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CHARLEMAGNE

Aux origines du Palais de Liège

par Estelle FLORANI, Architecte

Compte rendu de l'intervention donnée au Palais de Liège
à l'initiative des Jounées européennes Via Charlemagne à Liège et Herstal.

à Yvon Clossen, Professeur, Architecte & Urbaniste.

Charlemagne devant la cité de Liège. - Gravure sur cuivre de Daniel Meisner - éd. 1628

Charlemagne portant la couronne et le sceptre entouré de l'arbre de la science et d'une Muse enseigne à l'enfant devant la cité de Liège. - Gravure sur cuivre de Daniel Meissner - éd. 1628
Collection de l'auteur


Je tiens tout d'abord à préciser que j'ai une formation d'architecte et non d'historienne. Mon objectif est de tenter de mettre l'architecture au service de l'histoire afin de lui indiquer des pistes qui pourront éventuellement être exploitées. Je ne tirerai aucune conclusion des éléments mis en évidence au cours de mon étude urbanistique et j'invite les historiens à se pencher sur les éléments que je leur livre.

Cette étude est cependant orientée par des fait historiques avérés, des documents graphiques divers, des gravures, des plans, et des cartes. Elle est régie par le bon sens et alimentée par ma passion pour la ville de Liège.

Cadastre de la ville de Liège en 1810 - Estelle Florani
Cadastre de la ville de Liège en 1810 - Estelle Florani

Je tiens ici à remercier tout particulièrement Monsieur Pierre Dehalu qui a initié cette courte étude par son invitation à rejoindre la Via Charlemagne ainsi que Monsieur Michel Duc du service cartographique de l'urbanisme de la ville de Liège qui m'a offert les outils nécessaires à l'assemblage et au géo référencement des Feuilles du cadastre de Liège en 1810.

Sans l'assemblage de ces documents cadastraux, une telle étude aurait été impossible à mettre en oeuvre et les faits urbanistiques que nous allons observer auraient été tout simplement impossible à déceler.

Jetons tout d'abord un rapide coup d'oeil sur le territoire de la principauté de Liège peu avant sa disparition.

Le territoire de la principauté de Liège selon la carte de Ferraris - Estelle Florani
Le territoire de la principauté de Liège selon la carte de Ferraris 1780 - Estelle Florani

Dès le premier abord, on est marqué par ses frontières superbement découpées. Il s'agissait d'une principauté épiscopale qui n'a agrandi son territoire que par achats et donations.

Mais il n'en a pas toujours été ainsi. Son caractère pacifique n'est venu qu'après un passé de conquêtes où s'illustrèrent sept de ses fils.

Carte géoréférencée de l'Empire Franc
Carte géoréférencée de l'Empire Franc - Estelle Florani

Je ne m'y attarderai pas. Rappelons simplement que

- CLODION tenta d'établir une civilisation basée sur une ASSOCIATION LIBRE D'HOMMES LIBRES.

- Les PIPINIDES avec PEPIN DE LANDEN, PEPIN DE HERSTAL, CHARLES MARTEL ET PEPIN LE BREF tentèrent d'établir une civilisation basée sur une AUTORITE CENTRALE.

- CHARLEMAGNE tenta d'établir une civilisation basée sur une FOI COMMUNE.

Ce sont ces glorieux ancêtres que la ville de Liège a honoré au travers du monument équestre du sculpteur Louis Jehotte.

Statue de Charlemagne et de ses ancètres nés en Pays de Liège par L. Jehotte
Statue de Charlemagne à Liège - L JEHOTTE

Ces hommes ont occupé différentes résidences lors de leurs conquêtes. Je m'intéresserai ici au Palais de Liège situé au coeur de l'Austrasie avant annexion partielle de territoires limitrophes.

Nous ne connaissons pas grand chose de Liège à cette époque car ses archives ont été détruites lors des invasions normandes.

Ce que nous savons, c'est que Liège, voisine de Herstal et de Jupille, fut honorée de nombreux privilèges par Charlemagne.

