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Villas romaine de Chokier

Age des Villas et Tumulus de la Hesbaye

par S. dans Bull de l'Inst. Arch. Liégeois XII

Les trois batiments alignés datés du IIe siècle confirment les données de l'article ci-dessous.

Deux monnaies que les labours successifs ont répandu sur la surface du champ.

LA CITE - 17 novembre 1959

Villa romaine à Chockier

Dimanche dernier, une équipe de fouilles appartenant à la Société Royale de Préhistoire et d'Archéologie « Les Chercheurs de la Wallonie » a entrepris, dans la propriété Frésart, au plateau de Chockier, le dégagement de sub-structions belgo-romaines.

Le site avait été remarqué il y a quelque temps déjà, par le vice-président de la société précitée, M. Joseph Destexhe et son collaborateur M. Jules Haeck, de Saint-Georges-sur-Meuse.

Les travaux qui ne sont évidemment qu'à leur début ont cependant permis d'établir que l'on a affaire à une construction romaine du genre villa. Un mur d'une vingtaine de mètres de long a été dégagé de méme qu'une aire habitable.

Un autre endroit de la fouille a livré des poteries rouges vernies, ancien produit d'importation, des clous, des ferrailles et une meule.

L'endroit est parsemé de fragments de tuiles dont l'une d'elles mieux conservée porte l'empreinte d'une patte de chien.

Ce début de fouilles déjà très prometteur a été suivi avec intérêt par Mlle Hélène Van Heule, conservatrice honoraire de l'Institut Archenlogique Liégeois.

Nous nous ferons un plaisir de tenir nos lecteurs au courant de ces travaux d'archéologie et des conclusions à tirer de la fouille entreprise sur la rive mosane.

LA CITE - 29 novembre 1959

Les fouilles se poursuivent activement à Chockier

L'équipe de fouilles appartenant à la société d'archéologie les « Chercheurs de la Wallonie ~ poursuit activement les travaux entrepris depuis peu à Chokier sur des substructions belgo-romaines. Un mur de 25 mètres de long a été mis à jour dans une des trois constructions dont l'emplacement a été déterminé dans un périmètre de 300 mètres.

Bien que s'attachant avant tout au dégagement des murs extérieurs qui semblent être des fondations érigées en moellons, l'équipe des « Chercheurs » a encore repéré l'endroit qui servait d'habitation. Des traces de calcination sont nettement apparentes et, de plus, le sous-sol a déjà livré une quantité considérable d'objets, à savoir: des clous en fer forgé, des tessons de poterie du IIe siècle de notre ère, des morceaux de tuiles et des fragments d'os.

Une aire dallée assez réduite se trouve à deux extrémités de la construction.

Terminons cette petite mise au courant sur les fouilles en disant que le site de Chokier est typique et il semble qu'il retint l'attention des anciens pour s'y établir. En effet, l'endroit des fouilles se situe sur le plateau surplombant la rive gauche de la Meuse, dans une légère dépression, donc protégé au Nord, et non loin d'un ruisseau dénommé le Trokay.

AGE DES VILLAS ET TUMULUS DE LA HESBAYE (1)

Bacon nous enseigne que la vérité se dégage plus facilement de l'erreur que de la confusion.

Précisons donc avec netteté quelle est la véritable position de la question à discuter ci-après.

Deux systèmes sont en présence :

D'après le premier, la Belgique, pendant toute la domination romaine, aurait été absolument inculte et dépeuplée.

D'après le second, au contraire, la Belgique, à la même époque, aurait fourmillé de villas opulentes, auprès desquelles se seraient groupées des agglomérations d'habitations, berceaux de nos villages modernes.

La vérité, comme presque toujours, n'est ni dans l'une ni dans l'autre des thèses extrêmes.

D'abord, dégageons la question de toute préoccupation étrangère à la science archéologique et ne nous faisons pas les partisans systématiques de ceux qui, dès le premier siècle, allèguent l'apostolat en Belgique d'un premier St Materne, disciple de St Pierre, et au IIe au IIIe, la présence de chrétiens dans les légions romaines de la Gaule-Belgique (2). Mais n'adoptons pas non plus, sans la contrôler de près, l'opinion contraire à celle des Bollandisles, opinion dont la portée serait de reculer jusqu'au Ve siècle l'époque de l'introduction en Belgique du christianisme, dont jamais aucune trace n'a été découverte dans le tréfonds romain de nos villas.

A ceux qui demanderont à quoi bon rechercher la date où les villas et tumulus ont cessé d'être en usage, on répondra que rien n'est inutile en matière scientifique, et il est d'ailleurs toujours important de fixer des jalons certains pour l'histoire. N'est ce pas quelque chose, en effet, que de n'avoir plus à se demander, quand on lira nos historiens futurs, si « entre l'invasion de César et l'arrivée des Franks, des feuillets n'ont pas été égarés à l'imprimerie ou oubliés par le brocheur (3)? »

César (B. G., 1, 33, voy. ibid. 28, 3) considérait comme un grand danger pour l'Empire que les Germains s'habituassent à franchir le Rhin; et en effet, comme l'a très bien fait remarquer Fauriel, les invasions des Germains datent de bien loin avant les grandes invasions du commencement du Ve siècle; elles n'ont pour ainsi dire jamais cessé, sinon dans une période dont il sera parlé plus loin, où elles ont été momentanément comprimées, mais pour reprendre bientôt leur essor.

Elles avaient commencé avant la conquête romaine; c'est à elles que remonte l'arrivée en Belgique des Nerviens, des Éburons, et d'autres peuples d'origine germanique, qui refoulèrent les Gaulois et les expulsèrent d'une partie du territoire de la Belgique.

Ces poussées (4) des barbares qui transportèrent les Ménapiens des bords du Rhin jusqu'à ceux de la mer, etc., etc., ne furent pas absolument maîtrisées par César, car en l'an 26 de l'ère chrétienne, sous Tibère, les Gaules, d'après Aurelius Victor, furent ravagées par les nations voisines (a finitimis gentibus Galliae direptae sunt); Suétone nous le dit formellement, ces voisins gênants étaient les Germains (Gallias a Germanis Tiberius vastari neglexit); c'est bien ainsi la Belgica qui dut subir le principal effort de celte invasion.

Sous Claude (en l'an 47 ou 48), nous voyons les Barbares de la Germanie, et nommément les Chauques, qui reparaîtront plus loin, dévaster une partie de la Gaule-Belgique, portant le nom de Germanie inférieure, partie à laquelle appartient notre ville de Tongres (Tacit., Ann., XI, 18, 19).

A peine vingt autres années se passent-elles, que les incidents de l'insurrection de Civilis en l'an 70, incidents dont plusieurs eurent lieu au sein de nos contrées, dans les avia Belgarum, près du pons Mosae, etc, ne permirent guère encore aux habitants du pays de s'installer à la campagne dans des villas luxueuses.

