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Edifices civils de Liège - la Violette

Histoire de la Maison de la Cité

par Joseph DEMARTEAU

Reconstitution de la Violette a Liege par Jamar

Viola in foro.
(Obituaire de St-Lambert)


Ce ne serait pas assez faire que de rechercher ce que fut la Violette, l'ancienne Maison de la Cité, à Liàge, ni de rappeler à la mémoire divers édifices, généralement oubliés, qui se sont succédé sous ce nom; nous pourrons même, grâce à de nouveaux documents, remettre en lumière la Maison civique telle qu'elle se montra sous sa principale forme architecturale: mais, il conviendra aussi d'étudier les institutions communales qu'elle abrita, et cet examen ne se peut faire utilement qu'en prenant pour cadre l'histoire de la ville de Liège.

Telle est, en réalité, la tâche à remplir, difficile et périlleuse, si l'on considère la longueur du temps qui s'est écoulé depuis les premiers efforts du mouvement communal, et si rempli de faits constants ou contradictoires, que la vie entière d'un écrivain ne suffirait pas pour les relater.

Cependant, dût cet essai sur l'histoire communale liégeoise, étudiée en elle-même, n'arriver encore qu'a des résultats incomplets, il vaut la peine de contribuer pour une part à la découverte ou à l'affirmation de la vérité historique, dans un ordre de faits importants et coordonnés suivant la méthode des antiquités politiques. Sans cloute, on nous tiendra compte d'être entré dans une voie où d'autres iront plus loin, si l'on songe que de plus petites villes du pays, moins préoccupées des pompes extérieures de la principauté, possèdent déjà, avant nous, l'histoire interne de leur bourgeoisie.

Il nous faut, comme elles et avec elles, conserver la tradition commune des anciennes franchises, qui sont l'honneur de nos annales, et dont les premiers exemples vinrent généralement de la Cité liégeoise; il convient d'autant plus d'étudier leur histoire, que des diverses formes politiques, nos institutions communales ont, seules été puissantes pour survivre au passé.

I. Développement de la Commune liégeoise; origines et histoire des magistratures populaires. La Halle et la première Maison de la Cité dite à la Violette; - 1394.

II. La Violette, Maison de la Cité, deuxième édifice; organisation intérieure et fonctions des magistrats principalement suivant Jean de Stavelot et les documents de Bartollet; autonomie communale. La destruction de la ville par le duc de Bourgogne et ses suites; 1394-1497.

III. La Violette, troisième Maison de la Cité; § 1 origines du Recueil héraldique; description de la Violette, suivant un manuscrit d'Abry; dessin de la Violette; § 2 historique d'après les registres aux recès et les chroniques; voisinage du monument et topographie des chambres de métiers; événements communaux, et bombardement de Boufflers; 1497-1691.

IV. L'Hôtel de ville, 1714. La Révolution, 1789-1794.

V. Le perron, origines de l'emblème; histoire du perron monument liégeois; restitution archéologique suivant le manuscrit de Warfusée.

I

Développement de la Commune liégeoise; origines et histoire des magistratures populaires; la Halle et la première Maison de la Cité, dite à la Violette; - 1394.


L'histoire de la Maison communale liégeoise trouve naturellement son point de départ dans l'existence préalable, à une date reculée, d'une population libre, revendiquant ses droits politiques , puis assurant, par des magistrats, sa propre administration. En attendant de voir ces besoins successivement s'affirmer, jetons un coup d'oeil sur nos origines mêmes.

« La Ville de Liège, dit Wohlwill (Die Anfange der landständischen Verfassung im Bisthum Luttich, p. 7), n'est nulle part indiquée comme étant la propriété de l'église dans la désignation des biens de celle-ci. L'église de Liège ne parait avoir possédé qu'une partie seulement du territoire urbain. Dans le Privilège de Henri V (Chapeav., Il, 54), à l'égard du Chapitre de la Cathédrale, il est formellement établi quels droits de la Forensis potestas, c'est-à­dire du mayeur et des échevins de la ville, sont admis ou interdits à l'intérieur de la Terra mansionaria. Cette dernière, dont le fonds était bien d'église, est ainsi séparée du reste de la Cité, qui était absolument placé sous la Forensis potestas, soumis, à savoir, au pouvoir civil. »

Il ne rentre point dans notre sujet d'examiner les institutions princières et épiscopales. Phénomène qui n'est point rare au moyen-âge, une importante fondation religieuse s'était établie politiquement chez nous, suivant le type, agrandi par la translation d'un évêché, du monastère gouverné par un abbé élu et seigneur terrien. Favorisés par les princes francs, riches de leurs propres apports augmentés par de grandes donations faites à saint Lambert, patron du pays toujours vivant, finalement par leurs acquêts, les princes-évêques avaient fixé sur notre territoire libre et ne dépendant que de la couronne, dans le vicus leudicus, le siège de leur puissance; et ici comme ailleurs, forts de leurs droits personnels, ils se souvinrent facilement des pouvoirs politiques que leur avait déjà conférés en général le code de Justinien, pour organiser un état que reconnurent les empereurs germaniques.

Après les premiers âges des apôtres et des cénobites, le temps de la politique énergique et entreprennante était déjà arrivé avec Notger, le véritable fondateur de la principauté, reconnu par Otton. Un partage du patrimoine de saint Lambert s'opéra entre l'évêque, le chapitre et une noblesse féodale, et cette première organisation de la vie nationale fut complétée ultérieurement par l'accession des citains.

Quelque grands qu'aient été les progrès politiques accomplis plus tard par la bourgeoisie, Liège, qui n'avait point été un municipe romain, n'était pas, vu la présence d'un prince souverain, appelée à devenir une de ces villes libres comme il en exista en Allemagne ou en Italie; néanmoins elle parvint à l'autonomie communale.

Antérieurement à Notger, saint Hubert, comme le dit Anselme, avait attribué aux habitants la jouissance du droit civil comme aussi l'usage des poids et mesures. Il est remarquable que cette reconnaissance des droits civils coïncide avec l'établissement à Liège des anciens évêques romains de Tongres, abandonnant leur second siège, Maestricht, en territoire germain, où d'ailleurs la puissance d'un comte n'aurait pu que leur porter ombrage. Si peu explicite que soit la brève affirmation d'Anselme, l'attribution ou la reconnaissance d'une juridiction civile apparaît comme une des conditions premières de la fondation épiscopale dans la vallée de la Meuse romane.

La condition exacte de ces premiers oppidani doit être étudiée dans tout le groupe ethnographique qui nous avoisine, et ce qu'on en peut connaître dépend en grande partie d'inductions tirées des documents hagiographiques. C'est là le point le plus éloigné des origines de nos futurs citains, et ce n'est guère qu'à partir des aspirations du XIe siècle que se marque la direction de cette classe d'habitants. On leur doit à ceux-là qu'il soit parlé de très bonne heure, dans nos villes de Liège et de Huy, de droits et privilèges soit que ceux-ci datassent de plus loin, soit qu'ils aient été reconnus sur un territoire dont le prince souverain n'avait pas la continue possession.

De ces anciens propriétaires du sol, qui avaient naturellement le droit de se régir, sortirent les chefs des lignages ou gentilités, diversement appelés en latin au XIIIe siècle, cives, nobiles, divites, insignes, etc.; ou, dans les chroniques, nommés bourgeois, grands, nobles, citains; on trouve les cives leodienses mentionnés dans nos premiers documents, comme les majores civitatis le sont dès le onzième siècle. Sans parler de ceux qui passèrent dans les rangs de la noblesse établie, ceux-là devinrent les chefs des familles politiques, les grands citains; tandis que se formait en-dessous d'eux le corps compact des petites gens, les communs, de diverse origine, anciens serfs, manouvriers, aubains ou afforains qui, en vertu d'un établissement devenant toujours plus ancien, recoururent à la ligue, le puissant moyen de l'époque, et firent valoir aussi des droits grandissant avec leur fortune.

Les renseignements les plus anciens nous montrent l'administration intérieure urbaine dans tout notre pays le Liège, dès le commencement, aux mains d'un mayeur ou major et d'échevins, les scabini.

Remplissant des offices seigneuriaux et restant à la nomination du prince, ils sont choisis parmi les grands citains. Ils constituent les premiers magistrats civils.

De la même façon qu'il y eut l'avoué ou représentant laïque de l'évêque pour les affaires d'ordre général, le mayeur ou maire est particulièrement placé à la tête du gouvernement intérieur de Liège. II est, dès l'origine, le maitre de la Cité, assermenté devant le Chapitre et nommé pour un terme illimité par le prince, qui ne pouvait traffiquer de cet office à conférer. Investi lui-même de certaine juridiction civile, notamment quant aux choses vénales, il s'appuie sur les échevins, dont il fait appliquer les sentences; le mayeur devient une sorte de lieutenant exécuteur, très redoutable et ayant sa prison; tout au moins comme dénomination locale, le nom de prison des maires s'est transmis, sur place, jusqu'à nous.

Ainsi, représentant le prince-évêque dans la Cité comme d'autres le faisaient dans les bonnes villes, le rnayeur vendait les récoltes domaniales, percevait les taxes sur les marchés, prélevait le tiers des amendes comminées par la cour échevinale. Plus tard, confondant à dessein les droitures fiscales des fora avec le lieu même, il s'arrogea la disposition volontaire des marchés ou des foires. A l'origine, il veillait là au respect de l'ordre public, au nom du prince. Quant à la police de la Cité, expéditive en cas de flagrant délit, elle était faite par les varlets du mayeur, et nous savons , par des détails rétrospectifs, que ceux-là devaient être bourgeois de la Cité, de bonne réputation; leurs noms, suivant la Lettre de St-Jacques (1433), devaient, au préalable, être adressés aux maîtres de la Cité. Ces agents ou varlets ne pouvaient, même de nuit, arrêter un tranquille citain ou étranger. Ils ne pouvaient conduire et tenir en prison jusqu'au jour, qu'aleune personne suspectueuse, causant trouble et dommage.

Les échevins sont des juges suivant la Loy, constituant le tribunal privilégié de la population bourgeoise, tout en composant cependant une cour seigneuriale aussi, puisque c'est le prince qui en nomme les membres. En Flandre, au contraire, on voit bientôt la bourgeoisie intervenir dans leur nomination. Dès lors, la différence même, dans l'origine du mandat, transforme l'institution. Tandis que les échevins flamands deviennent principalement des magistrats communaux, les échevins liégeois gardent leur caractère originel, qui les isole davantage de la population. Ils sont avec elle d'abord parce que celle-ci est avec eux, le premier effort d'une démocratie naissante étant toujours de s'assurer d'une justice distribuée suivant un droit au moins connu; mais au jour où celle-là veut davantage, elle se sépare des échevins et répudie une administration trop souvent dirigée contre ses nouveaux besoins.

L'autonomie urbaine , ainsi que le dit M. H. Pirenne dans un tout récent ouvrage sur la Constitution de Dinant (p. 21), n'a pas trouvé son expression dans les échevins, mais dans les jurés.

L'insuffisance de l'ancien droit administratif, le manque de garanties nécessaires, le contrôle des finances publiques, l'extension du domaine propre à la Cité, la surveillance de franchises toujours plus grandes ne pouvaient manquer de leur donner des subrogés.

C'est néanmoins aux échevins qu'il faut faire remonter les premiers actes publics de la Cité. Avant les jurati, ils composent avec le mayeur le conseil de celle-ci. Tout le tribunal échevinal? On peut ne pas le croire, si celui-là avait la garde du droit commun, il est vraisemblable que une partie des échevins seulement était dévolu, conjointement avec le mayeur qui les présidait, l'exercice des fonctions administratives.

Administrateurs et juges, les échevins régissent la Cité, connaissant de toutes les affaires: « C'est à savoir (document de 1250) ke toutes amendes, tout mesfait, toutes enfreintures, toutes entrepresures, tout ban, toutes deffenses toutes commandizes et tout estatut sont fait à Liége par le mayeur et les Eskevins et toutes amendes de quoi ke che soit, toutes escances, toutes peines, tout fourfait et toutes droitures levées. »

Issus des lignages, ils constituaient de toute façon une caste privilégiée. « A cel temps (1200) les Eskevins estoient Sanguours de Liege , » dit Jean d'Outremeuse (V. p. 207); Hernricourt nous montre l'échevin Louis de Surlet plus puissant que le prince-évêque Hugues de Pierrepont: « Sire Lowy Surlet (Miroir, p. 211) fut tous maistre delle citeit miez que li Evesque Houwe de Pirpont. »

De bonne heure, la juridiction des échevins pris comme juges, subit la loi d'une localisation très compliquée; on les retrouve partout dans le groupe liégeois. Généralement une cour échevinale se composait de sept membres; à Liége « cité mère et chef des bonnes villes » comme l'appelle Hemricourt, il y avait quatorze échevins. Leurs fonctions « perpétuées alle vie de ceux qui les tiennent » restaient le plus souvent dans une même caste, et ce monopole de fait contribua à former une sorte d'aristocratie de robe , bientôt trop séparée de la population urbaine dont elle sortait: de là des tendances politiques particulières, des occasions de corruption et des incriminations continuelles.

Accusés de partialité dans les longues luttes soutenues par les Petits contre les Grands, hommes issus des lignages conservateurs obstinés, les échevins se virent même personnellement menacés dans l'exercice de leurs fonctions de juges. La Cité offrait en 1347, cent vingt mille écus d'or au prince à la condition de prendre annuellement des échevins parmi les membres du conseil de la Cité. La commune, par le mandat annuel et électif, serait revenue naturellement et sans le savoir aux procédés des anciennes républiques, maîtresse du droit et en réglant toujours l'exercice.

Mais il n'en alla point ainsi.

Bien que dans une Lettre le prince (1386) se soit déclaré « Sires Soverains et Singuliers Correcteur des Esquevins », ceux-ci restèrent inamovibles et infaillibles, juges d'appel des autres cours, sans appel eux-mêmes dans le pays,« Chieff delle Loy ». Comme d'autres, la paix d'Angleur, organisa à nouveau la coutume générale du pays, en suite de la victoire des Petits. Celle-ci, après le massacre de Saint­Martin (1312), expulsa les grands lignages de la juridiction qu'ils avaient seuls exercée. L'échevinage fut encore réformé (1385), après une enquête tenue du chef de vénalité contre les 14 échevins, tous reconnus coupables, sauf un seul qui ne siégeait jamais.

Dans la partie de la chronique de Zantfliet relative à cette grave affaire, le lecteur retrouve, aisément, nombre de traits de moeurs. On y voit, par exemple comment un mécontent use de tous les moyens, ordinaires déjà, pour former l'opinion populaire.

Irrité contre ses juges les échevins, qui l'avaient dépossédé d'un héritage, un certain Gilles de Laveu, manant de four Casteal, dit Hemricourt - « s'en va par le marché, les tavernes, les carrefours, les places publiques, les villes, les bourgades, partout où il pouvait aller, diffamant tous les échevins comme vendant la justice faussaires, les pires des larrons ».

Le peuple s'était assemblé au palais suivant la coutume, pour régler des affaires auprès du prince; le tribun improvisé, sûr après entente préalable d'être soutenu, se mit au milieu du cercle des citains et prononça un réquisitoire virulent, dont le chroniqueur latin refait aisément une de ces diatribes passionnées, prononcées au forum romain au temps des luttes soutenues par la plèbe contre le patriciat. La mise en accusation fut décidée et une commission générale fit l'enquête. Notons sinon à propos de cette condamnation, du moins s'il s'agit des échevins en général, qu'il faut faire la part de l'exagération, et croire que dans la défaveur qui les poursuivit, l'exercice même de la justice, ou le maintien de la légalité, dangereux surtout alors, reste un motif qui ne doit pas être passé sous silence.

A la suite de l'enquête, sur l'avis conforme de l'empereur, le prince choisit de nouveaux échevins, s'adressant même à de simples citains intègres et instruits. Ceux-ci remplacèrent donc avec les grands, et non sans difficultés d'abord, l'ancien sénat judiciaire par un nouveau corps. Il se composa finalement de jurisconsultes de carrière, conservateurs de l'ancien droit, familiers du palais qui, pour se hausser, se séparèrent du populaire, et d'autre part, furent soigneusement tenus à l'écart du mouvement communal. La cour resta seigneuriale.

Telle est, en résumé, l'histoire initiale de l'échevinage liégeois, représentation primitive de la bourgeoisie, laquelle finalement l'abandonne, tandis qu'il revient à la noblesse, au clergé et au prince.

Reprenons encore la question des origines.

A une date reculée même, les anciens habitants du territoire urbain, que nous avons tenu à mentionner tout d'abord, avaient prospéré, et ils restaient sous l'empire d'une première organisation politique dont ils étaient exclus. Les chefs de famille, marchands, exerçant une profession, propriétaires, s'étaient multipliés. Ils se groupèrent en vue de la protection de leurs intérêts, source de droits nouveaux.

La Meuse, comme le Rhin, servait de voie naturelle au négoce; Dinant, Huy, Liége étaient des marchés, et les bourgeois-marchands semblent s'être, des premiers entendus et ligués; les métiers durent former très anciennement aussi de ces corporations d'artisans connues déjà à Rome et dans le vieux monde romain. Certains métiers devinrent même d'autant plus puissants par le nombre qu'ils avaient été moins en honneur auprès des riches. L'oeuvre de l'association obtint tout succès, en ce temps où l'individualité isolée ne comptait pas.

Il se forma, on le sait, des alliances jurées. Quant à Liége spécialement, il vaut la peine, nous semble-t-il, de voir comment, dans les diplômes de Henri VII, roi des Romains, des années 1229-30-31, la stylistique latine de la chancellerie princière cherche à nommer cette chose nouvelle, qui s'était simplement appelée la commune ou communalteit de Liège.

C'est la « conjuratio quam inter se cives fecisse dinoscuntur ad omnia jura ipsorum conservanda «. Ailleurs les termes assemblés de « communiones, confederationes, colligationes seu conjurationes », désignent encore la commune « quocunque nomine censeatur »; et cette communion des citains ou leur conjuration représente leurs libertates, jura et paces. Un autre texte décrit, et apprécie ainsi l'organisation et la portée du mouvement communal: « quidquid a burgensibus seu oppidanis aliquibus in praejudicium Ecclesiae et episcopi Leodiensis juramentis seu colligattionibus, extitit ordinatum vel constitutione quadam attemptatum.

Généralement, dans les communautés, des membres désignés, assermentés, furent commis pour surveiller toutes les affaires locales et d'ordre intérieur. Il fallait à la bourgeoisie de nouveaux moyens d'administration pour arriver au gouvernement d'elle-même; elle les obtint en vertu du besoin qu'on avait d'elle; son importance économique lui valut une position sociale sans cesse améliorée et des droits politiques toujours plus complets; elle devait un jour arriver à la prépondérance.

Le début du mouvement de la commune liégeoise est donc signalé par l'apparition des jurés. Les jurati prêtaient serment de fidélité à la chose commune; comme après l'obtention d'une convention plus avantageuse, ils enjuraient l'observation au nom de leurs mandants. Le serment investissait le mandataire d'une double fonction. Il devenait homme public, et, vis-à-vis du pouvoir, comme contractant, il pouvait être un surveillant redoutable. Le même serment unissait les jurés, qui formèrent un corps nombreux, investi même de pouvoirs au criminel quand il s'agissait de l'observation des franchises; ils étaient alors d'actifs inquisiteurs; de la même façon, toutes les affaires d'organisation intérieure, entre bourgeois, leur étaient déférées.

La bourgeoisie sut, ici comme ailleurs, mettre à profit des circonstances favorables, comme le meurtre d'Albert de Louvain (1192), et la lutte de deux prétendants; l'occasion chez nous du sedes vacans était toujours prête, souvent attendue. L'élection d'Albert de Cuyck (1193-1200) marque dans notre histoire une date d'une importance capitale. Comme d'autres princes, il se montra favorable aux bourgeois. Les princes, d'ailleurs, soutinrent en général, tantôt les intérêts de la noblesse, tantôt ceux du peuple, préoccupés avant tout de l'exercice de leurs droits seigneuriaux. La charte d'Albert de Cuyck fait passer dans le droit politique du pays les avantages réclamés par la bourgeoisie, dont la situation juridique à cette époque est ainsi nettement déterminée. Thierry d'Alsace joue en Flandre le même rôle protecteur, et un mouvement général produit êtes effets identiques: les jurés apparaissent, en signe de l'autonomie partiellement acquise ou à compléter. Les jurati sont mentionnés en 1127 dans la keure de St-Omer, à Utrecht en 1251; à Dinant, pour la première fois au pays de Liège, en 1196. Ainsi qu'à Liége, il y eut des jurés à Metz, à Verdun, à Noyon, et il est utile de remarquer avec M. Pirenne (op. cit., 35), que Noyon , Verdun, Utrecht sont aussi des villes épiscopales. Si l'échevinage garde à Liége son caractère seigneurial, les jurés, mentionnés en 1231, se maintinrent en revanche comme dans le nord de la France, tandis qu'Outre-Rhin, où l'église impériale garda plus de puissance, ils ne purent se soutenir. La lutte communale, presque révolutionnaire, qui commença en 1229, vit en 1254-55 nos villes soulevées contre Henri de Gueldre; malgré l'intervention de l'empereur d'Allemagne et des princes de l'empire, cette lutte, finalement, tourna à l'avantage des communes de notre pays, liguées aussi et conduites par leurs jurés et des chefs ou maîtres de la bourgeoisie. Bien avant la fin du XIIIe siècle, le prince reconnaît les magistratures communales; les jurés sont officiellement et légalement constitués par la charte de commune donnée à St-Trond en 1288. Les aspirations du XIe siècle étaient, à la fin du XIIIe, devenues des faits accomplis.

Les jurés sont-ils plus anciens que les maîtres de la Cité? S'il est difficile de répondre à cette question par des faits et des dates précises, prises dans notre ancienne histoire liégeoise, on peut dire d'abord que les jurés ont constitué vraisemblablement la première magistrature populaire qui ait répondu aux nouveaux sentiments d'indépendance; premièrement à cause des dates plus reculées auxquelles dans les pays rhénans, nord-français et belges, on constate l'existence des corps de jurés; à cause aussi du caractère collectif ordinaire aux premiers mandats donnés par des ligues bourgeoises; enfin il paraît naturel que des chefs comme les maîtres de la Cité aient été nommés seulement après la première organisation de cette milice choisie que composaient les jurés.

Mention est faite fréquemment de ceux-ci dans le courant du XIIe siècle; on compte dans les villes des pays susmentionnés, treize, trente, trente-deux et diversement jusqu'à quatre-vingts jurés magistrats, comme à Cambrai; partout ils sont nombreux. Leur existence, nous l'avons dit, est mentionnée à Dinant avant que nous puissions le faire à Liège. Dans cette dernière ville, on les cite en 1231, à propos d'une convention intervenue le 12 décembre au sujet des Degrés, entre le Chapitre de Saint-Lambert, le mayeur et les échevins; la connaissance incomplète qu'on a des documents, fait que l'histoire des jurés se confond avec celle des maîtres. Si les faits étaient mieux connus, il y aurait évidemment à discerner des différences de dates: la logique de l'histoire a confondu comme auteurs chez nous des mêmes effets, jurés et maîtres.

Pour terminer nos observations sur ce point mal établi dans nos annales, disons qu'en général le nom de juré a dès l'origine une très grande extension. Les jurés de communes, jurati communie, désignent même fréquemment en France les bourgeois ou voisins, les habitants des voisinages, les vinâves liégeois, qui ont joué un grand rôle dans l'organisation de la bourgeoisie. L'expression juré de commune vient du serment de commune, juramentum communie, prêté publiquement par ceux qui s'affiliaient à la communauté. Le juré magistrat en prêtait un second de fidélité aux intérêts de la Cité, qui l'affranchissait de tous autres serments, quia juraverat initio.

Les premiers magistrats populaires gardent ce nom d'assermentés ou jurés. Dans des villes régies par les établissements de Rouen (V. GIRY, Bibl, de l'Ecole des hautes études, II), les échevins, les conseillers, ceux des conseillers qui remplissent les deux charges de maire et de sous­maire , sont compris sous ce même nom de jurés.

A Liège, les deux maîtres sont de fait deux des jurés, et, dans leur ensemble, ceux-ci sont les conseillers naturels et permanents des maîtres reconnus. Ils constituent le conseil primitif de la Cité, dont ils sont magistrats, en commun et à part.

Il est de l'essence même de la commune d'avoir, suivant ses franchises, une juridiction spéciale. Les jurés liégeois ont avec les maîtres des droits politiques et une juridiction contentieuse. Les jurés des vinâves, témoins légaux enquêteurs, étaient les juges qu'invoquaient leurs pairs les bourgeois, après leurs querelles: « Li jureis en chascun Vinavle doient et puelent enqueirre et jugier des meffais qui advenront en tous Vinavle ou defours la Citeit à plus près de leur Vinavle. » (Statuts, 1328).

Ce juge bourgeois assermenté existe simultanément avec le juré spécialement conseiller, avec les consiliarii ou consultores; aux termes de la lettre dite de St-Jacques (1343 ) quarante-six jurés et quatre-vingts conseillers administraient la Cité avec les deux maîtres.

Finalement, comme dans le Nord-Français, le nom de juré disparaît, celui de conseiller reste, et le nom de juré est gardé chez nous par certains fonctionnaires administratifs chargés de services spéciaux et rattachés par la bourgeoisie à la Cour échevinale.

C'est surtout au mouvement communal de 1230 qu'il convient de rattacher l'existence des maîtres de la Cité. Une indication de Bartollet (Epitoma CCXLIX) la reporte beaucoup plus haut, puisque, résumant une lettre de la Cité à propos du moulin de Longdoz, ce document établit, est-il dit, qu'il y eut des bourgmestres de Liége, Leodii burgimagistri, dès l'an 1069. Malgré l'autorité de Bartollet et en l'absence du texte de la pièce même, le renseignement est peu sûr; il y eut d'ailleurs, en général, des magistri civium de diverses catégories.

On trouve les maîtres jurés mentionnés en 1231 (V. Schoonbroodt, Archiv. L., n° 82, et Bullet. Inst. arch., t. II, annexe): « Magistratus vero populi, videlicet Aegidius et Alexander cives Leodienses... pro se et pro toto communi Leodiensi juraverunt, etc. »

Les magistrats du peuple, Alexandre et Gilles, citains de Liège, jurèrent pour eux et pour toute la commune liégeoise, etc.» Dans une pièce de décembre 1231, on trouve énumérés seulement Ii maire, les esquevins, les jureis - et toute la commone (Jean d'Outremeuse, III, 68); mais, immédiatement, en 1242, les maîtres aussi sont cités: « ly maire et les esquevins, et les maistres et jureis et tout le commonalteit del citeit de Liege (Jean d'Outremeuse, III, 69). »

Ces maîtres, qui arrivèrent à occuper la magistrature suprême de la Cité, paraissent n'avoir eu d'abord qu'une existence intermittente; ils sont irrégulièrement mentionnés; certains sont à la fois échevins et maîtres. Les premières armes magistrales que donne le Recueil héraldique des bourgmestres de la cité de Liège sont celles de Louis Surlet, échevin; la deuxième mention relate les noms de Pierre de Skendremal, maître de la Cité de Liège en 1242, et de son collègue Jacques de St-Martin; ils sont cités d'après une charte relative au départ des Frères mineurs quittant Beaurepart pour s'établir près du Marché. D'autres maîtres, parmi les suivants, sont également échevins. Les uns comme les autres sortent d'ailleurs de la bourgeoisie, au milieu de laquelle les échevins occupaient encore une position prédominante. Mais les fonctions de ceux-ci, distributeurs de la justice urbaine et administrateurs des citains, leur sont enlevées par les maîtres, leurs subrogés et, à l'origine, leurs adjoints. Les maîtres le font en vertu des premières franchises, puis viennent de nouveaux statuts.

C'est poser une question curieuse et importante que de chercher a savoir comment les fonctions de maîtres-jurés de la Cité se sont détachées de celles des échevins ? Nous n'avons pas d'annaliste qui nous fasse assister à la naissance comme aux premiers développements du mouvement communal; au défaut du détail, il nous faut aujourd'hui tenir pour satisfaits, si nous savons par quelle tactique de paix ou de guerre, l'échevinage et la bourgeoisie se sont combattus ou entendus.

Jean de Warnant, prêtre hesbignon, qui écrivait vers 1374 sa chronique, rattache, suivant la mode de son temps, les luttes dirigées par les communiers contre le Chapitre et le clergé, a un seul fait concret une bagarre, ou le valet d'un chanoine de Ste-Croix trouva l'occasion de percer un laïque d'un coup de stylet, arme défendue par la loi. S'exclamant sur la haine et l'orgueil, c'est de cette querelle, dit le chroniqueur, que provinrent tant de maux. Le texte même de ce Johannes Presbyter mérite d'être cité: « Après le retour des chanoines (ils avalent suivi l'élu, Henri de Gueldre, dans son exode), les échevins (ils avaient rétabli les droits laïques aux dépens du clergé) craignirent que l'élu, vu leur conduite, ne fît abattre leur maison. C'était alors la coutume de jeter par terre la demeure des malfaiteurs. Aussi, pour mieux résister aux chanoines, firent-ils cause commune avec le populaire, et ils choisirent, de leur côté, en qualité de maître du peuple, certaine idole de la cité, Henri de Dinant, comme on l'appelait. Ils voulaient pousser la foule a conserver la liberté de la ville. Ils forcèrent Henri à jurer qu'il la maintiendrait fermement et défendrait le peuple contre l'élu et tous autres. En outre, ils organisèrent, dans la cité, les Vinâves, placés chacun sous les ordres d'un chef, afin qu'ainsi, en cas de besoin, le populaire fût plus vite rassemblé et conduit en guerre. Les échevins le faisaient ainsi pour abattre le clergé, mais cela retomba sur leur tête: "'retortum est in caput eorum. » Cette simple et dernière phrase du fragment cité par Chapeauville annotant Hocsem (p. 282), paraît résumer l'évolution liégeoise.

Des intérêts communs, maintenir les droits des laïques et desserrer ou rompre des liens féodaux et ecclésiastiques, unissent les patriciens et le peuple; et les échevins favorisent les premières entreprises d'organisation populaire, la commune, dont ils ne soupçonnaient pas l'importance future. Ils coopèrent à l'établissement des maîtres de la cité, des burgimagistri, leur premier mandat paraissant utile dans le présent, point menaçant dans l'avenir.

Mais bientôt leur administration, conjointe d'abord, se sépare. Les échevins désabusés, se résignant ensuite (1313) à partager le gouvernement avec les métiers, sont exclus finalement de l'administration de la Cité.

La question fut solennellement posée le 9 janvier 1312, dans la salle de la Violette, où étaient assemblés les Grands et les Petits: Les échevins de la Cité ou autres ont-ils à connaître contre les maîtres et les jurés de toutes paroles ou faits passés ou futurs, particuliers on communs commis au nom de la communauté pour les besoins du peuple et de la Cité? - Ils n'ont pas à en juger, fut-il répondu en autant de termes que la question en comportait; et ainsi, tandis que l'échevinage perdait tout contrôle sur l'administration publique, les maîtres et les jurés devinrent les chefs reconnus de la Cité.

Adolphe de la Marck a beau se plaindre que les maîtres s'arrogent le droit de décerner la bourgeoisie, font des ordonnances de leur propre mouvement et punissent les contrevenants: le prince souverain est débordé.

Élus par le peuple ou par leurs pairs les jurés, les maîtres n'ont plus laissé à l'échevinage, placé jadis à la tête du gouvernement urbain, que la juridiction de la Loy. Forts des franchises, ils surveilleront même les échevins quant à l'observation de celles-là, décrétant contre eux le bannissement, en cas de déni de justice.

Il fallait à la direction utile de la bourgeoisie une action plus personnelle et décidée que celle des jurés, dont le grand nombre diminuait la force. Qui présiderait les conseils? qui les assemblées? A qui attribuer le mandat d'une mission importante, le commandement de milices? La tache devait revenir aux maîtres, annuels chez nous comme dans les démocraties, au nombre de deux, peut-être parce que, des quatorze membres qui composaient la cour échevinale, deux auraient été jadis chargés, avec le grand-mayeur, de l'administration intérieure de la ville? Cette même magistrature de la maîtrise, sans parler des viIles du pays de Liége, se retrouve là où se fonde et se développe la Commune, à Wesel, à Maestricht, Louvain, Aix-la-Chapelle, Cologne et autres cités; on appelle les titulaires de ces charges importantes, maîtres simplement, ou maîtres des échevins, sénateurs de la cité, prévôts, maires, préfets, rewards, avoués; en dépit des empereurs (V. A. Wauters, Lib. com., p. 608), ils sont maintenus forcément par les communiers; les maîtres occupent partiellement le cours du XIIIe siècle de leur puissance naissante; et chez nous, dès 1288, ils sont régulièrement reconnus en même temps que les jurés.

Ce ne fut pas seulement Liège qui obtint et garda ces maîtres assermentés jurant de maintenir intactes les franchises de la ville et prenant à l'intérieur comme du côté extérieur les mesures propres à protéger et à conserver la liberté acquise, prêts aussi à l'étendre encore. Le second mouvement communal de 1254, auquel s'associe le nom de Henri de Dinant, avait été irrésistible. Partout, dans le groupe des villes liégeoises, on avait chassé les hommes revêtus de la dignité échevinale, du moment qu'ils se refusaient à jurer fidélité aux privilèges de la Cité. Le droit des bourgeois à former une communité ou commune s'était fait reconnaître, et partout ils avaient la ban-cloche et le sceau de la communauté. Et voici comment on entendait à Liége la protection garantie à chaque commune du pays; la déclaration a la valeur d'un exemple de ces anciennes fédérations jurées: « Nous ly maistres, eschevins, jureis et toute la communaulté de la citeit de Liége - en tous cas qui toucheront les franchises le pays, les droitures et le proffit de notre citeit et de nous, soit à statut ou par tout autre manière - nous serons tous ensemble et chacun de nous pour luy aidant, et tout à ung, encontre tous ceux qui encontre les franchises yront ou voiront alleir. » (Louvrex, II, 8). C'était l'organisation de la ligue des bonnes villes, des communes liégeoises.

La bourgeoisie arrivait à son but: l'établissement et la reconnaissance de l'état-tiers, à côté de la noblesse et du clergé, comme troisième pouvoir.