Leodico - Monnaie frappée à Liège au nom de Charlemagne
Leodico - Monnaie frappée à Liège au nom de Charlemagne

- Leodico
- Ils nous le montrent donnant la ville de Liège pour lieu d'exil et de captivité au roi Didier, à Anse, sa femme, et à Rolende, leur fille;
- ils nous expliquent son diplôme, scellé d'un sceau d'or, par lequel il confirme aux Liégeois leurs franchises et les déclare les plus nobles citoyens de ses États;
- ils nous redisent comment il les exempta de taille et de service militaire, et leur permit de porter tels vêtements et tels ornements qu'il leur plaisait;
- ils nous décrivent la magnifique bannière de satin blanc, carrée, bordée d'une frange d'argent, dont il leur fit présent ;
- ils le glorifient comme l'ami du populaire, en nous rappelant qu'il voulut que dans son bon pays pauvre homme en sa maison roy fut...
- ils nous parlent des prérogatives qu'il octroya à nos évêques, et, entre autres, de celle de sacrer les empereurs en l'absence du métropolitain, l'archevêque de Cologne ;

Liste empruntée à Ferdinand Henaux


Ce dernier point attire tout particulièrement notre attention car la prérogative donnée aux évêques de Liège de sacrer les empereurs implique la nécessité d'être en mesure de recevoir un grand nombres de dignitaires. En outre, le sacre d'un empereur confère au Palais de Liège le titre de Palatium par son caractère éminement politique

Ce palais devait nécessiter un important entretien et le bon sens me porte à croire qu'il fut confié à des dignitaires dévoués, en l'occurrence aux évêques de Liège Hartgar et Francon. Le poète Sédulius nous a transmis une description de ce palais sous Hartgar nommé évêque de Liège en 840, année de la mort de Louis le pieux. Voici les éléments qu'en a extrait l'historien Henri Pirenne:

Le toit, comme celui de la cathédrale d'Aix-la-Chapelle (106), paraît en avoir été, sinon revêtu d'or, au moins couvert en tuiles de diverses couleurs (107). Des fenêtres nombreuses et garnies de vitres répandaient dans les appartements intérieurs une lumière abondante (108). Sur les voûtes, un habile pinceau aurait prodigué les dessins les plus capricieux, les couleurs les plus vives et les plus fraîches (109). Des lambris ciselés (pulchrum laquear stigmate pictum) garnissaient les murailles décorées de nombreux tableaux (110), Enfin, les pentures de portes, les serrures et les clefs finement arrangées attestaient l'habileté des artisans liégeois (111).

Nous n'en connaissons pas la localisation mais nous possédons une relations qui devrait nous permettre de circonscrire sa situation

Carloman

En 740, un matin, dans l'église St-Plerre, attenant au palais, il s'exhala une odeur suave du tombeau où était inhumé le corps de l'évêque Hubert: un tel cri d'étonnement s'éleva parmi la foule, qu'il parvint jusqu'au palais; Carloman, tout surpris, se leva de son siège royal, et avec la reine, accourut en hâte voir ce miracle. - écrivait en 820 l'évêque Jonas, dans sa Vita S. Huberti.

Evêque Jonas, Vita S. Huberti, 820

Il ressort à l'évidence de ce témoignages que Liège possédait assez tôt un palais. Probablement mais sans certitude, lors de la construction de l'église St-Pierre en 709.

Un moine de l'abbaye de St Gall nous apprend par ailleurs que Charlemagne fut l'auteur des plans du Palais d'Aix La Chapelle

" Son ardeur à bâtir, d'après ses propres plans et dans son pays natal, une basilique beaucoup plus belle que les ouvrages des anciens Romains, fut telle qu'il eut bientôt le plaisir de jouir de l'accomplissement de ses voeux... "

" C'est ce qu'attestent non seulement la basilique construite à Aix-la-Chapelle en l'honneur de Dieu, mais encore les travaux faits dans cette ville pour l'utilité des hommes, et les demeures de tous les gens revêtus de quelque dignité, construites d'après les plans de l'habile Charles..."

Moine de St Gall

On a beau être le roi le plus érudit de son temps, on n'en est pas pour cela architecte.

Palais de Charlemagne à Aix la Chapelle - L Hugot
Palais de Charlemagne à Aix la Chapelle - L Hugot

Si le palais d'Aix a effectivement été bâti sur les plans de Charlemagne, celui-ci a dû s'inspirer d'un palais qui lui était familier.

Je connais assez bien la ville de Liège et la vue du plan du palais d'Aix la Chapelle fut pour moi une révélation. Les palais de Liège et d'Aix possédaient une structure commune.

Plan du palais de Liège avant 1734 - Archives de l'Etat à Liège
Plan du palais de Liège avant 1734 - Archives de l'Etat à Liège

Grâce au cadastre de 1810, j'ai donc tenté de vérifier si le tracé plan du palais avant l'incendie pouvait être correct.

Cela ne faisait aucun doute.