Mais alors s'ouvre une période très longue de repos et de tranquillité, que M. le chanoine Cajot croit également avoir pris naissance avec la paix entre les Romains et les Germains qui suivit l'insurrection de Civilis (5).

Heureux les peuples qui n'ont pas d'histoire, a-t-on dit; le mot est applicable à la Belgique d'alors dont le nom, pas plus que celui de la Gaule, n'est cité sous les successeurs de Vespasien, jusqu'à Nerva, qui fut proclamé empereur chez les Séquanais, peuple de la Belgica, et Trajan, qui avait été gouverneur de la Germanie inférieure; ces princes avaient donc contribué à maintenir la paix dans nos contrées, avant leur avènement à l'Empire.

Quant aux grands règnes d'Hadrien et des deux premiers Antonins, un auteur a pu intituler le chapitre qui en traite, de cette rubrique éloquente: « Belgica pauca sub impp. Hadriano, Antonino Pio, et Marco Aurelio philosopho. »

C'est cette période qu'indiquent, sans exception, par les monnaies qui y ont été trouvées, toutes les villas de la route de Cologne à Bavay jusqu'un peu au delà de Tongres, et tous les tumulus de la Hesbaye (dépendances mortuaires de ces villas, comme l'a prouvé la paire de petits trépieds découverts l'un dans une villa à Petit-Fresin, l'autre dans un tumulus à Grand-Fresin),

Les monnaies impériales ont eu cours sous tout l'Empire, soit! Mais quand l'induction tirée de la date des monnaies concorde avec une période de tout un siècle de calme et de tranquillité, serait-il interdit d'invoquer ces monnaies comme un contrôle utile des faits historiques connus, et réciproquement?

D'une part, cent ans de paix; d'autre part, une série de villas et de tumulus, tous datés des mêmes cent ans, ne donnent-ils pas lieu de supposer que l'absence de monnaies postérieures n'est pas un simple accident?

M. le chanoine Gajot, dont l'autorité vient d'être invoquée, a produit une autre induction à laquelle on avait déjà songé (6):

« Les données fournies par les monnaies d'un trésor, dit-il, permettent d'assigner au dépôt non-seulement une antiquité minima, mais sa date précise; car on peut avancer en règle générale que les monnaies les plus récentes d'un trésor enfoui, au moins quand elles sont nombreuses et à fleur de coin, désignent d'une manière presque certaine le règne, je dirais volontiers l’année, pendant lesquels le trésor a été caché. Cette date une fois trouvée, on remarquera qu'elle coïncide presque toujours avec un bouleversement ou une invasion, dont la crainte aura déterminé le propriétaire du trésor à le confier à la terre... Dans leur langage muet, les monnaies nous désignent les années où ces trésors ont été cachés, comme des années d'inquiétude pour les colons; elles nous disent les agitations de ces époques éloignées, les appréhensions et les craintes à l'annonce d'un danger imminent... Quand on rencontre des trésors nombreux de ces monnaies confiés à la terre à la même date, on doit se dire: leur enfouissement a eu une cause commune. »

M. le chanoine Cajot, outre le trésor de Mespelaere déjà cité, en produit deux autres de Sweveghem et de Baudour qui, comme celui-là, indiquent le règne de Marc-Aurèle: les monnaies de Commode encore César (7) et même déjà Auguste (de 178 à 180), c'esi-à-diie avant qu'il n'eût succédé à son père, ont eu cours pendant plusieurs années du règne de celui-ci.

Un quatrième trésor important rentre dans la même catégorie, c'est celui qui fut découvert en 1830 dans la commune de Baerlo, près de Blerick (8) (Limbourg hollandais), et qui contenait des pièces d'or et d'argent, vendues par l’inventeur pour plusieurs milliers de florins: toutes ces monnaies étaient comprises entre les règnes d'Auguste et d'Antonin.

II.

Un événement a donc, sous les premiers Antonins, provoqué l'enfouissement de trésors, en des localités éloignées de la Gaule-Belgique, trois sises dans le Hainaut et les deux Flandres, qui faisaient alors partie de la Belgica proprement dite, et une dans la Germania inferior.

Cet événement dont l'importance est assez généralement admise, a cependant été considéré comme tout à fait insignifiant par un auteur qui fait régner en Belgique la sécurité et la prospérité la plus complète, bien au delà du règne de Marc-Aurèle...

Il y a donc lieu d'étudier de près cette « prétendue invasion des Chauques, si peu connue dans l'histoire, « comme on l'a appelée.

« Dès le règne de Marc-Aurèle, dit Gibbon, presque tous les Germains entrèrent dans une conspiration générale qui glaça l'empire d'effroi, depuis l'embouchure du Rhin jusqu'à celle du Danube (9). Une invasion si dangereuse excitait toute la fermeté et toute la vigilance de Marc-Aurèle. Il confia plusieurs postes importants à d'habiles généraux. »

Pertinax et Didius Julien, depuis empereurs l'un et l'autre, avaient été deux des généraux choisis par Marc-Aurèle, et celui-ci, pour reconnaître leurs services, tant ceux-ci avaient été considérables, les fit nommer consuls en l'an 178 (10).

Mais, dit-on, l'expédition des Chauques en Belgique, n'a guère pénétré dans ce pays; elle a été arrêtée tout court à la frontière par Didius Julien. Donc toutes ces prétendues inquiétudes des habitants des villas rurales ne sont que chimères; la tranquillité la plus complète a continué à régner en Hesbaye...

Dans le texte de Spartien, tous mots portent; citons-les:

« Belgicam (Didius Julianus) sancte et diu rexit. Ibi Gauchis, Germaniae populis, qui Albim fluvium accolebant, erumpentibus restitit, tumultuariis auxiliis provincialium: ob quae consulatum meruit, testimonio imperatoris. »

Remarquons d'abord (bien que plus tard certains vers connus de Claudien opposent les Chauques à tous Belges quelconques), qu'il s'agit ici de la Belgica, dans son sens le plus strict, et non pas de la Gallia Belgica en général: celle-ci à l'époque où nous sommes, comprenait trois parties, la Belgica (non encore divisée en Prima et Secundo), et les deux Germaniae (Superior et Inferior) (11).

Or, dans le passage cité, Belgica est opposée à Germania inferior, avec emploi du même mot rexit; Spartien continue en effet: « Postea Germaniam inferiorem rexit. »

La même distinction est établie dans un cursus honorum de ce personnage, où il est dit qu'il fut successivement legatus Augusti pro praetore de la Belgica, de la Dalmatia, puis de la Germania inferior (12).

Les deux Germanies, on le sait, étaient sises sur la rive gauche du Rhin, l'une en amont, vers Mayence, l'autre en aval, ayant Cologne et Tongres pour villes principales (13).