Elle s'appuyait d'ailleurs sur la progression constante d'une suite de constitutions consenties par le prince et dont le nom parle assez haut: les paix, traités conclus pour obtenir la tranquillité publique, et dont les clauses constituent le droit politique liégeois. Ce droit reste constamment en évolution, et à cause du développement historique qui le modifie toujours, successivement au profit du patriciat urbain, des Grands, des Petits, de la démocratie extrême, il paraît impossible de présenter comme en un synchronisme le résumé des institutions tant liégeoises que de la Cité particulièrement. Il est cependant telles paix publiques qu'on ne peut s'empêcher de mentionner, à cause de leur importance politique. Celle de Fexhe, de 1316, déclarait que les Liégeois ne pouvaient être « meneis et traitiés que par loy et jugement d'eschevins nu d'homes solonc ce que à chascun et au kas afferra, et nient autrement; que si loy et costume du pays sont trop larges ou trop estroites, ce doibt estre attempré (modéré) par le sens du pays. » Le sens du pays, c'était la consultation du prince et des trois états, le clergé, la noblesse, la bourgeoisie. Faire observer que tout représentant se considérait, non comme le mandataire exclusif de son ordre, mais comme le membre consulté d'une assemblée ayant en vue l'utilité générale du pays, c'est aussi dire que l'université liégeoise, grâce au mouvement communal, nous offre au XIVe siècle le spectacle d'un des plus anciens gouvernements parlementaires de l'Europe.

C'est encore du règne - caractéristique dans l'histoire de la bourgeoisie - d'Adolphe de la Marck, obligé de conclure sept ou huit paix, que date l'établissement du Tribunal des XXII, réuni à certain jour pour connaître de toute violation de loi ou déni de justice de la part des gens du prince; il comptait quatre membres du Chapitre de Saint-Lambert, quatre chevaliers et quatorze bourgeois. Pareille institution fait le mieux juger des progrès accomplis au bout de la longue lutte constitutionnelle qui signale le XIIIe et le XIVe siècle. Avec le tribunal dit des XXII se marque l'achèvement des institutions politiques liégeoises.

S'agit-il de la Cité même, elle vit en 1343 abolir à son profit le délit politique, sauf en certains cas où le consentement des maîtres n'avait pas été donné; encore, enquête ou poursuite ne pouvait avoir lieu sans le consentement de la Franchise, commission composée des deux maîtres et de douze jurés dont six Grands et six Petits. Bientôt, les bonnes villes du pays se pourvurent de ce jury communal, en garantie de leurs droits et liberté d'action.

Ajoutons que la Commission précitée tirait son nom de celui que portait l'ancien territoire des Citains, privilégié, appelé la Franchise à cause des libertés dont ils y jouissaient. Quant au temps, la charte, d'Albert de Cuyck, ratifiée en 1208 par Albert, roi des Romains, ne fait comme le dit un de nos plus savants juristes (V. Raikem, Discours de rentrée de 1862), « que confirmer un état de choses préexistant »; le droit existait avec la coutume. Relativement aux limites de la Franchise, les échevins et les jurés en gardaient la tradition. Au sujet de l'espace, si le territoire de la Franchise fut exigu, disons qu'à l'ancien vinâve du Marché s'ajoutèrent successivement cinq autres vinâves ou voisinages étendant toujours la Franchise, et dont on peut ainsi relever les bornes: le clawi ou clau, pilotis planté au Pont d'Avroy, la hauteur de Ste Walburge, la liche ou frontière de Coronmeuse, le « clavier de pont d'Amécourt » .

Avec quelques différences de droits, la banlieue, distincte d'abord de la Franchise, finit bientôt par faire corps avec elle; les leucales ou leucaux, gens vivant à une lieue du Perron, partagèrent naturellement les destinées des citains, leurs alliés par les intérêts et par le sang. Ainsi se compléta l'expression officielle la Cite, franchise et banlieue de Liège.

On sait quelle matière offrent aux études de l'historien jurisconsulte les documents politiques et administratifs de la principauté: le commentaire comporte plus d'étendue encore, et nous avons à rester dans le champ plus étroit de l'exercice des pouvoirs communaux. Bornons-nous à rappeler que si la Cité, autonome dans les limites de ses franchises, sut se donner à elle-même une administration compIête, dans les paix, ces actes constituants émanés du prince souverain, se retrouve aussi l'action indirecte du peuple et de ses magistrats. Même des restrictions à la puissance populaire n'ont fait qu'augmenter les moyens et le nombre de ceux qui la dirigeaient. Ainsi, quant à la représentation communale, organisée par certaine paix dite loi de murmure ou de sedition, ce fut malgré elle qu'en 1330 des restrictions furent apportées au rassemblement de la commune tout entière, réduit à de certains cas et que délégation fut donnée à des Conseilhours de la représenter. Les maîtres avaient eu dès l'origine des conseillers naturels dans la personne des jurés. La paix de Geneffe laissait subsister les jurés comme jadis; d'autre part, elle réduisit à quatre les cas où l'on pourrait assembler la commune entière: oust (levée), obliqies, talhe, escot; autrement, quatre-vingts conseillers à élire par les maîtres et les jurés avaient à représenter la commune pour délibérer avec eux (Lib. cart., 859). Peu après, en 1331, pendant une période de luttes qui durèrent quarante-cinq ans, la paix de Vottem adjoignit aux maîtres de la Cité un petit conseil de quarante et un grand conseil de quatre­vingts membres. Vingt membres sortaient annuellement du petit conseil, et douze électeurs choisis par le conseil lui-même, pourvoyaient à leur remplacement. Le petit conseil, ainsi reformé, avait alors à élire deux maîtres et quatre-vingts membres du grand conseil; la moitié des élus devait toujours appartenir aux Petits, l'autre moitié aux Grands.

Dans la Cité, les six rues d'Ile, St-Servais, de St Jeanstrée (vis-à-vis St Jean-Baptiste) et la rue des Prés, servaient au séjour ordinaire des Grands, chacune ayant blason et cri d'armes. Les nobles, finalement, se trouvaient remparés dans le Vinâve de la Chaussée des Prés. Hemricourt ajoute à ce propos ce détail significatif: « Dans le reste de la cité, il n'y avait nul chevalier. »

On comprend quelles préoccupations soulevaient annuellement dans la Cité des élections à faire dans les conditions susmentionnées, et quel écho elles trouvaient au siège même des magistrats communaux. C'est alors surtout qu'on voyait, sortant de leur Chambre, s'agiter autour d'une Maison de Cité, sur la place publique du Marché, les corps de Métiers formés vers 1297, confrèries établies par la communauté des intérêts professionnels, politiques et militaires, cause et effet tout à la fois du mouvement communal.

Jusqu'en 1394, les bourgmestres furent mixtes; après cette date, la magistrature devint plébéienne. Sans doute, on rencontre dans ses rangs un grand nombre de patriciens, mais ils ne sont élus qu'à la condition de s'être fait inscrire dans une corporation; et, comme le fait remarquer de Gerlache, s'ils se trouvent les patrons du peuple, ils sont aussi ses créatures.

Ainsi s'affirme clans la Cité le triomphe de la bourgeoisie enrichie par le travail, sur la noblesse décimée et ruinée par les guerres, par celle-là surtout qui éclata entre Awans et Waroux et termina son cours tragique par un mariage, de la même façon qu'elle avait débuté par un enlèvement.

La lutte est ensuite dirigée contre le prince; et, jusqu'à l'intervention fatale des ducs de Bourgogne, la puissance de la bourgeoisie ne fait que grandir.

Si, laissant le développement général des institutions nous cherchons à localiser les faits, à rétablir ou indiquer seulement d'une manière précise les lieux politiques de l'ancienne Cité liégeoise, la tâche devient difficile, vu l'éloignement où nous sommes maintenant de nos propres origines, à cause aussi de l'interruption des traditions causée par le désastre de 1468.

La Maison de la Cité, disions-nous pour désigner le local où se réunissaient les magistrats populaires: où fut-il, quel était-il dès le début? Dût-on recourir sur la question originelle, à certaines conjectures, on serait aujourd'hui d'autant plus curieux de savoir, qu'on se croirait tout d'abord dans un cas d'ignorance forcée.

Il semble naturel de penser que la fondation religieuse de Saint-Lambert, en suite même de sa richesse, a eu les premiers locaux publics ou communs. A côté de l'église étaient les cloîtres, les encloîtres ou èclôses, vaste espace de terrains et de constructions entourant Saint-Lambert. C'est là sans doute que se sont débattues les premières questions intéressant à la fois la population d'une part, et le prince avec le Chapitre, qui, s'ils avaient de grandes ressources, avaient aussi des besoins égaux.

Des conventions ont dû établir certaines façons de vivre, d'administrer, qui visaient à constituer des règles de conduite et des principes de droit. Le règlement des taxes occupe dans l'histoire communale une place importante et, comme le droit, regardait le mayeur et les échevins. Le Chapitre leur fournit, à eux et à leurs justiciables le premier local. C'est à celui-ci, probablement la maison des échevins, que s'applique ce texte de la chronique de Gembloux (fol. 38), très intéressant, encore que l'indication ne soit pas absolument précise:

« Est autem locus in claustro Sancti Lamberti Leodiensis, in quo cives consueverant ab antiquo in unum convenire ad tractandum de re communi. Hic ergo cum quodam die convenissent scabini, magistri, vinitores civitatis, ut per eos taxatio fieret, etc. » - « Il a un lieu dans les encloîtres de Saint-Lambert où les citains avaient pris l'habitude dès l'ancien temps de se réunir pour traiter des intérêts communs. Là donc certain jour s'assemblèrent les échevins, les maîtres et les viniers ou vendeurs de vin de la Cité, au sujet de l'établissement d'une taxe... »

Les échevins sont nommés avant les maîtres, c'est à cause de leur local; c'est aussi en suite de l'importance de leur personne et de leurs fonctions en matière de législation et de lois fiscales. La première bourgeoisie avait été heureuse de pouvoir recourir à la protection du droit, administré par des concitoyens lettrés, et la maison des échevins, placée entre les degrés de Saint-Lambert et le Marché, servit de siège au pouvoir judiciaire seigneurial, et de lieu de recours aux citains. Mais ceux-ci trouvèrent que trop souvent le droit était appliqué à leurs dépens, et, nous l'avons dit, ils ne manquèrent pas d'articuler contre leurs juges des griefs durables, dont le moins terrible n'était pas celui de vénalité. (V. NORTHOF Chronicon Comitum de Marka, préf. Tross 12 et 14.) Ils cherchèrent leur protection ailleurs, et le tribunal, dont eux-mêmes, du moins les Grands, avaient fourni les juges, leur devint odieux. La simple mention des maîtres, dans le texte précédent, indique assez que bientôt, quelque part dans la Cité, ils seront maîtres chez eux.

Consultons, pour examiner leur dire, les écrivains nationaux.

Réveillant d'anciens souvenirs locaux, dans son Liège pittoresque, M. Polain a essayé, en 1843, de retracer l'histoire de l'édifice populaire par excellence auquel on pense tout de suite à Liège comme en Brabant ou en Flandre, s'il s'agit de la bourgeoisie: celle de la Violette, de notre plus ancienne Maison de Ville liégeoise, dont les destinées se lient intimement à toutes les péripéties de nos annales.

Après avoir indiqué, dans la manière de l'époque, l'importance du rôle politique de l'édifice communal, « Il est à supposer, dit l'auteur, que notre premier monument de ce genre date du XIe siècle, époque à laquelle les bourgeois de Liège commencèrent à obtenir d'importantes franchises. L'emplacement de cet édifice n'a pas varié chez nous, et c'est devant lui que se sont déroulés les plus grands drames de notre histoire. »

Et l'écrivain liégeois de nous montrer notre Maison de Ville située en face du marché, au-dessus de la Légia, et séparée du Palais épiscopal par une église, celle de Saint-Lambert.

Ce ne sont là que des données d'un caractère général; grâce à la connaissance des textes, on a pu de nos jours préciser davantage.

Usant des procédés de la critique, tant au point de vue de l'histoire que de la topographie, M. S. Bormans, qui a relevé nombre de documents de diverse valeur, fait observer, dans son curieux livre sur la Paroisse Saint­André, p. 414 , que le peuple n'eut de magistrats, que vers le milieu du XIIIe siècle, bien que ses premières franchises soient antérieures. « Mais, ajoute l'auteur, on peut supposer, avec vraisemblance, que même avant la création des maîtres, des hommes influents, considérés comme les chefs du peuple, avaient l'habitude de se réunir dans une maison portant pour enseigne une Violette, ayant peut-être une fenêtre ronde, une rosace, et transformée ensuite peu à peu en maison communale. »

Le raisonnement est juste sur la question des locaux; et ce moment où existent lis magistratures communales est décisif. Ajoutons que des documents, plus récemment dépouillés, permettent de reculer l'avènement de celles-ci de vingt années dans le passé; et leurs origines, plus lointaines, nous conduisant jusque à peu près vers l'an 1200. Il y a en outre certaines conclusions à tirer tant du voisinage de la Violette, de la Halle, que de deux textes de chroniqueurs.

Relativement à l'emplacement, qui n'a jamais changé, de la Maison de la Violette, nous connaissons cet ordre de voisinage: devant le marché, le petit édifice dit à la Violette, qui devint la Maison de la Cite; la Halle des tanneurs, bien autrement considérable; enfin, la manghenie ou boucherie.

Le lieu était fréquenté par les bouchers et les tanneurs, leurs confrères; de échoppes ou staux, s'établissaient tout autour le leur Halle, et l'on n'ignore pas que les gens de cette profession, les bouchers surtout, se sont distingués dans le cours de toute notre histoire par leur esprit de corps et une indépendance des plus turbulentes. II est assez naturel de penser que c'est dans la Halle des tanneurs, local qui s'y prétait sans doute le mieux, que se sont noués d'abord pour continuer ensuite, les divers projets d'organisation de nos premières corporations. Plus tard, les réunions devenues régulières se seront tenues dans la maison voisine, celle de la Violette, devenue la Curia civium, la maison civique, pour répondre à des besoins communs, définitivement reconnus.

Il a dû en être ainsi; et partout, dans la vie publique, l'établissement des locaux est devancé par les faits qui rendent ceux-ci utiles ou nécessaires.

Nous rencontrons d'ailleurs, chez nos premiers historiens, ces textes dont nous avons à tenir compte, car ils visent les commencements de nos annales politiques.

Gilles de Liége, dit le moine d'Orval (II, p. 209), raconte comment, avant d'être vaincu à Steppes en 1213, le duc de Brabant avait réussi à s'emparer de Liège par surprise:

« Le jour suivant, dit-il en latin, le duc de Brabant n'hésita pas, bien que ce fût dimanche, à enfoncer la Halle et à en tirer pour l'emporter, tout ce qu'il y avait trouvé… »

D'autre part, Placentius (Catalogus Antistitum Leodiensium) relate ainsi le pillage de 1212

« La maison civique qu'on appelait la Halle, où les insignes des maîtres, les décrets et les privilèges étaient conservés, fut incendiée de sa propre main, et réduite en cendres. »

Que l'annaliste ait ou non attribué à cette époque reculée des habitudes subséquentes, il n'en parait pas moins établi que la Halle a joué tout d'abord un rôle plus important que celui d'un simple local de métier. Elle a devancé la Violette. Mais la Halle devait rester la propriété des tanneurs, destinée à l'usage exclusif du métier. Du moment où les réunions des chefs des métiers, des maîtres, des premiers magistrats populaires, devinrent régulières, la petite maison « joindante, » probablement enseignée à la Fleur de Violette, leur servit de siège, non plus occasionnellement, mais régulièrement.

La Violette, remplace donc la Halle; puis, nous le verrons, elle la fait reculer; finalement, elle la supprime. Il en arrive sur le marché de Liège comme au Forum Romanum. Précisément les bouchers évacuent aussi la place pour se retirer de leurs tabernae, dans le macellum établi loin des basiliques. On retrouvera les nôtres en leur Mangonie de la Vesque-Court.

Quant à la Violette, l'état de propriété de celle-ci dut de bonne heure être compliqué pour toutes sortes de conventions auxquelles elle servit de gage. Probablement le dépouillement des chartes, plus avancé, fournira de nouveaux éléments de connaissance sur ce point. En attendant, dans la copie manuscrite du cartulaire de St-Lambert faite par Hinnisdael, (dépôt de l'Université) nous relevons de notre côté, cette pièce, n° 461, dont il n'est pas parlé dans l'inventaire des chartes dressé par G. Schoonbroodt. Nous la traduisons: «Assignation de 50 sols sur la maison de la Violette. Après des dissentiments survenus entre le Chapitre, d'une part, et les Maîtres Échevins, Jurés, etc., d'autre part, une convention est intervenue au moyen de 300 marcs en deniers liégeois, à payer par les Maîtres, les Échevins, etc., au Chapitre, sur laquelle somme le Chapitre a assigné à A. De Blankenhem Prévôt, pour le bien de la paix 50 sols sur la maison de la Violette. La discorde était née à l'occasion de la Sauvenière et d'autres affaires. L'an 1294, le samedi après la Toussaint. » Faisons observer que le Prévôt de St-Lambert avait la Sablonnière ou Sauvenière dans sa juridiction; et, quant à l'hypothèque prise sur la maison, elle implique précisément la reconnaissance du siège social de la commune et sa valeur en général dans les transactions.

L'obituaire de Saint-Lambert porte la mention, sans date, d'un don de 30 marcs par un chanoine, prévôt de Saint­Denis, pour lequel le Chapitre avait à toucher 40 sous sur la Violette.

Un texte latin du registre de la dite église, cité aussi par M. Bormans (Par. St-André. p. 414), nous dit à l'an 1348: « La maison de la Violette, sise près du Marché, Viola in foro, doit à l'église annuellement 12 marcs et les maîtres de la cité l'occupent avec les Quatre dits de la Violette, pour le cens susdit. »

Sur le Marché, ce centre de l'ancienne ville, où tout aboutissait, venaient se grouper, dans toute condition, les monuments les plus divers par leur destination, il s'élevait une autre construction, de pierres, jadis propriété du Chapitre. C'était la maison échevinale dite le Destroit des Echevins, qui y avaient établi le siège de leur office, moyennant une redevance.

Le Détroit était situé au pied des degrés de St-Lambert, donnant sur le Marché, proche de la Violette, et presque vis-à-vis. La maison des échevins était autant à l'usage de leur collège qu'à celui de leur tribunal. Ils s'y rassemblaient en cérémonie, y avaient une petite chapelle où tous les jours ils entendaient la messe, et une salle dite de Saint-Michel, où ne se pouvait faire autre oeuvre de justice que de juger et d'enregistrer des actes de notaire.

Le Patron de la temporalité, publié par M. Polain (Hist. de Liége, II, p. 433), s'explique ainsi sur le Detroit:

« Item, affiert az esquevins de Liège en général comme leur bon héritaige Iy maison où ilz jugent, assavoir: celle de pierre commenchant après des degrez de la grande égliese de Liège et allant en arrière vers le parvis, excepté le cellier et salveit (sauf) le droiture delle égliese et parmy sept marcs de cens qu'ilz en rendent à privost de la ditte égliese, et che qu'ilz en rechoivent defours (dehors) tourne en leur singulier profit. Et debveis scavoir que totte la ditte maison gist ès borne delle encloistre et n'y pueit-on faire nulles oevres de Justiche ne rien mettre en warde; mains ly maison de planche à devant sur le marchiet, giest sur le warissay...

Donc, ne pouvant avoir d'action effective sur les citains, si ce n'est, comme on disait, « sor leur propre xhamme », à savoir d'un local établi sur le Waryssai (Wérixhay, Wérisket) ou terrain communal, les échevins avaient obtenu de leur saingnor, du prince, l'érection d'un édicule de planches devant la maison de pierres sise sur le territoire du Chapitre. Leur office public, mesures d'exécution et proclamation de mise en garde de loi, se trouvait là sur le territoire urbain.

Le sens du mot Détroit dès lors nous paraît clair. Le terme destrictus a donné à la langue française destreiz, destroit, détroit et district. Il signifie emplacement, territoire, étendue de juridiction. Après ce sens premier de Juridiction scabinale liégeoise, le Détroit a désigné simplement le Prétoire des échevins.

II convient, avant d'aller plus loin, d'achever la citation de Hemricourt, qui nous renseigne sur la loge de bois du Détroit. Elle est sise sur le Warissay, mais les matériaux appartiennent « à Saingnor, et le doib tenir à ses frais, c'est à entendre des émolements delle justiche, où ly Voweit prend et maintient ly Prévost; et dyent ly saingnors de Capitle que si nécessiteit leur astoit, à cause de leur fabricque, de ravoir por l'amendement delle Engliese la ditte maison, qu'ilz le poroyent reprendre et faire leur volonteit. »

Là, comme partout, les froissements suivaient le point de contact.

L'histoire du Détroit des échevins est liée à celle de la maison des maîtres; mais les deux édifices, comme leur rôle, sont placés à l'opposite l'un de l'autre. D'une part, l'ancien droit et la Loy, les vieilles traditions d'une première administration urbaine déjà surannée, conservées par une aristocratie de robe, gardant son mandat seigneurial; de l'autre, des besoins nouveaux, une administration populaire toujours renaissante, s'assurant pour l'avenir une puissance plus grande, même prête à frapper de mort qui touchait aux franchises obtenues.

Marquons donc ici les points principaux de notre ancienne topographie politique: le territoire claustral, la double maison des échevins, la halle des tanneurs, puis l'édifice séparé et indépendant de la Violette, telles sont en résumé les étapes que nous avons à désigner sur cette voie de progrès continu suivie par notre bourgeoisie avant d'asseoir définitivement son siège et d'y augmenter sa puissance.


II

La Violette, deuxième édifice; organisation intérieure et fonctions des magistrats, principalement suivant la chronique de Jean de Stavelot et les documents de Bartollet; autonomie communale; la destruction de la ville par le duc de Bourgogne et ses suites. 1394-1497.


Ce fut précisément la plus petite de nos Maisons de Ville qui présida aux destinées de la commune pendant la période importante de l'affranchissement de la bourgeoisie. Elle vit l'effort le plus puissant comme le plus utile à la consolidation des pouvoirs communaux: elle reste d'autre part, la plus inconnue comme édifice. Mais l'emplacement est fixé, et si déjà, remplissant son premier rôle, la première Maison de la Cité a vécu, ses traditions restent.

Vers l'an 1394, la Violette tombant de vétusté, on la réédifia.

C'est cette nouvelle construction et l'ancienne à la fois, que vise le texte manuscrit du Répertoire de quelques antiquitez recueillies par Maître Jean Ryckman en 1590: « Elle avait été en estre deis l'an 1404, et plus avant comme je croy ». Précisant davantage, comme d'autres historiens liégeois, Foullon (Hist. pop. Leod. II, p. 42) raconte qu' « il fut accordé par une décision de la cité du 28 mai 1394, des exemptions d'impôt, de corvées et du guet, et la jouissance des droits de bourgeoisie pendant treize ans, à des Lombards ou prêteurs sur gages, disons banquiers, à la condition qu'ils compteraient une somme nécessaire à la construction de la Maison de Ville: « pro aedificio novae domus civicae delle Violette ».

Ce fut toujours dans l'ancien temps, une opération imprévue et difficile, que de faire un fonds pour l'édification d'un monument civil. De plus, il faut admettre que la bourgeoisie entendait que la Maison de la Cité fût construite dans de meilleures conditions que l'ancien local fortuit. Néanmoins on voit combien restait pénible encore le maintien de cet établissement communal, où ne s'exerçaient d'abord que certains pouvoirs administratifs; mais, ceux-ci vont toujours grandissant, au point de contrebalancer tous les autres, même de les déborder.

Cela se vit surtout au temps de la faction populaire des Haydroits, révoltés contre Jean de Bavière (1390), finalement ennemis déclarés de la Loi, d'où vint, dit-on, le nom injurieux d'osores juris. Cette loi parait avoir été celle du prince, dominée par le principe mal traduit d'Ulpien: « quod principi placuit legis habet vigorem. »

De plus, la nouvelle Maison communale était à peine assise, que déjà la ruine s'annonçait, la ruine même de la commune enveloppée dans un désastre complet.

Du moment où le Chapitre eût porté ambitieusement son choix sur Jean, prince de Bavière, allié aux ducs de Bourgogne comme aux principales maisons souveraines de l'Europe, la direction de la principauté se mêle à la grande politique de l'époque et cette rencontre, comme elle le fut toujours, ne pouvait manquer de lui être fatale. Elu à 17 ans, le prince maladroitement conseillé, fut chassé, et de Maestricht, où il avait établi la cour de l'official, tout en fermant celle des échevins de Liège, il appela à son aide le duc de Bourgogne. Henri de Perwez fut à Liège nommé Mambourg, et Thierry, son jeune fils, prince désigné. En ces temps troublés, il y avait tout aussi bien deux empereurs et deux papes, et chaque parti liégeois trouva à qui recourir, tandis que dans la Cité régnaient la vengeance et la persécution. La bataille d'Othée (22 sept. 1408) mit fin à cette situation. Elle fut gagnée par le duc de Bourgogne et le comte de Hainaut, sur les Liégeois, qui perdirent sur le terrain une quinzaine de mille hommes. Le prince-évêque reçut, en guise de trophée, la tête de son rival, et il n'y eut de cruautés que les princes ne commirent. La sentence qu'ils rendirent contre la Cité (24 oct. 1408) supprima tous ses droits: plus de maîtres, ni de corps de métiers; la justice au prince, et passage libre aux ducs avec gens d'armes et autres; 220,000 écus d'or à payer.

On brûla sur le marché les étendards des métiers; les chartes et lettres de la Cité furent transportées à Mons, où l'on fit disparaître notamment l'ancien acte par lequel Richilde inféodait le Hainaut à la principauté liégeoise.

Cependant, le Chapitre représentant au Prince que ses alliés consommaient la ruine même du pays, un rétablissement partiel s'ensuivit. Si le Chapitre, qui le désirait avant tout, obtint à nouveau des privilèges, la Cité rentra en possession d'un certain nombre de ses chartes, et en 1418, Jean de Bavière, cherchant à faire profit des biens de sa nièce Jacqueline de Bavière, résigna l'évêché. Son successeur Walenrode régna dix mois, tout juste assez de temps pour rendre à la Cité ses anciennes franchises.

Il nous fallait résumer au moins le règne de ce prince de Bavière - que Monstrelet appelle Jean-sans-Pitié - pour rester au courant des faits d'une importance générale, et marquer les conséquences qu'ils entraînent au point de vue de l'histoire de la commune. Si malheureux qu'ait été le règne de Jean, il n'est encore que le prologue de celui de Louis de Bourbon. Au vainqueur d'Othée, à Philippe dit le bon duc, succédera Charles le Hardi: la Bourgogne victorieuse, tiendra à garder sur Liège une influence que déjà lui dispute la France, car les intrigues de Charles VII précèdent celles de Louis XI. Dès le début du XVe siècle, après la période d'expansion, la commune liégeoise, comme les autres, a rencontré les princes, puissants et coalisés, abusant du droit draconien de la guerre. Il n'a manqué à leur entrée dans Liège, après la victoire d'Othée, que le meurtre et l'incendie organisé: cela viendra au lendemain de la journée de Brusthem.

On ne peut cependant qu'admirer la force de ces Institutions communales, si nécessaires qu'elles renaissent avec la génération nouvelle: quelque grand que soit le désastre, il est suivi d'une restauration, et le peuple de la Cité ressaisit ses droits.

Précisément, c'est au début même des succès sanglants de l'époque princière, que l'on peut le mieux étudier l'organisation communale, laquelle se résume complète vers la fin du XIVe siècle. Retraçons celle de Liège, non d'une façon abstraite, mais directement, en suivant d'abord le texte même d'un chroniqueur contemporain, Jean de Stavelot. Comme il raconte dès l'an 1400 les événements auxquels il assiste, et ceux-ci se passant généralement à l'intérieur de la Cité, nous avons, suivant la loi naturelle du Myreur des histors, un tableau ad vivum de nos anciennes institutions. II ne faut qu'un peu d'attention au lecteur pour en apprécier les traits ici rassemblés.

Alors que tout entier, comme Froissard ou Hemricourt, aux grandeurs mondaines, Jean d'Outremeuse le père de l'histoire liégeoise, ne parle que l'une ou l'autre fois à peine de la Violette; celle-ci est, tout compte fait, nomialement citée trente-cinq fois par Jean de Stavelot, continuateur du premier, « vestu et tondu moine » en notre abbaye de Saint-Laurent.

Pareille mention ne pouvait manquer d'être fréquente dans une chronique qui, suivant son sujet et prenant l'histoire au point où nous venons de la laisser, rencontre, après le règlement des affaires papales, toutes sortes d'événements liégeois intéressant le centre de la Cité.

Relevons, pour commencer ce chapitre d'antiquités liégeoises ou wallonnes, les passages où l'importance et l'utilité de la Violette sont signalées.

On tenait en celle-ci comptabilité et registre de la bourgeoisie, appelée bourgeoisie de la Violette: « Chascon qui acquérir volrat la borgerie de ladit citeit, assavoir del Violet, acquerir le porat d'hors en avant, solonc la tenure delle paix diérainment faite à Tongre, parmi X florins de Riens (Rhin), paiant aux IIII rentiers deldit citeit, et non plus avant (Lettre des VIII, touchant les statuts, scellée en la grande salle de la cité, 1403).

Les chefs des Haydroits que l'on peut saisir sont emprisonnés à la Violette (p. 120 de la dite Chronique de J. de Stav., publiée par Borgnet) « canoynes, clercs, preistres et laiics gens qui estoient del partie del Hédrie... , furent ameneis en prison elle Violete; et cheaz qui porent escapair, chu fut bon por eaux. »

Dans le Noveal regiment de Liège, par Heinsberg (Ibid,, p. 208) « ... Ordinons que les quattres delle Violette ne soy melleront d'ors en avant de rechivoir les rentez, emolumens, profis ou altres queilconques redevabiliteiz ou droitures delle citeit; mais y seirat deputeis par le citeit une personne idone (capable) à Rentier, qui les leverat et rechurat et aussi paierait chu qu'ilh besognerat à payer tant pour les frais des maistres, jureis, conselhe, clercs et varlés qui seiront a tenir journeez ou parlement, comme pair aultres necessiteis... » Plus loin, ces pouvoirs de l'unique Rentier ou Receveur de la cité sont limités au temps de paix; autrement, il faut l'avis de la Cité, et le traitement annuel de cette charge est fixé à 20 florins du Rhin.

La première moitié du XVe siècle (1427-1433), sous Heinsberg, est signalée dans notre histoire par les troubles suscités par les d'Athin. C'était ceux-ci, toute une famille de démagogues ambitieux et populaires, si adroits qu'aujourd'hui encore, à quatre siècles de distance, leur mémoire s'est conservée dans un dicton wallon: en savoir aussi long que Wathieu d'Athin. Celui-ci était l'aîné; il avait accaparé toutes les charges et les profits de la chose publique, et il était assez puissant pour faire mettre au ban des métiers le Chapitre de St-Lambert, condamné à la disette. Ce moyen, connu du populaire, de réduire à merci des adversaires, fut de même pratiqué à l'égard des échevins. A la fin, les exigences tyranniques de Wathieu révoltèrent le peuple lui-même, et il fut exilé. Mais il laissait en ville son frère Guillaume, ancien bourgmestre, et celui-ci souleva la cité, faisant fuir l'évêque, qui traita avec Wathieu. Effet de la haine des Grands, la bourgeoisie refusa de réintégrer Wathieu dans ses droits. Mais il avait ses partisans, gens de la campagne surtout. Une vaste conspiration fut ourdie, qui eût eut pour effet de donner Liège tout entière au chef de la faction, si des bourgeois attardés la nuit du 5 janvier 1433, veille des Rois, entendant du bruit, n'eussent constaté que le Pont­d'Ile, le Marché, étaient occupés par des gens armés: ceux-ci étaient déjà à la Violette avec leur chef... On sonna la cloche; les métiers accoururent, et, après une lutte sanglante, mirent en fuite les d'Athin et leurs gens...

Il serait long de suivre pas à pas Jean de Stavelot, prévenu contre toute faction populaire et racontant en son langage d'Ardennais lettré les faits qui précèdent, car ceux-ci occupent une très grande part de sa chronique. Il doit nous suffire, après le résumé qui précède, de rappeler sommairement les circonstances intéressant spécialement l'histoire communale.

Au jour de la Visitation de N.-D., de l'an 1432, éclate une sédition causée par l'abrogation violente du règlement de Heinsberg sur l'élection magistrale. Guillaume d'Athin vit contester son élection faite par craie et à sieulte, c'est-à­dire comme jadis, par XXXII électeurs, nommés chacun directement par un des métiers votant dans sa Chambre en séance (sieulte), où les votes étaient inscrits à la craie en-dessous du nom de chaque candidat.

Le moine de St-Laurent nous montre (p. 285 et suiv.) la bande des d'Athin descendant la Sauvenière, l'évêque se sauvant à St-Lambert par les degrés du Marché, non sans dire aux deux bourgmestres « Maistres, pensez à vos car je ne say que ches gens vuelent faire; ilh acurent enssi com gens qui sont fours de leurs sens. » En effet, les fenêtres de la Violette sont brisées à coups « de glaives et de bastons ». Les maîtres, qui étaient « montés sur la Violette », des fenêtres , essayent de parlementer, et Guillaume d'Athin en fait autant des « greit » ou escaliers de Saint-Lambert. Tous les pennonceaux des métiers sont sur le Marché; quelques-uns de ceux-ci portaient leur grande bannière, et il y en avait jusqu'à la rue des Mineurs. On fit venir à la Violette le Coffre de St-Jacques, où étaient les franchises; et comme il était « grand et pessant » il y fut transporté sur des tinâs, jougs qui servent à porter les seaux d'eau ou la bière... On consulta sans doute la lettre des anciennes chartes, et cette journée se passa sans malheur. « Lendemain del Notre-Dame, montant les Maistres en charge sur la Violette, avoient avec eux et leur Conselh grands arguments por les parties ». Le jour suivant, le Conseil de la Cité se rassemble encore « com ilh est accoustumeit ».