J'ai ensuite tenté d'esquisser les plans du palais primitif de Liège au départ du palais de 1734, du cadastre et les gravures anciennes.

1567 - Gravure sur bois - Louis Guichardin
1567 - Gravure sur bois - Louis Guichardin - Collection de l'auteur


La collégiale Saint pierre que l'on observe dans ce palais fut bâtie en 709 par St Hubert. On voit comment elle s'intègre dans le bâti principal qui doit lui être antérieur. Notons encore que la majorité des édifices religieux que nous avons pu relever avec un alignement sur le vicus romain semblent avoir été bâtis sur ce modèle.

Nous connaissions les trois cours situées sur la droite et nous en découvrons ici leur alignement initial. La quatrième à gauche contenant la collégiale Saint-Pierre nous est confirmée par la réponse qu'elle apporte à un alignement incohérent en matière d'urbanisme si elle n'était la trace d'une occupation antérieure. (Voir le prolongement en rouge de la limite cadastrale dans la figure ci-dessous. On notera la précision assez édifiante du relevé de 1810.)

La superposition des différents palais avec le palais d'Aix-la-Chapelle nous livre ainsi une filiation édifiante.

Superposition des palais d'Aix la Chapelle et de Liège


En jaune: Palais d'Aix la Chapelle
En rouge: Palais de Liege avant 1734
En noir: Palais de Liege en 1567

Superposition des palais d'Aix la Chapelle et de Liège
Superposition des palais d'Aix la Chapelle et de Liège

On remarquera

- Le déplacement et la rotation à 90° de l'église St pierre.

- Le déplacement de la Porte St Pierre dans l'axe du palais d'Aix la Chapelle.

- La rotation à 90° des bâtiments annexes destinés à héberger les dignitaires à Aix.

Ces rotations pourraient éventuellement provenir d'une différence d'orientation car il existe une différence de 90° selon les points cardinaux entre les implantations des palais de Liège et d'Aix-la-Chapelle.


La superposition des deux palais nous indique clairement,

- soit qu'ils possèdent une origine commune.
- soit que l'un des palais a été copié sur l'autre.

Liège était autrefois un Vicus, c'est-à-dire un carrefour de routes doublé ici d'un port fluvial. Aix la Chapelle possède également une origine romaine. Ils pourraient donc avoir une origine commune. Cependant, Charlemagne a bâti Aix la Chapelle sans tenir compte des structures romaines existantes, selon un axe totalement différent.

Nous pouvons donc éliminer l'hypothèse de l'origine commune.

Nous serions ainsi portés à croire que Charlemagne a implanté à Aix-la-Chapelle une copie du palais de Liège modifiée selon ses propres choix puisque la collégiale St-Pierre bâtie par saint Hubert lui est antérieure.

Nous ne pouvons cependant pas éliminer l'hypothèse dans laquelle le palais pourrait avoir été bâti après la collégiale en l'englobant, auquel cas, il serait une copie du palais d'Aix-la-Chapelle.

Afin de déterminer une antériorité possible, nous étudierons le Vicus portuaire de Liège au travers du cadastre de 1810 afin de voir s'il ne subsiste pas de trace embryonnaire du futur palais au sein de la structure romaine.





LE VICUS


A l'aide du cadastre, il s'agit maintenant de tenter de remonter plus avant, dans le tracé romain de la ville de Liège.

Anglaigus implantant le Domaine des Dieux - Uderzo - Goscinny
Anglaigus implantant le Domaine des Dieux - Uderzo - Goscinny

Pour ce faire, je vais tenter de me mettre dans la peau d'Anglaigus, célèbre architecte romain qui tenta d'édifier le Domaine des Dieux, afin de tracer les lignes directrices de la ville selon les exigences romaines.

Nous vérifierons ensuite si elles correspondent à des éléments que nous pouvons retrouver dans le cadastre de la ville de Liège.


LES AXES GENERATEURS (en violet)

Site du Vicus Leudicus - Axes - Estelle Florani
Site du Vicus Leudicus - Axes - Estelle Florani


Les villes romaines sont bâties selon deux axes orthogonaux, le cardo et le decumanus, généralement orientés selon les points cardinaux. Dans le cas d'un port fluvial, il faut rechercher l'axe directeur aligné sur les quais.

Si nous tenons compte du lieu d'implantation initial du vicus, la solution la plus indiquée se trouve dans le large quai prolongé par le bief St Denis, aujourd'hui comblé, qui offre une meilleure garantie quand aux fluctuations du cours de la Meuse que les petits canaux qui pourraient ne pas posséder le tirant d'eau nécessaire à la navigation à certaines époques de l'année.