Les Chauques qui, comme on l'a vu plus haut, avaient déjà une première fois pénétré dans la Germania inferior, la traversèrent tout entière cette fois et s'avancèrent tout au moins jusqu'aux frontières de la Belgica; or Tongres appartenait à la Germania inferior...

Donc, même si les Chauques ont été arrêtés à la frontière de la Belgica romaine, ils n'en avaient pas moins pénétré dans notre Belgique actuelle et au-delà de Tongres. Cela est de toute évidence, et cela suffît à la thèse ici soutenue.

Qu'est-il besoin, après cela, de discuter sur le temps qu'ont incontestablement exigé des levées en masse, et des réquisitions allant susciter le concours de tous les provinciaux depuis l'Escaut jusqu'à la Seine et jusqu'à la Marne? En supposant même que l'armée de Didius Julien se soit trouvée tout équipée à la frontière de la Belgica, quand les Chauques s'y sont présentés, ceux-ci n'avaient pas moins dépassé Tongres, et par conséquent ruiné ce qu'ils avaient rencontré sur leur route.

Soutenir, comme on l'a fait (14), que les Chauques sont allés au moins jusque vers Waremme, ce n'est donc que rester dans la plus stricte vraisemblance.

A en juger par la récompense impériale, il faut bien certainement que l'exploit de Didius Julien ait été considérable; c'est à ce critérium qu'il faut juger le danger qu'il réprima, et la crainte ou au moins l'inquiétude que ce danger avait fait naître. N'est-ce pas même cette crainte ou cette inquiétude qui engagea l'empereur à confier à Didius Julien, après son consulat, le gouvernement de cette Germania inferior que les Chauques, avant d'arriver à la Belgica, avaient impunément traversée? Ce gouvernement, qui ne se donnail qu'à des personnages consulaires et à des hommes de guerre distingués (15), était un nouveau témoignage de l'importance des exploits précédents de Didius Julien.

Croit-on que l'empereur Marc-Aurèle se fût livré à des démonstrations aussi exceptionnelles, s'il ne s'était pas passé en Belgique un événement d'une grande portée?

Et pour qu'il ne reste pas de doute sur la voie que les Chauques avaient dû parcourir pour arriver à la frontière de la Belgica, rappelons, en y renvoyant, tous les arguments que l'on a fait valoir pour démontrer que c'était et que ce devait être la route de Cologne à Tongres (16). C'était là d'ailleurs que les Chauques, Germains et par conséquent peu disposés à oublier une injure (Tacit., Mor, Germ., XXI), avaient à réprimer un guet-apens dont leurs aieux avaient été l'objet de la pan des Agrippiniens de Cologne (TACIT., Hist., IV, 79); ceux-ci n'avaient du reste cessé d'être mal vus des autres peuples de la Germanie (Id., IV, 64, 65; Caes. B. G., IV, 3).

A Cologne s'ouvrait, devant les Chauques, la route romaine vers Tongres qui fut construite par Agrippa, ou qui, tout au moins, existait déjà depuis longtemps à l'époque des Antonins, ce qu'il est superflu de démontrer.

Ce qu'on ne contestera pas, en tout cas, c'est que les provinciaux à l'aide desquels Didius Julien résista aux Chauques, furent les habitants de la Belgica, les Belges proprement dits; ce fut là, à coup sûr, pour ces Belges des Flandres, du Hainaut, etc., un appel assez sérieux à l'inquiétude et à la défiance. La rencontre dut même être fatale à plusieurs d'entre eux qui ne retournèrent pas chez eux, témoin les trésors qu'il ne leur fut pas donné d'aller déterrer à la place où ils les avaient enfouis.

III.

Les discussions dont l'irruption des Chauques de l'an 176 ou 177 a été l'objet, sont la conséquence du système qui tend à prolonger l'existence des villas belgo-romaines jusqu'au Ive siècle et au VIe.

Mais tout ce qu'on a pu dire à ce sujet serait fondé, que la thèse contraire serait encore insoutenable.

Faut-il, en effet, faire ici une concession toute gratuite, faut-il considérer la conspiration générale des Barbares contre l'empire sous Marc-Aurèle, et l'irruption des Chauques en Belgique, épisode de celte conspiration, comme n'ayant répandu dans notre pays ni terreur, ni même simple défiance; admettons par pure hypothèse que les villas, même de la Germania inferior, aux abords de Tongres, n'aient pas été désertées; que l'on n'ait pas, dès ce moment, cherché des résidences, villes, bourgs, camps ou postes fortifiés, où l'on pouvait se défendre contre des coups de main…

Toujours est-il que, tout au moins, le règne de Commode fut une occasion d'inquiétude et de trouble.

Pendant ce règne, plusieurs provinces voulurent se soustraire au pouvoir de l'Empereur. Or, la province de Germania — à laquelle, on le répète, appartenait Tongres — est citée tout particulièrement comme ayant pris part au mouvement: « in Germania imperium ejus recusantibus provincialibus. » Et apparemment que les Germains non romanisés d'Oulre-Rhin, ne restèrent pas étrangers à ce mouvement de leurs congénères (17) implantés sur le sol romain.

Si les monnaies au type de Commode, trouvées dans certains trésors cités plus haut, sont de Commode déjà empereur, il y a dans ces circonstances d'insurrection, plus qu'il n'en faut pour justifier les craintes des possesseurs des trésors, comme le pense M. Galesloot qui les croit enfouis sous Commode seulement (18).

Or comment veut-on qu'avec de pareilles inquiétudes, les campagnes et les villas aient pu être encore habitées avec confiance et sécurité?

Puis les événements se précipitent:

Sous Septime-Sévère (193 à 211) c'est la lutte de cet empereur avec son compétiteur Albinus qui débarque de la Britannia dans la Belgica, perçoit dans celle-ci des tributs, avant de se faire battre à Lyon.

Sous le règne d'Alexandre-Sévère, en l'année 234, ou selon d'autres en 241 ou 242, les Franks font leur apparition dans l'histoire: ce n'est pas à titre de colons venant s'établir chez nous, plus ou moins du gré des populations; c'est à titre de conquérants: « Francos irruentes,quum vagarentur per totam Galliam, » dit l'Histoire Auguste en parlant de l'empereur Aurélien alors simple tribun de la VIe légion. Non-seulement ils avaient franchi la frontière romaine et le Rhin, mais ils avaient attaqué les campements romains, envahi un grand nombre de villes et de bourgs, en un mot ravagé toute la Gaule (19).

N'est-ce pas, dès lors, une erreur de soutenir que les Barbares ont seulement au IVe ou au Ve siècle, fait réellement invasion en nos contrées?

