisième à faire, à ses risques et périls, le tout soubs obligation de sa personne et de tous ses biens (140). »

Outre le crucifix de Delcour, deux autres figures décoraient le Pont-des-Arches. Aux deux côtés de la pile centrale, en amont, deux niches contenaient les statues en bois sculpté de la Vierge et de saint Lambert , « la protectrice et le patron de la citeit. » Comme le crucifix de Delcour, ces effigies furent dorées (141).

« Il est ordonné au caissier de payer au pintre, pour avoir depint de d'or les images de Notre Dame, de S. Lambert, déposées dans les pilliers du pont, 70 fl. » Branbant (9 juillet 1661). »

Un bloc de marbre noir, encastré dans la première arcade du côté de la rue Neuviee, était destiné à perpétuer le souvenir de ceux dont les soins éclairés et l'active vigilance avaient mené à bonne fin l'entreprise difficile de la reconstruction du pont.

On y avait inscrit tous les noms des membres du Comptoir et des bourgmestres qui avaient présidé leurs réunions.

Sous les auspices de Son Altesse Sérénissime Maximilien-Henry Électeur de Cologne, et Prince de Liège, Duc de Bavière, etc. L'ouvrage du Pont abandonné par étrangers a été entrepris et achevé; le passage dessous ouvert, le Quay de haut dressé jusques au Pont Neuf, celui de bas élargi, et les ruines de Pexheurüe réparées.

Sous les Consulals:

Jean Rosen et Nicolas Rossius , l’an 1651

E. Foullon de Cambray et Ferdinand de Beeckman, l‘an 1654

Pierre de Rossius et Arnould Bulback , l‘an 1655

Laurent de Mean et Paschal Lambrecht, l‘an 1656

Nicolas de Plenevaux et Henri de Curtius, l’an 1657

Avec l’assistance de la Compagnie des Seigneurs Bourgeois Henri de Braaz commissaire, Tossain Houlet commissaire, Jean Stenval commissaire, Lambert de Stockem, Jarob Beckers, Jacques de Montfort, Arnould Léon deTheux, Pierre Simonis le jeune, Jean de Cheratte, Jean Libergen, Toussain Sougné, Henri des Brassines, Paul de la Naye, Jean Georlet, Jean Paul GroIet, Pierre Gayeur.

La reconstruction du pont devait prévenir les accidents nombreux qui se renouvelaient si souvent auprès de la Goffe; mais la disposition du pont, quant au courant du fleuve, loin de parer à ces sinistres, en occasionna de nouveaux dès les premières années de l'édification.

« Le 8 mars 1673 on at faict procession spéciale avvec délation du vénérable Sainct Sacrement, l'image de Nre dame, la teste sainct Lambert portée par deux chanoines de la cathedrale, scavoir l‘archidiacre Chokier prévost de Sainct-Bartholemé et l’archidiacre Stockem Prevost de Sainct Martin, pendant quelle procession un batteau a esté enfoncé centre le grand pillier du pont des Arches et les personnes saulvées, et au soir environ le 10 a onses heures est arrivé ung grand feu dans la maison Gille de Vivier a l'enseingne du Chabot, au pont des Arches qui a causé grandissime demmaige (142). »

De cette date au jour de sa démolition, bien d'autres barques de tout genre sont venues se briser contre les piles massives du pont, mais a chacun de ces accidents, si le bateau sombra, on ne put toujours dire, comme le chroniqueur, « que toutes les personnes furent saulvées. »

La défense de bâtir sur le pont n'était applicable qu'aux particuliers, les diverses prohibitions édictées ne s'adressant qu’à eux. Les continuateurs de Foullon disent même qu’une restriction apportée à ces dispositions règlementaires faisait exception en faveur de deux corps-de-garde. Ne cui liceat super pontem ædificare preter duas vigiliarum stationes (143). Il est probable que ces corps-de-garde devaient être de simples constructions en planches, car, dans aucune des dispositions officielles relatives au pont, nous ne trouvons la mention de cette autorisation d'élever deux constructions militaires; et, lorsque les Vieux Arbalétriers vinrent reprendre leur poste sur le Pont-des-Arches, ils n'élevèrent que des abris provisoires, dont l'érection ne contrevenait pas à la défense de bâtir.

« Le 24 ditto (janvier 1677), la Compangnie des vieux Arbalestriers ont fait ériger sur le pont des Arches un corps-de-garde de bois et planches, avec les armes de Messrs les Bourghmêtres D‘Ans et Plenevaux, et de laditte Compagnie, et y sont monté en garde au soir, laquelle garde s’observe de nuict, tant seulement (144). »

Bien que ce poste fût depuis longtemps concédé aux Vieux Arbalétriers, ils autorisèrent exceptionnellement d’autres compagnies franches à y avoir accès.

« Le 6 febvrier annodit (1677), la compangnie des Jeunes Harquebusiers estant en pied y ont monté la garde ce jour la (145). »

La possession exclusive de la barque marchande de Huy était toujours l’une des sources de revenus de la Compagnie des Arbalétriers; et cette fortune dont ils jouissaient servit parfois au soulagement des malheureux. En 1603, lorsque Ernest de Bavière affecta sa villa d’Outre-Meuse à l'établissement d’un hôpital, les Vieux Arbalètriers complétèrent la dotation par le don qu'ils firent des vastes terrains avoisinants, qui étaient leur propriété (146).

Quelques années plus tard, le Pont-des-Arches servit à la célébration d'une fête populaire que devait couronner, comme un triste réveil, la rentrée à Liège de Maximilien Henri de Bavière, l'ennemi-né des franchises et des libertés liégeoises.

Le 28 novembre 1683 ,l'allégresse régnait dans la Cité: les habitants espéraient que la guerre civile et ses horreurs allaient quitter le territoire de l’Etat, et que le prince laisserait enfin reparaître quelques-uns de ces privilèges pour la défense desquels le sang avait tant de fois coulé. Le bourgmestre Jean de Gaen, avec deux anciens bourgmestres, Jean le Rond et Guillaume de Stembier, accompagnés du grand-greffier de la Cité, Gilles du Sart, s’étaient rendus à Cologne, où l'évêque avait réuni son conseil privé, et un arrangement avait été conclu le 22 novembre. Moyennant la promesse de 100,000 écus, l'évêque consentait à permettre l’élection des bourgmestres selon les termes des règlements de 1603 et 1631, sauf quelques détails de forme. En rendant ainsi le droit d'élection aux Métiers et non à des commissaires choisis partie par l’évêque, partie par les Métiers, il autorisait, en outre, le grand-mayeur et les bourgmestres à reprendre le commandement des forces liégeoises.

C'est avec grande liesse que Liège reçut la nouvelle de cette composition entre le prince et les États. Le 28 novembre, pour célébrer cette heureuse issue des négociations et en même temps l'élection de Maximilien Henri à l'évéché de Munster, un brillant feu d’artifice fut tiré du milieu du Pont-des-Arches (147). La paix fut solennellement proclamée au Péron le26 février 1684.