Cependant les troubles continuent, et après le guet, on voit chaque métier revenir par le Marché, faire sa montre, ou défilé, devant la Violette. Plus d'une fois on « met le grant Conselh de la Citeit ensemble; » Guillaume d'Athin vient à la Violette: « et là s'assèit Wilhelm d'Atin deleis li chabas (escabeaux, scamna, xhammes); là on tient les plais des Maistres à la tauble; et là oit-ilh pluseurs parleirs, car ilh y oit grans gens. »

Peu à peu, vers le soir, les partisans de d'Athin le rejoignent, remplissent le local de la Violette, s'établissent sur les degrés de St-Lambert dominant le Marché; ils élèvent devant eux des barricades de bancs et de paniers, et ils barrent par des chaînes l'entrée des rues voisines. D'autres avaient occupé les ponts d'Avroy et de l'Ile et les hauteurs vers Ste-Walburge. - « Maître, vinrent dire la nuit quelques bourgeois à d'Athin, que fait-on là dehors? Car nous y entendons bolorquier (se remparer, du mot bolwerk) et nous voyons tant de gens s'assembler! « -S'il y a des gens assemblés ici, répond-il, les autres en ont aussi assemblé. » Les bonnes gens, partisans de la paix, disent encore: « Maitre, que voulez-vous faire? Nous ne savons à quoi tout cela peut servir; il nous semble que ce soit pour détruire la Cité, et mettre le peuple à bas. » Et il répondit que par le maillet qu'il tenait en sa main, il ne voudrait point qu'il arrivât mal à la ville. Cependant ses partisans portaient des armes sur les Degrés. D'autre part, le métier des Houilleurs, grands partisans de d'Athin propriétaires de fosses, se disposaient à sortir de leur Chambre, qui était « às grandes ballanches déleis le fâchon (faucon), « pour aider ceux des Degrés; et les mangons étaient en Manghenie en rangs serrés sous leur pennonceau; mais, tandis que les Drapiers hésitaient à l'annonce du tumulte, les Fèvres de la Vesque-Court, firent descendre dans la rue leur grande bannière, et en deux détachements, l'un par la ruelle de la Cité, l'autre par la grande rue du Pont, arrivent sur le Marché; les autres métiers, qui étaient « en Marchiet sour leur Chambre » les virent venir, et « cascon avalat les degrés (escalier) là où ilz estoient; et mirent leur penynecheais delès la banire des Fèvres » qui étaient venus rejoindre, de Féronstrée, les Carliers, Merciers et Scieurs; tandis que tous ces gens se massent en face de la Violette et des degrés de St-Lambert, les bonnes gens du Vinâve d'Outre-Meuse gardaient contre d'Athin ce pont des Arches dont si souvent on barrait l'accès contre eux-mêmes. Les Meuniers étaient au complet avec la grande bannière; il n'y avait des autres que des pelotons, des pennonceaux des Tanneurs, Pesseurs (Pêcheurs), Cureurs (de toile) et des Carliers ou Charrons. La foule d'Outre-Meuse les suivit par Neuvice, et sur le Marché coururent en avant quatre compagnons « mult bien armeis et qui avoient quatre grands espaffus (armes défendues par les statuts) en leurs mains et en cenglant tout le marchiet en criant haultement: « Où chont ches trahitres d'Atin? » Ce fut devant eux qu'eut lieu la première débandade, et, après une lutte générale, où périt un des d'Athin, les partisans de ceux-ci s'enfuirent « leurs voies. »

Tandis que les Seigneurs de Saint-Lambert chantaient matines, on annonça partout que « les Fèvres étoient maistres, avoient gangniet les grez et obtenut la plache ou Marché. » Ceux-là en effet, aidés d'autres gens des métiers, étaient finalement occupés à déconfire les Houilleurs en leur Chambre, tuant les uns, jetant les autres « par les fenestres des planchiers tou viefs chaïus creveteis ». Et le cri des Fèvres était: « Où sont-ilh les trahitres qui nos vuelent r'oisteir nos frankies? « Quant à d'Athin, il avait pu gagner Montegnée, et, ajoute le chroniqueur, parlant de lui et des siens: « oncques depuis ne revinrent. » Le parti des Petits n'était pourtant écrasé que momentanément.

Ce fut à la suite de ces affaires que fut créée cette Compagnie dite des X hommes ou delle Halle, chargée de la garde de la Violette et des maîtres en charge de la Cité, sur l'organisation de laquelle nous reviendrons.

La sédition des d'Athin finit heureusement par une fête célébrée en commun tant par les gens du prince que par les bonnes gens de la grande bourgeoisie. On illumina à la Violette avec des fallots.

Une lettre, relatant les faits et scellée du grand sceau de la Cité et de ceux des 32 métiers, fut ordonnée « par manire d'alloianche et la liist-ons tous les ains devant le peuple en marchiet le jour des Trois sains Roys, por avoir sovenanche del victoir que le peuple del citeit eut contre cheaux d'Atin cheli nuit. Et en font les mestiers en la citeit grant fieste et joie, en démontrant grant amour li uns à l'autre, et soy donnent pluseurs fois des beaux dons et presens en sovenanche del dit journée. Et fait-ons cheli jour trois grans feux sor le marchiet, et y art-ons maintes torches et fallos sur le Violet et sus le Destroit car les sangnours et esquevins de Liege en font grant fieste avec les Mestiers et les altres bons borgeois; et les bons Mestiers de la Citeit en mynent sour leurs Chambres en Marchiet grant fieste cheli jour et la nuit ensiwant annuelement, de trompes, de nakars et de menestreis, et y font plusieurs embattements et font là leur Roys et y cantent Noyel noyel et plusieurs altres chansons en grant solas ».

Tels sont le résumé et la fin d'un long épisode relaté par Jean de Stavelot, riche de détails sur nos antiquités communales; ils nous représentent d'une part la topographie du centre de la Cité Liégeoise avant sa destruction par le Téméraire, semblable à celle que nous connaissons aujourd'hui, et, d'un autre cote, ils nous font reconnaître, dans cette ancienne Maison de la Violette, le prototype de l'édifice qui lui succéda et que nous pourrons décrire avec plus de détails malgré sa disparition.

Pour achever d'obtenir les renseignements que nous cherchons, suivons encore dans les diverses parties de sa chronique notre moine de Saint-Laurent, embesogné, sans le faire exprès, à écrire pour nous l'histoire de la commune, encore qu'il ne l'aime point tant; à preuve qu'au sujet de louanges publiques adressées à l'un de ces deux varlets portant la livrée du perron qui servaient d'agents aux maîtres, il ajoute malicieusement: « Che n'avient nin sovent à cheaux qui servent la commone, partant que en la commone sont tant de maistres que ons ne les puet bien servir».

Néanmoins, si le moine chroniqueur trouve moins avantageux de servir tout le monde qu'un seul maître, il connaît bien, en dépit de ses préjugés, la commune liégeoise et son récit nous est aujourd'hui d'autant plus précieux qu'il n'a été publié qu'après l'étude des antiquités liégeoises faite par nos historiens ou nos jurisconsultes. En ramenant ce récit même à l'ordre systématique, nous allons tour à tour rencontrer, faisant leur office, les échevins, les maîtres, les jurés de diverses catégories, les fonctionnaires ordinaires de la Violette, la garde bourgeoise, sans que soient oubliés les sceaux, la cloche communale, la prison des citains, la place publique, bref, tout ce qui composait le personnel et l'appareil de la communauté liégeoise avant sa rencontre avec le Bourguignon. Sans doute il n'est question que d'une seule période de l'histoire qui commence vers l'an 1400; mais celle-là est d'une importance caractéristique, et l'image bien datée apparaît ressemblante et sûre.

S'agit-il des Echevins, il convient cependant d'ajouter aux renseignements tirés de ces Chroniques, quelques autres indications.

On ne peut tout d'abord s'empêcher de regretter la perte des archives de la cour scabinale, égarées finalement, à ce qu'on peut croire, dans la Flandre française. Avec les comptes communaux, ce répertoire constituerait une double série de documents d'une haute valeur pour l'histoire morale et archéologique de la Cité.

D'autre part, on possède certains commentaires sur la coutume de Liège, émanant d'anciens échevins, où dans la discussion de points de droit se retrouvent des principes d'organisation générale.

Nous n'ignorons pas non plus l'existence d'un manuscrit de notre Abry traitant des échevins et naturellement rendu précieux par son sujet même; s'il est pauvre en observations politiques, il est riche sous le rapport de la nomenclature personnelle, des généalogies et de l'art héraldique.

Le manuscrit d'Abry est ainsi intitulé: Le haut et souverain consistoire des seigneurs échevins de Liège assemblé sur le Destroit au Marché dans la salle Saint­Michel, convoqué des tombeaux et archives, recueil curieux de leurs blasons et qualités, qu'ils ont portés de leur vivant, de leurs alliances, promotions, familles et obit.

Ce titre, comme ceux de l'époque, présenté à l'aymante postérité, équivaut à une table des matières; quant à la distribution de celles-ci, il convient de dire que la liste commence à Jean de Féronstrée, échevin de Liège l'an 1224, et plus de cent cinquante blasons coloriés sont suivis chacun d'une très courte notice personnelle; finalement celle-là se poursuit sans dessins jusqu'en 1793, et cet achèvement est dû à Simon Abry, successeur de son père.

Ce travail de généalogiste n'a pu nous être utile: cependant nous pouvons lui emprunter une note d'ordre politique:

« Les 14 échevins suivants, est-il dit, ont signé la Lettre de ne pas contrevenir aux Franchises et paix faites l'an 1299, la nuitte delle Saint-Servaix, comme ils se voyent par icelle en cet ordre:

M. Henry Polard, (14° blason),

Louys Surlet,

Thierry de Saint-Servaix,

Jacques de Lardier,

Jacques Chabot,

Jean de Saint-Martin,

Gérard de Cypleit,

Jacques de Coires,

Jean de Lardier,

Jean Surlet,

Henry de Saint-Servaix,

Lambert delle fontaine,

Gilles delle Canges;

et fut fait en pleine obédience sur Saini-Michel. »

On remarquera l'appellation locale, d'église, de maison enseignée ou de métier, qui suit le simple prénom de ces patriciens et seigneurs bourgeois. Quant à Jacques de la maison du Coires, du cor ou coin, Abry rappelle plus loin - et l'on nous permettra de citer ce détail de moeurs populaires, que le dit échevin était aussi dit « le gros nez », surnom que lui avaient appliqué sans doute les plaideurs wallons et les voisins du Marché.

L'excellente préface au Paweilhars, ce recueil de décisions judiciaires rendues par les échevins (dans les Coutumes du pays de Liège, publiées en 1870, par Raikem et Polain, I), offre avec le Patron de la Temporalité, de Hemricourt, une source abondante de connaissances.

Bornons-nous à cette partie du sujet qui touche le plus près à l'organisation communale. Le résumé partiel du titre XLIII du l. I, des Instituts de droit, de Sohet, peut suffire à notre tâche. Le titre est ainsi indiqué:

Les Mayeur et Echevins de Liège. On y retrouve d'anciennes traditions:

1-5. Etablissement de ce tribunal, - attribué à saint Hubert.

6. « Les Echevins de Liège, chargés anciennement de la police, députoient tous les ans deux de leur corps pour faire les fonctions de bourguemaitres, d'où ils ont retenu une clef magistrale, pour faire ouvrir les maisons des bourgeois aux livrements de possession, et le droit de taxer le pain et la viande en carême, le droit de faire les effractions du muid et d'établir les rewards (jurés, arpenteurs). Ils gardent les prototypes des poids et mesures. (17-18).

7-18. La juridiction des Echevins de Liège était autrefois souveraine en civil comme en criminel; leur juridiction en première et seconde instances ès causes civiles personnelles; en action réelle et quand? en matières criminelle, de séquestration.

19. Il y a toujours ordinairement deux Echevins avec le grand Mayeur qui sont du conseil privé.

20. Ils assistent aux anniversaires fondés par Erard de la Marck, et suivent le Prince dans les procssions publiques.

21-23. Ils ont la préséance sur Messieurs du Conseil ordinaire.

24. Les échevins de Liège sont nommés par le Prince et doivent être gens de bien, capables, non artisans, de mariage légitime, recouvrables et qualifiés selon les paix de Fexhe et des Vingt-Deux, et comme il est requis par les lois de l'empire pour juger au criminel.

25. Ne peuvent être Echevins de Liège ensemble, père, fils, frères, oncles et neveux, et ce nonobstant toutes dispenses ou contraire.

26. Ils doivent jurer au Chapitre le Serment accoutumé. (Il s'est perpétué jusqu'en 1794).

27. Etant reçus, ils doivent avoir rang et séance selon l'ordre de leur réception, s'ils ne sont nobles de race, qui précèdent « les ignobles ».

28-31. Après leur réception, ils ne peuvent plus se rendre pensionnaires d'aucun Seigneur Prélat ni autre; ils sont tenus à résider au lieu de leur office; tous les deux ans, ils ont coutume de choisir deux de leur Collège sous les sceaux des quels ils font expédier les actes qui se passent au nom de Liège: ce sont les Maitres des Echevins.

32. Les Mayeur et Echevins de Liège doivent tenir leurs plaids ordinaires, les lundi, mercredi et vendredi; au jeudi les remises; « esquels plaids sont tenus de paroitre en nombre suffisant et pour le moins de 9 heures jusqu’à midi ».

33. Du rang et de la « modestie » que doivent avoir les Avocats et les Prélocuteurs dans la Chambre d'audience (Maison du Détroit).

Suivant Jean de Stavelot, « Injure ou vilenie dite aux échevins de Liège siégeant en justice, ou a leurs secrétaires, se payait par une amende de 2 voyages à Roquemadour, près Cahors, soit en tout 20 florins d'or (p. 41).

Les échevins ne pouvaient remettre les parties qu'à trois quinzaines sans plus ou les devaient indemniser pour toute autre citation et perte de temps; ils n'avaient nulle part aux amendes prononcées ( p. 43).

On ne pouvait en appeler de leur tribunal; le prince-évêque seul était leur prince souverain. Ils étaient bien les « Chief delle loy de paiis (p. 49) ».

Quand ils étaient reçus devant le Chapitre, ils juraient sur les saints, touchant de la main les évangiles, que jamais et en aucune façon ils ne recevraient rien des parties (p. 66).

Un citain, tant qu'il veut ester en justice devant le mayeur et les échevins, ne peut être attrait en plus grande justice (p. 153, lettre de Philippe I, roi des Romains) ils étaient constitués juges naturels des bourgeois.

Les échevins, ces gardiens de la loi (p. 270), étaient, nous l'avons dit, au nombre de 14. Dans l'ordre de notre cité, d'un caractère à la fois très composite et très tranché, les incompatibilités étaient marquées. Nous savons qu'après la rupture déclarée de la démocratie avec la première bourgeoisie riche unie à l'aristocratie, les échevins ne font plus partie du Conseil de la Cité, dès 1324; par la paix de Wihogne, en 1326, ils en sont exclus d'une manière déclarée. De même qu'un prêtre ne pouvait être inscrit dans un métier, il était interdit à un membre du Conseil de la Cité de faire partie du Conseil de l'évêque; ce dernier (Règlement de Heinsberg) ne pouvait admettre en son Conseil que deux des échevins et le mayeur. Ne fussent-ils que deux, encore ceux-là y entraient-ils; des relations permanentes restaient ainsi établies entre le Palais et le Détroit. A la suite d'un jugement rendu contre lui, le chanoine Jean de Stembert, écolâtre de St-Lambert, profère contre le mayeur et les échevins des propos injurieux: le Chapitre se réserve de le punir d'une forte amende, deux fois la taxe du voyage de Rome (p. 578, an. 1446).

Quant au Détroit, le local des échevins, ajoutons que si on y déposait les actes des notaires, on y rédigeait les pièces, jugements et tous actes échevinaux, en langue latine surtout, tradition gardée par un corps de Scribes important; les maîtres de la Cité et le conseil y viennent présenter leur requête en fixation de droit (p, 594), et l'évêque Jean de Heinsberg y « Jure la Loy » (p. 1691).

Les citains avaient pour juge la Loi, appliquée par la cour échevinale; bientôt, ils mirent au-dessus de la Loi, le Droit, et comme troisième principe se présente le Statut: « Tres judice in civitate: Jus, Lex, Statutum. » Des lettres de la cité (Bartollet, Epitoma), le déclarent ainsi.

Quant à la Loi, c'était la loi du pays, territoriale, gardée par les échevins liégeois, auprès desquels se conseillaient les autres cours scabinales: plus de 3,000 cours de hauteur, suivant Hemricourt, étaient doctrinées par eux. En dehors des droits politiques acquis ou qu'on était occupé à conquérir, « il n'y a dans la Cité de Liège qu'une loi en vigueur, la Caroline, c'est-à-dire de Charlemagne, et le Prince n'en peut établir une autre sans le consentement du peuple. » (Bartollet, Epitoma XXXVIII, document échevinal de 1325.)

Si nous observons l'action des Maitres, commençons par dire que ceux-ci avaient étendu leur juridiction au détriment des autres tribunaux. La paix de Tongres, de 1403, leur enleva l'examen des cas touchant « les héritages, testaments, convenance de mariage, biens de sainte Eglise, et exécutions. » Ils ne devaient plus connaître que des cas relatifs aux statuts, franchises et libertés de la Cité, aux affaires commerciales, dettes et conventions. Encore, pendant le laps de temps où cette loi restrictive sortit ses effets, tout bourgeois pouvait-il même, en ces derniers cas, recourir au tribunal de l'official, du mayeur et des échevins (p. 21).

Les maîtres prêtaient ce serment (p. 207) « quiconques seirat esleus Maistre d'ores en avant de la citeit, deverat avant son institution, alle présenche des anchiens maistres et conselhe qui eistre y vorront, jureir solempnellemenl sour Saint, que pour avoir la ditte offiche, il n'a donneit ne promis, ne donrat ne promettrat à queilconques personne, ne par luy ne par altruit en secreit ne en apeirt, IIII deniers de mannoye de Liege ou le valoir (équivalent), et que son offiche ferat bien et loyalement sans fraude ne malengien et quilh feroit tout diligenche de faire le profit et utiliteit deldit citeit des adventures et émoluments et rapporteir entirement sens fraude ens mains de Rentier, sens riens concelleir ou convertir en son profit. »

Les maîtres obtinrent une indemnité pour leurs fiais de chevauchées, déplacements et autres, occasionnés par leur charge « pour subvenir aux fauz ou charges qu'ils ont, reçoivent C. florins du Rhin, chascun LXXII frans aux Lombard (banquiers publics) et le remanant aux chéus, rentes, profits et émoluments del Citeit. »

En 1429, on voit les deux maîtres, Alexandre de Seraing et Gauthier de Fléron « enherbés, » c'est-à-dire empoisonnés, alités, et obligés de se faire remplacer. Le lieutenant qu'ils nomment chacun eux-mêmes, remplit leur charge jusqu'au bout de l'année (p. 242). D'autre part, les bourgeois se sentant trop « opresseis del Loy », c'est-à-dire serrés de trop près par l’échevinage, demandèrent à ce dernier de fixer équitablement par écrit les points de droit douteux et contestés. Les échevins font la sourde oreille, les Fèvres se liguent; les maîtres et le peuple donnent au tribunal tout le temps qu'il désire, celui des vacances de Noël, huit jours avant, huit jours après. Malgré la fermeture des métiers, résolue contre eux, les échevins traînent encore le temps en longueur; et, à la requête des bourgeois qui avaient eu soin de garder copie de leur papier, ils opposent « tant d'aliter et de contraire, que par le défaut de recors à rendre », les échevins furent déclarés aubains, « et vuidèrent la citeit » c'étoit la peine du déni de justice.

Les jurés et maistres de la Cité n'étaient pas Justiciable de la cour échevinale. Ni celle-ci ni autres n'avait à connaître ni à juger de fait ni de dit, des maistres de la Cité ni du Conseil agissant ou parlant pour la Cité et au nom de la Cité. Copie nous est donnée, à la page 264 de la Chronique, d'un instrument de 1312, conservé soigneusement par les citains, pour être au besoin exhibé, où ce principe était énoncé et établi par de nombreux exemples: ceux-ci montraient comme quoi il avait été procédé, même par la violence, au nom des franchises, à des exécutions publiques, maisons d'officiers ou prisons forcées, même la tour de l'official, sans que l'échevinage eut recours contre les pouvoirs communaux. La pièce était signe et scellée par Jean delle Ville « puble notaire et notaire de nostre citeit »; et d'abondance, est­il dit, « nous y avons appendu le plus grand seaul de notre citeit, en tesmoignagnes de vériteit ».

La Cité avait plusieurs sceaux marqués au Perron de dimensions diverses suivant l'importance des pièces, et l'on voit qu'on faisait prévaloir, en certains cas touchant aux franchises, le sceau communal, non-seulement sur l'échevinage, mais aussi contre l'Anneau du Palais et les tribunaux du Prince.

Les maistres, qui disposaient de la garde veillant sur la Violette, avaient une bannière (p 303); des Lombards leur servaient de banquiers (p. 496). Relevons aussi l'emploi régulier de certaine expression de la langue politique communale. Qui dit vieux maitre ou maitre d'antan, entend le bourgmestre sorti de charge, et il conservait, sinon des droits, en tous cas certaine influence. Ils assistaient notamment à la prestation de serment des maîtres nouveau. Le maitre por le temps est celui qui est en charge.

L'action des maitres est de nature très diverse, aussi complexe que l'organisation politique du pays. On les voit agir auprès du prince, et de même celui-ci s'adresse à eux pour obtenir leur intervention. Le prince-évêque leur demande par exemple de ne pas soutenir ceux de Maestricht (pp. 452, 454), ou les Lossains (p. 483); d'autre part, les maitres prient le Prince de ne pas entreprendre le voyage de Palestine, et ils réclamèrent plus tard du clergé l'exécution, en ce qui le concerne, du Règlement de Heinsberg. Le clergé s'adresse à eux pour agir sur les métiers (p. 527). Les maitres interviennent même dans la direction de la politique extérieure de la Cité: ils délibèrent avec le Chapitre sur l'alliance proposée par le roi de France, Charles VII (p. 552). Ils en avaient appelé à l'empereur des prétentions du marquis de Brandebourg (p. 503); après la conspiration des d'Athin, un des maîtres, accompagné de deux clercs de la Cité, est envoyé directement à l'empereur d'Allemagne pour traiter de la confiscation des biens des bannis. Il revient avec une Lettre impériale, dont la seconde expédition est adressée au tribunal des échevins. Plus tard, en maintes circonstances, des chargés d'affaires de puissances étrangères s'adressent aux maitres.

Du long règne de Heinsberg, sous lequel se passèrent nombre de faits et actes relatés par Jean de Stavelot, il nous faut garder la mémoire du règlement de l'élection magistrale de 1424. La charge de maître de la Cité - Bouille relève aussi le fait - avait acquis dès le milieu du XIIIe siècle, une telle importance, que les principaux citoyens, tant nobles que bourgeois, se la disputaient; de là des querelles continuelles, effet de la brigue des candidats « Breuvages, dons, promesses, prières et menaces, disait le prince, corrompaient les élections dans les chambres des métiers ». La Cité « grandement ornée de privilèges, franchises et libertés », en usait fort, aux termes mèmes du nouveau « régiment », et celui-ci remplaça l'élection populaire par un système d'élection à trois degrés. Vingt-deux commissaires, dont seize étaient désignés par les paroisses et six seulement par le prince, choisissaient trente-deux électeurs de bonne vie et moeurs, et ceux-ci nommaient les maitres. Ce règlement, supprimé par le Téméraire, décrié par la démocratie, dura somme toute jusqu'en 1603.

Nous rencontrons encore, avant l'époque bourguignonne, les anciens jurati. Ils exerçaient à côté de l'échevinage, des pouvoirs qu'ils tenaient du peuple; c'était une juridiction de paix, intra muros, et on voyait en eux les organes de l'autonomie intérieure de la commune. Partout où étaient en jeu les intérêts particuliers des bourgeois, ils intervenaient. Devons-nous les regarder, ainsi que nous le pensons, comme représentant un ordre de choses antérieur à leur date, trois pièces des archives de la Cité résumées par Bartollet, les jurés (1422) se livraient à des enquêtes dans la Cité; des enquêtes se faisaient au non des franchises et ils jugeaient alors au criminel; ils connaissaient des injures, entendaient les plaintes dans la Cité franchise et banlieue de Liège; finalement, ces placitationes ou plaids tenus partout devant les jurés, sont transférés dans la Maison civique, c'est-à-dire à la Violette, siège commun des magistrats communaux.

Unis aux maitres, les membres du Conseil se séparent avec eux de la Cour scabinale; ils tenaient jadis leurs séances solennelles dans la grande salle St-Michel, à l'étage même de la Maison du Détroit. Là, dit un document de l'an 1312 « li Maître, li jureit et le consel de nostre citeit soy souloient assembleir et être pour les besongnes de nous et de nostre citeit. » Ce fut pour eux tous que fut édifiée la Violette. Les jurés, le Conseil, inspirent les maîtres en toute circonstance; partout ils sont derrière eux, les rendant forts de l'opinion commune. Il n'est pas possible de distinguer maitres, jurés et conseillers effectifs; ils jouent le même rôle dans les chroniques comme dans l'histoire, et il les faut classer tous ensemble sous la même rubrique, les uns remplissant un mandat nominal, les autres un rôle anonyme aujourd'hui, mais aussi important. Dans la perpétuelle évolution de l'histoire intérieure liégeoise, le nombre des jurés, le mode de leur élection a changé, et ils ont été choisis parmi des hommes de toute condition. Du temps de Jacques de Hemricourt, il y avait, suivant lui, deux cents membres au Conseil. C'était là sans doute l'ensemble de ceux qui, à tout titre, composaient le Grand Conseil et le Petit, Conseil de la Cité, établis par la Paix de Vottem (1331). Hemricourt, qui fut bourgmestre de Liege en 1390, est loin de louer l'état de choses créé par l'administration populaire. Dans son Patron del Temporaliteit, il lui attribue tout le désordre du temps: car c'est ainsi qu'il envisage la victoire, au XIVe siècle, de l'élément communal démocratique sur la ploutocratie ou patriciat urbain. L'auteur du Miroir des Nobles de Hesbaye ne pouvait penser autrement. La multitude, dit-il, engendre confusion, et il eût voulu qu'on réduisit de beaucoup le nombre des membres du Conseil, ne comprenant pas que le souvenir des assemblées plénières vécût encore, ni que chacun fût si jaloux d'exercer les droits de la bourgeoisie. Partisan des privilèges, il n'aimait pas le petit peuple, les petits métiers, n'admettant que les forts et honorables, les gens de lignage. Le coup d'état de Maximilien de Bavière devait un jour remplir ses voeux.

N'oublions pas certains jurés spéciaux, gardant ce, nom d'assermentés en suite de fonctions particulières et permanentes. Ce sont des fonctionnaires Communaux mis en rapport avec la Cour scabinale.

Dans les statuts de la Cité, établis en la Loy nouvelle de 1403, par l'élu Jehans de Bealwier, (Jean de Slav., pp. 41 et 51), il est parlé du service public des Jurés des eaux et des Jurés du cordeau. Les premiers avaient la surveillance des cours d'eau, si nombreux; ceux-là visitaient les usines et les moulins, veillant au curage du lit à faire par chacun, comme à l’usage régulier de la force motrice.

Il leur revenait aussi de planter les « clawi » ou pilotis indicateurs d'une limite de juridiction; l'on s'adressait à eux dans des questions d'hérédité pour faire l'estimation des moulins, et ils avaient à en donner lettres aux parties. Les Jurés du cordeau jouaient ce même rôle d'experts et d'arbitres dans les questions d'héritage, qu'il s'agit, soit de maisons, soit de terres, de parcelles de terrain ou bien encore de mitoyenneté et d'alignement. On appelait « le voire-jureit por le débat apasenteir, sans prendre congier al justice »; mais si l'une des parties refusait d'accepter l'avis, il fallait recourir à la justice du lieu, à savoir à Liege au tribunal des échevins. Chacun pouvait là amener avec soi, mais sans plus, cinq personnes et, tant seulement un parlier ou parolier, disons un avocat. Or, c'était pour éviter ce tribunal que la bourgeoisie avait institué des arbitres, choisis parmi des pairs, ne relevant que de leur serment, et , comme toutes les institutions populaires, celle-ci se rattache à l'organisation des services de la Violette. Dans la division du travail administratif de l'époque, les Voire-jurés, appelés par les intéressés, jugeant sur place de visu, représentaient les travaux publics. Le chroniqueur ne parle pas encore du Maitre Maçon de la Cité, prédécesseur de nos architectes. Les Jurés de la Cité avaient clers et varlet, les Jurés des Vinâves notamment.

Sous une forme rajeunie pour ne point retarder le lecteur, voici comment Jean de Stavelot expose, à propos des événements de l'an 1433, l'organisation de la garde bourgeoise dite les X delle Halle:

On forma d'abord un corps de quatre-vingts hommes qui, de jour comme de nuit, pouvaient porter des armes; iIs devaient assister les maîtres de la Cité et garder le peuple et la ville de tout péril. Cette compagnie fut abolie la même année et remplacée par une autre, composée de X hommes pris dans chacun des XXXII métiers (320 h.). Ils juraient de garder les maitres et la Cité si quelque danger les menaçait; que, si les échevins tardaient à rendre la justice, ils les obligeraient à remplir leur office suivant loi, comme aussi les XVI des Vinâves; ils feraient respecter les avantages communs et la Constitution. Ils furent appelés les X de la Halle, parce que, en cas de besoin, ils se rassemblaient dans la Halle des Tanneurs, voisine de la Violette, où les maîtres se tenaient d'ordinaire. Les X de la Halle durèrent longtemps, et, si l'un d'eux mourait, il était remplacé par un autre féable ayant fait le même serment.

Ils portaient continuellement, au côté, des dagues ou longs couteaux (X viros qui sicas vel longos cultellos ad latera continuo deferant - Amplis. Collect. V. 492. Chronic. Leod.) et devaient répondre, à toute heure, à la convocation des bourgmestres. Un texte tiré de la Civitatis Delegatio, p. 94, explique que la Maison civique, dite aussi Basilica, étant sise juste au milieu même de la ville, il importe à la sûreté générale que celle-là soit bien gardée aussi a-t-on institué les Dix-Hommes qui, exempts du guet et des autres prestations militaires, recevant même annuellement une solde de quatre florins, étaient convoqués, en cas de tumulte subit, à la Violette, où se réunissait le Conseil de la Cité. Ils étaient constitués les gardiens de la Maison, et pour y veiller la nuit, qui in Basilicae atrio vigilarent.

Chargés de faire respecter la légalité, et cela tout d'abord par les grands contre les petits métiers, ils étaient choisis de bonne condition, qui fuerint malae conditionis, per Collegia removeantur (Bartollet).

Parmi les indications qui ressortent du texte de Jean de Stavelot, il faut remarquer le rôle joué encore une fois par la Halle des Tanneurs; c'est celle-ci, la maison-mère, plus grande, qui garde toujours la Violette détachée d'elle en vue de l'indépendance commune des métiers. De plus, affecter à la protection des maìtres, puis à celle de la Cité et de sa banlieue, une force militaire régulièrement organisée, c'était attribuer au Magistrat populaire une partie du pouvoir souverain.

Nous avons dit un mot du sceau de la Cité, signe de ses franchises. II convient aussi de parler de la Cloche du Ban. Citons quelques textes; ils en feront l'histoire.

L'usage de la ban-cloche compte parmi les attributs du pouvoir souverain; on en voit la garde remise par le Chapitre au Mambour ou tuteur du pays:

« Peu de temps après la mort de Walenrode, en 1429, « Adonc, dit Jean de Stavelot (p. 168), fut encore recheu à Mambor por le Capitle de Liege dameseal Evrar del Marche, por estre protecteur del englieze et defenseur de pais, en delivrant à lui le baincloke et autres sollempniteiz accoustumeit. »

La Ban-cloche, mise en branle par ordre de l'évêque, sert d'appel ordinaire pour les citations au tribunal du prince.

« Après (en 1441, p. 484), le XIIIe jour de novembre, Monsangneur fist huchier al aneal de palais de ches de Hasque; et portant (partant) que la bancloke estoit defendue et failhée (brisée), sonat-ons Lambert por ledit appeal. »

Deux ans après (p. 514), Henri del Cachie, maveur de Liége - Henri de la Chaussée, ce bon justicier qui fit si bien « parer » de voleurs et de moudreurs les trois nouveaux pilieis du gibet de Saint-Gilles rétabli par le prince - fit faire une nouvelle ban-cloche « por et nom et aux dépense Monsangnour l'evesque de Liège »; la précédente avait duré 115 ans; celle-ci, du poids de 6,500 livres et d'une valeur de 1,200 florins du Rhin, fut appelée Horrida, à savoir la Terrible.

Cette cloche (p. 549) sonne l'appel lors de la séance du tribunal de Paix tenue par le prince-évêque à Notre­Dame-aux-Fonts , où furent « forjugiés et anamathématisiés » trois des échevins et gouverneurs de Ruremonde.

Ainsi l'ancienne ban-cloche vient du prince, et lui ou le Mambour en sa place en ont la garde. Mais elle est donnée à la Cité et, bien que suspendue dans une des tours de la cathédrale St-Lambert qui sert de beffroi, elle est à usage civil. À côté des cloches annonçant les pompes des cérémonies religieuses, il y a aussi une voix connue pour tenir la bourgeoisie attentive à l'exercice solennel de la justice. Telle est bien la première partie de l'histoire de la cloche commune, instrument jugé trop dangereux pour être confié aux mains des chefs populaires, en face même du palais du prince. Mais les destinées de cette ban-cloche qui, d'après son nom, pouvait faire lever le peuple liégeois, suivent le cours des progrès de la bourgeoisie; bientôt, la vraie cloche communale changera de place et d'emploi comme de maitre. Nous la retrouverons à la Violette: c'est alors la cloche d'alarme, la campana armorum.

Du moment que la Violette existe, les anciennes réunions populaires dans la cour du Palais des princes se transportent devant cette maison de la Cité. Et ce pas seulement dans une échauffourée subite que le Marché sert de lieu de rassemblement aux citains: il est la place du peuple, sa place d'armes naturelle.

Un passage latin de la Chronique de Jean de Savelot (p. XII) nous montre en 1486 le peuple accourant tout entier en armes sur le marché de Liège, un matin de certain dimanche, et bannières en tète; c'était pour retirer le mandat conféré à Guy de kanne, mambour; et comme celui-ci s'était présenté devant la foule sur les Degrés, il y eut contre lui grande clameur; on le précipita sur la voie publique, où il fut occis, et de là tiré par les pieds à travers le marché, jusque chez les Frères mineurs, qui l’inhumèrent.

Dans le poursuite des Haydroits, en 1403, le résultat de l'enquête des XVI fut lu à haute voix devant le prince et le peuple de la Cité à cette fin assemblé dans la cour du Palais. Là « li universitait del Citeit, sens alleir les maistres à conselhe » réclama nominalement ceux qu'elle voulait voir condamner. Il y eut alors « grant hahai » assez sans doute pour que l'élu engageat les métiers à aller se rassembler avec leurs armes sur le marché. Ainsi fut fait, et le bannissement des Haydroits y fut proclamé.

« Crueux justiche » porte en marge le texte de la Chronique. Les Haydroits fugitifs, qui s'étaient emparés de la ville de Herke, furent pris, et les derniers, au nombre de 18, furent amenés à Liège. Un de leurs chefs, Johans de Spauze, fut écartelé tout vif sur le marché. Tous les autres, dont quatre, portaient un des quartiers de la victime, furent conduits au lieu d'exécution de Sainte­Walburge, là sans doute où s'éleva jusqu'à une époque relativement récente cette morgue des suppliciés connue sous le sobriquet populaire de Cimetière à l'oseille, près des remparts.