S'ils faisent partie de la structure romaine, les vastes bâtiments adossés au versant de la colline devraient probablement leur implantation à la nécessité de les mettre à l'abri des mémorables crues de la Meuse. Ceci pourrait nous aiguiller sur leur utilisation possible: De vastes entrepôts destinés à collecter les cultures de la riche Hesbaye expédiées par voie fluviale.

Au centre de cet axe, il serait sans doute nécessaire d'établir une capitainerie afin de régir le port fluvial ou tout autre bâtiment destiné à sa protection.

Or, nous trouvons au centre de notre axe initial le bâtiment l'ancienne Halle aux viandes parfaitement orienté.

Ces éléments m'invitent à penser que je me dirige dans la bonne direction car nous avons le bonheur de voir que la villa retrouvée place Saint-Lambert s'aligne parfaitement sur ces axes.


LES PONTS (en rouge)

Pour Anglaigus, il s'agit à présent de déterminer où d'éventuels ponts pourraient être le plus judicieusement placés afin de faciliter le transit des marchandises.

Les impositions:

- Les romains n'ont utilisé le timon articulé qu'après la conquête de la Gaule d'où il est issu. Il était donc important pour favoriser la fluidité de la circulation que ces voies soient rectilignes.

- Techniquement parlant, il est plus facile à réaliser de nombreux petits ponts à faible franchissement qu'un important ouvrage.

- En établissant ces ponts, il serait fort utile de les placer de manière à accéder à un maximum d'îles.

Selon les sources, Liège était constituée de nombreuses îles et possédait deux ponts, le pont supérieur et le pont inférieur.

Le problème a résoudre pour Anglaigus était donc de relier un maximum de surface d'iles à l'aide de deux lignes droites, en privilégiant les franchissements courts techniquement plus aisés à réaliser, avec si possible un croisement en un point judicieusement choisi.

Site du Vicus Leudicus - Ponts - Estelle Florani
Site du Vicus Leudicus - Ponts - Estelle Florani


La première voie à étudier est naturellement la plus contraignante: le franchissement de la Meuse.

La première solution qui permettrait de conserver l'axe des quais avec un franchissement court de la Meuse m'apparait comme beaucoup trop éloignée du coeur du Vicus en un lieu ou le relief ne permet pas de le développer. Elle n'optimise pas non plus l'occupation du sol des îles.

Si nous voulons occuper un maximum de surface d'îles, avec de courts franchissements, il n'existe qu'une seule véritable solution qui passe par sept ponts et six îles pour accéder à la rive opposée. Elle offre l'avantage non négligeable d'un accès aux entrepôts en passant devant le bâtiment de l'intendant qui peut en surveiller aisément les sorties vers le port fluvial, tandis que sa façade opposée permet d'en surveiller les entrées par la future porte de St Pierre. Le changement d'angle exigé par le respect des axes est bien ouvert et facilitera la circulation du charroi.

Que pouvons nous observer dans le plan de la ville en 1810 qui puisse nous conforter dans cette solution.

- Ce pont prolonge la rue Souverain Pont dont elle a conservé le nom.

- L'église saint Nicolas au Pont possédait un clocher qui ressemble à s'y méprendre à une tour tête de pont romaine. Elle permet de limiter l'accès au Vicus avant même de l'atteindre. Elle possède une façade alignée sur la voie romaine proposée et non sur la voie menant au pont d'Amercoeur.

- Sur la rive gauche, un décrochement du quai parfaitement aligné sur l'axe et sur l'implantation de l'Eglise St Nicolas au Pont. Ce décrochement correspond à l'élargissement du quai depuis l'aboutissement du Souverain pont jusque au Pont neuf et au dela sur la Ribuée ordonné par Maximilien de Bavière en 1556. Il nous définit ainsi le départ précis du Souverain Pont qui correspond à notre étude urbanistique.