Mais c'est loin d'être tout: le même llIe siècle nous montre toute une série d'événements de guerre, et nommément d'invasions germaines, avec lesquelles l'existence des villas en pleine campagne est devenue tout h fait incompatible.

Postume, d'après Auielius Victor et Zonaras, avait été préposé par Valérien (253 à 259) au gouvernement des Gaules et delà frontière romaine sur le Rhin; il fut obligé d'en chasser par la force un grand nombre de Germains qui avaient passé le fleuve, « explosa Germanorum multitudine. »

Postume avait rétabli la paix dans les Gaules, repoussé toutes les nations de la Germanie, et rendu pendant quelques années à la Gaule la tranquillité dont elle avait joui auirefois « pristina securitas; » mais à peine Postume est-il mort que les Germains viennentravager la Gaule et, après avoir dévasté et brûlé les châteaux construits sur la frontière, font subir le même sort à plusieurs villes de la Gaule, « plerasque Galliae civitates, nonnulla etiam castra quae Postumus, per septem annos, in barbarico (20) aedificaverat, quaeque subiia irruptione Germanorum direpta fueranr et incensa. »

Gallien lui-même, au témoignage d'Aurelius Victor et d'Eutrope, eut aussi à lutter contre les Germains, et dut les chasser de la Gaule qu'ils avaient ravagée « vastatis Galliis. » Et cette invasion dut même être bien générale, car c'est en Italie et en Espagne que se réfugient les vaincus.

Les légendes ont parfois leur fond de vérité; c'est à la même époque à peu près, sous Valérien et Gallien (253 à 268), que Grégoire de Tours, mieux informé que les chroniqueurs qui le suivirent, place l'histoire de ce Chrocus, roi des Alamans qui, dans le but d'illustrer son nom à la manière d'Érostrate, ravagea les Gaules pour les ravager el y détruisit, pour les détruire, une quantité de villes et d'édifices antiques; la ville de Metz, située dans la Belgica, est citée tout particulièrement comme ayant été sur le passage des Alamans de Chrocus.

Mais que sont ces événements à côté de ceux de l'an 254, où l'on voit, comme le dit formellement Zosime, soixante villes des Gaules tomber successivement dans les mains des Barbares?

Ces soixante villes sont celles que, dans un travail récent (21), l'on signale comme ayant été fortifiées par les Romains depuis l'an 277, époque de leur reprise par Probus, jusqu'en l'an 306, fin du gouvernement de Constance Chlore. Arlon est Tune de ces villes, ce qui démontre que les motifs de défiance à l'égard des Barbares s'appliquaient aussi bien à la Belgique actuelle qu'au restant de la Gaule.

En attendant que la thèse de ce travail soit contestée et réfutée, il sera bien permis de se servir des arguments qui y sont présentés, et notamment du fait suivant: à la fin du IIle siècle, les villes avaient été si dépeuplées par la guerre et les violences, que partout elles durent réduire leurs enceintes, pour pouvoir se défendre contre les invasions de plus en plus rapprochées, de plus en plus terribles. « Les habitants décimés, dit M. Buhot de Kersers, rentrant dans les villes ravagées, ont consommé la destruction de leurs monuments et ont reconstruit à la hâte des fortifications restreintes, proportionnées à la condition misérable que leur faisaient ces malheurs! »

Comment Probus, lui-même, rend-il compte au Sénat du triomphe qu'il a remporté, et, par la violence de sa réaction, comment nous permet-il de juger de ce qu'avait dû être l'attaque réprimée par lui?

« Quarante mille ennemis, dit-il, ont été tués; seize mille prisonniers ont été faits; soixante-dix villes ont été reprises sur l'ennemi, et la Gaule entière a été délivrée. Toutes les villes de la Gaule m'ont décerné des couronnes d'or. Tout le butin a été repris. »

Et dans ces Gaules dévastées, pillées, et pendant plus de vingt ans occupées par les Barbares, on aurait encore vu partout dans nos campagnes, des villas habitées paisiblement par des propriétaires romains! Voila ce qu'on ne croira pas...

Non! il suffit de parcourir les récits des historiens pour ne pas s'y tromper: MM. Bequet et Cajot qui, et ils n'ont pas tort peut-être, n'acceptent pas l'invasion des Chauques comme ayant détruit les villas romaines de la province de Namur, ne résistent pas aux preuves que leur livrent l'histoire et l'archéologie pour le siècle suivant.

« Vers le milieu du IIIe siècle, dit le premier (22), la faiblesse des empereurs, l'éloignement des armées permirent aux Franks de traverser le Rhin et de se jeter sur la Gaule qui leur offrait une proie facile. Partagés en bandée peu nombreuses, ils portent leurs ravages jusque dans nos contrées. A leur approche, les populations fuient, les riches abandonnent leurs maisons et leurs villas, pour se réfugier dans des endroits escarpés, dont ils augmentent les défenses naturelles par des murailles élevées à la hâte; tel fut, croyons-nous, l'origine dans cette province, des camps de Furfooz, d'Éprave, de Montaigle, de la Roche-àl'Homme.

« …La frontière du Rhin n'étant plus protégée, était franchie par des troupes de Barbares qui venaient prendre leur part du pillage des Gaules; ces désordres empêchèrent la sécurité de renaître, dépeuplèrent les campagnes, et mirent le pays dans un déplorable état de misère »

« C'était, dit le second (23), une triste époque pour les Gaules que la dernière moitié du IIIe siècle: alors commença cette longue série d'invasions frankes qui ne devaient définitivement cesser que deux siècles plus tard, parla conquête de la moitié des Gaules.

« Un auteur ancien rapporte que dès l'an 241, les Franks ayant fait irruption dans l'empire, erraient par toute la Gaule; ils y exerçaient les plus grandes dévastations, surtout dans les campagnes, restées sans défense. Malheureusement ces invasions n'étaient pas passagères comme celle des Chauques, mais presque continuelles ; chaque année, de nouveaux arrivants s'efforçaient de prendre pied sur le territoire de l'empire, ou du moins de s'y enrichir par le pillage.

...Telle est la cause probable de la ruine de la plupart des établissements romains, de la destruction d'une bonne partie de nos villas; telle est aussi l'origine de ces castra romains, qui, dans un but de protection pour les habitants des campagnes, s'élevèrent sur les hauteurs dans les parties du pays les plus menacées. »

Nous possédons, au surplus, une preuve historique de la dépopulation et de l'abandon de nos campagnes: Eumène, dans un panégyrique en l'honneur de Maximien, dit que les champs jadis labourés par les Trévires et les Nerviens, avaient été abandonnés, et qu'il y avait eu nécessité de requérir le concours des Barbares pour les remettre en culture: « Nerviorum et Trevirorum arva jacentia Francus excoluit. »

Déjà Probus avait dit au Sénat dans son message déjà cité: « Les champs de la Gaule sont maintenant cultivés par les boeufs des Barbares; les troupeaux de ces derniers paissent maintenant pour notre subsistance; nos greniers regorgent de leurs blés... »

Et l’on voudrait que des villas (mieux encore des villages! berceaux de nos villages modernes) eussent continué à exister dans ces arva naguère encore jacentia, désormais cultivés par des prisonniers ou des colons étrangers!