Le marché, cette place à l'avant-plan de la Violette, du Détroit et des Degrés de St Lambert, qui servait à la vente des denrées (p. 226), où plusieurs « bons Mestiers estoient en leurs Chambres « (p. 302), et où se faisait la revue du guet (p. 292), était, comme on le voit, le lieu aussi où la justice criminelle suivait son dernier cours. Des Dinantais, condamnés à l'Anneau du palais pour avoir brûlé les lettres des pensions qu'avaient leurs bourgeois sur leur ville, furent « en Marchiet à Liége décolleis. » (p. 195). Une des plus terribles exécutions qui s'y firent est celle de Laurent le Batteur, partisan des d'Athin. Après l'enquête, il fut livré au mayeur Istause Chabot seigneur de Mosaie, qui demeurait Chaussée-des-Prés, au pied du Pont-des-Arches. Et voici la traduction des faits relatés dans notre chronique: « Pour faire un exemple, le mayeur fit mettre un banc devant le Détroit et les Degrés du marché, et amener le dit Laurent devant lui. Laurent savait fort bien parler, et là, devant la Justice, à savoir les mayeur et échevins de Liège, comme aussi en présence de tout le peuple assemblé, il reconnut la vérité de tout ce qu'auparavant il avait avoué. En suite de quoi, on lui trancha la tête. Le corps fut alors étendu sur le banc, et Maître Copkin, qui était boucher à Maestricht, fit quatre quartiers, que l'on alla exposer avec la tête aux portes et au plus près de la ville. Le dit Copkin les traînait en un panier tiré par une corde là où il les voulait avoir, et derrière lui suivaient des enfants qui voulaient voir. Le tronc du supplicié, après la distribution des membres, fut mis dans le panier, qui resta devant les Degrés... C'était un spectacle cruel et hideux à contempler. »

Si, passant sur les détails sanglants des exécutions publiques, nous gardons la mémoire des autres traits divers qui composent aux XIVe et XVe siècles la physionomie du marché - ce cadre naturel de la Violette - nous éprouverons un intérêt renouvelé, à voir plus loin ces mêmes traits agrandis, à une époque où la topographie du centre de la Cité, maison par maison, nous sera plus connue.

La Violette servit de lieu de détention. Quelques Hesbignons, nous dit Jean de Stavelot (pages 306, 308 et 354), venus innocemment sur le marché, lors de l'affaire des d'Athin, furent épargnés, mais enfermés en la prison des bourgeois à la Violette. Lorent « le bateure », ce partisan des d'Athin, dont nous venons de parler, trouvé dans un cellier des Écoliers, fut tout d'abord amené couvert d'eau à la prison de la Violette; Jacques le bastart, déclaré aubain ou banni « Pour vilain cas » et venu à Liege avec un sauf-conduit du prince, fut ce nonobstant, mi en la ferme de la Violette et décollé en vertu des franchises.

Aux pages 601, 603, 605 et 606, texte latin, on voit une femme étrangère et arrêtée au dehors, soustraite par la violence à la juridiction épiscopale, et, amenée en la prison de la Violette; une sentence punit les coupables, gouverneurs de métiers, et cette femme est ramenée à Bruck, où elle subit la peine capitale, par la noyade en un étang. D'autre part, un membre du métier des orfèvres, arrêté de même au dehors, lors d'une conspiration à Maestricht, fut délivré par des compagnons et conduit à la Violette; comme le Palais revendiquait le captif, celui-ci fut mis en liberté et conduit en sûreté Outre-Meuse; il fut exigé que ceux de son métier qui avaient limé les fers fussent livrés ou mis à la Violette, et ceux-ci au nombre de 22, demeurèrent là cent et quatre jours. Un arbitrage et une amende terminèrent l'affaire; le sellier Rigaux, qui n'avait pas voulu entrer à la Violette, paya 200 florins du Rhin. La même année (1449), au jour de St-Jacques, un grand tumulte s'éleva sur le marché, à l'occasion de l'élection des chefs des métiers; la compagnie des X de la Halle s'arma et mit à la Violette les prisonniers qu'elle fit. Il y avait eu mort d'homme, mais comme on ne put découvrir l'auteur du meurtre, vu le nombre des émeutiers coupables d'avoir lancé des pierres et tiré des couteaux, la peine d'une amende commune fut prononcée.

Le rôle de la ferme de la Violette apparaît clairement: prison des bourgeois, encourue pour divers chefs, distincte de la prison des autres juridictions, de la cour ecclésiastique, de l'officiai avec sa tour redoutée, de celle du mayeur gardien de la ferme du tribunal des échevins. Les vagabonds ou étrangers étaient généralement emprisonnés dans les réduits d'une des portes de la ville, à Sainte-Marguerite, au Pont-d'Avroy, à St-Leonard: ils étaient de là plus vite et facilement expulsés. Dans la Cité, où des pouvoirs mal définis étaient une cause constante d'erreurs et de troubles, même le droit à la prison était disputé. Ajoutons pour bien comprendre les exemples précédents relatifs à la Violette, que l'emprisonnement n'était pas, suivant l'ancien droit pénal, la peine elle-même, mais un moyen de l'assurer; la peine était de très diverse nature, amende, voyage taxé, bannissement comminé, etc., etc. Le nombre des prisonniers cités dans le dernier cas, 22 à la fois, prouve l'existence à la Violette même, d'une ou plusieurs chambres communes pour les prisonniers, comme les fers limés établissent celle de l'appareil ordinaire aux prisons du temps. Ajoutons, pour finir, que la prison bourgeoise de la Violette servit aussi parfois d'asile à l'aliénation mentale.

On trouve dans un M. S. cette curieuse relation: « Le 27 d'octobre 1640 mourut en prison dans une cache en la maison de ville, un nommé Henry Mosdent, lequel estoit fol. Néanmoins, homme fort et robuste, après avoir demeuré en la dite cage vingt-deux ans, sur lequel temps, la chevelure lui estoit crue de dix-neuf poignées de longueur, tellement qu'elle lui servait de couverture et d'habit, et avoit les ongles des pieds et des mains comme cornes. »

D'un autre passage (J. de S., p. 399), il appert qu'en suite d'une famine et de mesures prises pour approvisionner la Cité de blés de la Hesbaye et comté de Looz, tout fermier ferait connaître les rentes de blé, pour être, celles-ci, enregistrées à la Violette, où il était tenu note des céréales amenées en ville.

A propos de la place de Bouillon qu'il s'agissait de défendre, le Prince-Evèque, revenu de Cologne, requiert l'aide de la Cité, et pour ce, fait porter son pennonceau à la Violette.

Les affaires de Trèves (p. 465) traînant en longueur, non sans grandes dépenses, le prince-évêque comparaît personnellement en séance à la Violette, priant « qu'on le volsit servir sor l'archevesqueit de Trive, ensiwant la conclusion de palais quant on butat fours les baniers, et soilement y ne requeroit que XXX hommes de cascun mestier. »

Ainsi donc, en résumé, siège de l'état-civil liégeois, de la comptabilité du rentier, de la garde dite des X hommes, du Conseil de la Cité, des plaids à la table des maîtres, des jurés, des fonctionnaires communaux et de leurs clercs, prison des bourgeois, bureau d'enregistrement de l'annone en des temps calamiteux, tel était le, rôle de cette Maison de la Cité sise au Marché, où la bourgeoisie, représentée surtout par ses deux maîtres avait élu domicile pour passer tous actes publics.

Mais, s'il suffit déjà pour la Violette, nous n'avons pas encore accompagné nos communiers jusqu'au point d'achèvement de leurs institutions.

L'organisation intérieure que nous montrent en action les récits de notre chroniqueur, se trouve pour nous heureusement complétée par quelques-uns de ces 547 documents de la Cité analysés brièvement par Bartollet, en son Epitoma latin, et dont il nous semble qu'on n'a pas assez apprécié la valeur et l'utilité. Notre ancien jurisconsulte paraît avoir eu en mains les archives de la Ville telles à peu près que les pouvait contenir le Coffre de Saint-Jacques, ainsi dit de l'abbaye, où nos pères, instruits par les guerres qui les avaient dépouillés de leurs titres, avaient déposé ceux-ci comme en un asile inviolable en ce temps-là.

Le dominium, le domaine propre de la Cité est notamment bien établi.

La paix des Clercs (1287) en réglant la part de la contribution du clergé aux charges communes, avait établi une commission dite de la Fermeteit, composée de douze membres, et aux six Fermetiers bourgeois élus par les bourgeois, six chanoines furent adjoints par la raison que les clercs aussi bien que les laïques, auraient à payer l'accise sur la bière. « Pour les frais ke cil de le Ville de Liège ont fais en Murs en Ponts et en Chauchies (chaussées) il àront et leveront lassise des cervoises jukes à dis et wit ans venans prochainement et poront prendre wit deniers Liégeois al eime et nient plus dedans le Citeit. » L'élection se faisait annuellement le jour Saint-Houbert.

La Lettre de la paix de Flône déclare en 1330 que les murs, les fosses et les ponts de la Cité, sont du domaine du peuple et sont remis à sa garde et à son administration. C'est ce que disait déjà une Lettre des échevins de 1325: « Nous wardons si comme Echevins, et par Loy, que li pons, li murs et fosseis delle dite Citeit et li aysement d'eux sont à la dite Citeit entièrement et en puellent li Maistres, li Jureis, et Ii Conselh delle dite Citeit faire leur profit comme delle dite Citeit. » Après la guerre faite à Liège par l'évêque Jean de Bavière et Jean de Bourgogne, une Lettre de l'empereur Sigismond « remet la Cité en possession de toutes ses libertés, biens, bannières, sceaux, monnaies, édifices , tours, fossés, ponts, portes et tous droits possédés avant la guerre de Bourgogne et Bavière, »

La Maison des pauvres, Domus pauperum ou Hôpital de Cornillon, dont les citains étaient seigneurs, faisait partie du domaine communal et les comptes de ses quatre Maîtres étaient examinés à la Violette. Les délégués des métiers, à ce commis, recevaient un manteau pour leurs peines. Ajoutons que pour être admis à l'Hospice de Cornillon, propriété des citains, il fallait être bourgeois, né de père et mère bourgeois. D'autre part, quatre fois l'an des distributions en nature étaient faites aux communs pauvres, à l'Hospice St-Michel dont la fondation est peu connue, et que dirigeaient deux Maîtres. Quant à l'ordre judiciaire « s'il arrivait qu'un bourgeois ne pût se faire entendre en Justice ni défendre son droit, » les citains de Liège, dit la Lettre sur l'Avocature de la Cité du 8 janvier 1462, doivent, en cas de déni de justice ou de défaut du tribunal être défendus par l'Avocat de la Cité. Celui-ci est reçu par les échevins à la prestation du serment que doivent jurer les Avocats de la Ville.

Les contrats et les délits en foires et marchés (litt. de nundinis 1350) relèvent de la justice et des maîtres de la Cité; le tribunal et ceux-ci nommaient de chaque côté trois commissaires.

Rappelons, à l'occasion de cette double surveillance, qu'en général le gouvernement démocratique doit son succès sur le patriciat bourgeois, tant au besoin d'un contrôle efficace des finances publiques qu'aux aspirations politiques des métiers.

Nombre d'Hôtels-de-Ville du Hainaut ont porté le nom de Maison de la paix; c'est par allusion à cette justice de paix exercée par les ancêtres de nos bourgmestres actuels. Les plaids qui se tenaient à la Violette « à la table des maîtres » comme dit Jean de Stavelot, sont visés par la Lettre du Prévôt (de St-Lambert) du 1er juillet 1349: « Les magistrats liégeois bannissent de la Cité, ils partagent avec le Prévôt le produit des amendes infligées à la suite de rixes entre femmes; ils connaissent des injures; de même de la diffamation d'une femme de bonne vie et moeurs. »

Si, laissant maintenant le détail des faits et la nomenclature des anciens fonctionnaires communaux dont les efforts se concentraient à la Maison civique, nous revenons à la politique générale, il ne nous faut pas oublier de relever dans l'Epitoma de Bartollet, le traité de paix et de liberté commerciale conclu par nos bourgeois et ceux d'Aix­la-Chapelle, ni cette Lettre de l'évêque Jean de Flandre, du comte de Namur et du comte Gui de Flandre, de l'an 1310, déclarant que la Cité de Liège et les deux comtes, en tous cas de contestation et de conflit, soumettront le litige à la décision de quatre arbitres qui établiront les conditions de la paix commune. »

Dans plusieurs de ses Lettres, la Cité se déclare la tête de la patrie, Civitas caput patriae, et en effet elle l'était. Capitale du pays, inspiratrice de la ligue des bonnes villes, la Cité de Liège gardait le rang que lui assignaient naturellement son importance matérielle et son énergie politique.

Outre le désir, souvent exprimé par ses bourgeois, de rester « neutraux » entre les grandes puissances voisines, des traités spéciaux, passés avec les autres pays belges, lui assuraient encore une position sûre autant que brillante. « De même que la Flandre, dit M. A. Wauters (op. cit. 274, I), fut longtemps regardée comme un des plus riches états laïques, de même le pays de Liége prit place au premier rang des états ecclésiastiques. Pendant plusieurs siècles, ces deux créations du moyen-âge grandirent à proximité l'une de l'autre, se développant pour ainsi dire parallèlement, et, après une époque de décadence momentanée, retrouvèrent une vie nouvelle. »

Sans doute, et l'on peut ainsi caractériser deux nationalités différentes, actives et opulentes, vivant l'une sous la suzeraineté d'un comte, l'autre d'un prince-évêque. Mais tout en rendant justice à des princes généreux ou éclairés, et tout en respectant une organisation générale historiquernent établie, il convient de dire aussi que la commune liégeoise n'est pas plus ecclésiastique que la commune flamande n'est comtale. Elle existé par elle-même, pour elle-même, et ce qui unit les deux pays, en dépit de la différence de la race, de la langue et de la forme extérieure du gouvernement, ce sont des aspirations politiques pareilles, qui toutes se résument en ces mots: autonomie communale.

La commune liégeoise était elle-même son propre auteur. Elle avait fondé sa puissance sur la multiplication, tant de sa population que de ses ressources, et dans une société basée tout entière sur le privilège, elle avait su établir et défendre ses droits vis-à-vis des immunités seigneuriales et ecclésiastiques.

Il faut lire dans Froissard le discours tenu aux Gantois affamés par les maîtres de Liége qui leur envoient des vivres pour les soutenir dans la lutte entreprise contre le comte. Aucune pièce ne montre mieux la puissance du mouvement communal liégeois, assez grande pour se manifester en dehors même des murs de la Cité, pour donner une extension imprévue, mais naturelle, à l'union des bonnes villes liégeoises.

« Si, dirent en ce temps-là (1380), ceux de Liége à ceux de Gand, si cil pays de Liége vous fut aussi prochain comme Haut-Brabant et Hainaut, vous fussiez autrement confortés de nous que vous n'êtes, car nous savons bien que tout ce que vous faites, c'est sur votre bon droit et pour garder vos franchises; et nonobstant tout ce, si vous aiderons nous et conforterons ce que nous pourrons et voulons que présentement vous le soyez.

Vous êtes marchands et marchandises doivent et puent par raison aller en tout pays. Cueillez et levez en ce pays jusques à la somme de cinq cents ou de six cents chars chargés de blés et de farines; nous vous le accordons; mais que les bonnes gens dont les pourvéances venront, soient satisfaits.

On laissera bien nos marchandises passer parmi Brabant: le pays ne nous veut mal, et aussi ne faisons nous à lui. Et quoique Bruxelles vous soit close, si savons nous bien que c'est plus par contrainte que de volonté, car de vos ennuis les Bruxellois ont grande compassion: mais le duc de Brabant et la duchesse par prière de leur cousin le comte de Flandre, s'inclinent plus à lui qu'à vous; et c'est raison, car toujours sont les seigneurs l'un pour l'autre. »

Voilà bien paroles de communiers, et cette affirmation d'une solidarité naturelle constitue le premier en date des discours belges à notre connaissance.

Le mal devait venir plus tard du Brabant, qui fut toujours terre princière. S'il est plus parlé dans notre histoire belge du renom des communiers flamands que des communiers liégeois, c'est grâce au prestige de cette victoire de Courtrai qui enthousiasma les villes: le duc de Bourgogne, au contraire , successeur des anciens ducs de Brabant déjà vainqueurs à Othée, put infliger à Liège une désastreuse défaite, qui terrifia les communes.

Reprenons ici, suivant la chronologie, le cours d'une histoire qui ne devient que trop dramatique.

Soit de gré, soit de force, et sous la pression de Philippe de Bourgogne, le prince-évêque Heinsberg, sous le règne duquel se passent les derniers événements relatés par Jean de Stavelot, résigna son évêché en faveur du neveu du duc. Quels que soient les reproches qu'on ait à adresser à Heinsberg, au moins eut-il la sagesse de ne jamais rendre l'étranger arbitre des dissentiments survenant à propos de l'administration de la Cité. Celle-ci perdit le bénéfice de cette bonne gouverne du moment où le nouvel élu Louis de Bourbon fit son entrée dans le palais de Liège. Il eut bientôt donné toute preuve d'incapacité à l'intérieur; il fut chassé par une bourgeoisie ameutée, heureuse de voir inoccupé le palais épiscopal, car elle était dès lors seule souveraine. À ce moment, la Cité, dont l'intérêt capital était, comme toujours, de garder la neutralité, fut mêlée aux trop grandes querelles de Louis XI de France et de Charles de Bourgogne. Dès longtemps, nos historiens liégeois ont marqué ces étapes douloureuses de notre histoire: la bataille de Montenaeken et la Cité humiliée; le sac de Dinant, la défaite de Brusthem, puis, désastre sans précédent, la destruction même de Liège,

Huit jours après la journée de Brusthem, perdue par les Liégeois inférieurs en nombre, mal retranchés, et qui laissèrent 6,000 au moins des leurs sur le terrain, Charles­le-Hardi fit, le 17 octobre 1467, son entrée dans la Cité par une brèche de 20 toises à la porte Ste-Marguerite. Un traité enleva savamment à la Cité ses franchises et toute indépendance: les 46 articles nous montrent assez tout ce que notre bourgeoisie avait conquis par l'énumération de tout ce qu'elle perdait. Ils nous font voir d'autre part comment les princes entendaient, après bataille gagnée l'organisation du pouvoir souverain. Plus de métiers corporatifs ni de privilèges de bourgeoisie, plus de magistrats populaires; plus de droit d'alliance ni de murs de défense, la ville devait être ouverte « de tous costez comme ung village ou ville champestre », la juridiction souveraine au prince-évêque, service dû au duc de Bourgogne; contribution de guerre énorme, l'exil et la confiscation des biens des vaincus... Tout ce qu'avaient su obtenir peu à peu les magistrats siégeant à la Violette était perdu: l'épée du vainqueur remplaçait le droit commun. Et tout en ruinant la Cité, on l'insultait. Certain trouvère (V. les Documents pour servir à l'histoire de Louis de Bourbon, par De Ram, p. 302, au vers 393), égaya le camp des bourguignons aux dépens des malheureux bourgeois dépouillés:

Perdu havez Chartes et Lettres,

Vos Jurez et vos Vingt-Deux,

Les Douze aussi, les quatre Mettres,

Des quels vous faisiez un Dieu d'eux.

Ensy n'avez plus nul de cheux

De la Violette qui furent.

On vous a fait estatus neus

Adfin que plus longuement durent.

Il était défendu aux Liégeois « de forger artillerie ou munitions de guerre… sous peine d'une amende de 200,000 florins du Rhin. » Le lieutenant-général du duc de Bourgogne, Guy de Humbercour, prit possession de la Maison de Ville; ce fut la Violette qui servit de dépôt aux armes dont les bourgeois durent se dessaisir.

L'article 3 des conditions imposées aux gens du pays de Franchimont fait cette énumération: « Ils apporteront dès maintenant au sieur de Humbercour et à Messire Thierry de Mousset, sénéchal de Limbourg, tous leurs bâtons à poudre, arbalètes, crennequins, bâtons à main et armures de toute espèce, sans pouvoir jamais en avoir d'autres qu'avec sa permission ».

C'est ce que le poème Bourguignon (La correction des Liégeois) exprime encore ainsi, cyniquement:

Après vos artilleries toutes

Dont vous haviez fait vos vacarmes,

Harnois, picques et Sacqueboutes

Haubergeons, haches et guizarmes

Rien n'y valleut, ne pleurs ne larmes,

Tout vous faut perdre et confisquier,

Et ne vous laissat-on autres armes

Que vos mains pour vos nez mouchier.

Le duc occupa le palais de l'évêque, et celui-ci, Louis de Bourbon, qui assistait indolemment aux funérailles de son pays, comme dit de Gerlache, se logea dans la maison de Mérode, Place Vertes Humbercour, qui devait présider à l'exécution rigoureuse d'un traité qui mettait à sa merci la personne et les biens des vaincus, se retranchait au quartier de l'Ile, dans la maison de Cloës d'Amagne; et, nonobstant son courage ordinaire, en tyran précautionneux pour sa personne, « il communiquait du jardin par un pont à l'église des Dominicains où il allait entendre la messe » (Recueil héraldique, p. 177). Humbercour, au coeur même de la Cité, que sa domination violente et rusée allait pousser à bout, usa une seconde fois du même moyen: il fit jeter un pont de bois, allant obliquement de la Maison où s'exerçait la juridiction scabinale du Détroit des échevins à la Violette, laquelle était à peu près vis-à-vis, sur la gauche. Ainsi, il pouvait s'entendre avec ces conseillers de l'évêque qui remplaçaient les magistrats régulièrement élus, en même temps qu'il établissait là le siège de son pouvoir personnel. Il s'y érigeait en justicier. Le fait, avec ses conséquences, est raconté dans le texte latin de la chronique liégeoise d'Advianus de Veteri Bosco (Amplis, collect. IV, p. 1328): « A cette époque on établissait un pont de bois entre la maison des échevins de Liége et la Violette qui était la maison des maîtres et des conseillers; mais à ce moment y siégeait le conseil du prince pour juger; ainsi on passait de l'une à l'autre. »

Qu'on veuille bien se représenter l'état des lieux. Humbercour logeant dans la maison forte de Cloes d'Amagne, un banni sans doute, habitait la quatrième demeure du Pont-d'Ile à droite, en venant de Notre-Dame à la Chaîne ou Place aux Chevaux, (Cloes – Masset - Gouverneur - Latour - Schaltin). Du Pont d'Ile, au lieu de suivre la rue pour entrer, en tournant à droite, dans l'église des Dominicains, afin d'y entendre la messe, il descendait dans les jardins de l'île dite de la Venne, et traversait, par un pont de bois jeté pour lui, le cours d'eau qui le séparait de l'enclos du couvent.

D'autre part, de sa maison de l'Ile, il n'avait que l'autre bras de la rivière de Meuse à passer pour se trouver bientôt (Place Verte) devant les maisons du Chapitre; traversant St-Lambert, il se trouvait au Détroit: le second pont de bois lui faisait mettre, et de haut, le pied sur la Violette.

Tels étaient les deux itinéraires, assez caractéristiques, que suivait Humbercour traversant, à sa manière, le coeur de la Cité.

Quant au pont de bois jeté sur la petite place du Marché, ce n'était qu'un retour à certain ancien état de choses. Entouré des gens de l'évêque, le Bourguignon ne dut pas manquer de conseillers qui lui rappelèrent le passé. Après la bataille d'Othée, en 1408, on avait réuni par ce même moyen la Maison de Ville et le Détroit. Le pont ne fut abattu que quand mourut Jean-sans-Pitié. La chronique latine de Corneille Zantfliet (Amplis. collect., V, p. 410), à l'année 1418, nous dit qu'au temps de Jean de Walenrode, le peuple liégeois put récupérer les franchises et privilèges perdus à la bataille d'Othée; on broda trente-deux bannières, nombre égal à celui des métiers; suivant la coutume ancienne, le peuple fut convoqué au palais et non plus en Mèrechoule (au Marché). « Certain pont de bois par lequel on passait d'habitude de la Maison des échevins à la Violette, siège des maîtres et du conseil de la Cité, fut mis à bas et brisé. »

Était-ce là la disposition ordinaire des lieux dans l'ancien temps? Cette voie spéciale était-elle le lien originel qui réunissait forcément à la maison scabinale la Violette qui ne pouvait encore s'en débarrasser? La Loy ne permettait-elle pas à des magistrats administrateurs de gouverner, si ce n'était dans une de ses dépendances effectives? Encore qu'il soit possible, le fait paraît peu probable. C'est après les deux grands désastres liégeois qu'on retrouve ce pont, signe d'une main-mise confisquant les franchises de la Violette, et à chaque fois, sous l'administration paisible et réparatrice qui suit, il est abattu. On peut donc voir dans la construction de cette passerelle l'effet de circonstances spéciales, naturel à une époque de crise violente; l'intégrité absolue de l'ancien territoire claustral était rétablie, et le prince, sûr d'exercer à son profit les pouvoirs tant administratifs que judiciaires. Comme à l'heure des débuts politiques de la bourgeoisie, les décisions de la Violette devaient se régler uniquement sur la légalité établie au Détroit, et grâce à ce pont de bois aérien, qui venait faire brèche dans la maison des magistrats populaires, ceux-ci perdaient toute indépendance. Dans Liège, que sa bourgeoisie avait « merveilleusement peuplée », rendue prospère et libre, après Othée et Brusthem, il n'y avait plus qu'un maître.

Cependant, un parti de bannis surprit à Tongres Humbercour et l'évêque, lequel avait quitté la ville - sur une barque pavoisée et au son d'une harmonie joyeuse, sous les yeux de tout un peuple indigné.- On ramena le prince, on remit en liberté conditionnellement Humbercour, et tandis que les Bourguignons fuyaient, la Cité se souleva.

On sait le reste; comment le Téméraire fut pris d'une colère terrible, forca Louis XI, prisonnier de fait à Péronne, à venir assister à la ruine des Liégeois ses alliés, au lieu d'aller combattre le duc de Bretagne, ami de la Bourgogne. Le dévouement des Franchimontois ne sauva pas une ville démantelée et sans chefs, « tenue en révérence et en crainte », d'un désastre inouï: on a peine aujourd'hui à comprendre comment ont pu conduire à d'aussi atroces résultats des hostilités entreprises tout d'abord pour réconcilier un prince-évêque avec son peuple.

Mais il faut songer à l'ambition irrésistible de la maison de Bourgogne et se rendre compte des moeurs tant de l'époque que des personnages: une population, tour à tour arrogante ou découragée; Louis XI, traître à tous; le cardinal la Ballue, traître à son maitre; des coureurs d'aventures comme Jean de Ville; un gouverneur qui avant de porter sa tête à Bruges sur le billot, se dérobait tout en exterminant une population entière; un prince-évêque n'ayant pas même conscience de sa responsabilité; le duc Charles de Bourgogne, sanguinaire jusqu'à la démence; enfin, au milieu d'eux, le légat du pape, Onofrio, inutilement agité, irritant chacun davantage, blâmé du pape et mourant de chagrin: quels acteurs et quel drame!

Quant à Charles, le protagoniste, c'est lui qui disait, en condamnant des cités entières au feu et à l'épée, et les voyant brûler: « Tel fruit porte l'arbre de guerre! »

Dans son livre sur l'Histoire de Liège, l'ancien président de Gerlache nous le dit (p. 219, en note), à propos de Gilles de Lens, précipité du pont des Arches: « Depuis le commencement des troubles, cela faisait de bon compte neuf bourgmestres qui avaient péri de mort violente, de la main de l'ennemi, du peuple ou du bourreau, ou subi l'exil en terre étrangère. » Tel était le sort de nos magistrats: voyons de près quel fut celui de la ville, de la commune, au milieu de la tourmente bourguignonne, et dans la suite.

Un passage de Commines (1. II, 14), de ceux qu'on relit et qui donnent à penser, relate sommairement, tout en le dépeignant de la façon la plus significative, le sac de notre ville de Liege: « Avant que le Duc partit de la dite Cité furent noyés en grand nombre les pauvres gens prisonniers qui avoient esté trouvés cachés es maisons à l'heure que cette cité fut prise. Outre fut délibéré de faire brûler la dite Cité, laquelle en tout temps a esté fort peuplée, et fut dit qu'on la bruslerait à trois fois, et furent ordonnés trois ou quatre mille hommes de pied, du païs de Luxembourg, pour faire cette désolation et pour deffendre les églises. Premièrement fut abbatu un grand pont qui estoit au travers de la rivière de Meuse; et luis fut ordonné grand nombre de gens pour deffendre les maisons des chanoines à l'environ de la grande église, afin qu'il put demeurer logis pour faire le divin service. Semblablement en fut ordonné pour garder les autres églises. Et cela fait, partit le duc pour aller au païs de Franchemont; et incontinent qu'il fut dehors la Cité, il vit le feu en grand nombre de maisons du côté de la rivière. Il alla loger à quatre lieues.

« Mais nous oyons le bruit comme si nous eussions este sor le lieu. Je ne sçay si le vent y servoit ou si c'estoit à cause de la rivière. Le lendemain le duc partit, et ceux qui estoient demourés en ladite ville continuèrent la désolation, comme il leur avoit esté commandé; mais toutes les églises furent sauvées ou peu s'en falut, et plus de trois cent maisons pour loger les gens d'église. Et cela a esté cause que sitot a esté repeuplée, car grand peuple revint demourer avec ces prestres. »

Voilà les paroles d'un écrivain inaugurant dans les pays du nord de langue française, l'ère des historiens diplomatiques et qui se désintéresse des humains sentiments. Que l'on considère, au prix de la réalité, comme vaine rhétorique le poème d'Angelus de Curribus, intitulé De excidio civitatis leodiensis: on peut s'en tenir au sens complet de la déclaration de l'annaliste Triphtême estimant que l'imagination ne saurait représenter les horreurs de la catastrophe. Celle-ci en effet, compte parmi les plus grandes qu'ait enregistrées l'histoire politique, ou criminelle, de l'Europe.

Rien d'étonnant que nos anciennes archives aient disparu ou se soient dispersées, que les documents officiels des franchises de la bourgeoisie et de ses actes aient été - comme le Perron - transportés à Bruges, de là vers le sud de la Flandre. À partir de cette date fatale de 1468, année de l'hégyre pour nous, de la fuite en Ardenne, notre histoire est à recommencer.

Un premier coup avait été porté à la Cité liégeoise par tes vainqueurs d'Othée (1408). Fermant la longue et belle période communale, l'époque princière marque chez nous son triomphe par un crime politique que ne justifient pas même les moeurs violentes du temps. On est absolument fondé à croire que la haine de la commune en inspira surtout le dessein: « Châtier Liège pourrait en conclusion - au rapport de Monstrelet - être exemple à telles manières de gens qui sont communautés et commencement de rébellion universelle. »

Eussent-ils eu d'autres princes-évêques qu'un Jean de Bavière ou un Louis de Bourbon - point évèques et fort peu princes - eussent-ils d'autre part eu le temps de la tranquille réflexion, sans aucun doute les Liégeois, mieux avisés, se seraient gardés d'entrer en conflit ou en contact avec le puissant dynaste étranger, ennemi né des communiers, et uniquement occupé à concentrer par tous moyens les pouvoirs personnels: avant Granson, Morat ou Nancy, un duc de Bourgogne, appuyé sur son épée, était autrement redoutable qu'un de ces princes élus à tour de rôle par des chanoines, régnant d'une façon souvent nominale sur une bourgeoisie qui lui faisait, de sa maison, où pauvre homme était roi, impunément la guerre.

Liège, qu'était venue solliciter la politique de grand état, était mal organisée pour la comprendre à l'instant: elle vivait isolée, à l'abri d'une puissance ecclésiastique dont le titre souverain semblait encore immuable. Puissante à l'intérieur, d'une activité débordante, la commune, se jetant dans la mêlée européenne, se trouve inhabile, et ne peut que porter la peine d'une ignorance dont n'aurait pas été victime une ville libre, ayant l'habitude au dehors de sa propre direction politique, renseignée par exemple comme le furent les républiques italiennes.

Cependant, n'eût été la qualité de territoire ecclésiastique reconnu à la principauté, ni Philippe, ni Charles de Bourgogne ne se fussent contentés du titre de mambour, avoué ou tuteur du pays. Ce dernier, après le désastre, retrouva sa forme politique extérieure, mais au dedans quel changement!

L'apologue ésopien de Louis XI, racontant à Charles comment, pour détruire des oiseaux criards, il avait fallu non seulement abattre le nid, mais couper l'arbre, n'eut que trop de portée.

Sous le règne de Jean et de Louis, le peuple liégeois s'était habitué à braver loi ou règlements; la prospérité de la bourgeoisie avait pris fin avec son travail, source de sa richesse; la ville n'était plus qu'un monceau de cendres; une génération avait été supprimée. Les nouvelles classes bourgeoises qui se reformèrent n'arrivèrent plus à la hauteur des anciennes, animées celles-ci de la foi politique et laissant après elles une organisation dont on ne sut plus bien faire fonctionner le mécanisme souvent incompris. Ces institutions subsistèrent sans doute, mais avec des vicissitudes diverses, passant par tradition à l'état d'habitudes intermittentes ou accidentellement avivées.

La défaite de Brusthem et le sac de 1468 indiquent la date fatale de la première et belle période communale liégeoise. Deux siècles éloignent encore la Cité de l'avénement de Maximilien de Bavière; mais, de Brusthern au coup d'état de Maximilien supprimant en 1684 toute l'organisation communale, il n'y a que la distance d'un pas uniquement difficile à franchir. En dépit des derniers Grignoux, Maximilien de Bavière acheva l'oeuvre de Jean de Bavière, et il fallut des événements bien lointains qui n'arrivent qu'à la fin du XVIIIe siècle, pour rendre, et en vertu d'autres principes, une vie nouvelle à la bourgeoisie.

III


§ I. - La Violette, troisième Maison de la Cité; origines du Recueil héraldique; description de la Violette suivant un manuscrit d'Abry; dessin de la Violette.

§ 2. - Historique d'après les registres aux recès et les chroniques; voisinage du monument et topographie des chambres des métiers; événements communaux et bombardement de Boufflers, 1497-1691.

§ I. Reprenons le cours des événements, interrompu au moment où nous signalions la mort tragique de nos anciens magistrats. Quel fut le sort, dans le plein accès de la furie bourguignonne, de la Maison où ceux-là exerçaient leur office?

II ne parait pas que la Violette ait été détruite, contrairement à ce qu'on devrait croire en présence de la dévastation systématique de tous les édifices civils de Liége. Il fallait sans doute quelque endroit qui ne fût ni église, ni maison claustrale, d'où l'on pût continuer à organiser la destruction du reste de la Cité, comme aussi la possession militaire du pays. Usage bien contraire à sa destination, la Violette y aurait été employée.