« De par S. A. Sérénissime, ayant entendu le rapport des Commis et Députés à la visite du Quai, ou Batte nouvelle, prennant au dessous du Pont des Arches, aboutissante à la rüe du Souverain Pont, qui sera poursuivie jusques au Pont Neuf, ordonnons que la rüe en tirant une ligne parallèle de la maison, dite le Page, jusques à la maison Jean du Chasteau, soit pavée sans délay, de la largeur de 26 pieds et demy, y comprinse la muraille; et que pour le plus grand bien du commerce, la rue sur ledit Quai depuis ladite maison du Chasteau, soit eslargie à l'égal de la largeur qui se retrouvera sous l'arcade du Pont; et que mesme la petite Batte, dite la Ribouée, soit aussi eslargie au plustost, suivant le plan la dessus dressé, pour servir de plus facile sortie, et issüe à la nouvelle rüe pour la mesme commodité du public et du commerce: déclarant que cet eslargissement devra estre tenu pour partie des ouvrages et fabrique du Pont, comme dépendance nécessaire. Donné au Conseil de sadite Altesse, le 19 d‘octobre 1556. (Emile Dognée, Histoire du Pont de Arches, 1860) »

- Sur la rive droite nous savons que le quai des Pêcheurs à été modifié afin de rectifier l'angle que faisait la Meuse avec le troisième pont des Arches afin de réduire a pression des eaux sur les piles de pont par un angle d'attaque parallèle à son cours et faciliter la navigation fluviale. Cette modification apparait dans l'implantation du vinave dans le cadastre de 1810. Il est peu probable que le pont romain ait pu s'implanter selon un angle décalé vers le Sud car cela aurait nécessité un agrandissement non négligeable de la longueur de franchissement et renforce notre proposition.

- Nous trouvons au franchissement de la Meuse proposé un ancien gué qui pourrait bien être obtenu par le dépôt d'éléments charriés par le fleuve sur un ancien pont effondré. Le départ de ce gué nous est connu par le document régissant les membres du comptoir " Moïens et conditions du Comptoir qui s’administrera par la Compagnie des Marchands, establie pour continuer sans entreminse l‘œuvre commencée à redresser le pont des Arches, poursuivre le Quai ou la nouvelle voye et Batte: ensemble réparer celle de Pexheurue comme dépendance nécessaire " qui précise en son article 6: « Le capital renseigné comme devant servir à faire face aux dépenses proviendrait:... 6° du produit du passage d'eau établi entre la rue Souverain-Pont et Pexheurue, si l'évêque consentait à concéder ce fermage, considéré comme accessoire de celui du pont de bateaux;... ».

- Une pile de pont devait être construite pour le franchissement de la Meuse et ce sont ses vestiges fortifiés pour défendre le gué que l'on voit probablement apparaitre au dela du pont des arches dans la toile de Jan Van Eyck.

Détail de " La Vierge et le Chancelier Rolin " - Jan van Eyck 1435 - Musée du Louvre - Paris
Détail de " La Vierge et le Chancelier Rolin " - Jan van Eyck 1435 - Musée du Louvre - Paris


La seconde voie.

Si la seconde voie est beaucoup plus simple techniquement, elle s'avère par là-même beaucoup plus difficile à localiser. Il y a dû probablement y avoir plusieurs solutions correspondants à des voies internes au Vicus. Voyons ces possibilités.

- La première que l'on est tenté d'envisager est une jonction avec le Souverain pont ou l'on retrouve un vaste carrefour. Elle offre un accès aisé aux entrepôts. Elle permet de relier six iles et la rive opposée en menant au pont d'Aphrue dont la rue actuelle du pont d'Avroy est le prolongement. Elle se prolonge dans le même axe que la rue Saint Gilles et est gardée par le domaine se l'Eglise Saint Denis.

- La seconde se situe dans le prolongement des quais, légèrement en retrait afin de les distribuer, et passe par la rue Pont d'Ile, anciennement véritable pont menant à l'Ile dont les bras d'eau ont été comblés.

- La troisième se situe dans le prolongement de l'axe de la villa de l'intendant du Vicus et mène à la porte de Saint Pierre en passant par l'ancien gué qui pourrait également provenir d'un pont de pierre écroulé, par la rue de la Casquette et par la rue Lonhienne.

Ma préférence se porte sur la première pour sa jonction avec la rue Saint Gilles, par la faible taille des franchissements, par l'alignement du bâti du "carré " à Liège, et par la consonance latine du pont d'aphrue. Les autres ponts ont dû probablement être construit avec le développement du Vicus.


COHESION DE L'ENSEMBLE ( EN JAUNE )


Nous nous trouvons devant trois alignements distincts qui pourraient présenter un problème de cohésion.

- En effet, il semble difficile d'affirmer que les bâtiments que nous avons définis comme entrepôts romains datent du Vicus.

- L'emplacement du pont supérieur que nous avons choisi en tentant de nous placer dans la peau de l'architecte romain pourrait également n'être qu'une hypothèse séduisante d'urbaniste.

Il reste cependant une ligne à placer dans ce plan.