Malheureusement cet arrangement si favorable à l’Etat n‘eut pas de suite, et la joie du peuple dut s’éteindre presqu'aussi rapidement que les merveilles pyrotechniques qui avaient aidé à la célébrer. L‘agitation reparut dans la Cité, les rencontres des Chiroux et des Grignoux se renouvelèrent, l'évêque, à la tête de forces imposantes, se rendit maître de la ville, et, sur l'échafaud politique qu'il fit redresser, les bourgmestres de Macors et Renardi payèrent de leur vie leur popularité et leur attachement sincère aux institutions liégeoises.

Quelques jours après, Maximilien rentrait à Liége, et faisait proclamer son célèbre règlement de 1684, qui réalisait enfin complètement le but peursuivi par les princes bavarois en anéantissant toutes nos libertés.

Les pouvoirs, répartis auparavant entre les différents corps établis, étaient centralisés dans la main du prince. Les Métiers étaient réduits en seize chambres, et leurs revenus confisqués au profit de la Cité.

« Tous autres fonds et rentes procédans de Wathieu Dantinnes et consors, et autrement acquis et attribuez aux Métiers, seront incorporez aux fonds et rentes de la cité, et de suite l'office des Rentiers et Varlets de chaque Métier, viendront absolument à cesser... (148) »

En suite de l’une des prescriptions de ce Règlement, le poste du Pont-des-Arches dut être remis aux soldats de la milice créée par Maximilien, et la Compagnie des Vieux Arbalétriers, dissoute, dut abandonner son corps-de-garde, que le prince allait remplacer par un fort,

« 43. Les portes de la ville, de même que les autres postes nécessaires qui seront par Nous désignés, seront gardés par Notre milice, les clefs devront Nous être rapportées tous les soirs au Palais, où l'ordre sera aussi de notre part. En suite de quoi les Bourgeois étant exempts de la garde des portes qui faisait la plus grande partie de leurs fonctions militaires Nous avons résolu de reduire leurs compagnies au nombre de douze (149). »

« 44. Pour les mêmes raisons nous jugeons convenable de casser les capitaines et quatre compagnies des dix hommes, celles des vieux et jeunes Arquebusiers, celles des vieux et jeunes Arbalestriers, et de réunir à la cité et à son profit leurs biens revenus maisons et jardins avec leurs charges. »

« 65. Les barques marchandes de Liège à Huy et Maestricht, et des dites villes à Liège, demeureront réunies à nos domaines... »

Ces deux dernières dispositions dépossédaient de leurs revenus les Compagnies dissoutes; elles étaient nécessaires au point de vue du droit liégeois, car, en suite des priviléges octroyés dès 1268 par Philippe II, roi des Romains, qui confisque le corps ne confisque pas les biens. »

Non content d'avoir formulé son programme politique d’autocratie, et d’avoir fait reconstruire la citadelle, Maximilien, pour contenir le quartier d'Outre-Meuse, et reprimer toute tentative d’insurrection contre ses Volontés arbitraires, fit bâtir au milieu du Pont-des-Arches un fortin armé de huit canons. Cette petite forteresse séparait ainsi les deux grandes divisions de Liége et commandait le passage du fleuve. Elle reçut le nom de Dardanelle, et subsista jusqu'à l’époque de la révolution de 1789. C’était une tour carrée et crenelée, large de 40 pieds, comme le tablier du pont, et d’une assez grande élévation. Sa construction fit disparaître la grande pierre du parapet sur laquelle étaient gravées les armes des bourgmestres qui avaient contribué à la réédification du pont, et que dominait le crucifix de Delcour. Cet emblème religieux fut placé sur la plate-forme crenelée de la Dardanelle.

La construction militaire occupant toute la largeur du pont, le passage n’était possible que sous la porte voûtée. Cette porte était fermée aux mêmes heures que les autres portes de la ville, et l’on interrompait ainsi pendant la nuit la circulation d‘un quartier à l’autre. L’heure du couvre-feu, qui était aussi celle de la fermeture des portes, variait selon les saisons. De la Toussaint à mars, la célèbre Copareye sonnait entre huit heures et demie et neuf heures et demie; de mars à la Toussaint, entre neuf et dix heures du soir (150). Le guichet du Pont-des-Arches restait seul ouvert jusqu’à onze heures (151).

Sur la pierre incrustée au-dessus de la voûte, on lisait ce distique en lettres d’or:

Discite pacato sub principe vivere cives

Seditio culpa carere nulla potest.

(Apprenez, bourgeois, a vivre sous un prince pacifique (!) Nulle sédition ne peut être innocente.)

L'érection de ce monument d‘oppression, dont la vue rappelait amèrement aux Liégeois le joug sous lequel ils gémissaient, avait bravé les supplications de tous les citoyens. N'osant encore recourir à la force, on tenta d’arrêter cette bâtisse par des argumentations légales, peut-être fondées, peut-être spécieuses, qu’on déduisait de la prohibition de bâtir sur le Pont-des-Arches. Maximilien-Henri s'arrêtait peu devant des difficultés de ce genre, et n'admettait aucun contrôle de ses volontés et de ses ordres. Aussi la Dardanelle s’éleva-t-elle comme un symbole du despotisme de l'évêque (1685).

En décembre 1740, l‘inondation la plus terrible dont Liège ait souffert (sauf celle de 1613), enleva le pont d'Amercœur et causa quelques dommages au pont de la Cité, qu'on fit promptement réparer (152).

Le 5 avril 1744, Jean-Théodore de Bavière, qui venait de monter sur le trône épiscopal, officia pontificalement à la cathédrale, pour la première fois depuis son élection. Liège fut illuminé le soir, et l'une des plus brillantes illuminations fut celle qui décorait le monument abhoré de Maximilien, la Dardanelle du Pont-des-Arches (153).

Deux ans plus tard, pendant la guerre entre la France et les alliés, des négociations diplomatiques furent tentées pour permettre aux Français le passage du pont; mais, malgré les instances du maréchal de Saxe, on n’y consentit que lorsqu'il fut impossible de refuser. L‘armée du prince Charles de Lorraine avait librement traversé la Cité, car force avait été, en 1715, de renoncer à la neutralité de l'Etat de Liège, qui fut réincorporé dans le cercle de Westphalie de l'Empire germanique. Ce passage était de la plus haute importance pour l’armée française, qui occupait les faubourgs de Sainte-Walburge, Sainte Margnerite et Saint-Gilles, tandis que les alliés occupaient les environs de la Chartreuse, le camp de Richelle, et s'étendaient jusqu'à Maestricht. Le maréchal de Saxe résolut de brusquer la négociation, et, tandis que 10 à 12,000 hommes se présentaient à la porte de Sainte Walburge, les États recevaient communication de la missive suivante:

« A MONSIEUR ESMAL, RESIDANT POUR LE ROI A LIÈGE.