Elle resta dix ans sans revoir ses magistrats réguliers, et après la mort, violente aussi, comme le font remarquer les vieux auteurs, de la plupart de ceux qui avaient présidé au sac de Liége, dans quel état on retrouvait en 1477 l'ancienne Maison de la Cité! « Elle allait à sa ruine » disent nos historiens (V. le Recueil héraldique, p. 213); saccagée à l'intérieur et vidée, souffrant des intempéries, à demi-brûlée par les flammes du voisinage, elle supportait encore, suivant Loyens, ce pont de bois des Bourguignons pesant comme un joug sur les citains qui avaient pu revenir. De fait, elle ne pouvait plus que rappeler les plus terribles des souvenirs.

On doit admirer l'active ténacité - celle de l'essaim ou de la fourmilière qui se reforme quand même - des bourgeois survivants, s'employant avec leur lignée à rétablir, presque au lendemain du désastre, la Cité dans son assiette et la commune dans ses droits. Le sens de quelques rares documents publics du temps, résumés par Bartollet (V. l'Epitoma) en fait foi. Dès 1478 (Litt. edicti 24 apr.) sur l'ordre des magistrats, des corvées sont imposées à toutes les paroisses pour le relèvement des remparts et des murs. En 1484, la Cité préserve ses cours d'eau, et défense est faite de jeter les détritus et les débris encombrant le sol, au pont des Arches et à la Sauvenière. Une Lettre du peuple, de 1486, interdit le port de tout insigne autre que le Perron. La même année, la ville établit des péagers sur ses ponts, à sa livrée, pour surveiller la navigation intérieure. Toutes sortes de mesures militaires sont prises directement par la Cité: elle soudoie notamment des soldats alIemands pour sa défense (31 mars 1486). Donation et faite aux. Arbalétriers de la construction élevée sur le pont des Arches (1494). Tandis qu'on défend d'ajouter à toute armoirie la croix droite et la croix couchée, divers édits rendus directement par la Cité visent les bannis, l'entrée des grains, les accises, l'incarcération, le cours des monnaies. Un édit rendu en commun par le prince et par la commune, d'un genre particulier et en vue d'assurer

une meilleure police, interdit après l'heure du couvre-feu sonné par la cloche dite Côpareie, à moins d'être porteur d'une lumière, la circulation dans la Cité, - comme près des cabarets suspects - les étrangers devaient laisser leurs armes à l'auberge. Une Lettre de la Ville, du jour de Saint-Jacques (1477), a une autre importance: les gabelles, est-il dit, sont du domaine du peuple. Celui-ci décide qu'il sera payé sur le vin et la bière le denier quart; sur le pain, le vingtième; les houilles, le quinzième, les citains en étant exempts; sur le quartier de sel, deux sols; les grains exportés, le vingtième. Le peuple, en concorde avec le prince de Bourbon, lui cède pour la vie les gabelles du peuple. C'était une compensation politique. Une Lettre de la Cité (15 juillet 1494), sur la demande du prince de Homes, lui concède pour le mois courant le produit des gabelles.

D'autre part, faute de ressources, la Maison du Magistrat, ruinée, restait telle quelle. Elle avait duré un peu plus d'un siècle, quand on entreprit, en mars 1480, de la démolir pour la reconstruire de fond en comble.

Des chroniques mentionnent le fait:

« Anno 1480, in mense Martii incepta fuit Domus Civitatis in Leodio fundari quae dicitur Violetta ». (Adr. de Veteri Bosco, Chronicon, p. 1371, cité par F. Henaux). - « En 1498 fut édifiée la Maison de la Cité dite Violette ». (Chron. de 1591, p. 91, 165, citée par M. S. Bormans). A dessein, nous relevons ici les deux dates extrêmes, de la construction première à l'achèvement (1480 et 1498), de la Violette, sous sa troisième forme.

Nous nous attacherons d'autant plus particulièrement à l'histoire de celle-ci que des documents nouveaux nous permettent de la rétablir en détail.

Au préalable, certaine étude de critique bibliographique s'impose en vue de fixer l'origine et la valeur des documents.

Le lecteur liégeois connaît le Recueil héraldique des Bourguemestres de la noble Cité de Liège. Celui-ci présente notamment, sur l'histoire de la Violette, des renseignements qu'ont repris MM. Polain, F. Henaux et d'autres écrivains contemporains; au moment de présenter des détails plus complets, bornons-nous à renvoyer au Recueil le lecteur curieux d'une simple comparaison, inutile pour certains d'entre eux.

Rappelons seulement la suite du titre du Recueil, qui équivaut à une table des matières: On y voit, est-il dit, la généalogie des Évêques et Princes, de la noblesse et des principales familles de ce paiis avec leurs inscriptions et épitaphes, le tout enrichi de leurs armes et blasons. Enfin, pour terminer l'indication générale on y a joint quelques petits traits d'histoire, rapportez suivant le temps de leur événement, depuis 1200 jusques en 1720.

Quant aux. sources, aux origines mêmes du Recueil héraldique, « il est, dit M. X. de Theux, dans sa Bibliographie liégeoise, à la page 212, du généalogiste Abry, qui reçut du Conseil de la Cité, pour l'impression, un subside de 1,600 florins. Loyens, auquel on l'attribue généralement, n'a publié que la continuation de 10 pages imprimées en 1721. Il reçut aussi des subsides de la Ville, ainsi que l'imprimeur J. P. Gramme et le graveur Du Vivier. »

Il s'agit, on le voit, d'un ouvrage remanié, et d'une forme précise, auquel la Cité reconnut un caractère d'utilité publique, si bien qu'après une continuation par Ophoven, notre Ville aujourd'hui encore poursuit sur le même plan la publication de son Mémorial.

Le Recueil héraldique, dit de Loyens, représente une oeuvre collective, dontt un manuscrit d'Abry a été le prototype. Qu'en est-il au juste de la participation de Loyens? Avant M. de Theux, M. S. Bormans déjà avait donné dans le Bibliophile belge (t. II) des éclaircissements dont il résulte que si Abry avait vendu au Magistrat son travail, il n'avait pas sans doute entendu aliéner jusqu'à son nom.

M. E. Poswick, en publiant une analyse de Manuscrits historiques sur le pays de Liege (Bulletin de la Société des Bibliophiles liégeois, I, p. 44-168), a rendu aussi complètement hommage à Louis Abry, dont la riche bibliothèque de M. le comte d'Oultremont de Warfusée contient nombre de précieux ouvrages. C'est un de ceux-ci qui nous donne des lumières nouvelles, tant sur l'histoire liégeoise que sur les travaux considérables de notre vieux généalogiste Abry. Est-ce à dire que Loyens n'aurait été que son éditeur tout en le masquant? Tout à l'heure nous parlions d'une oeuvre collective. Un manuscrit autographe de l'avocat Loyens, membre de la Cour scabinale de Jupille, appartient aujourd'hui à M. l'avocat Victor Henaux, frère de feu M. F. Henaux, l'historien liégeois. Il est intitulé: Recueil héraldique des armes et qualités des illustrmes et Smes évêques, des bourguemaitres de la noble Cité de Liége et autres distingués personnages, tirées de leurs propres scels, sépultures et blasons depuis cinq cents ans.

Ce manuscrit, de 484 pages, « achevez ce 19 mars 1718 », finit par une rature comme il commence par des corrections, et il porte en une note signée F. Henaux: « Ms. autographe de Loyens avec des corrections, ajoutes et suppressions de Louvrex de Crassier, de Gaen, etc. » Le volume est orné de blasons déjà gravés sur bois, et le texte n'est pas encore celui qui a servi directement à l'impression. On le voit de plus en plus: une oeuvre première, celle d'Abry, a été complètement et pendant longtemps soumise à une commission de revision qui a fini par la transformer complètement. On a enlevé au cadre assez étroit que présentait la succession des deux bourgmestres annuels, toutes les parties trop générales qu'Abry y avait placées; mais, de même que les généalogies, la formule première du livre a été conservée, et c'est plus qu'il n'en faut pour regretter que des hommes assez haut placés dans l'ancienne Cité, jurisconsultes, échevins et chanoines, aient publié le Recueil héraldique sans que même le nom du modeste et consciencieux travailleur de la première heure y fût mentionné.

Ces renseignements étaient de mise avant de faire connaître le manuscrit d'Abry, de la bibliothèque castrale d'Oultremont de Warfusée; après la description du dit document, nous produirons les renseignements spéciaux sur la Violette qu'il renferme et nous les replacerons dans leur cadre historique.

Quant au manuscrit lui-même, il est bien de l'écriture d'Abry, et il constitue un curieux et magnifique volume de 170 feuillets, dont les pages sont numérotées jusqu'à la 108e; les avant-dernières ne sont pas remplies; les dernières n'offrent plus qu'une simple inscription, et au verso de l'ultième page, il n'y a plus qu'une date: 1716.

Le titre annonce comme point d'arrêt l'année 1684, mais ce recueil du Fameux Magistrat de Liege, comme il est intitulé au haut de chaque page, a été continué et remis au courant. La méthode suivie est celle du Recueil héraldique qui procède par magistrature: on donne les armes de l'évêque, puis sous son règne, celles des bourgmestres; et aux deux côtés en marge, les blasons de leur famille, des officiers de la Cité, des personnages dont les pages relatent l'histoire ou la filiation. Les enluminures sont vives, et le trait des plus nets.

Le manuscrit dont nous nous occupons porte un titre étendu, rédigé dans la même manière que celui, des Hommes illustres, aussi d'Abry, et trouvé dans la même et riche bibliothèque. C'est: Le retour annuel du magistrat de Liege apprès tant de revers restituez pour la police et foelicité des peuples, traité de son antiquité, de sa qualité, noblesse, leur descente et blasons, cueilli des Histoires archives sépultures verrières et autres monuments publicques, restes de nos debris, présentés à la Postérité Liégeoise l'an 1684.

Comme le style en général de cette chronique illustrée, l'explication donnée au titre est assez diffuse; mais il ne convient guère, au moment de profiter une fois de plus des services d'Abry, de le desservir auprès du lecteur par une critique trop sévère: tenons compte du milieu où l'auteur vécut, comme de l'ancienne façon de s'exprimer, et reconnaissons dans Abry, peintre, dessinateur, et chroniqueur sincère, sinon un véritable écrivain, du moins un infatigable travailleur, assez épris de son pays pour avoir consacré le cours d'une longue vie (1613-1720) à des recherches directes de tout genre, mises , comme il le dit , à la disposition de la postérité. Le vieil Abry se met d'ailleurs lui-même malicieusement en garde, car, s'adressant au lecteur, il inscrit cette devise à sa première page:

Haec tacitus perpende priusquam temnere, si quid

Exciderit coeptis, adde quod ipse cupis.

Probablement notre auteur a-t-il pensé en wallon ce qu'il dit en latin; soit en français:

« Avant de dédaigner, examine sans rien dire; et s'il manque à l'entreprise quelque chose, mets-l'y toi-même! »

Le registre manuscrit du Retour annuel du magistrat de Liege, présenté l'an 1684, est relativement plus volumineux que le Recueil héraldique imprimé en 1720. C'est aussi que le manuscrit de Warfusée renferme, nous l'avons dit, plus de détails, et précisément ceux-là qui intéressent davantage la Violette, à savoir une représentation graphique du monument communal, accompagnée d'un texte explicatif. Ils ont été maladroitement supprimés tant par Loyens que par ses collaborateurs.

Au moment de parler de notre Maison de Ville, une page du manuscrit, d'une composition peu serrée, nous entretient, en guise de préambule, de la question de savoir si Liége exerçait un pouvoir souverain, ce que contrediraient l'inscription du fronton et l'aigle impériale qui surmontent par deux fois la Maison du Magistrat. Mais Liége, dit l'auteur, se dit libre avec raison; bien plus, elle est Ville suzeraine, exerçant le pouvoir sur ses voisins. Elle prit, à la vérité, son recours auprès du roi de France contre le duc de Bourgogne, mais sa demande n'eut point d'effet. La Cité ne requit la protection effective d'aucuns avant le cardinal de la Marck, qui, vu la situation générale de l'Europe, se mit sous la protection de l'Empire vers 1507; « d'où vient que l'aigle impériale fut placée au sommet de la Maison de Ville, avec ces vers en lettres d'or et placés plus bas que ceux du fronton même:

Legia sis felix Aquilae quae tuta sub alis

Semper et Imperii digna fovere sinu. »

On le voit, l'auteur, sans remonter aux anciens liens de la suzeraineté impériale germanique, invoquée et subie dès l'origine par l'évêché, puis toujours facilement oubliée, ne parle que de la Cité même, émancipée, alliée par son prince à la fortune de l'empire de Charles-Quint.

Mais ces explications sont de peu d'importance au regard de la représentation figurée de l'édifice lui-même et de son texte explicatif. C'est là précisément où nous en voulions venir.

Nous reproduisons le premier à titre de document précieux pour notre histoire, pareille trouvaille, tant les bibliothèques ont été fouillées, ne se rencontrant plus souvent de nos jours.

Ce dessin, jusqu'aujourd'hui connu de quelques initiés seulement, nous représente, en effet, tel qu'il fut dans ses grandes lignes et principaux détails, l'édifice de la Violette pendant les deux siècles qu'il dura, de 1497 à 1691, et ce simple croquis authentique jette, on s'en convaincra aisément, un jour tout nouveau sur un coin important de l'histoire de la Cité liégeoise, généralement ignoré.

Quant au texte, avant toute remarque, le voici intégralement:

« Comme la beauté d'une ville consiste aux édifices, ainsi le magistrat songea de pourvoir à un fonds pour le rétablissement de la Maison de Ville; elle était ruinée et le pont de bois qui se communiquait d'icelle au consistoire des eschevins nommé à le Destùr vis-à-vis d'icelle, déplaisait à merveille, parce que Guy de Brimeux-Humbercourt l'avait fait dressé pour son plaisir l'an 1466 qu'il possédait en Liege comme substitué du duc de Bourgogne, pour dompter également les Maîtres et les Eschevins. »

L'an 1497, ils eurent l'honneur de la mettre en état de service comme on la voit aujourd'hui; ce bâtiment fut considéré pour un des plus beaux des pays d'alentour, tout irrégulier qu'il est par la voûte de sa salle haute, qui rompt la régularité du front.

Le dessous n'est pas méchant, encore bien qu'il est gothique.

Son sommet est haussé d'une bannière de fer à l'aigle éployée et dans son timpan pointu la même aigle notablement plus grande y est dorée.

Les écussons de l'empire et de l'évêque de Horn suivent immédiatement; les écussons de Liége, Tongres, Maestricht, Huy et Dinant y sont posés un peu plus bas, qui sont suivis des autres comme ils sont rangés ci-dessus.

Plus bas que les fenêtres de la salle, on y voit aussi les blasons des trente-deux métiers disposés selon leur plus ancien usage; cette rangée est toute en largeur, soutenue de six consoles de cinq à six pieds hautes, sculptures chacune: la première des armes du pape Alexandre VI de, la maison des Borgia, espagnols de Valence, de l'empereur Maximilien, de l'évêque de Horn, de la ville de Liége et des dits bourgmestres de Warfusée et de Huy; tout ceci fut reluminé et doré plus curieusement que devant.

L'an 1568, du temps Jean de Streel et Pierre Bex, alors bourgmestres, la voûte même de la salle haute était ornée des armes ou écussons de tous les royaumes joints à la maison d'Autriche. C'est ce que l'on voit encore aujourd'hui avec des lambrissements de bois portant les écussons des trente-deux métiers, des quatre chanceliers et des divers couples de bourgmestres qui les ont fait faire de temps en temps.

Le balcon de cuivre est une addition de l'an 1609 par les bourgmestres Jean de Merlemont et Hubert de Loen; c'est aussi le plus beau de tout et ce qui le relève; il est couvert d'un toit de plomb souporté de deux colonnes aussi de cuivre adossées des images de Notre-Dame et Saint­Lambert. Les piédestaux portent leurs dits blasons et les pilastres de dessous qui forment l'entrée de la cave d'icelle.

Leurs successeurs firent aussi renouveler les vitres de l'arcade de la salle du côté du marché, comme on voit par leurs blasons rangés sous ceux du prince Ernest de Bavière, de Liége, de Bouillon, Franchimont et de Looz.

Tout le dessous est de pierre de taille jusque aux consoles, le reste est de bois. L'arc de la porte principale porte encore deux écussons de l'évêque de Horn coupés et au-dessus d'icelle, on voit un tableau avec les chronogrammes en vers.

Il y a aussi des blasons de divers bourgmestres qui ont été posés sus diverses réparations (lui serviront dans ce recueil), comme portes, lambris, chapelle, la cheminée, et autres. On a aussi divers tableaux aux armes des bourgmestres... »

Le manuscril Abry-Loyens (que M. Victor Henaux a mis obligeamment à notre disposition) renferme cette phrase significative, supprimée dans le Loyens imprimé, de même que le dessin: « L'auteur de ce présent recueil a tiré le frontispice de cet hôtel avant que le bombardement de 1691 ne l'eut, détruit. » Sauf certaines corrections de détail, le texte du dit manuscrit est conforme à celui du Recueil héraldique. Nous remarquons cependant dans ce manuscrit même la suppression d'une phrase finale: « Cette maison, achevée en 5 ou 6 ans, toute irrégulière qu'elle fut, ne laissa point d'être considérée comme un des plus magnifiques édifices de ce temps-là. »

Notre dessin, dont la vue constitue une intéressante révélation pour nous tous qui cherchions inutilement à nous faire jusqu'ici une idée exacte de l'ancienne Maison communale, occupe presque une page entière de l'in­folio, et il a été enlevé très lestement par Abry, homme, exercé, ainsi qu'on sait. Il est tracé à l'encre; le balcon de cuivre de l'escalier et les statues de Saint-Lambert et de la Vierge, patrons de la ville, sont enluminés de jaune. Les fenêtres de l'étage étaient autant de verrières armoriées; des inscriptions indiquent sur les vitres de la salle ronde les armes de Franchirnont, Liège, Ernest de Bavière, Bouillon, Looz (5 ); Trouillet, Woot, Chockier, Trappé, Werteau, Beeckman, Franck (7); Saunier, Dans, Méan, Trouillet, Blisia, Merlemont, Liverloo (7), à gauche de la fenêtre ronde, des bonnes villes: Beeringen, Peer, Brée, Visé (4); à droite, Bilsen, Stockem, Maeseyck, Verviers (4).

Au second étage, des deux côtés de l'aigle impériale, est inscrit ce distique, qui implique, dans des termes moins forcés que ceux transcrits plus haut, la suzeraineté impériale

Nos teget alarum, Jovis armiger, umbra tuarum

Sub quibus instabit nullus ab hoste timor.

En-dessous viennent les écussons d'autres bonnes villes du pays: Bouillon, Franchimont, Looz, Homes (4); Dinant, Tongues, Liége, Trecht, Huy (5); Waremme, Fosses, Thuin, Couvin, Ciney, StTrond, Châtelet, Looz, Hasselt, Herck (10).

Il est inutile de remarquer l'importance publique du blason; la mémoire historique avait pris cette forme expressive, et le monument communal lui emprunte sa parole. L'ancienne Violette n'était qu'un blason; sur la place du Marché, elle était comme le Miroir, pour employer un terme de Hemricourt, où se reflétait tout entière l'organisation politique et civile du pays. La commune emprunte les formes extérieures du pouvoir souverain, les armes du pape, de l'évêque, avec l'aigle du Saint-Empire. L'état clerc liégeois n'est pas représenté; l'état noble ne figure qu'en suite de l'investiture populaire donnée aux magistrats, et la série des écussons des bonnes villes fait revivre l'ancienne union des communes.

Qu'on ne s'étonne point trop de cette fenêtre ronde, dont l'effet en façade, à côté d'une fenêtre carrée et de date postérieure peut-être, est assez singulier. Nous devons penser que le plancher intérieur derrière ce cintre se trouve bien en-dessous de la base extérieure de la fenêtre même. La Violette avait là pour pièce principale une de ces salles à voûte ronde, toute en boiseries enluminées, qui étaient un des ornements les plus prisés des anciens édifices, de ceux qu'on s'est ingénié, quand on l'a pu tenter de nos jours, à restaurer dans divers monuments du meilleur style.

Au-dessus du toit, à gauche et à droite, sont inscrites ces deux dates: 1493-1497.

L'ensemble se compose: d'un rez-de-chaussée avec grand escalier et palier extérieur, en-dessous duquel est une cave; d'un premier étage en encorbellement et d'un second étage à fronton triangulaire. Ce sont là les dispositions générales de notre Hôtel-de-Ville d'aujourd'hui, qui a succédé à l'ancienne Violette. Malgré de notables changements, la tradition a été en général conservée, et celle-ci remonte loin.

La Violette, maison centrale des Métiers, était construite à l'instar des habitations bourgeoises où les métiers eux­mêmes avaient leur Chambre. La grande salle du Conseil reposait au premier étage sur un encorbellement; cette saillie, propre à nos anciennes constructions, était dite sèieûte ou sèeute, (du verbe. sâii ou sèii, salire, sauter ou saillir). Une chambre de métiers occupait aussi généralement un premier étage, au-dessus de la sèieûte; le Conseil de la Cité tenait de même, à cette place de la Violette, sa sieulte (sèute, siete ou siiète, du verbe sedere, seoir, qui a donné seance) , autrement dit ses assises ou délibérations. L'usage a fait rencontrer dans une même place et sous une forme presqu'identique deux mots d'une origine différente.

Que ces étages de bois sur encorbellement au-dessus d'un rez-de-chaussée en pierre de taille aient duré du temps de l'époux de Marie de Bourgogne jusqu'à celui du marquis de Boufflers, de 1497 à 1691, d'un désastre à un autre désastre, cela s'explique encore quand on songe à la résistance de ces anciennes charpentes de chêne taillées à vive arête, savamment entrecroisées, mortaisées solidement dans le coeur du bois et bien couvertes d'ailleurs.

Généralement, on trouve à la fin des actes de la Cité la mention faite du Conseil tenu en la salle haute de la Violette. Qu'on nous permette de rappeler le sens du mot: haut ne se disant pas seulement pour marquer l'étendue du bas vers un point élevé, désigne aussi ce qui est placé au­dessus relativement à d'autres parties. Une chambre haute, dans l'ancienne langue, classique ou populaire, est une chambre sise à l'étage, et c'est dans ce sens que l'expression est, par exemple, employée au XVII siècle par Boileau ou Scarron. La salle haute de la Violette était cette même salle ronde dout on voit la fenêtre sur le dessin. Il y avait aussi une salle basse.

Le perron de l'escalier avançait plus que la sèieute de l'étage. C'était, celui-là, un signe de puissance comme de juridiction; les châteaux avaient leur perron, où, au moyen­âge, le suzerain recevait ses vassaux; la Maison de la Cité voulut donc avoir son perron. Elle eut le sien comme généralement les hôtels-de-ville, et de cette haute plate-forme architecturale, on proclamait les volontés du gouvernement populaire. Enlever à une Maison de Cité son perron, c'était la priver de ses droits, comme il arriva effectivement en d'autres villes, à la suite d'une rébellion ouverte, puis comprimée.

L'intérieur même de l'ancien édifice était orné, autant que la façade, de blasons de toute sorte. Les Magistrats qui se succédaient, deux par an, tenaient à honneur de laisser un souvenir durable de leur séjour à la Violette, en y apportant un embellissement ou en la réparant sur quelque point. Cheminée, balustrade, porte, corridor, rien n'y était établi sans porter les blasons couplés du Magistrat sous une inscription, généralement en vers latins, indiquant en même temps la date au moyen du chronogramme. Ce genre était à la mode dans une principauté ecclésiastique. Mais généralement la phrase est compliquée par les besoins du mètre, les mots sont employés dans un sens détourné en vue de lettres servant de chiffres, si bien que, détachées de leur objet, comme le sont quelques inscriptions conservées, celles-ci n'ont plus qu'une signification banale ou bien n'arrivent plus qu'à n'être pas intraduisibles.

L'édifice, dans le cours de sa longue existence, a-t-il subi des transformations très notables? Aucun texte, à notre connaissance, ne l'indique, et l'on ne manquerait sans doute pas de renseignements écrits, alors qu'il n'est, pour ainsi dire, pas de chronique manuscrite liégeoise qui ne porte la date première de la construction: « En 1498 fut faite et dressée la Maison de Ville qu'on appelle la Violette. »

La question la plus curieuse que soulève, la vue du dessin d'Abrv est celle qui concerne le soubassement. Celui-ci, en pierre de taille et avec ses belles fenêtres de style gothique, serait-il un reste du monument antérieur, de celui-là qui fut construit vers 1394, et démoli après le sac de la ville? On aimerait à retrouver ainsi une partie importante du principal de nos monuments civils datant de la fin du XIVe siècle, antérieur à la dévastation de 1468, comme à l'édification de 1497.

Il conste que la Violette, saccagée, atteinte même, mais partiellement par l'incendie qui dévora les maisons particulières d'alentour, était encore debout au départ de Charles le Hardi, puis de son lieutenant Humbercourt. Elle allait à sa ruine, mais supportait encore le pont des Bourguignons.

Sans doute, c'est la base d'un édifice qui présente, la dernière et le mieux, les qualités de solidité requise; a-t-on pu garder et utiliser celle-là en un temps où les ressources pécuniaires étaient des plus rares ? Examinons ce point.

La reconstruction de la Violette nouvelle a duré longtemps. Abry, comme Loyens, synthétisant, ramènent les travaux, tant du commencement que de la fin, aux années 1493 et 1497; mais ils y sont entraînés par la répétition des mêmes magistratures: Raes de Warfusée et Gilles de Huy, collègues à ces deux dates, en ont l'honneur tout entier.

WARFVSÉ AVEC HVY EN SINQVE ANNÉES INCLVES M'ONT ACHEVÉS ICY, est-il dit au-dessus du dessin du manuscrit de Warfuzée. II s'agit sans doute des travaux les plus importants, et l'on doit croire que l'édification a été poursuivie pendant l'intervalle; de même aussi ils ont été commencés beaucoup plus tôt. Le texte du Chronicon Leodiense cité plus haut précise: Au mois de mars, dit-il, de l'an 1480, on commença à jeter les fondements (fundari) de la Violette. Voilà 17 années bien comptées, et l'on a eu certes le temps de tailler, par exemple, ces jolies fenêtres du rez-de-chaussée qui ressemblent à celles de l'ancien Hôtel-de-Ville de Maestricht. Le terme fundari est significatif, et l'on doit croire qu'il a été employé à dessein. Enfin, dernier et, meilleur argument, la Cité entendit reconstruire la Violette dans de plus grandes dimensions, et elle demanda, en 1480 encore, au Métier des Tanneurs, dont la Halle était contiguë, qu'ils voulussent bien lui céder 15 pieds et demi de terrain: ce qui fut fait, en échange du même espace repris sur la Mangonie, sise plus loin et voisine.

Si c'est à la façade que l'ancien monument, très symétrique, gagne cet espace, on pourra justement en inférer que la façade tout entière a été refaite à nouveau.

Or, il résulte de la teneur de la charte même de la Cité, émanée à ce sujet à la date du 4 mars 1480, que l'emprise sur la Halle porte à la fois sur le devant et sur le fond. Voici le texte même de cet important document, copié et collationné sur l'original en parchemin par M. S. Bormans, l'auteur du bon Métier des Tanneurs (p. 322):

Nous, les maistres, jurez et conseil de la cité, franchise et banlieue de Liege, à tous ceulx qui ces présentes lettres verront ou oront, salut. Comme, ensuyvant la conclusion par nous prinse de par lassistence de nous amis et bien vueillants et al honneur de ladite cité, de nous faire refaire et rediffyer la maison de ladite cité, nomée la Vyolet, qui à la ruwinne et destruction de ladite cité a este totalement ruwinée et brulée, et la faire construire et ediffyer plus grande, plus belle et plus honorable qu'elle ne soulait estre de paravant, pour nous y reparier pour les besoingnes de ladite cité et aussi pour en icelle recueillir et recepvoir plus honoralmant et honnestement les seigneurs et amis de ladite cité, aux jours que l'on a accoustumeit y tenir les fiestes et solempniteis, et aussi les ambassiades qui, le temps advenir, pourront estre deputez et envoyez par devers ceste dicte cité; au moyen dequoy les officiers et personnes du bon mestier des tanneurs de ladicte cité, condeschendans au notre pryèr et requeste, ayent esté contens et nous aient accordeit de reculler leur maisonnaige et edifice en allant vers le manghenie environ quinze piets et demy au front devant et autant derier, à telles conditions et moyennant les choeses que sensuyrent, cest assavoir: que, de ce que, en recullant leurdict ovraige, leur covenrat avoir de place sur ladicte manghenie, qui monterat, comme dit est, quinze piets et demy devant et quinze piets et demy derier, que les en feriens joyr aussi ligement quilz faisaient delle place par eulx accordee à la dicte cité; savoir faisons que nous, pour les causes dictes, et en remuneration de ce que dit est, avons promis et promectons ausdits dudit bon mestier des tanneurs, que nous leur ferons joyr de ladite plache par eulx accordée à ladite cité, et que se aucuns les en vouloient moleisteir et parturbeir, que nous serons tenus et promectons de eulx en respondre et deffendre à nous propre despens, envers et contre tous, sans quelque faulte, par le tesmoing de ceste dictes presentes auxquelles avons fait appendre le grand scel de ladicte cité, sur Ian quatuors cens et quattre vingts, le quattrierne jour du mois de mars. »

On le voit, la nouvelle Maison de la Cité s'étendit en façade et à l'arrière sur une base symétrique, celle de son rez-de-chaussée; et si nous rapprochons ce texte de ceux qui précèdent, nous constatons, au regret peut-être des amateurs curieux, que la Violette de 1497 n'a rien dû conserver de l'édifice antérieur à la destruction de la ville par les Bourguignons.

Après l'examen de ces faits, qui relèvent de la critique historique, il revient naturellement dans ces pages une place aux considérations qu'inspire à l'archéologue la vue même du dessin d'Abry. Ce dernier a exécuté à main levée une image sommaire de l'ancienne Violette, fidèle certainement, mais l'auteur même connut-il assez les principes de l'art monumental pour être minutieux? Un architecte instruit a vite fait de compléter les à peu près du crayon et de rétablir par le menu, comme il convient, le détail exact du style gothique. Evidemment, la partie supérieure du monument, qui commence à l'encorbellement de bois, témoigne d'une construction assez hâtive: la partie la plus importante, le soubassement de pierres de taille, très travaillé, présente un sujet d'étude des plus intéressants au point de vue de l'art liégeois. L'oeuvre nous dit, à l'avantage de celui-ci, ce qu'il était au commencement du XVe siècle; chacune de ces jolies baies constitue une fenêtre garnie de ses meneaux, avec tympan historié donnant également éclairage.

Entre les fenêtres, les colonnettes supportant le larmier de couverture, prennent naissance sur la plinthe ou soubassement. A calculer la largeur ordinaire de la fenêtre gothique liégeoise, la façade de l'édifice tout entier aurait occupé un espace de treize mètres environ.

Nous ne pouvons manquer de signaler des points de comparaison: nous en trouvons un dans les baies, plus grandes, de la seconde cour intérieure de notre palais: quand Erard de la Marck reconstruisit celui-ci, ses architectes s'inspirèrent du même art qui avait présidé à la reconstruction de la maison commune des bourgeois.

D'autre part, les trois baies qui occupent la façade de l'étroit et haut monument anciennement élevé à Maestricht pour servir d'Hôtel de ville, actuellement le Musée, se rapprochent de très près de l'ordonnance des fenêtres de notre Violette.



§ 2. - L'édifice constituant la Violette, telle que nous la présente le ms. de Warfusée, dura longtemps, nous l'avons dit de 1493 à 1691, et c'est une vie longue que deux siècles pour une maison liégeoise.

Le temps vint sans tarder où la peinture des blasons fut défraîchie par les intempéries: les croisillons de bois qui soutenaient les fenêtres et toute la façade demandèrent des réparations, faites telles quelles peut-être; les murs étaient décrépits. L'Hôtel du Magistrat était devenu une vraie Maison populaire, et pour un étranger, habitué par exemple à la vue des somptueux et durables Hôtels de ville des Flandres, notre Violette de bois, assise en encorbellement sur un rez-de-chaussée de pierres, à l'instar de la maison d'un bourgeois, devait présenter à peu près l'aspect d'un chalet construit sur le Marché.

Précisément, nous pouvons connaître directement l'impression qu'elle causa, un siècle après sa construction, à un voyageur perspicace qui use dans sa relation d'une grande liberté d'esprit.

Philippe de Hurges (Voyage à Liege et à Maestricht en 1615, 11e publication des Bibliophiles liégeois) se complaît à décrire le magnifique hôtel de Curtius, munitionnaire enrichi des armées d'Espagne, et ne consacre que quelques lignes (pp. 118 et 119) à la Maison du Magistrat liégeois

« Quant à ce marché, quoy qu'il soit tenu pour le plus grand de Liege, si n'est-ce pas grand chose, comme n’excédant pas les 150 pas en longueur, ny 100 en largeur. La Maison de ville n'a aussi guères de beauté extérieure, ains estant assise en l'un des coins de ce marché, sçavoir du costé de St-Lambert, peinte de verd sur bois, et agencée par endroits d'armoiries et d'escussons, paroist proprement comme font les tavernes en Suisse ou à Notre­Dame de Haulx. Ce que j'y veis de plus beau furent les piliers de bronze qui soustiennent l'accoudoir de la galerie qui regarde le marché, les quels sont gros et massifs, bien ouvrez et en grand nombre, par conséquent de grande mise et despense. Le surplus n'est qu'une simple devanture de bois, à un simple pignon comme ès maisons particulières, qui est bien peu de cas pour une telle ville. Mais il faut croire que, comme toute ceste grande cité fut mise à feu et à sang l'an 1468, par Charles le Hardy, duc de Bourgongne qui n'espargna que les églises, la Maison de ville, qu'il ne faut doubter voir esté belle par le jugement que l'on en peut faire des autres bastiments publics y restez, fut dévorée des flammes et enveloppée comme les édifices particuliers en l'orage de ceste calamité générale, après le quel on remit sus, par forme de provision, ce bastiment de bois, sous espoir de l'embellir davantage à l'advenir. Et de ce sac de l'an mentionné, vient à mon avis que la plupart des maisons de Liège sont toutes faites de charpentage, de plastres, de lattes, d'argille et autres matières légères, que ce pauvre peuple ruiné mis sus à la haste et sans ordre. »

De Hurges recherchait en voyageant les raisons de l'histoire; mais il n'avait pas les preuves historiques en main et il ne connaissait pas ce type de construction particulier à la Cité liégeoise: un rez-de-chaussée de pierres de taille restant sec et solide dans l'humide vallée de la Meuse; par dessus, une charpente de chêne dont il était facile de se procurer les pièces dans les bois de St-Gilles, d'Angleur et de Chênée. N'importe, conduit par l'induction, il n'est pas loin de dire très nettement que le solide et beau rez-de-chaussée en pierres de taille de la Violette n'était autre que celui de la Maison du Magistrat liégeois avant le sac de la Cité.