Les préposés romains, chargés de surveiller ces agriculteurs implantés forcément sur notre sol, ne songèrent certes plus à s'établir dans des villas luxueuses, peu susceptibles de défense: c'est du haut de leurs camps retranchés, et appuyés de forces militaires suffisantes, qu'ils durent songer à exécuter leur mission.

C'est à cette période, par exemple, que doit se rapporter le camp qui protégeait le bourg romain d'Assche, récemment décrit par M. Van Dessel (24), où l'on a trouvé des monnaies du IIIe siècle et du IVe; c'est aussi l'époque des castelets, châtelets, Chasselets, cheslins, etc., si nombreux dans toute la partie montagneuse de la Belgique (25), de ceux de la province de Namur déjà signalés, etc. etc.

L'influence de l'invasion des Chauques de l'an 176 a pu ne s'exercer que dans un rayon restreint, rayon qui, en tout cas, s'étendait au-delà de Tongres vers la Hesbaye; mais quant aux invasions du milieu du IIIe siècle, elles ont été générales et à plus forte raison ont-elles compris la même contrée. Cette succession d'événements de guerre fit nécessairement déserter les habitations paisibles des campagnes, et cela est si vrai qu'un auteur est allé jusqu'à nier l'existence et la possibilité de l'existence de villas romaines, vers les bords du Rhin, parce qu'elles y auraient été bien trop exposées aux irruptions des Barbares (26). Erreur due à une confusion des temps: quand l'Empire vécut dans la paix et la tranquillité, de l'an 70 à l'an 176, la sécurité fut aussi grande sur la rive gauche du Rhin que partout ailleurs; quand les invasions germaines reprirent leur cours, toute la Gaule partagea les mêmes dangers, et les villas les plus éloignées du Rhin ne furent pas mieux protégées que celles des bords de ce fleuve.

IV.

Probus ne procura à la province qu'une tranquillité momentanée; il ne régna que six ans (276 à 282), et à peine était-il mort que l'on vit de nouveau les Barbares traverser le Rhin. Carus envoya en Gaule son fils Carinus, et l'empereur manifesta même le regret de ne pouvoir déléguer un homme plus ferme, tant à ses yeux le gouvernement de cette partie de l'empire exigeait de mesures d'une énergie toute particulière.

Quel fut le motif pour lequel Tacite fut en l’au 275 élevé au trône impérial? Vopiscus nous le dit; un sénateur, Velius Cornificius Gordien, en pleine séance de la curie, invoque le fait que les Germains ont de nouveau franchi le Rhin, se sont emparés de plusieurs places fortes et de villes considérables, riches, puissantes: « limitem trans Rhenum Germani rupisse dicuntur, occupasse urbes validas, nobiles, divites, potentes. » Et, dit un historien moderne, « sans aucun doute, parmi ces villes se trouvaient nos villes belges opposées les toutes premières aux incursions des Barbares. »

En 284, s'agitèrent les Bagaudes, qui révolutionnèrent une partie de la Gaule, dévastèrent toutes les campagnes et harcelèrent même les villes, au témoignage d'Aurelius Victor; si leurs traces vers le Nord ne sont pas signalées plus haut qu'à Meaux et sur les bords de la Marne, l'auteur moderne déjà cité n'en émet pas moins l'avis que cette rébellion dut menacer la Belgique indépendamment des irruptions continuelles des Barbares d'Outre-Rhin. « Il est évident, dit-il, qu'à cette époque l'aspect de la Belgique était digne de pitié. »

A peine Maximien a-t-il comprimé la rébellion des Bagaudes, voilà de nouveau les Barbares qui menacent la Gaule: « universae Galliae minabantur et praecipiti impetu irrumpebant, » dit Mamertin. Aussi Maximien établit-il le siège de l'Empire à Trêves, comme l'avaient déjà fait Tetricus et Postume, pour être mieux à même sans doute de défendre les parties menacées dont notre Belgique... Maximien est cité par un panégyriste comme ayant exterminé et réduit des milliers de Franks qui avaient dévasté la contrée rhénane: « qui terras cis Rhenum invaserant. »

Eutrope ajoute à cela les déprédations maritimes exercées par les pirates barbares sur les côtes de cette partie de la Gaule, « per tractum Belgicae, » et qui n'étaient pas faites pour rassurer nos populations.

Aussi le même historien moderne, déjà cité, ne se fait-il pas faute de s'écrier: « Si dans ce siècle les Germains ou les Franks ont si souvent franchi le Rhin et envahi la Gaule, combien n'a pas dû souffrir notre Belgique! » Et plus loin: « C'est seulement sous Probus que, déchirée par tant d'incursions, la Belgique ait pu quelque peu respirer . »

Inutile de citer à la même époque l'invasion des Bourguignons et Vandales qui désolèrent la Gaule en 275, et celle des Bourguignons en l'an 286, qui traversèrent le Rhin et vinrent mourir dans la Gaule de la faim et de la peste (27).

C'est à peine si, sous Constance Chlore, la Belgique jouit encore de quelque quiétude, car nous voyons en l'an 296 ou 301 une quantité immense de Germains, « immanis mullitudo ex diversis Germanorum populis, » traversant de nouveau le Rhin... Mais nous voilà arrivés au IVe siècle, où la question n'est plus posée dans les mêmes termes.

V

Au IV siècle, dit-on, auraient bien commencé les invasions réelles des Barbares, invasions continuées par la grande invasion de l'an 406, et ce serait à ces invasions seulement que pourraient être attribués les incendies des villas, incendies auxquels les habitants des villages voisins auraient pris part. Ces villages n'ont pas cessé d'être peuplés, ni au II siècle, ni au III, ni au IVe etc.

Ni au IIIe siècle ni au IVe ajoute-t-on, on n'a cessé d'ériger des tumulus, de construire des villas...

Comme ce système ne méconnaît pas la destruction complète des villas, tout en la reportant bien tard, il n'y aurait guère d'intérêt à continuer ici l'étude des documents historiques concernant le IVe siècle, si l'on n'avait introduit un élément nouveau dans le débat, c'est-à-dire l'existence de villages placés à côté des villas, villages qui auraient contribué à la destruction de celles-ci, et qui leur auraient survécu.

L'existence de ces villages n'est pas du tout, comme on le dit, admise par l'opinion communément reçue; loin de là.