Du camp de Breff, le 31 août 1746.

Et comme il est nécessaire que le corps de Troupes commandé par M. le marquis de Clermont Gallerande, passe la Meuse à Liége, je vous prie de requérir en mon nom, tout présentement le prince et État de Liège, qu’ils aient à laisser passer par la dite Ville et Pont de Liège les Troupes du Roi, lesquelles y passeront sans s’yarrêter, la même liberté aiant été donnée ci-devant aux Troupes Autrichiennes. J’ai l’honneur d‘être, etc.

Maréchal M. DE SAXE. »

« Les Français étant en marche et à portée des faubourgs, il ne resta d’autre parti, dans la presse, que celui d'envoyer en avant M. le baron de Bierset et M. le comte de Gloes, pour prier M. le marquis de Clermont Gallerande, qui commandait ces troupes, de vouloir prendre sa route par ailleurs que par la ville, et d‘observer qu'il pouvait passer la Meuse par le gué et par bateaux, et que, s’il persistait à demander le travers par la ville, l'on ne pouvait y consentir que sous la condition que les troupes passeraient par pelottons et par régiments. Messieurs les députés suivirent leurs instructions: les portes furent fermées après que l'avant-garde fut passée, et le portier ne les ouvrit à M. de Clermont qu'après un intervalle, qui lui donna de l’impatience, et aux troupes le temps de se rejoindre à la file et de se resserer de si près qu‘il ne fut plus possible de fermer et ouvrir successivement les portes à chaque régiment.

Ce corps, aiant ainsi traversé la ville et le grand pont sans s‘arrêter, fut se camper à la Chartreuse, tandis que M. de Beausobre, avec 17 à 1800 hommes, s’était placé sur la montagne de Saint-Gilles, près de Liège.

Bientôt la rareté des vivres força les Français à quitter la Chartreuse. Les alliés étant venus les remplacer dans leur camp, la ville de Liége se trouva entre les deux armées, de façon que ses portes étaient obsédées d'un côté par les alliés et de l'autre par les Français, et que le gouvernement était obligé de faire des efforts incroiables pour fournir à tous deux. »

L'approvisionnement de la ville devint presque impossible, les maraudeurs des deux armées s’emparant des vivres. D’un autre côté, Liège trembla de devenir le champ de bataille des deux partis. Le Conseil du prince crut alors nécessaire d'interdire l'entrée de la ville aux soldats, et écrivit à M. le prince Charles et à M. le maréchal comte de Saxe pour les prier tous deux de vouloir bien éloigner réciproquement leurs troupes à la distance d’une lieue de la capitale.

Le maréchal de Saxe répondit immédiatement qu'il accédérait à cette demande, si elle était accordée par son adversaire.

« A MM. LE CHACELIER ET GENS DU CONSEIL PRIVE DE LA REGENCE DE LIEGE.

Au camp de Tongres, le 10 septembre 1746.

MM.,

J'ai vu dans la lettre que vous m'avés fait l'honneur de m’écrire le 7 l'inquiétude que vous donne la position de quelque corps de l’Armée du Roi, que j’ai l'honneur de commander dans le voisinage de votre Capitale, et les craintes où vous jetterait un plus long séjour de leur part.

La connaissance que vous m’avés donné de cette inquiétude, et sur tout la considération que je dois à Son Altesse Serénissime et Éminentissime le Prince et Évêque de Liège, aussi bien que l'intérêt que je prens à ce qui peut concerner la ville de sa Résidence et les États de Liége en général, m’engagent à vous proposer les moïens de faire cesser vos allarmes: si Son Altesse Sérénissime le Prince Charles veut s'engager envers vous de ne point rechercher le passage à travers votre ville, à retirer ses troupes de quelque nation qu'elles soient de son voisinage, et à ne pas permettre qu’elles s'en aprochent plus près d'une lieue, je consens aux mêmes choses pour celles que je commande pendant cette campagne; et la présente lettre vous servira de garand, et son contenu sera éfectué, dés que je serai informé que son Altesse Sérénissime Monsieur le Prince Charles vous aura donné les mêmes assurances. J'ai l'honneur d'être très parfaitement,

Messieurs,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

M. un Saxe. »

Le prince Charles ne répondit point, et laissa ses hussards voltiger dans les faubourgs et les environs. Dès lors, le maréchal de Saxe révoqua sa promesse par la missive suivante :

« Au camp de Tongres, 22 septembre 1746 .

Messieurs,

J'ai été informé de très bonne part que vous aviés accordé à un détachement de Hussards autrichiens, le 3 passage au travers de votre ville. On en voit d’ailleurs tous les jours à vos portes qui s‘y établissent pour arrêter et piller tout ce qui passe à portée. De façon que les Alliés aussi bien que la Ville de Liège aiant manqué à ce qu'ils avaient promis, je me trouve libre de la parole que j'avais donné de ne pas permettre aux troupes du Roi de s'aprocher de cette Ville, et vous ne devés pas trouver mauvais que j’en agisse différement.

Je suis très parfaitemment,

Messieurs,

Votre très humble et très afl‘ectionné serviteur,

M. DE SAXE (154). »

Peu de temps après la rupture de ces négociations, la bataille de Rocour (11 octobre 1746) fut une victoire pour l‘armée du maréchal de Saxe. Liège eut à souffrir les déprédations commises par les pillards de l’arrière garde française, qui s'introduisirent dans nos faubourgs.

Le 2 décembre 1752, lors de la visite que fit à l'évêque Jean-Thédore, son neveu le prince électeur des deux Bavières, une brillante illumination décora le Pont—des Arches.

« Vers les six heures du soir, LL. AA. S. et E. sortirent du Palais, précédées d'un brillant cortège, composé de plus de cent carosses, tous occupés par des personnes de la première distinction, et firent le tour de la ville... Arrivés sur le grand pont, ces deux » princes s'y arrétèrent; ils en virent avec plaisir la décoration, ainsi que celle de la rivière qui était garnie d'une quantité de bateaux, chargés de feux ambulants, d'où partaient continuellement des fusées volantes, et différents autres artifices, qui rendaient la nuit aussi claire que le jour (155). »

Outre ces divertissements populaires, nos évêques donnaient des fêtes d‘un goût plus recherché. Le même soir, au palais épiscopal, un bal masqué, où tous les costumes étaient aux couleurs de Bavière (bleu et argent), réunissait la cour de Jean-Théodore, invitée à fêter la bienvenue de son hôte.