Site du Vicus Leudicus - Cohésion de l'ensemble - Estelle Floran
Site du Vicus Leudicus - Cohésion de l'ensemble - Estelle Florani

Si nous traçons une droite depuis le milieu du corps central des entrepôts selon l'axe du Vicus romain, nous avons l'agréable surprise d'observer qu'elle aboutit au point départ du pont franchissant la Meuse.

Le pont supérieur se trouve ainsi indissociablement relié au schéma du vicus romain et lève les quelques doutes que nous aurions pu avoir quand à la justesse de l'analyse urbanistique qui m'avait conduite à l'y implanter. Le palais actuel qui y est directement relié s'avère par là même dater du schéma initial qui définit l'ensemble du Vicus Leudicus.

Nos trois alignements s'en trouvent ainsi unifiés de la manière la plus pure par ce que nous pourrions considérer comme le Cardo maximus.


LE SYSTEME DEFENSIF

Site du Vicus Leudicus - Système défensif - Estelle Florani


L'implantation d'un port fluvial ne pouvait manquer d'attirer les convoitises en un lieu où, sous le commandement d'Ambiorix, les Eburons avaient défait les commandants romains Sabinus et Cotta. A l'évidence, il nécessitait au minimum l'implantation de domaines en des lieux stratégiques d'où il eut été possible d'observer, sinon de prévenir, toute tentative de s'emparer des marchandises portuaires.

Voyons rapidement quels seraient les lieux les plus appropriés pour ces implantations

1 Le premier qu'il nous faut considérer est à l'évidence le site de la citadelle. C'est sans surprise que nous constatons que tant son bâtiment principal, que sa limite cadastrale à front de ville, sont alignés sur le palais de Liège. Il offrait en outre une vue sur l'autre versant de la colline et permettait d'observer la partie aval de la Meuse vers Maastricht.

2 Traçons une ligne droite alignée sur l'axe secondaire de la ville. Nous arrivons à la Chartreuse dont Fernidand Henaux supposait que le domaine eut pu correspondre au manoir de Jupille. L'alignement correspond encore ici parfaitement.

3 Poursuivons notre chemin selon l'axe des quais et nous arrêtons-nous à l'Hôpital du petit Bourgogne qui étrangement a conservé une orientation précise sur les axes générateurs. Ce lieu permet de surveiller, sur l'autre versant de la colline, la partie amont de la Meuse. Elle correspondait également à l'aboutissement d'une ancienne route celte.

4 Par manque d'information cadastrale, il ne nous a pas été possible d'étudier le quatrième coté de ce quadrilatère. Ce point devrait correspondre à l'Eglise de Saint Nicolas. Nous ne le releverons pas.

5 Sur la ligne médiane de ce quadrilatère, nous trouvons l'ancienne Abbaye de Saint Laurent qui offre une vue inégalée sur la Meuse avant de pénétrer dans l'ancienne cité de Liège. Notons que la longueur du côté des cloitres correspond précisément à la longueur du bâtiment principal de la citadelle. A l'opposé, l'église St-Vincent apparaitl proche de l'alignement. La légère imprécision de l'implantation pourrait éventuellement être justifiée par l'imposition des courbes de la Meuse.

6 Enfin, la seconde ligne médiane correspond encore à la rue du Laveu où, selon Ferdiand henaux, était situé jadis le manoir de Dodon aux six doigts. Louis Abry, notre réputé généalogiste nous apprend que Ogier l'Adnois ou l'Ardennois (de la foret d'Arr Denn) serait un descendant de Dodon aux six doigts: " Je trouve de plus dans un très vieux manuscrit qu'en l'an 802, Oger le Danois, grand favoris de Charlemagne empereur, s'interpose pour remettre en grâce dudit Empereur, Boine d'Aigremont, son oncle, qui étoit un des trois fils de Renaut de Montabay, qui étoit en guerre contre le dit Empereur. " Cette filiation pourrait être éventuellement confortée par le fait qu'une légende attribue la fondation de l'Eglise Ste Véronique actuelle à Ogier. Nommé avoué de Liège au départ de Charlemagne pour Aix-la-Chapelle, il pourrait ainsi avoir délaissé son ancien domaine pour y fonder cette église. Le bâtiment tracé en bleu correspond à l'église Ste Véronique actuelle mais le bâtiment ancien semble avoir été aligné sur le Vicus romain. Il reste ici parfaitement implanté dans la proposition de système défensif.