Il admire les pilastres de l'escalier extérieur; ils étaient tout neufs lors du voyage de Philippe en 1l6I5, car voici ce qu'en dit Abry dans le manuscrit d'Oultremont, arrivant à la magistrature de Jean de Merlemont et de Hubert de Loen de 1609-1610:

« Le balcon de la Maison de ville est de cette administration, ses balustres et ses colonnes de cuivre qui soutiennent le toit de plomb, les degrez et les treilles de ter qui le renferment font voir le plus beau de tout l'édifice à l'entrée duquel se voit ce beau chronogramme. »

Ce chronogramme, Abry ne le donne pas; peut-être n'a-t-il pu d'abord bien le lire d'en bas, car celui-ci était placé au-dessus de la porte d'entrée et, se promettant d'y revenir, le chroniqueur l'aura j oublié.

D'autre part, il nous a été conservé, dans les volumineux manuscrits de l'ancien chanoine Van den Berch, certain décachronicon détaché, présenté comme ayant été inscrit sur la Violette. Le voici

LEODIIS OPIMA PONVNT LEGII

EN ATRIA DIARCHAE OPTIMI PENATIBVS,

GEMINATA QVOS HIC DENOTANT INSIGNIA.

ISTIS SVB ASTRIS HAE BASES ET HIC DOMI

ASSVRGIT HONOR; ET ALMA LEGIA NITIDIS

VERNANTIOR STELLIS RENIDET; IMPERIl

INTAMINATO FRETA SVBSIDIO SACRI

VIGET PERENNIS, NEMPE NIL DIRI LATRANS

ATTENTET HIC HOSTIS: EN ETENIM IOVE

TVTORE NIDET, FLORET IMPERIl ALITE.

Ce qui veut dire, dans le style même:

« Voici que les excellents bourgmestres liégeois placent une galerie, atria, à la Maison de Liège, et ils sont désignés par ces écussons; sous ces astres se dressent les balustres, bases, honneur de l'édifice et la patrie liégeoise brille rajeunie sous les étoiles. Sa puissance est durable, appuyée de l'irréprochable secours du Saint-Empire; et que l'ennemi qui gronde n'y porte point atteinte, car elle fleurit éclatante sous la tutelle du Maitre des Dieux et de son Aigle.»

Probablement le toit qui couvrait le palier extérieur du perron garni de pilastres présentait-il une voùte constellée, car les armes des magistrats susnommés, de Loen et de Merlemont, ne portent pas d'étoiles. En tout cas, la date de 1610 se retrouve en lettres à chaque vers, donc dix fois, et le sens du texte, comme le décachronicon, nous fait bien retrouver cette inscription omise par Abry.

Il est regrettable que l'état incomplet de nos archives communales, telles que les luttes et les hasards du temps nous les ont finalement transmises, ne nous fournisse pas de documents directs sur l'édification même de la Violette. Si nous trouvons celle-ci toute faite, à l'instar d'un de ces monuments qu'on découvre quelque jour, le voile tombant en public quand tout ce qui rappelle la main­d'oeuvre a disparu, en revanche, à partir du milieu du XVIe siècle, nous rencontrons dans les registres aux Recès ou délibérations de la Cité des indications relatives à notre Maison de ville, d'un assez curieux caractère; il y a là des données positives sur les différentes parties de l'édifice public, et elles nous font en même temps assister à des scènes caractéristiques, dont il fut le témoin.

Laissant au lecteur le soin de généraliser, suivons la simple voie des annales, de date en date; nous allons retrouver notre ancienne Violette pourvue des mêmes services que cet Hôtel de ville d'aujourd'hui, qui lui a succédé sur le même emplacement.

Noël de Haneffe est, pour suivre la chronologie, nommé à la date du 5 novembre 1566, par les métiers, concierge de la Maison et prison de la Violette.

Nous voyons au 1 novembre, même année, qu'un homme de chaque métier fera chaque jour le guet à la Violette et sera à la disposition des bourgmestres.

Au 19 SEPTEMBRE 1567. - Sur les réclamations des bourgeois de Liege, il est ordonné aux sergents, lorsqu'ils appréhendent un bourgeois de la Cité, de le mener à la prison de la Violette, et non à celle du mayeur, en conformité de leurs privilèges.

DU 3 JANVIER 1576. - « Touchant la maison et halle aux grains commencée sur la batte à la Goffe, a été ordonné et approuvé que Messieurs les bourgmestres de la dite Cité pourront communiquer avec les officiers et compagnons du bon métier des tanneurs de cette Cité, donc entendre d'eux s'ils devront faire quelque marché ou échange de leur maison et Halle qu'ils ont sur le Marché de la dite Cité près et joindante à la Maison de ville qu'est la Violette, à l'encontre du dessous de la dite maison et halle aux grains, afin qu'après en temps qui vale et opportun, annexer la dite maison et Halle des tanneurs aux celles de la dite Cité. »

LE 7 FÉVRIER 1576. - Requête de Gilles Massillon de mot à autre remontrant qu'en suite des retraites de la Violette (secrètes) on a pollué l'eau du puits qui se trouve dans sa «scaillie»; celle-ci étant trop petite pour y faire autre travail, il demande qu'on fasse dériver de la fontaine qui se trouve à la Maison de ville, l'eau nécessaire à son usage.

Rapport transcrit des Voire-jurés du cordeau estimant que vu le préjudice causé, il y a lieu d'accorder le bénéfice d'une branchette de la dite fontaine; ce qui est fait, sous certaines conditions.

25 MAI 1576. - Requête de J. de Lambermont prisonnier dans les basses-fosses de la tour de l'Official au lieu d'être enfermé dans « la Ferme ou prison sur la Maison des bourgeois, en la Violette, comme étant bourgeois de Liége.

22 MARS 1586. - Une enquête est faite du chef d'usurpation du Manteau rouge de la Cité porté par les officiers de la Ville à charge du portier d'Avroy et autres, qui, sous ce costume, avaient mis à rançon des habitants de Tilleur, Jemeppe et Seraing.

24 AVRIL 1594. Le Conseil décide que la Maison de ville est aussi inviolable que celle d'un bourgeois, et que nul n'y peut être arrêté, et à plus forte raison un membre du Conseil qui y siège pour les affaires publiques.

6 FÉVRIER 1595. - L'évêque comparait en personne dans la salle du Conseil, explique les causes du retard qu'a éprouvé son voyage de Huy à Liége, gémit de la prise du Château de Huy par des soldats se disant au service des Etats Généraux des Provinces-Unies, et expose les mesures à prendre pour prévenir d'autres désastres.

10 FÉVRIER 1595. - Ordre est donné à tous bourgeois de se rendre à leur poste au son de la cloche Lambert.

14 AVRIL 1620. - Le Conseil loue à plusieurs bourgeois marchands de vin de la Cité, pour un terme de 9 ans, les deux grandes caves de la Violette.

18 AVRIL 1620. - François des Trois-dits (dés) étant décédé en Ferme de la Maison de ville, le Conseil ordonne à sa veuve et à ses enfants d'aller prendre le corps mort dans le délai d'une heure pour en faire les funérailles suivant son rang et qualité; sinon le concierge leur enverra le dit corps ou le mettra sur la rue.

8 MARS 1627. - Visitation d'une construction proche de l'Hôtel de ville, qui pourrait enlever du jour à cet édifice.

24 JUILLET 1627. - « S'ensuyt les preuves de l'émeute faite le 25 octobre 1626, vers le marché.

Extrait de cette enquête très étendue (23 témoins, 21 pages):

Le duc de Saxe, étant arrivé à Liége et descendu à l'hôtel de l'Aigle noire, invita le bourgmestre Plainevaux et autres à diner.

« 1er témoin. Henri Le Clerc, souverain greffier d'ycelle cité, a par son serment qu'il a presté solennellement attesté le dit jourd'hui avoir esté invité et présent au dîner avec le sr Bourgmestre Plainevaux et, soy tenant le dit dîner en la maison Jean Radoux à l'aigle noire dans la salle d'en hault présent son Excellence le duc de Saxe, le sr Horion de Geel, comte de Ferre et autres invitez, où après avoir esté tenus divers propos par la ditte Excellence de Saxe au dit Bourgmestre Plainevaux par lequel il monstrait d'estre emerveillé de ce que de nuict iceluy estant à Liege l'on aurait fait tendre des chaînes en certaines rues de cette cité, et de ce que on debvait avoir prins en mauvaise parte que ses gens auraient passé par la Cité l'espée nue en mains et le pistolet de l'autre, comme quoi ayant esté expliqué par le dit Bourgmestre Plainevaux que ce n'estait pas la coutume d'ainsy marcher, et le dit sr duc dit que c'estoit le plus grand honneur que l'on scaurait faire à S. M. Impériale d'entrer en quelque ville de la sorte, et après avoir le dit Bourgmestre avec tout honneur et respect discouru avec le dit Seigeur d'autres diverses choses, tenant le chapeau en main, le dit sr de Horion tirat au dit sr Bourgmestre son chapeau des mains et lui en frappa le visage luy disant: Jean F..., mettant la main à l'espée et proférant autres injures, lesquelles le déposant n'a sceu bonnement entendre. Quoy fait, toute l'assemblée se mût en pied et le dit Bourgmestre prins en témoin Sa dite Alt. de l'affront luy fait par le dit Horion et là dessus se retirat. (Les autres témoins disent à peu près la même chose). »

II s'agit ici d'une enquête administrative qui démontra que le bourgmestre avait donné à l'affront reçu des suites publiques trop graves; en effet, les chroniques du temps nous dépeignent l'émeute au Marché, et nous nous trouvons là en présence d'une de ces scènes violentes caractéristiques dont notre Hôtel de ville et le Marché vis-à-vis furent trop souvent le théâtre. Plainevaux sortit de la salle de l'Aigle noire, criant: « Aux armes, mes bourgeois ! Et rentrant à la Violette, il fit toucher le tambour, tellement, dit une chronique (ms. appartenant à M. L. Béthune) que tous les bourgeois accoururent de toutes parts et vinrent la plus grande partie sur le Marché et devant la dite Maison de l'Aigle, entrant en icelle et la pillant, et ceux du dedans se défendirent tellement qu'il y eut deux hommes tués sur la place et un ou deux soldats du dit duc, et plusieurs grièvement blessés tant d'un côté que de l'autre. Quoi voyant, lesdits bourgeois furent si animés et téméraires que de vouloir bouter le feu dans la dite maison, laquelle ils pillèrent, et rompirent tout ce qu'il y avait dedans..., et personne au monde ne les pouvait divertir. Le duc fut tiré d'un coup de musqueton dedans la balderière qu'il avait à son col, laquelle fut emportée arrière de lui, et lors fut contraint de se rendre prisonnier avec aucuns de sa suite qui furent emmenés en la Maison de ville.

« Ce temps pendant, survint le mayeur Roisin, lequel faisait toute constance d'apaiser le peuple, leur remontrant le peu de sujet qu'avait eu le susdit bourgmestre d'appeler aux armes; pour quel propos le dit mayeur fut contraint de se sauver pour respect des coups que les bourgeois donnaient après lui.

En voyant les dits bourgeois que le sieur Horion était eschappé de la dite Maison de l'Aigle (il se cachat dans une piscine, dit une autre chronique, puis se sauvat sans mal, mais son page y fut estropié d'une jambe) sont allés le chercher dans plusieurs maisons voisines, même dedans les claustrales de Saint-Lambert, qui n'osaient dire mot ni refuser l'entrée de leurs maisons à cause de l'animation des dits bourgeois les quels eussent peut-être entrés à la force.

Puis, après le tout apaisé, le susdit bourgmestre (Plainevaux) en a eu grand reproche en tant que le cas était petit pour mettre une cité entièrement en armes comme elle était lors; mesme, de MM. Seigneurs de Saint-Lambert, qui I'excomunièrent pour avoir forcé leur encloitre.

Le dit duc fut relâché de prison avec toutes ses gens lequel jactitait qu'il aurait correction du sieur bourgmestre... »

Insérons ici certains détails de costume, à l'adresse des lecteurs curieux de savoir comment se présentait la personne d'un bourgmestre de Liège. Au-dessus de cette dernière légende, un vieux bois gravé du livre de Jean de Glen, Habits, moeurs, cérémonies, etc., publié à Liege en 1601, nous montre comment était vêtu le premier magistrat de la Cité à la fin du 16e et au commencement du 17e siècle: chapeau mou haut et large; la fraise, et sur un pourpoint un manteau; culottes courtes et souliers bas; la main gauche près de l'épée, un pli dans la droite; il est accompagné de sa suite ordinaire, gens revêtus du manteau de la Cité.

Nombre de familles possèdent de bonnes peintures de ce genre, datant du XVIIIe siècle surtout; elles représentent de nos bourgmestres en costume de cour à la mode sous Louis XV, petite perruque, écharpe blanche en cravate, justaucorps de soie claire, et manteau en draperie. Tel est précisément le joli portrait de Du Château peint par Plumier, que possède M. E. Brahy. Le bourgmestre liégeois ayant exercé deux fois la magistrature, on voit dans un coin du tableau deux grandes cannes à pommeau d'or; la canne est un attribut ordinaire, où sont peintes les armes du titulaire, ce qui permet de reconnaître le nom et la date. La canne d'un bourgmestre est blanche; le portrait est-il celui d'un échevin, la canne est rouge. D'autres portraits de bourgmestres se retrouvent par exemple au Musée communal; chez MM. de Geloes, au château d'Eysden; de Sélys-Longchamps, à Liege; chez M. Van den Steen, au château de Bassine.

Prenons en passant note aussi des portraits d'échevins qu'on peut voir à Kinkempois, chez Mme de Peralta; celui de l'échevin Raick, appartenant à M. de Lamine, ou de Rosen, chez M. Ferd. Demany.

23 OCTOBRE 1634. - Toute procédure par devant le Conseil de la Cité est suspendue à cause de la peste qui augmente.

10 NOVEMBRE 1634. - Le nonce d'Urbain VIII, Aloysius Caraffa, fait savoir aux bourgmestres Rossius, et Lambert de Fléron, qu'il est au moment de son « département » pour Rome et qu'il a l'intention de faire ses adieux publiquement; il les prie de convoquer le Conseil de la Cité en la salie haute à cet effet.

Furent présents, outre les magistrats en charge, les anciens bourgmestres, commissaires, et un grand nombre d'avocats, gens de lettres et personnages signalés. Vers les 10 h. du matin, on alla à la rencontre du prélat hors de la Maison de ville aussitôt qu'on vit arriver « sa carrosse. »

« Il est conduit au trône magistral richement orné et tapissé; ce fait, les bourgmestres en fonction ont pris place des deux côtés en des sièges plus bas et inférieurs, et conséquemment les autres se sont assis selon leur rang et qualité. Peu après le dit sieur nonce avec une douce et majestueuse gravité a fait une harangue séquente en latin, embellie de doctrine et de plusieurs belles sentences, s'excusant de ne le pouvoir faire en français encore qu'il entende bien cette langue, donnant beaucoup de louanges à la nation liégeoise et témoignant une extrême bienveillance envers toute la bourgeoisie; et parmi ces riches discours il a recommandé le maintien de la religion catholique, apostolique et romaine et l'observation des édits publiés contre les hérésies, ensemble d'assister les juges ecclésiastiques... Et pour les 3e et 4e points, il a inculqué le respect qui doit être porté et déféré à Son Altesse, et l'union avec les autres Etats du pays de Liege; et sur la fin s'adresse à Notre-Dame, patronne et tutélaire de cette cité, en prisant grandement le zèle et l'ardente dévotion que tout le peuple liégeois fait profession de porter envers icelle. »

La péroraison appelait la bénédiction de la protectrice de la ville sur la population éprouvée par la peste, cette contagion que des chroniqueurs appellent le mal de Monseigneur Saint Ladre. La harangue du prélat, est-il ajouté au procès-verbal de cette curieuse séance, « a tiré la pluie des larmes des yeux d'un grand nombre des assistants, dont les plus fermes et constants n'en étaient pas entièrement exempts, quoiqu'ils se contraignissent au dehors ».-

Les « édits contre les hérésies », dont il est parlé, avaient été portés par le prince-évêque en 1532, non sans qu'Erard de la Marck eût protesté, sur les réclamations des bourgeois inquiets, qu'il ne s'agissait point de troubler l'ordre des juridictions établies.

D'autre part, en 1585, le nonce apostolique eut fort à faire pour imposer au clergé l'observation des canons du Concile de Trente réformant les abus ecclésiastiques.

13 décembre 1634 - Ayant reconnu les désordres qui se commettent dans la maison de ville sur la salle grande d'icelle à cause des festins de noces que l'on permet y être faits, le dit Conseil résout unanimement qu'au futur ne se donnera semblable faculté à quelque oncque que ce soit, nonobstant toute intercession qui se pourrait faire ».

29 janvier 1635. - L'échevin Erasme Loffuelt est cité à comparoir à la Violette pour avoir, séant en justice, prononcé des mots injurieux pour la réputation de certaines femmes dénommées, et le dit échevin vient fournir des excuses au Conseil de la Cité.

18 mai 1635. - Ordre aux capitaines de la banlieue de tenir leurs hommes prêts à prendre les armes, aux compagnies des Dix-hommes de monter la garde à la Maison de ville, de fermer toutes les fausses portes de la Cité, de garder le Pont des Arches, de rendre des chaînes dans les rues, et prendre autres précautions.

6 août 1635. - Le Conseil interdit à Antoine, joueur de tambour « de s'ingérer au futur à mettre les estreines ny donner les bienvenues ou bonjours aux estrangiers arrivant en ceste cité », ce droit appartenant aux tambourins assermentés de la ville.

16 octobre 1640. - Le Conseil décide que les gardes qui se trouvaient à l'hôtel de ville, lors de l'attaque dont il fut l'objet, seront à perpétuité bannis de la Cité.

Le 22 juillet 1653, en suite d'une ordonnance et députation du Conseil, les deux bourgmestres, quatre avocats de la Cité et deux commissaires procèdent à l'inventaire des pièces originales contenues en un coffre à quatre serrures, rompu par devant et trouvé dans la salie basse de la Violette; ces documents, est-il dit , « ont tout leur alphabet comme s'en suit » et ils sont énumérés en effet, portant chacun une lettre d'ordre. Le catalogue, au regret du curieux, n'offre qu'un intitulé trop court pour servir de résumé. Cent quarante-cinq documents sont indiqués sommairement et sans ordre chronologique. Le plus ancien est de l'an 1100; c'est une lettre en parchemin de l'archevêque de Cologne sur ce que ceux de Liège et de Huy doivent (tonlieu) à sa ville. On relève notamment les privilèges de l'empereur Philippe, de l'an 1209, et la confirmation d'Albert, roi des Romains, 1299; de Sigismond, empereur, de l'an 1417; des textes de paix, comme de Wihogne, de St-Jacques; un grand nombre de Lettres des princes-évêques, des ducs de Bourgogne, antérieures au sac de la Cité, le traité d'alliance entre Liège et Brabant; des Lettres de l'université ou communauté de Liège, de la Cité; l'alliance entre Liège et les bonnes villes, avec douze sceaux; des Grands Records de dates diverses; la déclaration (1572) que les échevins ne seront plus bourgmestres, enfermée dans une boîte de fer étamé; celle qui fait connaître que Liège est le chef du ressort du pays; le régiment de Heinsberg, des Lettres de rois de France mettant en sauvegarde la Cité et les villes du pays; des traités entre Liège et des villes voisines, certains textes allemands et flamands, plus des sentences, des reconnaissances, etc., et plusieurs volumes contenant soit la teneur d'une pièce politique ou un recueil des lois du pays.

Que sont devenus ces documents précieux, dont l'inventaire ressemble à celui, plus complet et explicite, qu'a dressé Bartollet en latin? Ils furent remis par les commissaires dans le coffre St-Jacques, à la date du 23 juillet 1653.

Plus lard, le 16 juillet 1756, nous voyons le Conseil ordonner « à Everard Kints, bibliothécaire de la Ville, de remettre aux archives le statut de la Cité et pays de Liège contenant le Pavillar, ensemble toutes paix faites passées et accordées au pays de Liège par les empereurs et roi des Romains, joint la Bulle d'or et plusieurs points de pratique, pour y être conservés. »

On connaît le sort de la plupart de nos titres politiques, dispersés et perdus.

13 DÉCEMBRE 1659. - Les Vingt-deux de la Cité sont publiés au balustre de la Maison de ville.

On connaît de l'an 1571, un « Cry proclamé à la baille de la Maison de la Cité qu'on dit la Violette. »

Rapportons ici, suivant les dates, cet extrait d'une chronique liégeoise manuscrite relatant une scène caractéristique:

« L'an 1660, le 25 juillet, furent faits magistrats Pierre Rossius et Arnold Budbach, avec lesquels le Prince alla ce jour-là dîner sur la Maison de ville, accompagné de ses principaux ministres, qui étaient le comte de Furstenberg et son frère, le grand chancelier Rosen, les tréfonciers Liverloo et Sluze, monsieur de Hopertin, le sieur baron de Lynden grand mayeur, et les échevins Lapide et Gélys et de toute sa court.

Le dîner étant achevé, la noblesse vint à une fenêtre et jetta de haut en bas toute la desserve de la table avec les plats au peuple assemblé en grand nombre sur le Marché et devant la Maison de ville attendant pour voir si l'on ôterait les impôts. La desserve étant jettée, le Prince vint aux fenêtres appuyé sur les épaules du tréfoncier Sluze et du comte de Furstenberg, les Bourgmestres faisant signe au peuple de crier Vive Son Altesse, mais ils n'étaient pas aimés des bourgeois, qui ne dirent mot pour leur respect.

Alors le Sr baron de Lynden, assez bien voulu du peuple, monta en baut d'une fenêtre et fit signe au peuple qu'il criât: Vive Son Altesse, ce qu'aucuns firent; après quoi sa ditte Altesse jetta lui-même quantité de succades et confitures au peuple avec plats et assiettes, puis prit un verre et but par trois fois à la santé des bourgeois, et le verre étant vide, le précipitât en bas, puis il fit voler plusieurs poignées d'argent parmi le peuple, et en les jettant son anneau pastorale lui chut du doigt, mais quelques gentilhommes y accoururent aussitôt et le vinrent rechercher. »

Le 13 juin 1662. — Le Conseil ordonne aux boulangers et aux meuniers de venir à l'Hôtel de ville « déclarer sous serment la quantité de farine et de grain qu'ils ont chez eux »; ce qui sera recelé et découvert sera distribué aux pauvres.

1er de l'an 1077. — « Estant informés que la bourgeoisie de ceste cité souhaite et désire voir renouveler les feux des Bois sur le marché de Liège, suivant L'ancienne coutume (depuis l'émeute des d'Athin), nous avons ordonné et ordonnons que les dits feux soient remis en pratique et qu'il soit commencé à les refaire à la feste des Rois prochains, acceptant à cel effet l'offre faite par Jacques Piette de vendre et livrer chaque jongue de houille sur le marché au prix de 18 patars et que chaque charrée devera contenir 6 jongues de sorte que l'importance totale sera de 324 jongues de houille faisant 54 charrées. »

14 mars 1677. — « Attendu les actions despectueuses et crimineles commises tant dans noire assemblée qu'à la sortie de la salle haulte par Nicolas Geoiris et en d'autres endroits de la Maison de ville, ordonnons d'en prendre informations convenables pour examiner le cas personnel du dit Geoiris constitué en ferme et pour audition sommaire des témoins; à quel effet députons les Srs André Rossius et Plainevaux avocats pour y vaquer. »

21 may 1677. — « Les accusations, confessions et informations sommairement prises et nous données, ordonnons à Nicolas Geoiris de comparaître par devant nous et demander pardon à genoux de ses offences contre le publicque, le relaxant présentement parmy tous frais et serment de se relivrer à la première semonce. »

16 mai 1677. — « Les propriétaires des maisons du Marché demandent que les maîtres-maçons de Ia Cité visitent l’Arvoz sous la Maison de ville. »

5 d'octobre 1677. — «. Ordonnons à Geoiris Bodet de livrer à la garde de la Maison de ville une lanterne et quattres chandelles par nuit durant l'hiver aux frais de laVille. »

12 janvier 1678. — « Ordre à l'huissier des Commissaires d'apporter sur la Maison de ville le Pavillart et autres registres concernant les Droits de la Cité, qu'il avait enlevés. »

17 octobre 1678. — « La grande Halle est louée au plus offrant. »

Une lacune dans les registres nous prive de renseignements ultérieurs jusqu'à l'an 1735; une nouvelle Maison de ville a remplacé notre édifice détruit par le feu.

Les registres aux recès de la Cité, dont nous extrayons ces annales, étaient déposés à l'Hôtel de ville et tous ceux qui nous restent jusqu'à la date dernière que nous venons d'indiquer, proviennent des coffres mêmes de la Violette. La lacune constatée, comme d'autres aussi, est la conséquence d'une lutte, entre le prince et les bourgeois, qui n'est pas un des épisodes les moins intéressants de notre histoire intérieure. Il ressemble à la dispute soulevée à propos des Clés de la Cité.

Si, en général, les Chartes étaient déposées dans le Coffre St-Jacques, à l'abbaye, les procès-verbaux des délibérations communales et le texte des décisions intervenues, restaient à la garde des magistrats de la bourgeoisie; le 28 août 1684, Maximilien-Henri de Bavière, usant de l'autorité qu'il s'était arrogée, fit déposer tous les documents publics dans les archives de son Conseil privé. C'était confisquer l'histoire écrite du droit populaire en même temps qu'on supprimait le droit lui-même.

Cependant en 1751, 67 ans après, une partie des archives communales, les plus nécessaires, furent rendues au Conseil des magistrats, et ce ne fut qu'en 1789 que le reste fut reporté à la Violette.

Il y avait aussi en la Maison de ville la Chambre des Compagnies militaires comme dit la légende du plan de Blaeu, à savoir le Corps de garde de ces Dix hommes, dont nous avons déjà parlé à l'occasion de la Maison delà Cité qui précéda celle-ci, et d'après les documents de l'époque; chaque métier fournissant ce même nombre, la Compagnie comptait trois cent vingt compagnons. « Les Maistres de la Cité (document de 1571, cité par F. Henaux, Bulletin de l'Institut archéologique Liégeois , V, la Compagnie des Dix-Hommes), ont élection des quattres Maistres (capitaines) des Dix-Hommes esleuz par chacun des Trente-deux bons mestiers, lesquels sont députeis et esleus pour la garde et tuition des Magistrats, se trouvant avec l'estendard à l'exécution de ceux qui doivent mourir pour la franchiese affin qu'elle ne soit aucunement, empêchée ». Ils comptaient en outre deux porte-enseignes, quatre sergents et des dizainiers.

Ils avaient été institués, nous le savons, en 1433 par les Grands ou les riches à la suite d'une lutte meurtrière où les Petits furent vaincus. Le sort des élections leur fit servir bientôt la cause populaire, celle de l'égalité politique, et ils devinrent dans la main des bourgmestres une arme redoutable.

Charles le Téméraire les supprima; dix ans après, en 1477, ils furent rétablis; en 1640, Ferdinand de Bavière les licencia et confisqua leurs revenus; et, comme on les avait encore reformés, Maximilien de Bavière « jugea convenable, aux termes du règlement de 1684, de casser les capitaines et quatre compagnies des Dix-Hommes et de réunir à la Cité et à son profit leurs biens, revenus, maisons et jardins, avec leurs charges. »

Une Cloche était placée à la Violette; « La cloche des armes ou d'alarme (Littera civitatis 1516, dans Bartollet), est suspendue dans la Maison de la Cité (in Domo Civica) de par un décret du Conseil, pour appeler les Dix-Hommes de jour et de nuit avec leurs armes, dans le but de défendre la Cité. Il est établi que chacun des deux bourgmestres était détenteur d'une clé du lieu où était la cloche, pour qu'on ne la sonnât point sans la permission et l'assentiment des bourgmestres en personne.

Y avait-il quelque part un clocher ou clocheton à la Violette? Le dessin d'Abry n'en représente aucun; il est vrai qu'il ne nous offre que la simple façade. Notre plus ancien plan de Liège, celui de Guichardin de 1567, une vue en élévation d'un caractère assez fantaisiste, montre un clocher à côté de la Maison de la Cité. Peut-être la Violette contint-elle une Chapelle comme la Maison de ville qui la remplaça; la cloche d'alarme pouvait être placée là.

L'usage du tambour se répandit, et cet instrument propre aux luttes civiles, battu dans les rues, semble avoir remplacé généralement la cloche d'alarme, de même que celle-ci s'était substituée pour la Cité à l'antique Bancloche. C'est aussi au son du tambour que les recès étaient publiés par la ville en temps de troubles; de même qu'à la baille de la Maison de la Cité, ils l'étaient au son de la trompette (V. Bartollet, Collection des recès des années 1647 et 48).

La mention faite du plan de Guichardin nous amène à parler de deux autres plans et du voisinage de la maison de la Cité.

Si nous savons que l'emplacement de l'édifice n'a pas changé, les recherches topographiques, bien que fondées aujourd'hui sur l'étude d'anciens documents de tout genre, ne dissipent pas l'incertitude où l'on est quant aux abords de la Violette. Non que les textes manquent, mais c'est faute de quelque plan qui leur donnerait, la précision nécessaire. Ceux-là nous font comprendre à n'en pouvoir douter que la maison de la Cité était « joindante » à la Halle des tanneurs au Marché, et celle-ci à la Manghenie ou boucherie. Mais quel était exactement l'emplacement de ces très anciennes constructions? Le plan avec élévation de Blaeu aux armes de Groesbeeck (1649) nous montre le bloc d'édifices contigus qui s'étend de Neuvice, le long du Marché, vers le coin de St-Lambert: il y a, vis-à-vis de la grande fontaine, certain édifice avec fronton et signalé par une girouette; puis, au coin même, vers la cathédrale, un petit édifice à trois tourelles; en arrière de ces deux constructions, on voit une grande bâtisse à pignon, sous laquelle, par un arvô, passe une voie dite Derrière Manghenie, laquelle va rejoindre la rue de l'Epée bordant au sud le massif tout entier des constructions précitées. Alors que la légende porte: n° 85, La Violette, Maison de Cité, chambre des Compagnies militaires, par une fâcheuse omission, le plan ne numérote pas l'édifice. D'autre part, le beau et grand plan de Marischal, du dépôt universitaire de Leyde, où l'on croirait devoir trouver comme dans l'autre une indication sûre, nous présente bien, sur le même emplacement de l'édifice que Blaeu signale par une girouette, une construction régulière présentant à gauche un pan coupé et rehaussé d'une sorte de clocheton. Elle porte le n° 53, et bien que nous voyons là la Violette, nous ne pouvons confirmer l'assertion, ce plan-ci, au rebours de l'autre, ayant perdu sa légende.

Voilà, par une double et malencontreuse coïncidence, notre légitime curiosité cette fois bien mal satisfaite.

Quant aux textes, il est facile d'en produire quelques-uns elevés dans la Paroisse St-André, de M. S. Bormans.

« Maison ke on appelle la Maison Deskagiet ki à présent est le Mangenie séant sur le Marché », est-il dit dans un acte de 1367.

1500: « S'tau et spier de Mangon, long de 7 1/2 pieds et profond de 22 pieds, sur le Marché près delle Violette, avec une issue par derrière sur le Rieu du Marché, près delle fontaine des Mangons qu'on dist ax trippes, joindant à un autre stau et à viez fondements delle Maison de bon Mestier des Tanneurs; d'aval vers le Coir et Lardier; d'amont vers la Violette à un autre stau présentement appliqué et annexé à porpris de la fondation et édification de la Maison de la Cité, et en porpris de quel stau est présentement compris l'entrée et montée les Grés qu'on condit de la Maison des Tanneurs, et en suivant de côté d'amont est assis de fond en comble la muraille qui porte toute la Maison delle Cité que celle des Tanneurs. »

1585: « Maison sous la Halle des Tanneurs, près du Marché, joindant vers Notre-Dame aux fonts à la Violette, vers Nouvice au real chemin de Derrière Manghenie tendant au dit Marché, devant au chemin ou pavée par le quel on vat au postice (porte de derrière) de la Scaillée (cour) de la dite Violette. »

1692: « W. de Nassogne veut tenir et bastir la maison qui fut à J. Huis (avant le bombardement) située sous l'arvô de la Maison de ville, à condition de révocation si on le juge nécessaire. »

Ces textes présentent plus de matière au chercheur qu'ils ne satisfont l'esprit; ils ne nous orientent pas d'une manière suffisante et nous avons à regretter ici l'interruption des anciennes traditions.

C'est déjà cependant aboutir à un premier résultat que de connaître, dès l'origine, cet ordre général du voisinage déjà signalé en face du Marché: la Violette, la Halle des tanneurs, la Manghenie ou Mangonie.

Tout en sachant que la Violette avait la Halle des tanneurs pour voisine immédiate , nous ne connaîtrons pas la position exacte de cette dernière relativement à la Manghenie, l'emplacement des trois constructions paraissait disposé triangulairement, et sans désignation.

La Manghenie comme la Halle était grande, et donna son nom à une partie du quartier dit en Manghenie. La maison proprement dite des Mangons était partagée, car il y avait la seconde et émitraine Manghenie (Paroisse St-André, p. 412). Elle prit l’enseigne des Trois Roses, les bouchers l'ayanl quittée pour s'établir en Vesque-Cour; après le bombardemenl de Boufflers, c'était au Nom de Jésus; finalement la maison fut expropriée pour la reconstruction de l'Hôtel de ville.

On démolit en même temps l'ancienne Maison du Coir (Cor), puis du Cornet, où les Toiliers tenaient leur séance. Venaient ensuite après l'entrée de la ruelle de Soumagne le Lardier (Soleil, Lion d'or, Marteau couronné) appartenant au chapitre de St-Jean-Evangéliste; le Mouton d'or (Tête d'or), l'Aigle d'or, le Petit Cabaret (à la Syrène, actuellement au Croissant). Toujours en continuant vers Neuvice, on rencontrait la grande Maison dite delle Fosse, enseignée depuis 1422 au Porc d'or: « Y at une belle grande salle, relate un état de lieux daté de 1589, avecque cheminée, la quelle salle est tout allentour emboschée, paincte et dorée, y demourants bancs à couche et chessitz de voiriers ». C'est sans doute là que les Boulangers avaient leur Chambre »

Après le Lion Noir (l'Yvoir ensuite) venait l'Ecrevisse ou Grèvesse, appartenant au métier des Mairniers; le Chapeau (couronne) de Roses, puis la Maison du coin de Neuvice, à la Chaîne, habitée par un changeur au 15e siècle, et dite de ce temps avec les maisons précédentes les Canges.