L’illumination du Pont-des-Arches devint un élément essentiel de nos fétes populaires. Le 11 juin 1764, lorsque les Liégeois célébrèrent avec grande pompe l’avénement de Charles d'Oultremont au trône épiscopal, le vieux pont revêtit son étincelante parure des jours de réjouissance publique. Vainement les chanoines partisans du prince de Saxe avaient-ils tenté de faire annuler l'élection du nouvel évêque; Rome avait formulé sa décision souveraine, et Liège, heureuse et fière de voir la crosse de saint Lambert aux mains d’un citoyen, faisait éclater sa joie, rendue plus vive encore par les inquiétudes qu’avait causées le procès en cour de Rome.

Spectateur muet des fêtes et des désastres, le Pont des-Arches avait subi bien des fois le heurt des glaçons et la violence des crues de la Meuse. Mars1750, avril 1763, et enfin mai 1771, avaient été des dates fatales, et les larges blessures de ses flancs réclamaient impérieusement de prompts remèdes. Une reconstruction presque complète était indispensable; les bourgmestres-régents de 1771, Clerx d'Aigremont et Joseph de Fabry, résolurent de s‘en occuper. Un Mémoire qu‘ils adressèrent aux seize Chambres expose le désastre auquel il fallait remédier, et la demande d'une prompte décision au sujet des mesures à adopter.

« MÉMOIRE ADRESSE AUX SElZE CHAMBRES PAR LES Srs CLERX D‘AIGREMONT ET FABRY, BOURGMESTRES-RÊGENS, LE 18 AOUT n 1771.

MM. Au moment où nous espérions de pouvoir vous présenter un plan pour acquitter les dettes courantes, et rendre en même temps la perte sur les grains insensible, un accident que nous ne pouvions éviter vient non seulement de déranger ce plan, mais en rend l‘accomplissement impossible dans plusieurs parties; l'écroulement du mur d'eau de la rue des Tanneurs, la prompte réparation qu'il exige, le danger des deux piles du Pont des Arches et du mur de Saucy, la nécessité d'y pourvoir incessamment et d'obvier pour l'avenir au mal en allant à sa source; le pont de St-Nicolas qui menace également ruine, sans compter la réparation des remparts, des murs, des quais, le nettoiement des canaux, etc. etc. , voilà, MM., des objets qui vont occasionner une dépense immense qu'on ne peut éviter, et pour laquelle il faut chercher des moyens. Depuis longtemps on a prévu le mal, mais on le croyait éloigné, on différait les remèdes, ils sont devenus indispensables.

S. A. en daignant témoigner combien elle était sensible aux terribles circonstances où se trouve la Cité, et qu'elle sanctionnerait de l'appui de son autorité les mesures à prendre et les plans d‘opérations et d'économies qu'il faudrait établir, nous a permis de vous assembler pour demander vos avis. Nous comptons plus sur vos lumières que sur les nôtres, nous aimons mieux que vous désigniez les moyens que de vous les indiquer; cependant, MM., comme vous êtes en droit de nous demander quels seraient ceux que nous voudrions employer, si nous en avions le pouvoir, nous allons vous communiquer nos idées et nos observations.

La réparation à faire au Pont des Arches et les accessoires seront un objet de 4 à 500,000 frs; nous n'avons pu jusqu‘à présent payer qu’une partie des dettes de la magistrature présente, et tous les accidents de cette année les augmenteront considérablement, sans même y comprendre le mur d’eau de la rue des Tanneurs, auquel nous ferons travailler sans relache avant l'hiver, en attendant vos résolutions sur le reste.

Il faut absolument trouver de nouveaux fonds pour ces opérations et en chercher surtout où tous exempts et non exempts contribuent indistinctement; un péage sur le pont à l'instar de ce qui s‘est pratiqué lorsqu'il a été construit, parait juste et nécessaire en le réglant raisonnablement, et avec une réserve pour nos conc citoyens du quartier d'Outremeuse.

Nous croyons que ces ouvrages qui demandent une opération suivie devraient former un objet séparé. L‘érection du Pont des Arches, des battes, des quais, etc., fut celui d‘une société qui voulut se charger gratuitement de tous les soins qu'elle exigeait, c'est un exemple qu'on peut imiter aujourd’hui, si vous le souhaitez, l’espèce de ces citoyens zélés n'est point tarie encore. Comme notre régence va finir il ne nous convient point de déterminer les plans qu'il faudra suivre, nous nous bornons à vous requérir:

1ment de nous faire connaître si un péage sur le pont serait de votre goût, ou quelle autre imposition vous préfereriez, afin que nous puissions nous conformer à vos intentions en consultant MM. du clergé, dont l'équité se prêtera sans doute aux arrangements que le bien commun demande.

2ment Si vous jugez à propos de nous autoriser pour fournir à la caisse ordinaire, hors des fonds des grains une somme pour payer les dettes; bien entendu que ladite caisse ordinaire devrait refournir en quelques années à celle des grains, ou a celle à établir pour la réparation du pont, ce qui aurait été avancé.

3ment De nous faire connaître si vous souhaiteriez qu‘une assemblée particulière fut chargée de la direction des ouvrages relatifs au pont des Arches, en quel cas il faudrait supplier S. A. de nommer un ou deux seigneurs de son Conseil Privé pour la présider; il semble aussi que dans les mesures à prendre il conviendrait que les Sgrs de l’illustre Chapitre Épiscopal et du Clergé eussent des députés de leur part.

Nous attendrons MM. vos résolutions pour nous y conformer, quel que soit le parti que vous preniez, le nôtre est de vous préparer dans le temps une balance détaillée de la Régence actuelle et de vous rendre un compte séparé de l'affaire des grains qui ne doit pas être confondue avec les autres. Vous nous avez honorés de votre confiance, nous avons fait tous nos efforts pour nous en rendre dignes, daignez-nous la continnuer jusqu’à la fin, et ils ne nous seront point onéreux tant que nous pourrons être utiles (156). »

Les seize Chambres des Métiers adoptèrent en principe l'établissement d'un péage sur le pont, et le Conseil de la Cité autorisa les bonrgmrstres-régents à élaborer un projet complet.

(156) Reces des Métiers. Arch. de la ville de liége, Ms. in-f°. — Ce Mémoire a été imprimé. M. Schoonbroodt, archiviste de la province, a bien voulu nous communiquer cette feuille.

« SEANCE DU CONSEIL DE LA CITE DU 19 AOUST 1771

Le Conseil ayant fait recueil des recés des 16 chambres d'aujourd'hui, et trouvé que la pluralité est d'avis d'imposer un droit de péage sur le pont des Arches, pour subvenir aux frais des notables réparations mentionnées au mémoire leur présenté, requiert les Sgnrs Brgmstres de vouloir dresser un plan, conditions et tarif à l'effet des susdites (156). »

La réalisation de ce projet fut sans doute entravée par la découverte de difficultés qu’on n'avait pas prévues. En attendant qu'une solution définitive fût trouvée, on se hâta de réparer les piles du Pont-des-Arches. En 1772, les Bourgmestres de Pirons et de Bronckart, rendant compte de ce travail dans un nouveau Mémoire adressé aux seize Chambres, trouvèrent une autre combinaison financière qui permit de renoncer au péage sur le Pont-des-Arches, péage auquel les Liégeois n’avaient jamais voulu se soumettre.