En effet, lorsque Gibbon, les auteurs à la main, nous rapporte quelle fut la situation de la Gaule au IVe siècle, voici ses propres paroles:

« Dans l'aveugle acharnement de la discorde civile, Constance avait abandonné aux Barbares de la Germanie les contrées de la Gaule qui obéissaient à son rival. Un nombreux essaim de Franks, et d'Alamans furent invités à passer le Rhin, par des présents, des promesses, l'espoir du pillage et le don de toutes les terres qu'ils pourraient envahir, (On peut trouver, dépeints dans les ouvrages de Julien, d'Ammien Marcellin, de Libanius, de Zosime, de Sozomène, les ravages des Germains et la détresse des Gaules.)

« Indifférents à la qualification de révolte ou de loyauté, ces voleurs indisciplinés traitaient comme leurs ennemis naturels, tous les sujets de l'Empire dont ils convoitaient les possessions. Quarante-cinq villes florissantes, Tongres, Cologne, Trêves, Worms, Spire, Strasbourg, et un grand nombre d'autres villes et villages, furent ravagées et la plupart réduites en cendres. Les Barbares de la Germanie habitaient les bords des rivières du Rhin, de la Meuse (28) et de la Moselle. Des sources du Rhin jusqu'à son embouchure, les conquêtes des Germains s'étendaient à quarante milles vers l'Occident de cette rivière; mais les pays qu'ils avaient dévastés étaient trois fois plus étendus que leurs conquêtes. Jusquà une distance beaucoup plus éloignée, toutes les villes ouvertes des Gaules étaient désertes, et les habitants, renfermés dans les villes fortes, NE POUVAIENT PLUS RECCUEILLIR DE GRAINS QUE SUR LES TERRES ENCLOSES DANS l'ENCEINTE DE LEURS MURS »

Et l'on voudrait qu'en présence d'une pareille situation il existât encore, non plus des villas (quoiqu'on les fasse persister au moins en partie jusqu'au Ve siècle), mais des villages d'agriculteurs…

On oublie sans doute la description de notre pays au commencement du moyen âge, telle que nous l'ont laissée les historiens, les choniqueurs et les hagiographes : C'est une « regio ferox, terra infecunda, inculta, nemorosa, silva immanis

— 353 —

absque misericordia veniaque, terra nullis humani negotii usibus apta, sed latronum scrobibus plena, solis latronum vel praedonum spurcitiis, rapinis et homicidiis vacans terra invia,» etc. etc. elc

El cependant, la chose est certaine, depuis les environs d'Ostende et de Saint-Nicolas (Waes), jusqu'au fond des Ardennes, depuis le Hainaut jusqu'au Limbourg, le sol de notre pays a été parsemé de constructions romaines.

Il faut donc bien que cet état brillant de la Belgique, toute couverte de villas opulentes, exhumées depuis quelque vingt ans dans toutes nos provinces, ait cessé un jour: si on ne veut pas accepter le IIe siècle, voire même le IIIe comme ayant accompli cette dépopulation presque absolue, est-il permis de résister aux preuves que fournit le Ive siècle?

Y avait-il encore place pour des villages dans cette désorganisation?

Oui, pour ceux qui voient dans la villa mérovingienne ou carlovingienne la continuation de la villa romaine, quoiqu'il ne faille pas les confondre (29).

Oui, pour ceux qui perdant de vue les latifundia ou grandes propriétés rurales qui, devaient être bientôt, d'après Pline, la perte des provinces comme elles l'avaient été de l'Italie; pour ceux qui oublient l'institution de l'esclavage (30), qui dispensait du concours des bras d'hommes libres, les possesseurs des villas placées au centre de l'exploitation de ces latifundia.

Oui, pour ceux qui ne peuvent se résoudre à ne pas voir dans notre pays actuel l'image de ce qui existait, d'après eux, à l'époque romaine.

Pour ceux-là, les villages n'ont pas cessé d'être peuplés ni au IIe siècle, ni au IIIe ni au IVe etc. Où, en effet, se dit-on, leurs habitants se seraient-ils retirés? Dans la seule cité de Tongres, ou dans de petits camps retranchés... ?

Eh bien! ce qu'on se refuse h voir dans notre Belgique romaine, cette absence d'habitants des campagnes, on peut aller la constater dans l'Europe contemporaine!

Voici, en effet, ce qu'on lit dans un travail tout moderne sur l'Espagne: (31)

« Les indices d'un état de révolution et de guerre venant à vous rappeler à la réalité au milieu de cet Éden, formaient un contraste douloureux. Avant d'arriver à Cordoue, on traverse, non de véritables villages, mais beaucoup de petites villes. En Espagne, de même qu'en Sicile, on ne connaît ni le hameau, ni la ferme, ni le manoir isolé. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, les fermiers se réfugient dans les villes, et de là vont souvent à plusieurs lieues, ensemencer leurs terres et recueillir leurs récoltes. Ils apportent leurs produits et les entassent dans les greniers des maisons. Comment pourraient-ils vivre dans des lieux solitaires et serrer leur blé dans des granges, en se mettant, eux et leurs biens, à la merci des voleurs? »

On a bien tenté d'atténuer le caractère agressif des invasions germaines du IIe siècle, du IIIe et du IVe; on a représenté les Franks comme ayant été implantés chez nous par l'autorité elle-même, ou comme s'étant bornés à se passer de la permission de celle-ci en venant s'établir chez nous spontanément (praelicenter), et Ozanam, notamment, a essayé d'enlever aux conquêtes des Franks, tout caractère de violence en disant que ce peuple n'avait fait que répondre à l'appel des habitants de nos contrées.

Il est vrai qu'Auguste, que Tibère, que Maximien et Probus, ont établi sur les terres belges des colons germains et franks: mais il n'est pas moins vrai que, à côté de ceux-là, l'histoire nous fait connaître l'existence de bandes envahissantes qui depuis le IIe siècle, et en tous cas pendant le IIIe et le IVe n'y mirent aucun ménagement et s'implantèrent chez nous les armes à la main. C'est ainsi que, au témoignage de Sulpice Alexandre, cité par Grégoire de Tours (32), l'invasion des Franks, conduits par Genebaude, Marcomir et Sunnon, en 388, et celle qu'Arbogaste, allié des Romains, dut combattre, en 392 (pour ne parler que de celles-là, les dernières du IVe siècle), coûtèrent bien du sang et, pour la première de ces invasions, le théâtre de la lutte fut même la forêt Charbonnière (en pleine Belgique actuelle), où un grand nombre de Franks furent massacrés.

Ce n'est ni au IIIe siècle, ni au IVe c'est seulement beaucoup plus tard, avec la décadence complète de l'Empire, qu'on peut admettre l'opinion de Guizot, que les invasions des Franks furent des événements partiels, locaux, momentanés, accomplis par des bandes peu nombreuses, bien accueillies par les populations.