L'ENTENDUE DU VICUS

Je ne m'attarderai pas ici sur l'étendue du vicus qui semble être circonscrite à l'intérieur d'un quadrilatère. Il demande un bonne connaissance de la ville de Liège qui apparait ici hors de propos. Il est toutefois étonnant de constater à quel point la structure de la cité future avait déjà été tracée par les agrimensores romains.

Le côté Ouest du quadrilatère est borné par les églises de St-Remacle en Mont, de St Remi et les portions de rues qui y mènent, ainsi que la porte d'Avroy et le postiche St-Remi. Le coté Est est borné par la citadelle, un balloir et jalonné par les portes de St Leonard et de Vivegnis. Le balloir intermédiaire d'Outre-Meuse n'est pas aligné sur le côté de ce quadrilatère mais un rapide coup d'oeil nous montre que le cours de la Meuse initial était aligné sur la courbe du cadastre de 1810 et non sur la droite perpendiculaire du bras de Meuse.

La médiane sur le decumanus est jalonnée par le couvent des Dominicains, l'église Ste-Madeleine, la Halle aux viandes, et la porte de St-Leonard.

Tous les ponts de la ville et leurs défenses reconverties en édifices religieux sont déjà implantés. Par manque d'information cadastrale, nous n'avons pas pu vérifier la présence d'un domaine au delà de la porte St Leonard. Le Couvent des Carmélites transformé en fonderie de canon semble aligné, et pourrait être le domaine nécessaire à la surveillance des sorties orientales du port romain de Liège.

Ces lignes trop nombreuses, et surtout trop précises, ne peuvent être ignorées. Cette structure profondément ancrée sur le canevas romain, opposée à la franche anarchie de son développement au moyen-âge, laisse penser que le Vicus était sur le point de devenir une cité dont l'emprise ne sera concurrencée que bien des siècles plus tard. Quel pouvait-être son nom et que s'est il passé pour qu'il n'en reste que les lignes directrices sur lesquelles s'est élevée la ville de Liège?


UNE HYPOTHESE

Devant l'absence de vestiges à Herstal, quelques historiens ont émis l'hypothèse qu'il a pu s'opérer un glissement de cette localité vers l'aval ou l'amont de la Meuse. A la lecture qui vient d'être faite de l'ancien cadastre de Liège, je ne peux que me rallier à cette hypothèse.

Force nous est de constater que les entrepôts romains feraient de merveilleuses " Heerstellen " stalles pour les chevaux du seigneur, devant un pont supérieur dont les vestiges pourraient servir à construire une église Ste Marie et St Lambert bien connue, face à un domaine de la Chartreuse dont Ferdinand Henaux supposait qu'il put avoir été le palais de Jupille.

- Heristal s'appliquerait à la rive gauche de la Meuse où sont situées les entrepôts devenus Stalles ou Heristal.
- Jupille correspondrait quand à elle à la rive droite où se situe le domaine de la Chartreuse.

Mais la zone où la Meuse se divise pour former de nombreuses îles peut difficilement être attribuée à l'une ou à l'autre rive. Nous savons qu'elle fut occupée car Charlemagne charge Ogier d'en entretenir les ponts de bois lors du transfert de sa capitale à Aix-la-Chapelle.

Avec la densification de l'habitat sur les axes de circulation, cette zone à la caractéristique topographique évidente mais à l'appartenance territoriale ambigüe va progressivement déborder sur les rives comprenant les palais de Heristal et de Jupille en contractant d'autant les entités voisines. Elle acquerra son nom propre et Charlemagne lui frappera le denier Leodico peu après son accession au trône en 768.

Les actes officiels destinés à régir l'empire conserveront cependant le sceau de l'autorité du " Palatium Regis " de Heristal c'est à dire du " Gouvernement ", et Charlemagne promulguera en 779 le capitulaire de Herstal, le premier texte régissant le fonctionnement du royaume.

Cette hypothèse permettrait éventuellement de mieux comprendre l'origine du nom de Liège sous sa forme topographique telle que l'a proposée Eugène Polain: Loutouchesi, Leutékia, Liudikko, Leodico...

" Loutouchesi: endroit marécageux et limoneux, formé par la division d'un cours d'eau en branches multiples... Et tous les endroits qui portent ce nom, depuis la Lutetia Parisiorum, jusqu'à Luttwitz en Saxe, en passant par Louaige, en Suisse et Liège, présentent précisément ce caractère topographique. " (voir les extraits sur ce site: Eugène Polain, La formation territoriale de la cité de Liège, Revue du Nord, N° 71, 1932, p. 162; Eugène Polain, La vie à Liège sous Ernest de Bavière, Bull. de l'Inst. Arch. Liégeois, t. LXII, 1938, p. 36-37.)