« MÉMOIRE ADRESSÉ AUX SElZE CHAMBRES, LE 29 NOVEMBRE 1772.

...En nous référant au Mémoire vous présenté le 18 aoust 1771, par lequel on vous a fait un exposé fidèle de l‘état où se trouve la Cité, nous ajouterons qu'il est dû aux entrepreneurs architectes et ouvriers chargés de la réparation des piles du pont des Arches, une somme de 80,000 fls . . .

Un péage sur le pont des Arches, que vous avez paru adopter était un moyen proposé à trouver des fonds, mais outre qu'il pouvait n’être pas suffisant, il nous a semblé qu'il aurait été assez difficile de l'exiger de manière à conserver une égalité parfaite entre tous nos concitoyens, malgré qu‘il serait réglé avec une réserve pour ceux du quartier d‘Outremeuse. Nous avons d'ailleurs cru observer qu'un péage sur le pont des Arches ne tomberait pas sur les branches les plus considérables de notre commerce avec l'étranger. »

Une taxe perçue sur les marchandises importées et exportées servit à combler le déficit. Les idées d‘affranchissement politique qui embrasérent l'Europe en 1789 eurent à Liége un puissant écho. De l‘indifférence politique dans laquelle vivaient les bourgeois de la Cité depuis le règne de Maximilien de Bavière, on passa soudain à l'effervescence la plus ardente. Le 18 août, le peuple s'empara des clefs magistrales, emblème du pouvoir communal, et renversa le règlement de 1684, en nommant les nouveaux bourgmestres par élection populaire. L’évêque Hoensbroeck céda a la volonté nationale, ratifia la nomination de MM. de Chestret et de Fabry, et accepta même des délégués liégeois la cocarde qu'on lui avait apportée à son château de Seraing.

« Un évêque en 1684, avait ravi au peuple son Droit, par la violence, le vœu général de ce peuple, vivement manifesté, engagea un successeur de cet évéque à le restituer (157). »

Le souffle populaire qui avait aboli le règlement despotique de Maximilien-Henri renversa aussi le monument élevé pour dominer les citoyens par la force brutale. Un récès du 19 mars 1790 ordonne la démolition de la Dardanelle élevée sur le Pont-des-Arches.

« En l'assemblée des Seigneurs Bourgmestres et Conseil, Maîtres et Commissaires de la noble Cité de Liége, tenue le 19 mars 1790. Messieurs, ayant entendu les représentations du Quartier d'Outre-Meuse, ne peuvent qu'applaudir à la juste demande de ces citoyens respectables, qui s'honorent chaque jour par leur zéle, leur désintéressement et leur patriotisme. En conséquence, ils ordonnent que la Dardanelle, élevée en 1683, sur le pont des Arches, soit démolie. Messieurs ne peuvent souffrir davantage qu'en mépris des intentions précises de la Cité et des citoyens bien faisants qui ont fait bâtir ce pont, et qu‘à la honte du bon peuple, on laisse subsister désormais cet ouvrage tyrannique de Maximilien-Henri. Ce n‘est pas au moment où un peuple généreux reconquiert sa liberté, que les monuments de la servitude qui l'aceablèrent doivent attrister ses regards, et il ne faut pas que des citoyens qui ne feraient qu'une seule et même famille, soient séparés par une barrière tout a la fois honteuse et dangereuse. Ordonnant que le présent récès soit imprimé et affiché (158). »

Le crucifix de Delcour fut enlevé et vint orner la porte principale de l'église Saint-Paul, tandis que les magistrats communaux se hâtaient de faire disparaître de dessus le Pont-des-Arches le monument de despotisme qui depuis plus d'un siècle rappelait aux Liégeois la perte des privilèges pour lesquels leurs ancêtres avaient tant de fois combattu. et qu'ils venaient de reconquérir si pacifiquement.

L’un des conseillons de la Cité, M. Digneffe, fut délégué afin d'assister à la démolition de la Dardanelle, et surveiller gratuitement toute cette destruction vengeresse (159).

Malheureusement pour la cause des libertés liégeoises, Hoensbroeck se hâta de revenir sur les concessions qu'il avait faites aux patriotes insurgés. Dès l'année 1791, les troupes autrichiennes venaient réprimer et écraser une révolution dont le plus grand acte de violence avait été le renversement du fortin bâti sur le Pont-des-Arches.

L'État de Liège était aux dernières pages de son histoire: les armées que la République française lançait à la conquête de l'Europe allaient enlever l'autonomie à cette petite nation restée indépendante dès sa première période historique.

Le 28 novembre 1792, Liége acclamait l'armée française entrant dans nos murs, et, le 8 mai 1703, un décret de la Convention nationale, rendu sur la demande des Liégeois réfugiés à Paris, réunit l'Etat de Liége à la République française (160).

Les Autrichiens, qui avaient reculé devant les troupes de Dumouriez, tentèrent de se défendre plus vaillamment lorsque Liége fut retombé en leur pouvoir. Etablis à la Chartreuse, ils résolurent de défendre pied par pied leur position dans la Cité, et établirent, sur le milieu du Pont-des-Arches, une batterie de quatre pièces de canon. Les Liégeois accueillireut en frères les soldats de Jourdan, et, renforcés par les tirailleurs de l'armée républicaine , ils s'acharnèrent à enlever le poste du Pont-des-Arches. Cette lutte du 27 juillet 1794, la dernière qui eut lieu sur le pont, fut l'une des plus sanglantes auxquelles il ait servi de théâtre. Les Autrichiens combattirent valeureusement, mais durent céder à la bravoure enthousiaste des Liégeois et des Français. Les canons furent pris et les canoniers tués en défendant leurs pièces. Retranchés dans la Chartreuse, les vaincus ineendièrent le faubourg d'Amercœur (161). Pendant trois jours, des obus lancés par les mortiers du fort tombèrent dans Liège.

Le général Jourdan, pour faire cesser le feu, menaça d'incendier les propriétés des généraux belges au service de l'Empereur, et mit ainsi un terme à des ravages inutiles (162).

Le sang liégeois avait coulé sur le Pont-des-Arches pour l'honneur d'un drapeau étranger: notre ère d'indépendance venait de finir. Le 1er octobre 1795, une loi plus explicite que le décret de la Convention sanctionna l'annexion de l'ancienne principauté à la République française.

En mémoire du rôle que le Pont-des-Arches avait joué dans ce combat, ou lui donna un autre nom, et, sur la grande pierre du parapet, on grava en lettres d'or cette inscription:

PONT DE LA VICTOIRE.
ICI
LES LIEGEOIS ONT VU BRISER LEURS FERS
NEUF THERMIDOR
AN II
DE LA REPUBLIQUE UNE ET INDIVISIBLE.