Cela fut vrai à l'époque de Clovis (VIe siècle), dont Guizot parle spécialement; cela ne l'était pas auparavant.

VI.

La vérité, on l'a déjà compris, est dans le système moyen; mais on va laisser à autrui le soin de préciser.

Voici Comment Gibbon débute, dans son Histoire de la décadence de l'Empire romain:

« Dans le second siècle de l'ère chrétienne, Rome avait soumis à son empire les plus belles contrées de la terre, et comptait parmi ses sujets les peuples les plus civilisés. Le courage, la discipline, une réputation acquise par une longue suite de victoires, assuraient la frontière de cette immense monarchie. L'influence douce, mais puissante, des lois et des moeurs, avait insensiblement cimenté l'union de toutes les provinces; leurs habitants jouissaient et abusaient, au sein de la paix, des avantages du luxe et des richesses.

…Pendant plus de quatre-vingts ans, l'administration publique fut dirigée par les talents et la vertu de Trajan, d'Hadrien et des deux Antonins. État florissant de l'Empire dans cette heureuse période, décadence et chute depuis la mort de Marc-Aurèle, révolution à jamais mémorable et qui influe encore maintenant sur toutes les nations du globe... »

Lisons maintenant l'état de notre pays, tel que nous le décrit en termes fort heureux et fort justes, M. Alf. Bequet (33), archéologue qui a non-seulement beaucoup fouillé, mais beaucoup lu et beaucoup comparé:

« La population de Namur se livrait paisiblement au commerce et à l'agriculture; nos ancêtres rendaient hommage à la Fortune, et élevaient des autels à cette bonne déesse qui leur prodiguait ses faveurs. Les riches élevaient sur les collines voisines des villas dont on voit encore aujourd'hui les ruines; la quantité de constructions qui s'élevèrent dans nos campagnes pendant les deux premiers siècles, est, nous semble-til, une preuve de la prospérité du pays. Ces belles poteries samiennes, ces vases avec bas-reliefs, rencontrés dans notre sous-sol, appartiennent aussi presque tous à cette époque du Haut-Empire... La paix profonde dont jouissait la Belgique fut tout à coup interrompue. La race germanique, fixée sur les bords du Rhin, avait tenté en vain de franchir cette barrière pendant les dernières années de la République et le commencement de l'Empire. Ces invasions avaient été promptement dispersées...»

M. Simon, président de la Société d'archéologie et d’histoire de la Moselle, a, de son côté, parfaitement défini la situation (Mémoires de cette Société, 1864, p. 79):

« Lorsque, après la conquête, le pays fut pacifié, lorsque chaque habitant put jouir paisiblement de ce qu'il possédait, on vit tous les habitants profiter des bienfaits d'une civilisation avancée; les campagnes se peuplèrent de nombreuses habitations, et l'agriculture prit un nouvel essor. Mais, après une longue possession des bienfaits que procurait la sécurité publique, on fut menacé d'invasion; bientôt le pays éprouva de vives inquiétudes; on ne pensa plus qu'à défendre son territoire et à se retrancher dans des lieux plus ou moins sûrs. Les hordes sauvages apparurent, qui brûlèrent et pillèrent tout ce dont elles purent s'emparer. Dès lors, le pays tomba dans un état de marasme et de langueur, causé par le malheur et le découragement. Les populations des campagnes étant ruinées et même détruites en grande partie, on ne releva plus les habitations; la terre fut en partie abandonnée; on vit les forêts reconquérir leur empire, elles recouvrirent les terres arables, les restes d'habitations et même les routes... (34) »

On connaît le reste d'après la revue des événements historiques qui ont prouvé: Que, dès le IIe siècle, un premier cri d'alarme avait éveillé, sinon la défiance, au moins l'attention sur les courses des Barbares. — Que, pendant le IIIe siècle, ceux-ci ravagèrent à différentes reprises les Gaules, et rendirent impossible la culture des terres, à laquelle les empereurs durent employer les Barbares eux-mêmes. — Que, durant le IVe siècle, la dévastation devint générale, et qu'il n'y eut plus aucune espèce de sécurité dans les campagnes. — Qu'au commencement du Ve siècle enfin, la Belgique si florissante au Ier siècle, comme l'avait été l'Empire romain tout entier, était devenue une vaste solitude entrecoupée par de rares villes...

Schayes, M. Ars. de Noüe, d'autres encore, soutiennent que la Belgique, dès le commencement de la domination romaine, fut ce qu'elle devint à la fin de cette domination...

Schayes et consorts ont tort, en ce qui concerne une grande partie des deux premiers siècles, époque de bonheur et de prospérité.

D'autres auteurs soutiennent que pendant le IIIe siècle et le IVe les campagnes ont continué à être parsemées de villas, voire même de villages...

Ici, Schayes et ses adhérents ont seuls raison.

Les deux premiers siècles: progrès, prospérité.

Les deux siècles suivants: décadence, ruine.

Telle est l'histoire de l'Empire romain; telle est aussi l'histoire de la Gaule, et spécialement de notre Belgique (35).

S.

Liège, 1er novembre 1877.


(1) Dans l'intérêt de la dignité de la discussion, imprimons à celle-ci une allure qui ne soit pas celle de la polémique quotidienne des journaux: les questions scientifiques sont au-dessus de la personnalité de ceux qui les discutent.

(2) Voir Acta SS du 17 oct., VIII, p. 31.

(3) Prospectus du IVe vol. de Schayes, publié en 1877 par M. Van Dessel.

(4) Ansibarii pulsi a Chaucis (Tacit., Ann., XIII, 55); Bructeri pulsi a Chamavis et Angrivariis (Id, .Mor. Germ., XXXIII); Marcomanni pulsi a superioribus barbaris (Capitol., in M. Aut. Phil., XIV), etc., etc.

Aussi QUICHERAT, Bull. de la Soc. des Antiq. de France, 1875, p. 168, emploie-t-il le mot propre en parlant des poussées des barbares.

(5) Ann. de la Société archéol. de Namur, XIV, p. 97, note 1.

(6) Bull. des Comm. roy. d'art et d'archéol., V. p. 515), note 2, où il est parlé du tresor de Mespelaere, cité ci-après.

(7) Tel est certainement le cas pour l'abondant trésor de Mespelaere, comme on peut le voir chez M. Galesloot, Le Brabant sous l'empire romain: Commode avait été dès l'âge de cinq ans décoré du nom de César, et il avait environ dix-neuf ans quand il succéda à son père: « Puer Caesar appellatus est, » dit Lampride, e. 1.

ECKHEL et Cohen nous font connaître des monnaies portant le nom de Commode, mises en circulation dès l'an 172 et 173, et il serait bien possible que ce ne fussent pas les plus anciennes.