En 1448, Johans delle Grèvesse loue cette maison à la réserve de trois fenêtres « du côté vers St-Lambert, pour lui, ses successeurs et maisines, vëyr les fiestes de jostes, behours, tournois, processions et festes solennes qui soi feront au temps futur sur le Marché, toutes fois que ce adviendrait. »

On pouvait de là, on effet, assister à toutes sortes de spectacles. Les pompes d'une joyeuse entrée se déroulaient le long de la place publique; sur les grez de St-Lambert les chanoines souhaitaient la bienvenue au prince, et il arriva même que sur le Marché fut servi tel festin d'une singulière magnificence. En une autre occasion les métiers défilaient enseignes déployées. Enfin on procédait toujours sur le Marché, devant Neuvice, aux exécutions. Une potence permanente se dressait là; en 1718 , on demanda qu'elle fut marquée par une pierre peu visible. Le fait que les coupables étrangers à la Cité étaient pendus à St-Gilles fait comprendre une injure restée populaire. Les vagabonds et gens sans aveu, en rupture de ban, étaient fouettés autour du Marché; en cas de récidive on leur coupait une oreille; à la troisième fois ils étaient pendus, toujours à St-Gilles.

La place du Marché servit de très bonne heure aux usages communs, au commerce populaire, toujours animé, parfois tumultueux; mention est laite du Marché public dans des actes du XIIe siècle. Lorsque la Maison du Détroit, siège du fameux tribunal des échevins battu en brèche par la bourgeoisie, eut perdu son importance primitive, ce fut la Violette qui devint le principal édifice du Marché, et pour la garder et se garder, les principaux métiers groupèrent leurs Chambres auprès d'elle sur celle place où affluait la vie intérieure.

Nous avons parlé des Mairniers, Toiliers, des Boulangers. Les Fruitiers étaient là aussi avec les Harangiers.

En face de la Maison du Détroit, à l'autre côté des Degrés qui s'avançaient près du coin de la Violette, était la Maison des Orfèvres enseignée à la Griffe (Café du grand Marché). Puis, vers St-André, c'était la maison du Verd Cheval, plus tard dite aux Harengs sans nombre et le Cavalier, sur un arvô qui conduisait, du côté du Palais, à la petite Halle des Drapiers. A l'autre côté de la Ruelle-au-Brâ, à la suite d'autres demeures, c'étaient les Tisserands ou Texheux au Cigne; les Corbesiers à la Croix blanche; les Vieux-Wariers en la Maison de Bealmont (Lion rouge); les Charpentiers, puis les Couvreurs au Chapeau d'or; le métier des Vairains-Scohiers à la Croix d'or, puis l'Ange couronné, où un changeur stipule en 1455 qu'il loue sa maison, à l'exception de deux fenêtres au premier étage pour y aller voir passer la procession de l'Eglise de Liège ( St-Lambert), au jour du Saint Sacrement; enfin aux Petites Balances, la corporation des Merciers occupait , comme c'était généralement le cas, la chambre du premier étage.

De la même façon, d'antres métiers avaient leur siège tout proche, soit aux Mineurs soit rue Féronstrée, laquelle continuait le Marché: ici se trouvaient les Soyeurs, Brasseurs, Meuniers, Cuveliers, Charliers , Cherwiers, les Massons; aux Mineurs, les Entretailleurs, Poisseurs, Chandelons, les Porteurs au sac.

Au 30 mars 1035, suivant la situation exhibée par les greffiers des métiers (publiée par M. S. Bormans ), des 32 bons métiers de Liège, 29 étaient établis aux lieux précités, près la Violette.

Dans ces locaux se débattaient les affaires de la confrérie; et si à la Violette on réclamait au nom des intérêts communs de la bourgeoisie et des artisans réunis, chaque métier sur sa Chambre, réclamait pour soi, et l'on peut se représenter ce qu'était à de certains jours d'élection, l'agitation populaire. Ces vers d'un ancien Entre-jeu, publié par nous dans l’Annuaire de la Société liégeoise de Littérature wallonne, y aideraient bien. Boubiet, s'adressant à Piron, ne mâche point ses paroles, il parle d'ailleurs le vieux wallon:

So les Mesti i s'diminèt

Comme les arègi d'Sint Houbièt.

N'les as-s' maie oïou tôt passant

Fé so leu Chamb’ li prédicant?

Maïe Goffart ni parla si bin

Qwand' l'expliqua l'Bîb à ses gin,

Qui Matthéï, qwant l’est sos'Chamb

Dressi so l’tâv' po fer l'hareng.

I'pass' Fré Girâ so l"marchi

Qwanl i s'kijette avâ s'Mesti…

Aujourd'hui, les anciennes maisons du Marché ont disparu avec leur seieûte ou encorbellement, façonnées suivant le type de la Violette elle-même.

Si l'historien peut nous retracer des scènes de la vie politique et même populaire, on ne peut que regretter, dans une ville qui possède tant de documents sur son passé, l'absence de quelque bonne représentation graphique de notre vieux Marché, au temps des corporations; Saint-Lambert, le palais et l'assiette générale de la ville, si pittoresque, ont uniquement préoccupé les dessinateurs. Sans l'unique esquisse d'Abry, que saurions-nous de l'architecture de notre ancienne Violette, notre principal édifice civil? Un dessin complet du Marché serait d'autant plus précieux que Liège n'a pu garder, comme Bruxelles, une place garnie de maisons de corporations monumentales et d'une architecture durable; chez nous, les événements se précipitent; les maisons mêmes ne s'attardent pas, et nous n'avons ici d'autre ressource que de prendre à la loupe une vue partielle du Marché, sur le plan avec élévation que nous présentent Blaeu ou Hollar qui reproduit le premier, à moins peut-être qu'il n'ait fourni le prototype.

Quant aux rues qui donnaient au voisinage accès vers la Violette, la rue de l'Épée, beaucoup plus longue qu'aujourd'hui, suivait par derrière une ligne parallèle au Marché. De ce dernier à la dite rue, existaient diverses issues et passages voûtés , de ces arôs anciennement appelés arvols, (des mots arcu volutus, courbé en arc, d'où nous vient aussi l'adjectif ârvolou , voûté. ) Il y en avait jadis un très grand nombre, et avec les nombreux cours d'eau, des ruelles serrées et irrégulières sur un espace peu étendu, ils contribuaient pour beaucoup à faire un vrai dédale de l'ancienne Cité. Les arvôs rendirent d'ailleurs maints services dans les guerres et les luttes civiles, les fuyards y disparaissent aisément; on en fermait l'entrée avec des chaînes ou quelqu'autre obstacle; d'en haut il était facile de se défendre et de protéger toute une rue.

Le plus connu au Marché était l’arvô de la Violette. Est-ce celui par lequel, sur le plan de Blaeu, passe sur la gauche et derrière la Maison de la Cité, la voie dite Derrière Manghenie, avant d'aboutir au Marché? C'est en tout cas un des principaux, car il y en eut plusieurs dans les environs.

Une dénomination intéressante est celle que porte cette voie même au tournant de gauche avant de passer sous l'arvô: le lieu s'appelait Aux Cabarets. Peut-être s'agit-il de simples tavernes, et toujours il s'en est trouvé beaucoup dans le voisinage des bouchers. Le mot a aussi le sens d'avant-toit, et il y avait nombre de ces appentis (appendentia) aux maisons du Marché. Une signification qu'on reconnaît encore au mot est celle de Chambre fermée par une clôture de barres ou barreaux. D'autre part, nous savons que la maison de pierre du Détroit des échevins était précédée d'une construction de planches qui permettait à ces magistrats d'agir sur le district de leur juridiction. Dans le Cartulaire de la commune de Namur, recueilli et annoté par M. Jules Borgnet (p. 76), l'auteur fait remarquer que la Maison communale s'appelait à Namur le Cabaret, sans doute parce que là était la pièce où les échevins rendaient la justice, et celle-ci était pourvue de scamna, xhammes , dits cabas ou cabeaux, d'où le nom même de scabinus, eschevin.

Rappelons-nous ce passage de Jean de Stavelot montrant d'Athin venant à la Violette s'asseoir delès li Chabas, et le chroniqueur d'expliquer le terme: là on tient les plais des Maistres à la tauble. L'expression était donc en usage à Liège, et la rue Derrière Manghenie, tournant Aux Cabarets avant de passer sous l'arvô, conduisait tout droit, soit à la Violette, à main droite, soit vis-à-vis, au Détroit des échevins. Sans autrement conclure, nous soumettons au lecteur ces détails, vu leur intérêt.

A l'opposite de Neuvice, tout ce massif de constructions où la Violette était englobée avait accès à gauche aux rues parallèles du Faucon et Sous la Tour; la rue Derrière Manghenie et Les Cabarets conduisaient au centre vers la Madelaine, et la rue de l'Épée venait derrière la Violette rejoindre la rue du Stockis, jadis celle des Rôtisseurs.

Ici, jusqu'au XVIIIe siècle, s'était conservé un ancien usage populaire. C'était à ce coin même, aujourd'hui complètement dégagé par la création de la place Derrière-l’Hôtel de ville, que les Bouteux-foû, de la corporation des Porteurs au sac, engageaient la lutte avec les plus robustes champions de la ville et des campagnes. La tète se terminait par une régalade générale de vieille bière et de porc rôti. Le fait est rapporté avec plus de détails à la page 134 du Vieux Liège, publié par E. Lavalleye.

Hâtons-nous, avant que la Violette disparaisse à son tour, de jeter un coup d'oeil sur l'ensemble des événements importants, d'ordre général ou intérieur, qui intéressèrent ses magistrats. Que de faits et quels labeurs publics, depuis la reconstruction de la Maison de la Cité jusqu'au moment où elle s'abîme dans un incendie avec tout le quartier de la ville qui l'entoure !

Sous Erard de la Marck, la cité s'était relevée: une alliance avec l'Espagne avait procuré au prince influence et fortune, et l'on ne s'étonne plus du luxe qui, après des jours difficiles, régna au palais comme au dehors, quand on prend connaissance de la Correspondance et des documents politiques, mis au jour dernièrement par M. de Marneffe (31e publication des Bibliophiles liégeois). L'alliance défensive conclue contre la France avec Charles-Quint, constituait sous une forme anonyme encore, une union des anciens états belges. Celle-ci fermait la frontière à la France, en même temps qu'elle ouvrait à Charles les voies de l'Allemagne: si tel fut le résultat politique, au point de vue économique le prince sortit de ses négociations avec l'empereur dont il avait assuré l'élection, gratifié de tous les avantages adroitement prévus: évêché renté en Espagne, bénéfice d'abbaye en Brabant, grosse pension, et le reste: les ducats d'Espagne payèrent les frais de ce luxe qui, après la construction à Liège d'un splendide palais, eut pour dernier terme l'érection d'un tombeau de bronze doré dans la cathédrale Saint-Lambert.

Après la mort d'Erard, la cité assiste à la réforme judiciaire de Groesbeck, puis à l'élection du prince Ernest de Bavière, qui mourut en 1612, après 30 années de règne.

Les guerres de religion avaient troublé l'Europe.

Comment chercher à préserver sinon le pays, tout au moins la ville et sa banlieue? A parcourir le Résumé du conseiller Bartollet - encore est-il incomplet - on est frappé de voir, à côté des mesures administratives, le nombre des dispositions militaires prises par la cité exerçant son droit de Fermeté. Un extrait du registre des échevins du 8 février 1538 contient un édit du prince, du chapitre, des jurés et du conseil de la Cité, reconnaissant le droit souverain des bourgmestres à la garde de la ville, les clefs des portes leur sont apportées, ou, sous leur surveillance, aux capitaines des Vinâves, aussitôt le couvre-feu. - Un homme de chaque métier (Lettre de la Cité, 12 novembre 1566) veille à la Violette. - Il est ordonné (19 septembre 1569) en Conseil, aux Vieux arbalestriers de faire la veillée au pont des Arches et de venir, suivant la coutume, chercher le mot d'ordre à la Violette, sous peine de perdre leurs droits. Antérieurement, en 1522, le prince et la Cité avaient contribué à la construction d'une maison destinée à une Compagnie de mousquetaires, et le Conseil avait décidé que celle-là appartenait au domaine du peuple, et que les comptes seraient rendus au peuple. Tout une suite d'ordonnances concerne des achats de poudre, de boulets, et il est créé un maître de l'artillerie, le bombardier, à l'uniforme de la Cité.

En 1543, des corvées sont imposées aux habitants des villages voisins pour placer des canons sur les remparts. Le 3 août 1570, les leucaux ou habitants d'une lieue à la ronde, sont passibles du service militaire: la lieue banale s'étend du perron jusqu'à cent bonniers tout autour de la Cité. Les leucaux étaient citoyens de Liège.

D'autres mesures, décidées à la Violette, concernent l'administration intérieure de la Cité. Celle-ci institue des fontainiers (octobre 1538) vêtus du drap de la ville, comme aussi des gardiens aux portes (1561), jurant entre les mains des bourgmestres. — La Cité accède à la prière du prince, demandant qu'il lui soit concédé d'user, dans son palais, de l'eau dérivée des fontaines publiques, — Raso Bertollet est nommé, en séance du Conseil du 22 janvier 1550, receveur du Petit domaine; le rentier de la Cité subsiste: il est désigné, aux termes d'un autre document, à la majorité des suffrages, et il doit, en général, être de bonne note, vivant de ses propres rentes , salarié et comptable des deniers publics. Un fait montre avec quel soin jaloux la Cité entendait conserver son domaine et la Fermeté: un citain (document de 1524) est condamné à 60 jours de corvée pour avoir coupé un saule dans les fossés de la ville. On voit, en 1569 (16 novembre), le Conseil de la Cité louer la pêche dans les fossés des fortifications pour neuf ans. Les adjudications publiques se faisaient à la Violette. Ce sont les armes des bourgmestres de la Cité et leurs insignes qu'on place au-dessus des portes Vivegnis, Ste- Marguerite, Ste-Walburge, sur les tours et les murs (Lettres de la Cité, 1542, 1543, 1568). Les travaux de voirie ne sont pas négligés: en 1547, notamment, le Conseil ordonne qu'il soit pris deux fois 1,500 florins du trésor de la Cité, pour établissement et restauration de rues. Relevons, pour finir, dans la même suite de documents, un grand nombre de Lettres de la Cité constituant des Envoyés aux diètes et assemblées de St-Trond, Valenciennes, Cologne, Aix-la-Chapelle, Arlon , Maestricht: au roi de France, à Charles-Quint, à la reine de Hongrie.

Après le prince Ernest, sous Ferdinand de Bavière, éclate une crise où il n'est point difficile de reconnaître une lutte de principes plutôt qu'un simple épisode."

Nous parlons de la lutte entre Chiroux et Grignoux, de cette longue et dramatique querelle suscitée par les Grignoux, sorte de malcontents, au prince, au clergé, à la noblesse, dits Chiroux à cause des habits à la mode, mi-partis de noir et de blanc, comme le plumage de l’hirondelle. Au milieu de l'époque princière signalée par une longue atonie, elle attire d'autant plus l'attention qu'elle annonce de loin la chute de la principauté épiscopale et prépare la révolution de 1789.

L'organisation de la Cité, de par celle-ci même, avait fait de tels progrès, qu'à moins de reconnaître l'inutilité de son rôle, le prince devait tenter de supprimer les pouvoirs communaux, fallût-il recourir à un coup d'état. Ce sont les doléances mêmes de Ferdinand qui constatent le mieux l'affaiblissement du pouvoir souverain, au profit d'une bourgeoisie remuante.

Aux termes de son manifeste de 1615, « les bourgmestres s'arrogeaient le droit d'appréhender, d'emprisonner, de bannir, non-seulement les bourgeois et les étrangers, mais les gens du prince; ils tiraient de force les criminels hors des prisons, et faisaient violence aux officiers de l'évêque, lorsque ceux-ci voulaient remplir les devoirs de leur charge ;

Ils rendaient des ordonnances sans consulter le prince; ils s'opposaient à ce qu'il publiat ses mandements dans la Cité, les cassaient ou les révoquaient à son de trompe;

ils créaient des capitaines; appelaient les bourgeois aux armes; envoyaient des représentants dans les cours étrangères; convoquaient les députés des Bonnes villes pour traiter des affaires de l'État ou pour former des confédérations; ils confirmaient ou changeaient les statuts et privilèges des métiers; accordaient ou enlevaient le droit de bourgeoisie selon leurs caprices, et se conduisaient, enfin, comme s'ils étaient les maîtres de l'État; ils s'arrogeaient le rôle du prince à tel point qu'ils appelaient, dans leurs lettres patentes, la capitale Notre Cité. »

Pour dépeindre complètement la situation, il manque un trait à la suite de cette énumération de droits, pour la plupart historiques encore que parfois exagérés: par son éloignement des affaires et de Liège, Ferdinand se donnait à lui-même la qualité de prince absent. Mais il avait des ministres, dont on se plaignit, et il entendait rester souverain.

Cependant, les communiers allaient jusqu'au bout, témoin leur réponse au gouverneur des Pays-Bas cherchant à ajuster leur différend avec le prince: « ils ne souffriraient pas, dirent-ils, qu'il fût entrepris, usurpé ou attenté sur ou contre leurs régaux, pouvoirs ou hautainetés. »

Les bourgmestres proclamaient ainsi la souveraineté populaire. Les idées des Calvinistes d'ailleurs, favorables à l'établissement de la forme républicaine dans les petits états, se répandaient parmi les hommes dirigeants, et l'intervention immédiate des trente-deux métiers faisait prévaloir un régime qui était bien celui de l'extrême démocratie.

La mort du bourgmestre Beeckman et l'assassinat de son successeur La Ruelle, commis au tragicque banquet de Warfusëe, en vue de soustraire la Cité à l'influence française et pour favoriser l'Espagne, ne pouvaient manquer d'introduire le désordre et l'anarchie.

La Ruelle passait justement pour un des défenseurs les plus dévoués des libertés municipales; et, quant à la direction de sa politique, elle est tout entière résumée à la fin d'une lettre, récemment publiée, qu'il adressait à Paris, le 23 février 1637:

« La persécution que font les ministres et officiers de l'évesque contre la Cité, la même font-ils contre les villes subalternes. D'où se tire une connaissance sommaire de la misère de notre estât. Nous nous défendons tant que nous pouvons, mais comme le party adverse est appuyé sur les armes espagnoles, notre défense ne peut pas longtemps subsister, si nous ne sommes secourus, conservés et protégés par les armes françaises (Revue de Belgique, novembre 1889). »

Cette pièce fait partie de la diplomatie occulte d'un temps où, plus que jamais, le principe de la neutralité liégeoise était débordé par les exigences de la situation générale de l'Europe. Que la politique extérieure d'un bourgmestre de la Cité fût en opposition avec celle du prince, c'est un fait qui se présente assez souvent dans les annales de la principauté et dès le moyen-âge même. Cette fois, les Grignoux démocrates étaient français et le bourgmestre élu par eux se tournait vers Richelieu: le prince, avec son parti , était espagnol, et il appelait dans le pays le terrible Jean de Weert et ses Croates.

Un déchaînement de violences répondit au meurtre qui donna à Sébastien La Ruelle l'auréole du martyre politique.

Le prince avait voulu revenir de sa belle résidence de Bonn: on lui ferma les portes de Liège. Un certain nombre de recès ou décisions du Conseil de la Cité, conservés dans un des opuscules de Bartollet, jettent un jour curieux sur cette période agitée (1646-47 et 48). Ce sont de longues listes de proscriptions affichées à la Violette et publiées au son du tambour: ceux-là qui ont porté les armes contre l'élection magistrale, ceux qui, jugés appréhensibles sont rentrés, doivent quitter la ville immédiatement, pour les quatre heures après-midi, sous peine de mort arbitraire. En Conseil tenu en la salle haute de la Violette, la commune envoie des ordres aux chanoines, au mambour, aux échevins, avec menace de dépublication de bourgeoisie. On donne lecture publiquement des procès-verbaux des Sieultes ou séances des métiers, et soubz le bon plaisir des 32 bons mestiers on frappe de contributions toute personne excepté les ordres mendiants et les hospitaliers, pour subvenir aux fraix des levées et des fortifications; les bombardiers doivent être à leurs pièces; la garde dite des X hommes de la Halle est convoquée; les vagabonds étrangers sont chassés et le Conseil défend « à tous cloîtres, monastères et couvents de ne recevoir, loger ni soutenir en leurs cloîtres et maisons aucuns estrangers ou jugés appréhensibles sans en donner avis à MM. les bourgmestres; ordonne que des Lettres seront écrites à Sa Sainteté et généraux des ordres remontrant que les couvents ayant compromis la neutralité en envoyant au dehors les Liégeois et amenant des étrangers en vue de soutenir les intérêts de leur prince, il convient d'ordonner que les supérieurs soient liégeois, et les deux tiers des religieux de même. » On visite les abbayes comme on exerce tous droits de police sur les hostelains ou aubergistes. Les armes sont déposées à la Violette.

La commune liégeoise avait atteint ainsi les limites extrêmes d'un pouvoir bientôt jugé incompatible tant avec l'ancienne constitution générale du pays qu'avec l'ordre monarchique et ecclésiastique de l'Europe. Après la convocation des élats à Visé, Ferdinand de Bavière recourut aux forces germaniques et un corps de troupes commandé par le général Spaar le rétablit dans son autorité.

De sanglantes exécutions servirent de représailles, on abattit la statue de Beeckman, et on proscrivit jusqu'à des portraits. C'étaient les élections magistrales annuelles qui servaient toujours d'occasion aux troubles intérieurs: un règlement nouveau (1649) prescrivit l'élection des deux bourgmestres et de trente conseillers tirés au sort entre quarante-quatre candidats désignés moitié par le prince, moitié par des commissaires de la Cité; et pour dominer la commune on recourut à la mesure qui avait réussi en Flandre: une citadelle fut construite. C'était un moyen de coercition prêt à être mis aux mains d'une armée allemande.

Après la mort de Ferdinand, les Français s'emparèrent de celle-là, en 1675, et les troubles recommencèrent.

Maximilien avait été le coadjuteur trop zélé de son oncle pour ne pas apporter plus d'énergie encore dans la répression. La réaction fut complète, et à l'excessif développement politique de l'ordre plébéien succède immédiatement le régime autoritaire qui dans les temps modernes suit les émeutes et même les révolutions. La Cité a perdu son indépendance; la vie organique de la commune est arrêtée.

L'édit du 29 novembre 1684 établit tout une constitution nouvelle.

Les 32 métiers sont supprimés et remplacés par seize chambres (art. 2), représentant la généralité de la bourgeoisie; une chambre se compose de trente-six personnes, savoir vingt nobles patriciens, dix marchands notables et six artisans; chaque métier inscrit à une chambre reçoit de celle-ci un gouverneur pris parmi les six artisans, qui veillera avec ceux-ci à la bonne et légale fabrique de toute chose. Les chambres s'assemblent une fois l'an (articles 3, 20 et 22).

Quant à l'élection magistrale, elle est faite indirectement par voie du sort. Les chambres (art. 20) choisiront chacune trois personnes; la première désignée (art. 24) sera électeur des bourgmestres; la seconde, membre du Conseil de ville; la troisième sans emploi ni charge; les seize électeurs des bourgmestres choisissent trois personnes ayant capacité, en dehors d'eux, mais parmi les chambres; l'une d'elles trois tirée au sort (art. 25) sera le bourgmestre de la ville; après quoi, les députés de l'évêque proposeront aussi trois personnes et un tirage au sort désignera parmi elle le deuxième bourgmestre. Aux art. 28 et 29: seize candidats pris dans les seize chambres avec un nombre égal choisi par l'évêque, ballottés séparément et réduits de part et d'autre à dix, de manière qu'il n'en reste que vingt, formeront le Conseil de ville avec le bourgmestre.

Il serait difficile d'interposer plus de formalisme entre mandataires et mandants. Après un triage aussi sûr que savant, c'était encore le hasard à plusieurs degrés.

Foulé tour à tour par les Espagnols, les Allemands, les Hollandais, les Français, le pays était assez las d'ailleurs pour être avant tout avide de repos ; ses envahisseurs successifs étaient heureux aussi de faire la paix. Les réformes de Maximilien furent autant de mesures de police.

C'est de l'époque princière que date sans doute cette inscription placée un jour au haut de la Violette et destinée à exalter les mérites du pouvoir unique et de l'obéissance:

Stare diu nescit quod non fulcitur ab alto

Et regnum discors in se durabile non est.

Sic decet imprimis illum qui cuncta potenter

Condidit amplecti, dominumque fideliter unum

Quaerere, post uno concordes vivere voto.

Hinc virtus, hinc pax, hinc et res publica floret.

Les inscriptions de la Violette, qui allaient s'effaçant, depuis le temps d'Erard furent remplacées dans ce même sens.

Cependant, l'édifice même de cette maison de la Cité, où il y avait tant à faire pour conserver les derniers restes des franchises communales, et qui luttait toujours, n'avait pas laissé de ressentir tout entière les outrages irréparables du temps. Parlant de la Violette « qui représente l'Estat de la noble république liégeoise », un de nos vieux écrivains (Alex, de Montfort, dans le Pourtrait de la Mouche à miel, Liège, 1646), nous dit: « Vrai est que nous l'avons vue demi flétrie, passé quelques années qu'elle fut greslée par les orages de notre temps ». Et en 1676, dans son Discours de droit moral et politique, II. 90, Grati écrivait ces lignes: « L'illustre renommée de nostre ville, ornée de tant de magnifiques temples, d'un palais épiscopal qui ne doit rien à tous ceux de l'Europe, et de tant de belles structures particulières, mériteroit bien que les magistrats tournassent leur soin à faire bâtir une belle Maison de ville qui eust du rapport en architecture à tant de beaux édifices tant publics que particuliers. »

La Violette de 1497 comptait, en 1691, près de deux siècles d'existence, quand, à cette dernière date, le marquis de Boufflers, « l'incendiaire ordinaire de S. M. le roi très chrétien Louis XIV, » se chargea de la faire disparaître.

C'était lors des guerres que Louis dirigea contre une partie de l'Europe coalisée, la Hollande notamment. Le roi de France venait de remporter la victoire de Fleurus. Il fallait punir les Liégeois d'avoir, malgré eux, compromis leur neutralité en publiant la déclaration de guerre de l'empereur d'Allemagne. Ils ne l'avaient pourtant fait que sous la menace d'être bombardés par les Hollandais, maîtres de la citadelle. Boufflers arriva devant la ville dans l'intention de la brûler du haut de la Chartreuse.

Sous ce titre: Funeste et furieux bombardement des Français, une chronique liégeoise (manuscrit n° 993 du dépôt de notre Université), raconte ainsi l'événement:

« Monsieur le marquis de Boufflers (il avait passé la Meuse, puis l'Ourthe), avec une assez nombreuse armée française, s'approcha de la ville de Liège par vers l'abbaye de Robermont, pour attaquer le monastère des Chartreux muni de fort peu de troupes liégeoises, bâti sur une montagne assez proche de la ville pour la bombarder. Il se rendit maître du dit monastère, le dimanche de la Pentecoste, 3e du mois, vers les 10 ou 11 heures du soir, et pendant la nuit il fit préparer ses batteries.»

C'étaient, comme il est dit à la page 494 du Recueil héraldique, 12 mortiers et de nombreux canons pour tirer à boulets rouges, appuyés de 60 escadrons et de 20 bataillons).

« Lundy, le 4e du dit mois, dans le temps que l'Eglise devait remémorer dans les saints offices que le Saint-Esprit parut tout en feu dans la ville de Jérusalem, il commençât à faire un si grand feu dans la ville, qu'on croyait être tous engloutis dans une foudroyante gresle de bombes, boulets rouges, et le tonnerre du gros canon; ce qui continua toute la nuit d'une rage si impétueuse qu'on ne croyait plus retrouver une maison ni église dans son assiette, ni même un asile assé assuré pour la vie.

Le mardy, il discontinua fort peu, pour autant plus préparer sa colère pour les nuitées... Le général Tserclaes commanda une sortie de la nuit, le mardy, pour tenter d'empescher ce redoutable élément, et il y demeura beaucoup de monde de part et d'autre, et les Liégeois soutinrent assez vigoureusement: mais les François redoublèrent un feu si dévorant sur la ville qu'il n'était pas à comparer à un feu de la terre, mais il paraissait sortir d'un enfer pour engloutir toute cette ville désolée, et ce fut là leur dernier effort, car un secours notable arrivait avec Monsieur de Tilly en cavalerie et le comte de la Lippe en infanterie,

Le mercredy de grand matin une pluie assista fort à éteindre le feu de la ville, et le dit secours à ralentir la rage incendiaire du marquis de Boufflers. Le même jour la ville estoit dans une telle consternation et désolation à la vue d'un feu si dévorant, que les religieux et religieuses les plus renfermés ne se trouvèrent plus assurez de leur vie dans leurs monastères et en sortirent tous pour trouver un asile assuré. Son Altesse même quitta son palais le mardy. »

(Bouille nous montre le prince retiré à la Citadelle d'où il contemplait avec douleur le spectacle de l'incendie).

Le mercredy à 2 heures après midy Monsr de Boufflers commençât à faire défiler les gros canons qui donnaient encore quelques coups assé rarement jusqu'à 6 h au soir, et commença à lever les tentes et plier bagages...

Il mit le feu à Jupille, à la Bouverie, faubourg assé proche de Liège, Chaînée et autres places circomvoisines en se retirant...

Si toutes les bombes avaient fait leurs effets il y aurait eu le double de dommage.

Le 4-5 et 6 juin 1691, dit encore une autre de nos nombreuses chroniques manuscrites (n° 1013, Univ.) les Français bombardèrent, la ville dont une grande partie fut réduite en cendres, ayant jetté 3,000 et cinq cents tant boulets que bombes dans notre pauvre cité; plusieurs en furent emportés, mais plus il y en avait de ruinés. »

Et l'auteur d'ajouter ce chronogramme latin, composé à l'instar de ceux du prieur des Guillemins:

LegIa bVMbarData a gaLLIs qVarta

qVInta seXtaqVe IVnII.

Puis cet autre en français:

LoVVoIs, tV Le Vols si tV as IVsteMent DétrVIt lIège.

« Plusieurs maisons, ajoute une autre chronique du même genre (n° 647, Univ.) furent brûlées avec l'église Sainte-Catherine et la Maison de ville. »

Celle-ci en effet, spécialement visée, n'était plus avec les maisons d'alentour qu'un monceau de ruines fumantes; le Pont-d'Ile, le Pont-d'Amercoeur, les remparts le long de la rivière d'Ourthe, étaient mis hors d'état de servir; mais le quartier qui avait le plus souffert, était précisément celui qui s'étend du Marché à la Meuse, « où se voient aujourd'hui le long du rivage (la Goffe), dit Loyens en 1720, toutes maisons neuves qui nonobstant le bel aspect qu'elles présentent, ne laissent pas de rappeler le triste souvenir des pertes que le peuple y afaites. »

Dans le moment, on voulut profiter du désastre pour élargir les rues, « mais, dit Bouille, III, p. 496, on ne put trouver les fonds nécessaires pour exécuter ce dessein; en sorte qu'il n'y eut que très-peu de rues où l'on fit quelque changement. »

La cité qui malheureusement se trouvait toujours sur le grand chemin de la guerre, était épuisée par les frais du logement qu'il lui fallait procurer aux troupes de passage; pendant le cours des années suivantes, elle ne put que réparer quelques fontaines publiques. Il fallut, longtemps après, la conclusion de la paix d'Utrecht pour lui permettre de songer à reconstruire une Maison de ville.

IV


L’Hotel de ville, 1714 - Révolution, 1789-1794.


Une de nos chroniques dites vulgaires, le manuscrit n° 993 de l'Université, pp. 536 et 537, nous raconte ces faits, à l'année 1714, soit plus de vingt ans après l'incendie:

« Le 14 d'aoust, veille de l'Assomption de la Vierge, on mit la première pierre pour bâtir la nouvelle Maison de ville. Ce fut le grand doyen (de Sélys) qui fit la cérémonie au nom de notre Prince Son Altesse Electorale.

Le cortège se fit de sa maison par la place Verde, vers le Palais, devant les FF. mineurs et droit au Marché. Il estoit précédé des Bourgmestres, quelques Chanoines de la Cathédrale, des vieux Bourgmestres, Messieurs de l'Etat, de la Chambre impériale, et suivis de la bourgeoisie marchant par compagnie avec estendards deploijés, tambours battants, trompettes et timbales.

Il y avait au Marché trois grands eschaffaux avec des tonneaux de poix allumés. On tira quantité de boëtes, n'ayant pu tirer le canon, à raison que les Hollandais estoient encore sur la citadelle.

Les conseillers et les commissaires estoient assis sur la place du bâtiment et le tout se termina en bon ordre vers les 2 heures après-midy ».

Ajoutons à ce court récit une phrase inédite du ms. Abry-Loyens (à M. V. Henaux) : « La cérémonie achevée, le cortège reprit sa route vers la maison du Grand-Doyen qui par sa générosité naturelle voulut taire honneur à son Prince qui l'avoit député en sa place. Aussi donna-t-il le vin à tous les corps de la ville, y joins diverses personnes de caractère de la Cathédrale, qui l'avoient accompagné en cette cérémonie ».

Afin d'agrandir et d'isoler le monument, on avait exproprié les maisons voisines, celle de la Baleine, la Folie, du Cornet, des Trois Roses, la Roulette, la Lampe, le Pot-d'Etain; quatre des maisons de là rue de l'Epée, qui gênaient les abords, furent comprises, avec la Halle en ruine, dans les travaux de démolition. Pendant la construction, le Conseil avait tenu ses séances dans une maison louée à cet effet provisoirement.

Malgré l'intérêt qu'elle présente, l'histoire du nouvel édifice communal sollicite moins la curiosité de l'antiquaire, à cause de l'abondance même des documents, qui sont pour la plupart directement à la disposition du lecteur.

Les Délices du pays de Liège (I, 1, p. 244), donnent une description détaillée tant de l'intérieur que de l'extérieur de la Maison du Magistrat. La suite des salles, dont trois ornées de tapisseries de la plus fine haute-lisse, une autre tendue de damas et de moire, la grande salle en carré long et ornée de pilastres;la bibliothèque et la chapelle, le détail des cheminées artistiques, des boiseries, sans oublier les sculptures et tableaux de Riga, Jupin, Smithsen, Deloie, Counet, ou Fisen, composant un Musée complet faisant corps avec l'édifice, tout concourt à présenter à l'esprit l'image de quelque château public mettant à la disposition de tous son luxe seigneurial. Sans doute si, après un long usage, l'édifice avec sa façade de briques rouges et de pierres de taille, se trouvait restauré exactement tel quenos pères l'ont achevé, il serait encore digne de la cité agrandie et embellie par la bourgeoisie d'aujourd'hui.

Veut-on connaître le prix total ou détaillé de la construction complète de l'Hôlel de ville? Les extraits des comptes communaux de 1643 à 1793, publiés par M. S. Bormans dans le Bulletin de l'Institut archéologique liégeois (vol. 7), sont destinés à faciliter singulièrement les recherches du lecteur curieux.