Lorsque Waterloo eut tranché le lien qui unissait les territoires conquis par les armées de la République et de l’Empire, quelques bourgeois de Liége chez lesquels l'occupation française avait sans doute laissé de pénibles souvenirs, vinrent marteler le mot briser de la troisième ligne de l'inscription, qui dès lors devenait:

ICI LES LIÉGEOIS ONT VU . . . LEURS FERS.

En 1815, l'inscription tout entière disparut, et le pont reprit sa dénomination séculaire.

Pendant la durée du royaume des Pays-Bas, des griefs formulés à l'encontre du système gouvernemental de Guillaume Ier amenèrent une levée de boucliers qui aboutit à la rupture de cette union batavo-belge qu'avait consacrée le traité de Vienne. Liège, que les mots de liberté et d’indépendance avaient toujours si vivement enthousiasmé, fut l'une des villes où l'esprit d’opposition se transforma le plus promptement en une prise d'armes. La nouvelle des événements de Bruxelles fit éclater l'orage, et la révolution, émeute à l'origine, fut en peu d'instants maîtresse absolue de la vieille Cité. La citadelle seule restait au pouvoir des troupes de Guillaume.

Parmi les mesures stratégiques qu'adoptèrent les chefs du mouvement patriotique. l'établissement d'une barricade sur le Pont-des-Arches, cette grande artère de la circulation dans Liége, parut l'un des moyens les plus efficaces de prévenir la rentrée des Hollandais dans la ville. Le général Van Bookop, qui commandait les troupes néerlandaises, comprit aussi l'importance militaire qu‘acquerrait un poste établi entre les deux forteresses. Aussitôt que les vigies lui eurent annoncé que les patriotes amoncelaient des matériaux sur le pont, un parlementaire descendit dans Liége, et annonça aux insurgés que, dès la réalisation de tout projet de ce genre, les canons et les obusiers de la citadelle lanceraient sur le pont et la ville une grêle de bombes et de boulets. On n’osa braver cette terrible menace, qui se reproduisit chaque fois qu'on éleva quelque amas de pierres sur le Pont-des-Arches, et la barricade fut laissée inachevée.

Quelques jours plus tard, Bruxelles fit demander a Liége un renfort d'hommes et d'artillerie. Les patriotes liégeois résolurent d‘envoyer dans la future capitale une partie des pièces de canon réunies à la caserne des Écoliers. Du haut des murs de la Citadelle, de nombreuses vigies surveillaient attentivement le Pont-des-Arches, la seule route par laquelle l'expédition fût possible. Pour tromper la vigilance des sentinelles, on attendit la nuit: les roues des affûts furent entourées de paille afin d'éviter tout bruit dénonciateur, et quatre canons, trainés par leurs vaillants artilleurs, traverseront levieux pont pour gagner la route de Bruxelles (163).

Cette année 1830 inaugurait l‘ère du Royaume de Belgique. Sous un sceptre sage et organisateur, il a bientôt su prendre place au nombre des nations européennes, et, pendant ce règne de paix et de prospérité, l'histoire du Pont-des-Arches devient muette comme les annales des peuples heureux. Le seul souvenir que son chroniqueur ait à enregistrer est la fête religieuse du 11 juin 1846. A l'occasion du jubilé de la Fête-Dieu, innovation liégeoise qu‘autorisa un pape concitoyen, de nombreux prélats s'étaient réunis dans la Cité de Saint- Lambert, et, comme aux jours de foi du moyen-âge, de longues et splendides processions parcouraient lentement nos rues.

Au milieu du Pont-des-Arches, à l'endroit où s'était autrefois élevée la Dardanelle, un reposoir monumental arrêta le splendide cortège qui se déroulait depuis Cornillon. Les châsses, les reliquaires, les chappes constellées de pierreries, les bannières étincelantes d'orfrois, se groupèrent autour de l'autel, et l‘évêque de Liége, Mgr. Van Bommel, bénit le peuple agenouillé sur ces pavés que la guerre civile avait jadis ensanglantés. Puis la procession se remit en marche , et, au milieu des richesses de la pompe religieuse, les archevêques et les évêques, suivis de ces orateurs sacrés dont toute l'Europe chrétienne sait les noms apostoliques, quittèrent le Pont-des-Arches pour se diriger vers Saint-Martin.

Ce souvenir religieux allait clore les fastes du pont. L'industrie, cette puissante reine de notre époque, réclamait pour la Meuse d'importants travaux, et la lourde bâtisse de 1663 lui semblait une entrave. Les reproches formulés déjà au XVIIe siècle contre le pont de Hinsberg furent répétés et développés auprès de tous nos corps constitués. Ces griefs étaient justes sans doute, car la destruction du pont de la Cité est aujourd'hui un fait accompli. Le monument auquel nos magistrats communaux prodiguèreut leurs soins est tombé sous le marteau des démolisseurs autorisés par l‘État (164).

Heureusement que, comme l‘écrivait Gallé, Liége ne peut exister sans le Pont-des-Arehcs. Sur les piles détruites du pont de 1663 s'élève déjà son successeur, dont la bâtisse hardie et légère ne sera plus un épouvantail pour les mariniers de la Meuse.

Les archéologues seuls, ces amis des antiquités quand même, auront à formuler des regrets; mais qu'y faire? Le vieux pont allait dater de deux siècles. Poste fortifié au temps des luttes communales, voie marchande alors que des échoppes suffisaient au commerce, corps-de-garde lors d’un règne d'oppression, route libre des le jour de l‘affranchissement, le Pont-des-Arches avait toujours reflété l'état des institutions liégeoises. Sous la libre Belgique, il n‘était plus besoin de ces lourdes piles, bonnes à soutenir une tour ou braver une attaque; l‘industrie et le commerce réclamaient une voie d'un accès plus facile, et une navigation moins fréquente en sinistres. L’art des grandes constructions, né de la liberté et de l'esprit d‘association, permettait de répondre à toutes ces exigences; le Pont-des-Arches ne pouvait arrêter le torrent civilisateur du progrès.

Quant aux traditions historiques et aux noms glorieux dont le vieux pont réveillait la mémoire, les Liégeois n'oublient guère, et, de même que le souvenir d'Ogier le Danois, de Réginard, de Hinsberg ont survécu aux bâtisses qu’ils avaient édifiées, de Bex, Barthel et Foullon seront toujours immortels, bien qu‘il ne reste plus pierre sur pierre du pont de la Cité.

Le pont de 1860 prendra sa place dans l'histoire des monuments liégeois, sous l'égide du nom de Léopold Ier, afin, sans doute, que, comme par le passé, tous les souvenirs chers aux Liégeois se rattachent à leur Pont-des-Arches.