(8) Voir sur celte trouvaille, Publications de la Société d'archéoloqie dans le duché de Limbourg, I, p. 64, II, p. 247; l'Eclaireur de Maeslricht du 20 juin 1830, Le Courrier de la Meuse du 23 du même mois, n° 147; SCHAYES III, p. 424, qui cite Van der Chys, I, p. 349, s'occupe de la même trouvaille, ainsi que Gaedechens; Das Medusenltaupt von Blariacum, p. 4.

(9) Hist. Aug., VIII; Ammien Marcellin, XXXI, 5 ; Aurelius Vict. etc.

(10) D'après un mémoire publié par l'Académie de Belgique, 1875, XLI, p. 41, ce consulat daterait seulement du mois de Juillet 179. Il est vrai que Borchesi le place en 175 (C.I.L., VI, n° 1401).

(11) On discute même le point de savoir si la Germanie n'était pas une province indépendante de la Gallia Belgica. (Voir dans ce sens L. Renier, nouv. édit. De Spon, Recherches, etc., p. 141); l'illustre Mommsen, et d'autres savants, mais de second ordre, sont d'une autre opinion: en tout cas, on n'admettra pas l'avis d'un de ces derniers qui suppose que Didius Julien résista dans la Germania aux incursions des Germains; ce ne peutêtre en aucun cas pendant qu'il était gouverneur de la Germania inferior, puisque celle-ci était une province impériale consulaire, et que Didius Julien ne fut nommé consul qu'après l'exploit en question.

(12) Corpus inscript, latin, VI, n° 1401.

(13) On sait que l'inscription du musée de Liège, trouvée en même temps qu'une autre du musée de Bruxelles dédiée aux Fines ou divinités des frontières, provient de Brohl, près d'Andernach; en cet endroit, coule un ruisseau nommé Finxtbach (ruisseau des fines), qui passe pour avoir séparé la Germania superior de la Germania inferior.

Le Tertinius Severus de l'inscription du musée de Liège a, dans une inscription de Lyon, un homonyme nommé Tertinius ...ssus, comme lui soldat de la Legio VII Augusta.

(14) Introduction du IVe volume de Schayes, publié par Van Dessel, p. XI.

(15) Mémoires de l'Académie de Belgique, déjà cités, p. 11.

(16) On peut les lire dans le Bull. des Comm. roy. d'art et d’achéol., VI, p. 298.

(17) Voir a ce sujet les divinités: Matronae Canirusteihiae, Dea Viradesthis, etc. adorées aux bonis du Rhin et dans notre Belgique.

(18) Dans un trésor découvert vers 1834, près du village de Hornoy, en Picardie (c'est-à-dire dans la Belgica), on a trouvé plus de cent médailles d'or de Commode. (Voyez ce nom dans la Biographie Universelle, édit. de 1844.)

(19) Cfr. AURELIUS Victor et HERODIEN; celui-ci rapporte même que la nouvelle était arrivée jusqu'en Syrie: « que les Germains avaient traversé Le Rhin, envahi l'Empire, cerné les armées des rives, et fait des irruptions, en troupes nombreuses, par les villes et bourgs. »

(20) Ici l’on doit se séparer de M. F. C. (Ànn. Soc. archéol. de Namur.) XIV, p. 104, qui considère les castra qu'on rencontre disséminés dans notre pays, comme ayanl été établis par Postume et Probus. Trebellius Pollion et Vopiscus parlent formellement de teriroite barbare « in barbarico, in solo barbarico; » il s'agit là, non du territoire provincial occupé par des colons venant de l'étranger, mais de fortifications établies sur les limites de l'Empire contre des agressions futures.

Le fait peut néanmoins être admis, car Probus, le constructeur de tant de villes (urbes romanas posuit),doit avoir songé à défendre aussi les campagnes, notamment celles ou il cantonna des colons germains. (Voyez ci-après.)

(21) Bull, des Comm. roy. d'art et d'archéol, XVI, p. 482.

La fixation du dernier quart du IIIe siècle aux fortifications des villes de Gaule est confirmée par les inscriptions qui, sur les portes romaines de Grenoble, rappelaient que les remparts, au travers desquels elles étaient ouvertes, furent construits par Dioclétien et Maximien (285 à 305).

(22) Annales de la Soc. archéol. de Namur, XIV. pp. 11 et 12.

(23) Ibid., p. 103.

(24) Mélanges archéologiques dont l'impression a été ordonnée dans les Annales de l'Acadcmie d'archéologie de Belgique, sous presse. L'auteur élimine par de bonnes raisons, certaine monnaie d'Anastase, dont M. Galesloot et autres avaient fait état.

(25) Voir a cet égard un travail de M. Sulbout, curé à Strainchamps, qui paraîtra prochainement dans les mêmes Annales, dans le seul canton de l'auvillers, l'auteur a trouvé une vingtaine de ces castello.

(26) Voir Bull. des Comm. roy. d'art et d'archeol., VI, p. 101.

(27) Dom BOUQUET, Recueil des Historiens. MI. p. 402. Note où il cite ZOSIME et MAMERTIN.

(28) Un épisode de la guerre soutenue contre les Franks par Julien se passe, en effet, sur les bords de la Meuse, où l'Empereur fit bàtir trois fortoresses. Ammien MARCELIN, XVII, 2 et 9.

(29) XXVIe Congrès archéol. de France, p. 67.

(30) A côlé des bâtimenls principaux d'une villa romaine découverte récemment en France, à Saint Romain (Tarn-et-Garonne), on a remarqué « de modestes réduits où le travail devait s'exécuter par les mains de l'esclave qui remplissait toutes les fonctions et exerçait tous les métiers. »

De même, dans une villa romaine de Belgique, M. Van Dessel a cru reconnaître l’ergastulum, les menottes d'un esclave, et jusqu'à l'inscription de son nom sur sa loge (Annales de l'Académie d'archéologie, lIe série, VIII. p. 188, et IX, p. 788.)

(31) Léo QUESNEL, L'Espagne. Revue politique et littéraire, 1873; Journal de Liège du 13 septembre 1873.

(32) II, 9.

(33) Ann. de la Soc. archéol. de Namur, XIV, p. 9 et note 1.

(34) Qui veut voir avec quelle rapidité les buissons envahissent les habitations désertées par l'homme, en trouvera un exemple frappant dans le Bulletin de la Société des antiquaires de France, 1874, p. 147.

(35) On n'a pris ici à lâche de réfuter que l’une des nombreuses thèses soutenues en des articles récents, publiés par l'Institut archéologique liégeois.

Qu'il suffise d'établir des réserves sur d'autres points d'archéologie, traités par les mêmes articles et auxquels il est impossible à l'auteur de la présente notice d'adhérer; il y reviendra peut-être.

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