LE PARTI ARCHITECTURAL

Nous apprécierons la symbolique du palais de Liège dans lequel l'architecte a su maitriser l'association sans fusion du pouvoir spirituel et temporel qui trouvera son apogée sous Charlemagne.

Depuis la cité, l'ensemble forme un tout homogène dont la séparation n'est pas perceptible. Depuis l'extérieur, deux édifices distincts se dégagent et une porte publique relie les deux sections. En pénétrant le complexe palatin depuis la cité, la porte publique séparant les pouvoirs semble permettre à chacun d'y accéder, voir d'y participer par sa foi ou ses actions civiles à l'extérieur de la cité. En franchissant cette même porte depuis l'extérieur, le peuple semble unir symboliquement les pouvoirs en un tout homogène qui définit une tentative d'établir une civilisation sur d'une foi commune.

La porte St Pierre ne semble pas faire partie de l'ensemble romain et me permet de croire qu'elle fut implantée par Charlemagne ou plus probablement par l'un de ses ancêtres. Il est difficile de concevoir qu'elle fit partie de fortifications au sens strict du terme mais elle n'en conserve pas moins sa structure de porte par son implantation. La différence de niveau entre les deux corps principaux romains est probablement à l'origine de la voie d'entrée Nord du vicus et justifie l'importance de la crypte de la collégiale St Pierre.

Quoi qu'il en soit, une telle maîtrise du programme architectural pouvait difficilement échapper au Maître d'Oeuvre. Elle nous incite à penser que le véritable initiateur de l'avènement de Charlemagne pourrait en être le Maître de l'Ouvrage, son aïeul, Pepin de Herstal par le choix d'y installer son parent Hubert dans l'église St Pierre. Nous devons en effet nous rappeler que « c'est à l'invitation du clergé que Pepin de Herstal prit sa défense par rapport aux autres maires afin d'affermir son crédit et son autorité. Jusques-là les évêques avaient souvent été appelés au conseil des rois; il voulut qu'ils assistassent de droit aux assemblées de la nation, qu'il avait transférées du mois de mars au mois de mai. (Lesbroussart, Les causes et l'agrandissement de la famille des Pepins) ».

On ne manquera pas de remarquer que la seule collégiale détruite lors de la révolution liégeoise et la rupture avec le pouvoir spirituel fut précisément l'église St Pierre.

L'occupation des entrepôts romains du Vicus Leudicus par Pepin de Herstal éclairerait également d'un jour nouveau l'assassinat de Grimoald place St Lambert à Liège, devant le palais de son père.


CONCLUSION

Ces faits urbanistiques m'apparaissaient suffisamment remarquables que pour être signalés. J'étais loin de m'attendre à de telles découvertes en retraçant patiemment le cadastre de Liège en 1810.

Pour un architecte, ce faisceau de lignes correspond à un fait architectural auquel une réponse historique doit être apportée.

Cette réponse ne m'appatient pas car il est possible qu'elle puisse trouver d'autres explications que l'hypothèse proposée. Mais vous constaterez avec moi que l'analyse urbanistique rencontre remarquablement bien le cadastre de 1810 ainsi que les sources anciennes.

Les historiens et les archéologues manquaient cruellement d'une étude que les architectes n'auraient pas été mesure de réaliser par manque de documents et d'outils permettant de les exploiter. L'informatique y pourvoit aujourd'hui et c'est avec plaisir que je leur livre cette brève étude avec l'espoir qu'elle puisse leur être de quelque utilité.

Aujourd'hui, mon admiration se porte sur l'habileté des agrimensores romains et leur instrument de mesure, la Groma, qui ont rendu cette création possible. Elle se porte également sur nos géomètres qui, voici plus de 200 ans, nous ont transmis cette oeuvre au travers de leur relevé.

En guise de conclusion, nous pourrions nous demander quel héritage Charlemagne, et ses glorieux ancêtres, ont pu laisser à la ville de Liège. Je n'en retiendrai que ses surnoms:

- Charlemagne développa les écoles, et Liège fut nommée " Athène du Nord ".
- Charlemagne bâtit son empire autour de la Foi, et Liège fut nommée " Fille de Rome ".
- Pour tout dire, Liège fut désignée comme la " Fleur des 3 Gaules ".

Oserais-je ajouter que cette étude urbanistique m'incite à penser que Liège fut la " Mère de l'Europe ".

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