(1) Voir les savantes recherches de M. Ferd. Henaux.

(2) Archives de la province. Ms.

(3) Wassenburg, Antiquités de la Gaule Belgicque, f.cxxxvij.

(4) TACITE, Hist., IV, 66.

(5) Chroniques de Liége. Ms. ,Bib. auct.

(6) Chroniques de Liége (1527 ). Ms. aux Archives de la province.

(7) Il était déjà l‘un des capitaines de Pepin le Bref l'an 751, et ac compagna Charlemagne dans son expédition d'ltalie.(Dewez, I, p. 15.)

(8) Chroniques de Liège, ap. M. Henaux.

(9) Chroniques de Liège, par A. Du MONT. Ms. aux Archives de l‘État à Liège.

(10) Liber Episcoporum Tungrensium et Leodirnsium. Ms. , Bib. auct.

(11) BOUILLE, Histoire de Liége.

(12) Chroniques de Liége. Ms., année 1527, Archives.

(13) Chroniques de Liège. Ms., année 1527, Archives.

(14) Bib. de l‘Université de Liège, Ms., t. l, fol. 192.

(15) Promenades historiques, t. l, p. 133 et 134. — Abrégé curieux de I‘Hisloire de Liége, p. 11. — ERNST, Supp. à l‘Histoire de Liége, p. 313.

(16) chronique inédite , d'après Jean d'Outremeuse Bib. Auct.

(17) Notgerum cielo, Notgero caetera debemus. Liège a reçu du Ciel Notger, de Notger tout le reste.

(18) Ms., Bib. auct.

(19) Ans. apud CHAPEAUVILLE, t. I, p. 265.

(20) OEgid, ibidem, 275.

(21) DEWEZ, Hist. de Liège, t. l.

(22) OEgid. apud CHAP., t. I, p. 205.

(23) Chr. de Liège. Ms., Bib. Université, n° 179, t. I, p. 196.

(24) Chr. liégeoise. Ms. aux Archives.

(25) Liège pittoresque, p. 230.

(26) Chroniques. Ms. ,Bib. auct.

(27) POLAIN, Esquisses historiques.

(28) POLAIN , Histoire de Liége, t. II. JEAN d‘OUTREMEUSE, ap. cod.

(29) Ms. inédit.

(30) LOYENS, Recueil des Édits de la principauté de Liège, t. II, p. 54.

(31) LOYENS, Recueil héraldique, p. 34.

(32) La levée en masse des milices Citoyennes.

(33) Le nom de bourgmestre ne fut usité qu'un peu plus tard, vers 1350.

(34) A côté de la porte Sainte-Walburge.

(35) LOYENS, Recueil héraldique, p. 42.

(36) Ms. , Bib. auct., Chroniques de Liége; FISEN, p. 49 et Sq.: MÉLART, Johannes Presbyter, ap. CH., t.Il, p. 355.

(37) Ce droit est déjà mentionné dans des actes du Xe siècle, entre autres dans un diplôme de Louis, fils de l‘empereur Arnulph, de l‘an 908, en faveur de l'Église de Liége.

(38) Ap. Henaux, Ies Croix de Verviers, p. 20.

(39) Liber Episcoporum Tongrensium et Leodiensium. Bib. unct ,. p. 147.

(40) LOUVREX, t. I, p. 346, n° 31.

(41) V. BOVY, Promenades historiques, t. Il, p.43 et seq. — Henaux, les Croix de Verviers, p. 23.

(42) BOUILLE, t. l, p. 446.

(43) Adversaires des droits de l‘évêque, ou partisans des droits de vaine pâture.

(44) Ms. inédit.

(45) « Qui quidam legatione sua rite perfunctus, bigis multis et quadrigis complures utriusque sexus captivos advexit qui omnes de ponte ibidem in Mosam projecti sunt. » — Sufrridus Petri, ap.CHAPEAVILLE, cap. IX. t. lll, p. 82.

(46) Chr. de Liège, VAN DEN BERCK. Ms. bib. Univ. Liège.

(47) Suffridus Petri, ap. CHAPEAVILLE, cap. lX, t. III, p. 82.

(48) Guide descriptif du voyngeur sur la Meuse, p. 97.

(49) Ms. archives

(50) lbid.

(51) V., aux Analecta Leodiensia de M. DE RAM, la condamnation du 2 avril 1433.

(52) Annales du pays de Liége, p. 244, ap. Bovv, t. ll, p. 243.

(53) Chartres et Priviléges des XXXII bons métiers.

(54) LOYENS, Rec. hist. des Bgmtres, p. 149.

(55) Chronique de VAN DEN BERCK (Bib. Univers. Leod.), t. II. p. 89.

(56) Délices du Païs de Liège , t. I, p. 94 .

(57) Ms., Archives de l'Etat à Liège.

(58) Recueil des édits de Louvrex, t. I, p. 84.

(59) Novovic, rue Neuve, nom que la rue Souverain-Pont avait aussi porté, dit-on, lors de sa construction.

(60) FOULLON, t. III, part. I et Il, p. 257.

(61) Moyens et conditions à redresser le Pont-des-Arches.

(62) Ms. Du MONT. Archives.

(63) Apud. DE RAM, Analecta Leodiensia.

(64) L’un des deux chefs des immortels Franchimontois.

(65) Chroniques de Liège. Ms. , Bib. auct.

(66) Apud. DE RAM.

(67) ANGELO DE CURIBUS (témoin oculaire). — FISEN, liv. Il, part. 2. — In Notis et passim, liv. Il, n° 4.

(68) MÉLART, Histoire de la ville et du chasteau de Huy, p. 289. — Chr. JOANNES DE LOS, p. 97.

(69) Poème d'ANGELO CURIBUS, ap. DE RAM, Analecta Leodiensia.

(70) THEODORICUS PAULI, De Cladibus Leodiensium, ap. eod., p. 225.

(71) Ms. cité par FISEN, apud de GERLACHE, p. 143.

(72) Chr. de Liége. Ms. , Bib. auct.

(73) De Tungris et Eburonibus. Huberti Thomas Leodii commentarius MDXLI, p. 35 et 37.

(74) Chr. de Liége. Ms. aux Archives à Liége. - A. DU MONT.

(75) Chronique de JEAN DE LOS, ap. DE RAM, p. 61.

(76) Chronique de A. DU MONT. Ms. aux Archives.

(77) V. ap. HENAUX, Adriani Diarium Leodiense, de l‘Amplissima Collectio du P. MARTENE.

(78) De Tungris et Eburonibus, p. 63.

(79) DE BARANTE, Histoire des ducs de Bourgogne (note GACHARD), t. Il, p. 326.

(80) GACHARD, Collection de documents inédits, p. 588.

(81) CACHARD. ibidem, p. 613.

(82) LOYENS, Recueil héraldique des Bourgmestres , p. 191

(83) Chronique de A. DU MONT. Ms. aux Archives.