Nous parlions de la chapelle, disons plutôt, d'après Saumery, que c'était un autel pratiqué entre les fenêtres dans l'épaisseur du mur, clos par une porte à coulisse, orné d'un tableau de Plumier, l'Assomption, et d'un grand crucifix d'argent, chef-d'oeuvre de Brûle. Il servait lors des funérailles publiques des magistrats communaux ou conseillers décédés pendant le cours de leur mandat. Notons cet incident relaté dans le registre aux recès, à la date du 23 mai 1755:

« Sur l'ordre du Conseil, une messe ayant été chantée à l'intention de feu le conseiller Delvaux, le grand curé de St-André protesta contre la violation des droits de son église paroissiale. »

Au XVIIIe siècle, suivant les données qu'on peut retrouver une à une en parcourant les minutes des recès, les offices intérieurs de la Maison communale s'étaient modifiés ou multipliés, bien qu'ils n'occupassent pas encore les salles d'apparat. Les maîtres avaient dix secrétaires ou commis, un sous-greffier gardait les archives; un huissier-chambellan, couvert du manteau rouge de la Cité, surveillait l'antichambre; de plus, deux suisses-gardes, portant l'uniforme brun et rouge et l'épée à poignée d'argent, faisaient leur service quotidien. Des banderoles, avec la plaque de cuivre marquée au perron, étaient données aux commis et percepteurs en tournée. Le rentier de la Cité portait aussi le titre de receveur-général, et, d'ordinaire, on le continuait dans ses fonctions de trois ans en trois ans. Citons, relativement aux conseillers, le résumé d'un recès où il s'agit tant de certaines de leurs fonctions venues des anciens jurés que de l'emblème de la puissance magistrale: le 30 janvier 1750, le Conseil, prenant en considération que les clés de fer dont les conseillers sont munis pour procéder à l'audition des témoins dans les enquêtes , « n'ont aucune figure des clés de la Cité, ordonne la fabrication d'autres clés sur le modèle approuvé. »

On sait que les maîtres recevaient des clefs d'argent, symbole de leurs pouvoirs sur la Fermeté de la ville et les maisons.

Quant à la bibliothèque, elle était conservée par un garde-livre, aidé d'un garçon de boutique. Si la police des « aubains, débiteurs, criminels et des séditieux » était faite d'ordinaire par les varlets des bourgmestres, les six anciens archers subsistaient encore, commandés par un officier. C'était même à un de ces archers — agents de la police, — qu'incombait la surveillance du Marché, dans une guérite sur pivot.

Sans vouloir refaire l'histoire de la Maison de la Cité, à cette époque rapprochée de nous, nous rappellerons cependant l'affectation momentanée d'une ou de plusieurs salles à des séances spéciales: celles, par exemple, du physicien Villette y faisant des démonstrations; voire même celles du marchand-apothicaire De Saive, communiquant publiquement la composition de sa thériaque. Si les moeurs plus simples du temps expliquent ces faits, il en est d'autres d'un ordre plus sérieux. C'est dans les salles de l'Hôtel de ville qu'a pris naissance notre Académie des beaux-arts, par l'enseignement public du dessin d'après le modèle vivant, les gravures dans le genre du crayon de Gilles Demarteau et d'après des plâtres venus d'Anvers, comme par l'enseignement de l'architecture.

Dans l'énumération des détails descriptifs fournis par nos documents liégeois, on peut citer, à titre de curiosité littéraire, certaine pièce des Musae Leodienses (MDCCLX, p. 69), où des rhétoriciens du collège des Jésuites-en-Ile célèbrent, en vers latins, les beautés qui distinguent nos édifices publics, notamment celles de l'Hôtel de ville, de la Basilica Consilii civilis; on y retrouve la paraphrase, en termes repris aux poètes anciens, de l'oeuvre sculptée ornant la cheminée de la salle haute, une allégorie de la Justice; plus loin, la Paix, sujet d'une tapisserie à l'aiguille, dans une chambre basse, offre ample matière aux centons du compositeur J. N. H. Bourdon, Leodius rhetor, qui éclairait heureusement ses propres allégories latines par des notes françaises.

A l'occasion des ornements en relief, nous donnerons nous-mêmes la clé d'une allégorie à la mode du temps, qui orne encore aujourd'hui le haut de la cheminée de la salle servant d'antichambre aux huissiers du Collège. Au lieu de la masquer par un tableau moderne, il conviendrait sans doute de restaurer cette oeuvre historique , qui est due probablement à la main de Franck (1778), mais dont la composition vient de plus loin. Celle-ci a été d'abord dessinée par Cochin et gravée, en 1771, à Paris, par Gilles Demarteau; elle représente la France accueillant la ville de Liège, et fut faite à propos de la suppression du droit d'aubaine en faveur des Liégeois en 1769. Ces droits féodaux sur la succession des étrangers furent, on le sait, généralement abolis au XVIIIe siècle; et Liège dût le traité intervenu à son avantage, tant au roi qu'à De Heusy, membre du conseil privé, envoyé de Son Altesse à Paris.

Le graveur, resté liégeois à Paris, a placé en-dessous de son estampe ce quatrain wallon qui décrit bien l'image:

Sech' è t'hô, binameie France,

Les degn' èfans qui s'rafiaient

Di mostrer tôt' leur riknohance

A bon Louis po l'bon Lambiet.

On peut aisément passer de la poésie des Musae Leodienses à la prose administrative en donnant le résultat d'une visite inscrite au registre des capitations de 1736 : au rez de chaussée de la maison communale habitait J. Mélotte, cabaretier, et El. Braibant, sa femme; L. Collard, horloger; M. Dodémont, clerc du grand greffe, et J. A. Coclers avec sa femme, en même temps que F. Humblet, cafetier, et sa femme; G. Ghysen, enfin J. Denoël, garde-suisse.

L'abondance des documents graphiques représentant l'Hôtel de ville rend inutile ici toute reproduction de ce genre. Sans parler du grand nombre des estampes modernes, nous avons du siècle dernier une représentation de la Maison du Magistrat sur la médaille de grand module frappée lors de l'inauguration du monument; les dix planches du graveur Guil. Du Vivier reproduisent celui-là sous toutes ses faces, architecturalement; l'Hôtel a même été souvent dessiné au XVIIIe siècle, par les auteurs des projets d'illumination et de décorations ordonnées à certains jours de fêtes : tel, par exemple, un joli dessin colorié du baumester Dignef, pour l'inauguration du prince-évêque d'Oultremont, le 11 juin 1764. Sauf les modifications apportées au balcon et au fronton qui a perdu ses figures allégoriques, et les notables injures du temps, nous avons encore devant nous l'Hôtel de ville, tel qu'alors on l'a construit et appelé, le nom de La Violette étant peu à peu tombé en désuétude. Peut-être un jour le rendra-t-on officiellement au monument restauré, en souvenir des anciens temps où sous plusieurs formes successives et toujours à la même place, il a présidé aux destinées communales. Matériellement, pour nous l'histoire de la Violette est finie quand s'élève l'Hôtel de ville de 1714.

Cependant, si les hasards courus lors d'un bombardement font momentanément disparaître l'édifice, l'histoire communale poursuit logiquement son cours.

Organisation puissante de la première bourgeoisie, destruction de la commune et de la Cité par la maison de Bourgogne, longue période princière marquée par l'atonie ou les mouvements intermittents d'une démocratie qui va jusqu'à l'extrême, échec de la lutte révolutionnaire soutenue par les Grignoux, coup d'état de Maximilien de Bavière confisquant les anciennes franchises, telles sont les étapes successivement parcourues avant d'arriver au terme naturel de l'histoire ancienne de la commune liégeoise: 1789-1794.

Le système de compression, organisé et maintenu par les princes de Bavière et leurs successeurs, sous les constantes menaces d'une citadelle et d'une exécution impériale, est entamé le 17 août 1789, le peuple criant: «à bas le règlement de 1684! Il avait bonne mémoire, et pour cause.

Une révolution éclate dont les premiers efforts ne pouvaient manquer de se fondre et se perdre dans le grand courant de la révolution française: et tels furent ensuite les changements apportés aux constitutions de l'ancienne Europe monarchique, que tout espoir fut perdu à jamais de voir suivre d'une restauration le renversement de la principauté ecclésiastique.

L'abolition des privilèges de la noblesse et du clergé, la liberté religieuse, l'affranchissement professionel, l'égalité vis-à-vis de l'impôt et des fonctions publiques, la représentation politique du peuple des campagnes ou Plat pays, procèdent de principes inconnus de l'ancienne Cité.

Après avoir été supprimée, ainsi reparaissait la liberté d'autrefois se conformant aux idées comme aux besoins du temps présent. Le changement complet apporté à la condition sociale de la bourgeoisie eut pour effet d'établir finalement et non sans qu'il en ait coûté d'ailleurs de douloureux sacrifices, une égalité civile et politique qui prépara la prédominance du tiers-état.

Dans une monographie où sont groupés, autour du principal monument communal, des faits divers qui s'expliquent par l'histoire générale et aussi expliquent celle-ci sur place, il peut paraître intéressant de relever dans des registres publics, comme ceux qui contiennent les recès, les incidents qui préparent une situation nouvelle. On voit, par exemple, s'annoncer la révolution du 17 août 1789 dans l'administration intérieure de l'Hôtel de ville, qu'il s'agisse soit de sa bibliothèque publique, soit de sa chapelle, ou des armoiries qui l'ornaient.

Après une première délibération restreignant l'entrée de la bibliothèque à « MM. les ecclésiastiques, les avocats, les ouvriers es arts ou toutes autres gens de mise », on voit, au 31 décembre 1756, le Conseil ordonner au sieur Kints, bibliothécaire (l'éditeur des Délices du pays de Liège) de déposer à la bibliothèque et de porter au catalogue les 8 volumes des ouvrages encyclopédiques présentés par le sieur Rousseau. Le rentier est avisé d'avoir à payer au dit Rousseau, auteur du Journal encyclopédique, la somme de 40 écus en acquit d'une souscription de 4 exemplaires à adresser au grand greffe tous les 15 jours. Deux ans après, le 4 janvier 1758, le Conseil révoque l'abonnement. Le 4 septembre 1769, le Conseil achète pour 1200 florins l'encyclopédie en 23 volumes, et, fluctuation nouvelle de l'opinion, il revient le 18 sur sa décision et achète d'autres livres, dont la théologie de Billuart. Finalement, le Dictionnaire encyclopédique est acheté, mais défense est faite au bibliothécaire de la Ville de le communiquer — aux jeunes gens qui le demanderaient.

Autre signe du temps: le Conseil ordonne, le 26 septembre 1735, au syndic de la Cité de demander au Chapitre de Saint-Lambert de recouper et tailler en demi cercle les fameux degrés des cloîtres aboutissant au Marché, parce qu'ils sont « incommodes et font mauvaise figure. »

A la date du 21 août 1776, on entend le Conseil voter 15 florins à la veuve Drion pour avoir « reblanchi et burni » le Christ et l'argenterie de l'Hôtel de ville. Le 24 avril 1793, il fait, accorder 50 fl. en prime à l'huissier Crahay, qui a conservé l'argenterie de l'Hôtel de ville pendant la « dernière révolution »...

Déjà au 20 juin 1768, le Conseil prend en considération la dépense et l'encombrement qui résulte pour la Cité et l'Hôtel de ville de l'accumulation des blasons des bourgmestres; on en faisait sculpter et peindre chaque année, cela ne produit plus bon effet: il ordonne que les armoiries des bourgmestres, à partir de 1720, seront peintes dans un volume en parchemin. Le 24 août, le Conseil déclare que, par économie, il ne fera plus placer les armes des bourgmestres même dans le vestibule de l'Hôtel de ville.

Puis, le registre aux recès se termine comme finissent des mémoires personnels: la fin manque et la page blanche en dit assez: l'écrivain a disparu.

Citons, pour finir par un fait important, une délibération antérieure, du 18 août 1789, à 8 heures du matin; elle nous montre la révolution qui débuta en France par la convocation des États Généraux, commençant à Liège par la convocation des États: « Son Altesse s'étant décidée à convoquer les États (Clergé, Noblesse, État-Tiers), le Conseil s'adresse à elle pour lui demander d'autoriser une réunion préalable des 16 Chambres des métiers, afin que la généralité du peuple soit consultée sur les projets principaux à formuler en vue du bien de tous, et pour trouver l'occasion de donner les instructions utiles aux bourgmestres qui vont présider à l'assemblée et représenter le peuple liégeois ».

C'est un appel à l'ancienne souveraineté populaire, et l'on sait la suite: bientôt le prince est banni et la principauté ecclésiastique a vécu.

Bien d'autres édifices politiques s'écroulèrent en même temps. A ne rechercher que la fin des constitutions pareilles à la nôtre, la liste de ces principautés archiépiscopales ou épiscopales établies sur le modèle de la monarchie papale, de la fin du moyen-âge jusqu'à la période contemporaine, constitue un long nécrologe.

Coire entre en 1419 dans la ligue Caddée, une des trois des Grisons, et s'affranchit de la souveraineté épiscopale.

A Genève, l'épiscopat est, au commencement du XVIe siècle, remplacé par une république, et le mouvement de la Réforme entraîne Lausanne. Hildesheim est sécularisé partiellement en 1523 , et plus tard, en 1801, le traité de Lunéville cède le reste du territoire à la Prusse. Lubeck, en 1530, Mersebourg vers 1561, Verdun en 1633, Brème, Halberstadt, Minden, Ratzebourg, Magdebourg, en la même année 1648, voient tomber la puissance temporelle ecclésiastique. Le traité de Nimègue attribue à la France, en 1769, l'archiépiscopat de Besançon; celui de Mayence est incorporé à la France en 1795 et celui de Trêves était devenu français l'année précédente.

Ultérieurement, les années 1801, 1803 constituent les dates fatales des évêchés et archevêchés politiques de Wurtzbourg en 1801, de Bâle donné à la France en 1801 comme aussi Spire ou Cologne; d'Augsbourg, sécularisé en 1802 et rattaché à la Bavière, de Bamberg, de Brixen dans le Tyrol, de Freising (Bavière), d'Osnabruck, de Paderborn (Prusse), de Passau (Bavière et Ëlectorat de Salzbourg) ; Trente est sécularisée en 1802 et l'abbaye de Fulda, érigée en principauté épiscopale en 1752, perd ses droits politiques à une date rapprochée, en 1803.

En somme, les principautés ecclésiastiques d'Allemagne ont disparu, les unes à l'époque de la réformation religieuse au XVIe siècle, les autres après les victoires de la république française, à la suite des traités de Campo-Formio du 17 octobre 1797 et de Lunéville du 9 février 1801 prescrivant des indemnités par la voie des sécularisations, en faveur de l'empereur et des états d'empire, et en compensation des cessions territoriales faites à la France.

Des trois principautés épiscopales enclavées dans les Pays-Bas, Liège survécut de beaucoup à Utrecht et à Cambrai, occupées par l'Espagne elle-même dès le XVIe siècle. L'État ecclésiastique liégeois avait vécu de longs siècles, préservé toujours par son caractère, alors même qu'il était mal défendu par sa politique: ne lui vit-on pas conserver soigneusement sa forme générale de gouvernement par un prince détruisant systématiquement la Cité? Après quelque mille ans d'existence passés non sans être marqués de jours de gloire ou d'honneur, la principauté liégeoise et le pouvoir temporel ecclésiastique succombèrent emportés par la révolution intérieure et extérieure, disparaissant dans le mouvement d'opinion le plus puissant en Europe depuis la Réforme; et le pays, qui devait subir la loi d'une transformation générale, sortit d'un isolement qui commençait à ses frontières resserrées, pour être restitué finalement, avec les provinces belges, à l'Europe contemporaine.

Des anciennes institutions politiques, seule la commune, unité première de notre établissement, a survécu. L'histoire même de l'édifice semble constater la persistance d'une puissance nécessaire; l'histoire générale est-elle ainsi traduite, dès lors on le peut remarquer: le palais des princes est devenu le palais de justice; Saint-Lambert, l'antique cathédrale, emportant bien des regrets, a disparu « égalisée au sol » et le passé se résume dans les vers de Simonon:

Li veïe cloke est fondowe,

Li tour est abattowe

Et ses ruen' ont péri !

Quant à la maison du Détroit, celle des échevins seigneuriaux, elle a fini sous l'enseigne du Moulin-à-vent, habitée par un tailleur, et démolie en 1841.

La Maison communale, l'Hôtel de ville, dont le droit administratif ininterrompu a été renouvelé par la loi de 1836, se montre seul des monuments du passé, fidèle encore à sa première destination.

V.


Le perron, origines de l'emblème; histoire du perron monument liégeois; restitution archéologique suivant le manuscrit de Warfusée.


L'histoire de la Maison communale liégeoise serait incomplète, s'il n'était fait mention du perron.

Dès une époque très reculée, un perron monumental se dressa au milieu du Marché, vis-à-vis tant du Détroit des échevins que de la Halle et de la Violette.

C'était au pied de cette colonne de pierre qu'avait lieu, en des circonstances importantes de la vie civile, la promulgation des actes dite « Cry du Perron ».

Le perron étant devenu le symbole des franchises de la Cité, la Violette le choisit pour emblème politique. Les communes du pays liégeois en firent autant: partout où furent proclamées les libertés communales, on retrouve le perron cette marque d'affranchissement qui équivaut en Allemagne an Roland ou chevalier monté,

Quelle que soit son origine, et elle est lointaine, le perron acquiert, pour la population liégeoise, toute son importance à partir de ce temps (1303) où il devient le symbole incontesté des franchises municipales. Les lettres et ordonnances de l'ancienne Cité sont toutes scellées à son effigie; une copie officielle se termine invariablement, par les mots « locus Peronis », place du sceau. On retrouve cette marque sur tous les monuments du passé comme au milieu du fronton de la Violette. Elle servait d'appui aux armes des deux bourgmestres, et le personnel au service de la Ville exerçait son office au nom de ce perron dont il portait publiquement la marque. Aujourd'hui, comme autrefois, le Liégeois reconnaît en lui la signature nationale.

Quant à l'origine même de notre perron, après nombre d'archéologues, il vaut encore la peine, semble-t-il, de la rechercher dans le cours de l'histoire.

Le mot de perron, qui vient du bas latin petronus forme augmentative de petra, signifie grosse pierre ou amoncellement de pierres, arrangées ensuite par l'architecture de façon à former une base, en général des marches aboutissant à une plateforme: il y a le perron carré, dont les marches sont d'équerre, cintré ou circulaire, à pans coupés, ou double c'est-à-dire à deux rampes.

Mais l'histoire du mot ne s'arrête pas sur les marches de cette sorte d'escalier; le sens du vocable est étendu à un monument particulier qui s'élève sur cette base première.

Le perron isolé et monumental, comme aussi le perron en effigie, se compose essentiellement de trois parties distinctes: une base ou des degrés assemblés en palier; sur celui-ci, une colonne; finalement, un emblème.

A ne tenir compte que de ce dernier élément, de la croix qui surmonte la pomme de pin terminale du perron liégeois, tel de nos archéologues n'a vu dans le monument qu'une croix de mission, un calvaire (V. Revue de la numismatique belge, t. I et III); tel autre une croix simplement haussée (V. Bullet. de l'Inst. arch. liégeois, XVIII), ou bien tels encore une croix de liberté, indiquant le centre ou une limite.

Il s'agit, dans l'ensemble, d'un antique monument ou emblème que l’on retrouve en nos pays aux premiers temps du moyen âge. C'est sur les monnaies qu'on observe les plus anciennes représentations. Certaine piécette du milieu du XIIe siècle, est frappée au perron croisé; un denier carlovingien présente la même empreinte. On la retrouve même, dit-on, sur des monnaies précédant immédiatement l'ère des Carlovingiens. A reculer jusque là, l'observateur est implicitement invité à chercher plus haut, les Francs peuple nouveau, ayant généralement utilisé les formes de la civilisation antérieure.

Déjà notre ancien chanoine Van den Berch, dans un de ses manuscrits déposé aux Archives, fait cette remarque « que le Pinron, armes de Liège, est aussi une des armes d'un des cantons de Rome. » Il entend par canton un Rione ou quartier; et nous savons que la distribution des quatorze Rioni est basée sur celle des quatorze régions, dites Augustales, parce que celle-là fut organisée par Auguste.

Au Forum romain, des fouilles, partielles encore, dégagèrent incomplètement, en 1813, une colonne dressée, et celle-ci, suivant une inscription, avait porté, sur l'initiative de l'exarque Smaragdus, la statue de l'empereur Phocas, dédiée en 608. Sur quoi reposait la colonne? Aujourd'hui que le sol même du Forum a été mis au jour en suite des travaux systématiquement entrepris depuis 1870 par 10 gouvernement italien, on voit la colonne, d'ordre corinthien, posée sur un palier carré qui domine les cinq marches d'un escalier monumental, Tout juste comme on voit le notre en plein Marché, ce perron romain occupe le milieu de la place la plus célèbre du monde.

C'était bien un monument honorifique que le perron dit de Phocas, et le perron liégeois paraît bien être une colonne honorifique aussi, suivant son prototype.

Cette colonne romaine, symbole de la force, et qui, haussée sur des degrés, était à même, comme elle le fit, de porter vers les nues toute sorte d'images, ne prêta à Phocas, le tyran de Byzance, dont la statue était une insulte au forum de la république, qu'une gloire éphémère et imméritée. Sa statue dorée disparut bientôt. Enlevée par les barbares, Le fût même de la colonne est d'une époque bien antérieure; il date du temps des Antonins, et le dessus du chapiteau porta, avant l'image de Phocas, les statues et les bustes d'autres empereurs romains: la colonne honorifique durait plus qu'eux.

C'était toujours la même colonne, mais, comme sur une pièce de monnaie, l'effigie changeait avec l'inscription.

La colonne dite de Phocas occupait, au Forum, la plus belle place entre les deux basiliques, vrais palais de justice; et elle n'y était d'ailleurs pas la seule de son espèce: les sept soubassements retrouvés en face de la Basilica Julia et marquant la limite sud de la pace publique, passent pour des massifs de maçonnerie ayant servi à l'érection de monuments du même genre.

Que ce perron, comme il s'est appelé, se rencontre à Liège même, ce n'est point là non plus un fait isolé. On l'a retrouvé dans diverses villes de France, et même à Paris. Les Gallo-Romains, comme la Rome du moyen-âge, l'ont imité de la Rome antique; les Francs, qui volontiers empruntaient en Occident les signes représentatifs des pouvoirs romains, auront adopté de même la colonne romaine.

L'exercice de la justice, attribution du pouvoir souverain, a surtout répandu l'usage de la colonne honorifique, portant l'emblème ou l'effigie de celui au nom de qui la justice se rendait. La colonne perrée ou sur montoirs est devenue ainsi un signe de juridiction. - Se souvient-on de la légende de Tell ? Gessier fit placer son chapeau de gouverneur au dessus d'une perche au milieu de la place publique d'Altorf. Une des eaux-fortes les plus étudiées de Rembrandt l' « Ecce homo » montre Ponce-Pilate condamnant le Christ en face d'une colonne portant le buste d'un César romain. - Dans le domaine de l'histoire, on connaît les colonnes Trajane et Antonine. D'un caractère analogue sont celles qu'on a de nos temps dressées à Paris, à Stuttgart devant le Château neuf, ou à Glascow place de Georges. Le voyageur liégeois rencontre avec plaisir son ancien monument national dans le vieux perron élevé par l'archevêque Heinrich en 958, au milieu de la place publique de Trèves qui sert de marché; les trois parties intégrantes y sont: la base, une énorme pierre carrée; une colonne gothique, et l'emblème, une croix faîtière. On voit combien s'était répandue cette tradition de la colonne d'honneur ou perron emblématique: on rencontre celui-ci sur la place de tel village russe.

Il est naturel qu'à Liège, au centre d'une principauté de constitution ecclésiastique, on ait emprunté à la fois à la Rome ancienne la colonne à degrés, et à la Rome nouvelle le signe de la religion chrétienne affirmant sa victoire sociale, la croix , en remplacement des effigies impériales.

C'est là en effet, on l'a dit, l'emblème que nous offrent les représentations les plus anciennes de notre perron national. L'ornementation terminale de la colonne liégeoise varia avec le temps. Un renflement du chapiteau a-t-il pris la forme d'une pomme de pin? Celle-ci vient-elle d'un globe terrestre? On ne sait. En dessous de la pomme se rangèrent des personnages, figurant, suivant l'expression même des anciens et naïfs auteurs, des « ribauds » ou des «paillards des deux sexes », que l'art de Delcour remplaça par les trois Grâces.

Le perron garda sa croix faitière malgré la Révolution. Menacé d'abord comme « hors-d'oeuvre et espèce d'armoiries », il faillit devenir un monument républicain. « Ne pourrait-on pas, écrit le commissaire Bassenge à la municipalité, le 12 thermidor de l'an V (Lettre n° 602, au dépôt des Archives provinciales), ne pourrait-on pas, en entourant cette colonne de légères baguettes de fer cuivré, lui donner la figure d'un superbe faisceau qui, supporté par des lions, symbole de la force, représenterait la belle image de la force et de l'union? » Le Musée de l'institut archéologique liégeois possède un panneau provenant du palais, sur lequel un perron en relief a été ainsi transformé par la sculpture au-dessus du faisceau, le bonnet phrygien porté par une pique a remplacé la pomme de pin et la croix.

Laissant la question des origines et l'analyse du symbole, rappelons l'histoire du monument liégeois, faite par Loyens et Abry.

L'établissement de la fontaine principale du Marché, date, au dire des annalistes, de l'an 942, quand Richer y amena les eaux d'une source découverte près St-Servais. La source tarit à la suite des travaux de houillères, mais on s'avisa de profiter de ceux-là pour recueillir des nappes d'eaux souterraines qui rendirent à la fontaine sa première utilité. En 1305, la Ville fit de celle-là un monument en plaçant au centre cette colonne sur degrés à pans coupés, qui domine si bien une rangée de vasques circulaires. Ce fut là le perron, ce monument qui s'associe à toute notre histoire politique. Le Recueil héraldique note avec cris les divers épisodes qui intéressent son existence.

« Le tout, dit-il commençant à se pacifier dans Liège, on n'y oublia point le magnifique perron de cette cité, transporté à Bruges l'an 1467 par ordre de Charles surnommé le Hardi, duc de Bourgogne, qui s'étoit fait un honneur de l'emporter, et de le placer sur la place de cette ville...

Dès ce tems, savoir 1467, quelques amateurs ont eu Ia curiosité de faire dessiner ce perron dans la même forme qu'il avoit pour lors, et comme cette pièce est des plus belles et des plus mémorables, on a cru qu'elle méritoit d'avoir ici place. (V plus loin, p. 454.)

Ce perron, qui étoit des plus artistement faits, avait un pied de diamètre; au-dessus étoit une balustrade où il y avoit une pomme de pin surmontée d'une croix, autour de laquelle paroissoient trois figures nues représentant des paillards des deux sexes, pour marquer la juridiction qu'avoit pour lors le Magistrat de faire punir par les verges ceux qui l'avoient mérité. Ces verges que l'on y voioit, y avaient été ajoutées en 1433.

Cette magnifique colonne fut emportée le jour de Ste-Lucie de 1448, par un vent impétueux , et l'année suivante on la rélablit par la figure d'une pomme de cuivre, qui en rejoignit les deux pièces séparées.

Il est à remarquer que la balustrade, la croix et la pomme de pin, avec les figures de cette colonne, étoient ci-devant toutes de pierre et qu'on les transforma en cuivre..,

Comme donc le peuple de Liège ne demanda rien tant que de profiter de la douceur d'une paix conclue à la mort de Charles le Hardi, les magistrats de ce tems crûrent que la protection de Marie de Bourgogne, fille du dit prince, leur étoit si nécessaire clans une pareille conjoncture, qu'ils firent tout leur possible pour se la concilier.

Cette princesse leur accorda en effet la permission de reprendre leur perron, qui avait resté dans Bruges l'espace de plus de dix ans.

On députa pour ce sujet le maître Humal , les Boverie, les Moreau de Litrenge, les Belle-Flamme,, les Tulcapron, et plusieurs autres, qui formèrent une nombreuse cavalcade, et dont les descendans eurent à perpétuité pour prix de leur zèle, la jouissance des droits et prérogatives des trente-deux bons métiers de la Cité, droits qu'ils ont toujours conservez jusqu'à notre tems,

Cette pompeuse cavalcade rentra dans Liège glorieuse et triomphante au commencement de juin 1478. Le Magistrat même, de concert avec la généralité du peuple, pour rendre cette fête d'autant plus éclatante, ne négligea rien, et fit paraître une joie parfaite à la réception d'une pièce qui faisait l'honneur de la nation liégeoise.

Ainsi l'on s'occupa d'abord à la replacer sur la fontaine du Marché avec les vers suivans, qui y furent gravez en lettres d'or

Artibus Anthenoris insignem Carolus olim

vastavit Legiam, marte favente sibi:

Jussu cujus ego denis vel circiter annis,

Heus! degi Brugis, proh dolor! abs meritis.

Sed quid? tanta licet foris egi tempora lapsa,

In sinu prisco collocor ecce meo.

Le perron rétabli de la manière dont nous venons de le faire voir, se soutint dans son entier jusqu'au 9 janvier 1693, jour auquel aiant tombé vers les neuf heures du soir, il fut rétabli de nouveau sous la régence de Jacques Thomas de Herve, et de Nicolas de Bouxhier.

Le manuscrit de Warfusée est plus sobre de détails, mais ceux-ci restent intéressants, quoique repris de moins loin. »

A la magistrature de Léopold Bonhomme et de Henri d'Aubrebis, en 1692, voici comment est racontée une chute du perron avec ses suites:

« Le perron du Marché, dit le texte d'Abry, assis au haut de la fontaine, tomba par un vent le 9 de l'an 1693, à 9 h. du soir. Son sommet était fait en pomme de pin, souporté de 3 ou 4 figures d'hommes nues de la hauteur de 2 pieds; ce sont selon d'aucuns, 3 ribauds qui furen punis au dit perron l’an 1433 que la fontaine du marché fut achevée et ornée; et le pommeau de son milieu qui embrassait les deux pièces de cette colonne de marbre était de cuivre doré. C'est le même qui fut replacé en cet endroit l’an 1479, le 10 juin et qui ayant encore présidé dans la même place, avait été ramené de Bruges où il avait été mené et exilé par ordre du duc de Bourgogne. On en fit un mauvais augure. Dieu veuille que ce soit au contraire, dans un temps où l'on a tout à appréhender. Les pièces furent ramenées chez le sieur Malaise, rentier de la Cité, qui ont servi avec les cuivres du balcon de la Maison de ville fondues au feu du bombardement, pour la fontaine de Vinâve-d'Ile. »

Relevons encore dans le volume manuscrit d'Abry cet autre texte, relatif au petit perron du Marché. A l'année 1535, en marge du texte se lit cette note:

« Le petit perron vis-à-vis les degrés de St-Lambert supporté de 4 lions dorés est une pièce de cette administration. Les deux premiers qui regardent la Maison de ville portent celui à droite le blason du cardinal de la Marck, de l'autre celui d'Arnold Le Blawy de Jemeppe. Ceux qui regardent du côté du Romarin portent encore celui de la Marck à droite et celui à gauche le blason des Tollet. Il avait servi à la petite fontaine qui regarde les Frères mineurs jusqu'à l'an 1639 qu'il fut changé de là pour faire place à l'effigie du bourgmestre de Beeckman.»

L'emblème de la Cité a donc dominé les trois fontaines du Marché de Liége, et il convient de relever cette adaptation de l'ancienne colonne sur montoirs à la fontaine publique. C'était à la fois un emblème politique et un motif de décoration. Avant de recevoir la Vierge de bronze de Delcour, la fontaine de Vinâve-d'Ile portait au centre de ses vasques un perron de trente-deux pieds de haut,

Dans le Recueil héraldique, Loyens présente au lecteur un dessin linéaire de l'ancien perron, et celui-ci offre tous les caractères d’une juste fidélité: cette reproduction est fondée sur une sûre tradition. C'est bien la un ancien monument de l'art gothique, d'un dessin riche et correct à la fois. Dans le volume d'Abry se retrouvent en outre certaines données, qui complètent l'image léguée par Loyens à la postérité liégeoise. En marge de ce texte manuscrit que nous venons de transcrire, Abry a dessiné à main levée la douille ou bague de cuivre ouvré qui a relié les deux morceaux du fût de la colonne: celte pièce est plus haute que sur le dessin de Loyens; en outre, sa partie supérieure, comme celle d'en bas, se termine par des fleurons, de façon à mieux répondre aux ornements tant du chapiteau que de la bague même du pied. Enfin, comme pour assurer à l'avance cette restitution archéologique du perron liégeois, le vieux généalogiste a inscrit de sa main l'indication du diamètre du fût de la colonne, soit un pied, ce qui permet d'en estimer la hauteur totale: celle-ci devait être de huit pieds.

Nous avons tenu à mettre sous les yeux du lecteur le fac-simile de la pièce dessinée par Abry à côté de la représentation du perron représenté dans le livre de Loyens et ainsi complété.

Signalons comme point de comparaison le très curieux dessin d'un sceau au perron de 1378, relevé par Arn. Schaepkens clans une de ses nombreuses brochures. C'est un document de l'art gothique du plus haut intérêt.

« La colonne (de petite dimension) surmontée de la pomme de pin (entière) avec la croix, repose sur deux oiseaux chimériques qui ont pour supports deux pilastres ou colonnettes, s'appuyant sur des lions couchés ou veillents, avec un second piédestal percé de trois arcatures en ogive et terminé en bas par plusieurs marches. »

Nous ne connaissons pas l'origine d'un dessin inséré dans les pages d'un article de A. B. Carton, publié dans les Annales de la Société d'Émulation pour l'étude de l'histoire et des antiquités de la Flandre. Il représente, probablement d'après Loyens, le perron liégeois, transporté à Bruges: colonne grêle, peu élevée et angulaire: ornements faitiers volumineux; la croix plantée sur un hémisphère taillé en pomme de pin.

Nous ne quitterons pas je perron d'Abry sans rappeler le rôle décoratif attribué au cuivre repoussé dans la confection du monument de pierre: c'est ainsi que l'ancienne et belle fontaine du Marché à Huy, est aussi couronnée par une dinanderie archaïque. De plus, placé comme il était, à hauteur même de la vue, l'ancien perron liégeois avait là un avantage qu'a perdu le grand perron actuel, mis trop haut sur des motifs de décoration qui n'ont plus rien de l'art ancien. C'est Delcour, on le sait, notre meilleur statuaire, qui est l'auteur de la nouvelle ordonnance de la fontaine liégeoise (V. Loyens, in fine).

Après cette reconstruction en marbre, il fallut en 1719 renouveler les bassins; finalement, le monument a été en 1848 rétabli tel qu'il se présente à nos yeux aujourd'hui sur la place du Marché à Liége en témoignage du passé.

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