(84) FERD. HENAUX, Recherches sur la compagnie des vieux Arbaletriers.

(85) LOYENS, Recueil héraldique, p. 199. — FISEN, part. 2, l. 13, n. 18.

(86) LOYENS. p. 214.

(87) LOYENS, p. 214.

(88) Chroniques de Liége. Ms.

(89) GUlLLERY, Guide descriptif du voyageur sur la Meuse.

(90) Chronique liégeoise. Bib. auct.

(91) Ms. de la Bib. de l‘Univ., n° 179 , p. 278.

(92) Ms. de la Bibl. de l'Univ., p. 280.

(93) FOULLONS, ad ann. 1632.

(94) Cette construction s'élevait sur la deuxième pile à partir d'Outre-Meuse. V. le plan de Liège de Blauw, 1582.

(95) lnséré par M. de Crassier dans le Courrier de la Meuse, nos des 9 et 10 août 1826.

(96) LOYENS, p. 410.

(97) Chroniques de Liège. Ms. Bib. auct.

(98) Chroniques de Liège. MS. n° 179 , p. 283, Bib. de l’Université de Liége.

(99) Chroniques de Liège. MS. n° 179 , p. 340, Bib. de l’Université de Liége.

(100) Chr. de Liège. Ms. Bib. auct.

(101) FOULLON, t. IlI, part. I et I1, p. 237.

(102) Décrets et ordonnances de la cathédrale. Séance du chapitre du 27 octobre 1647 , p. 33, ad ana. 1647. Ms. aux Archives.

(103) FOULONS, t. III, part. I et Il, p. 237.

(104) Chr. de Liege. Ms. Archives de l‘État à Liège.

(105) LOYENS, Recueil héraldique des Bourgmestres de la noble Cité de Liége, p. 416.

(106) Liege pittoresque.

(107) LOYENS, Recueil héraldique, p. 126.

(108) Narré sommaire des structures du pont des arches, à la suite des Moïens et conditions, in-4°.

(109) Ms. de la Bib. de l'Université de Liége, n°179., ad ann. 1649.

(110) Moiens et conditions.

(111) Nom liégeois des édits du prince-évêque.

(112) Compte du Comptoir dans les Moïens et conditions.

(113) Moïens et conditions, f° 26, v°.

(114) LOUVREX, part. I, ch. II, p. 84.

(115) Art. 27.

(116) Art. 40.

(117) Art. 31.

(118) Droit d'enregistrement perçu par les greffiers des Métiers.

(119) Art. 42.

(120) Art. 45.

(121) Registre de la Cité. Ms. aux Archives de l’Etat a Liége.

(122) lbidem, p. 6.

(123) Mandement du 3 mai dans le Registre de la Compagnie du Comptoir. Ms. aux Archives de la province.

(124) Registre de la Compagnie.

(125) Registre cité.

(126) Ms. de la Bib. de l'Université. Chr. n° 179 , p. 343.

(127) Chroniques de Liége. Ms., n° 170, Bib. de l'Univ. de Liége, p. 343.

(128) Grati, apud. HENAUX, p. 19.

(129) Chronique de VAN DEN BERCK, t. II. p. 343. Ms. de la Bib. de l‘Université de Liége.

(130) LOUVREX, t. III, p. 1 et sq.

(131) FOULON, ad ann. 1657, que nous traduisons littéralement pour tout ce récit.

(132) Ms. n° 179, Bib. de l‘Université, p. 343.

(133) Ms. cité ci-dessus, p. 341.

(134) Une feuille imprimée chez Jean Van Nulst. imprimeur de S.A.S.

(135) Déclaration de S. A. du 16 avril 1663; récés du Conseil de la Cité du 5 juin 1663.

(136) DE RENESSE-BREIDBACH, Numismatique liégeoise. — Médailler de M. Ulysse Capitaine.

(137) Elle fait partie du médailler réuni par feu M. le chanoine Bellefroid , aujourd‘hui possédé par M. Victor Bellefriid; l‘autre appartient à M. Davreux. C‘est a l‘obligeance de ces MM. que nous devons de pouvoir publier un dessin de cette médaille, plus exact que celui qui figure dans l'ouvrage de M. de Renesse-Breidbach.

(138) LOYENS, p. 443.

(139) MS. de la Bib. de l'Univeisité. n° 179. p. 347. — LOYENS, Ioco citato.

(140) Convention du 23 février 1663, dans les Registres de la Cie.

(141) Elles sont déposées aujourd’hui au Musée archéologique de la province.

(142) Chr. de Liégc citée. Ms. n° 179, Bib. Université, p. 347.

(143) T. III, part. I et II, p. 237.

(144) Chroniques de Liége. Ms. n° 179, de la Bib. de l'Université de Liège, p. 360.

(145) Ibidem.

(146) Liber Episcoporum. Ms. Bib. auct.

(147) LOYENS, p. 477.

(148) LOUVREX, Recueil des Édits, t. I, p. 33.

(149) LOUVREX. Recueil des Edits, p. 96.

(150) A kwâr po noûv, al nut,

To lè jou, kwinz minut,

Li Coparcy sona...

SIMONON, Poésies Iiégeoises.

(151) Recueil de LOUVREX, t. I, p. 118. — Bovy, Promenades historiques, t. II, p. 243.

(152) OPHOVEN, p. 59. - GUILLERY, ouv. cité . p. 44.

(153) LOUVREX, p. 71.

(154) Les détails précédents sont tirés d‘une brochure assez rare. in-f°, intitulée: Tableau de la dévastation de l‘Étal et Cité de Liège.

(155) OPHOVEN, p. 114.

(156) Recès Ms. aux archives de l'Hôtel-de-Ville de Liège.

(157) DE DOHM, Exposé de la rérolulion de Liége en 1789 , p. 19.

(158) Reces de la noble Cité de Liege, p. 96. Apud. HENAUX.

(159) Notices historiques sur le pays de Liége, par G. N. Verviers 1859. t. lll, p. 276.

(160) DESENNE, Code général des Français, t. II, p. 270.

(161) Napoléon le fit reconstruire en 1803, au moyen de fonds produits en grande partie par le trésor de Saint-Lambert. (Arrêté du M thermidor au XI, Bulletin des Lois, 3e série, t. VIII,p. 782.)

(162) JOMINI, Histoire critique et militaire des guerres de la révolulion, vol. 5, liv. 3, ch. 31, p.171.

(163) Ces canons sont aujourd‘hui déposés au Musée d'artillerie a Bruxelles.

(164) L‘un des plus habiles de mes photographes-amateurs, M. Lenoir, a conservé l‘image fidèle du Pont de la Cité. Grâce à la complaisance de cet ami de nos vieilles bâtisses, nous avons pu faire exécuter la planche placée en tête de cet opuscule.

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