V O Y A G E
DE
PIERRE BERGERON
ES
ARDENNES, LIEGE & PAYS-BAS
EN 1619
PUBLIE PAR
Henri MICHELANT
LIEGE
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p. 50-56
... mais pour avoir une plus claire et certaine intelligence des lieux, et païs particuliers où nous avons à passer, il semble à propos de sçavoir en général ce qui est de tous ces païs là. Suivant donc ceste premiere division de toutes les Gaules cy-dessus, il est certain que la Gaule Belgique s'estendoit depuis la rivière de Seine jusqu'au Rhin et à la mer; et ceste Belgique de Cesar fut depuis divisée par Auguste sous le nom des deux Germanies et des deux Belgiques. La Germanie, en général, estoit ou au delà du Rhin, qui sont proprement les Alemagnes, ou au deçà qui s'appeloit la Germanie Citérieure ou Gauloise, qui jadis estoit partie de la Belgique de César; mais depuis elle prit le nom de Germanie, à cause que la pluspart de ses peuples estoient Alemans d'origine, comme ceux de Wormes, Spire, Treves, Cologne, Liége, Gueldres et toute la Hollande. Ceste Germanie fut depuis divisée en Supérieure ou Première et Inférieure ou Seconde; chascune avoit son gouverneur et lieutenant de l'empire Romain, avec armée en garnison sur le Rhin. La Première estoit depuis Strasbourg jusqu'à Maience qui estoit la Métropole. La Seconde comprenoit Cologne et Liége, Namur, Brabant etc. Pour les Belgiques, la Première contenoit les diocèses de Trèves, Metz, Thoul et Verdun, la Seconde toute la Champaigne, Soissonnois, Vermandois, Artois, Cambresis, Picardie, Tournaisis, Haynaut, Flandres, etc.
Par là il se voit que le païs du Liége, où nous allons entrer, estoit en la Germanie Seconde. Les plus anciens peuples que l'on sçache qui ayent habité ce païs, sont les Eburons qui tenoient tout le païs de Namur, partie de Brabant, Liége, Limbourg, Juliers, Aix et terres voisines. Ils estoient sous la protection de ceux de Treves, lors les plus puissants de la Belgique.
Depuis, les Tongres, peuples de Germanie, ayant les premiers passé le Rhin, vindrent en ces païs 1à dont ils chassèrent les anciens habitans Gaulois, et se meirent en leur place. Au reste quelques Romanciers du païs veuleut que du temps de ces Eburons y avoit une ville nommée Eburra, la capitale et le siége d'un roy Ambiorix, roy des Tongres, qui toutesfois ne vindrent que depuis.
Mais du temps de Cesar, ces premiers Eburons n'avoient aucunes villes. Il y eut bien depuis une ville dicte Atuatuca, qui estoit des Tongres et qui est aujourd'huy encor du nom de Tongres. En ceste ville les Romains tenoient des compagnies de gens de guerre qui s'y feirent bien remarquer ès guerres civiles entre Vitellius et Othon, puis contre le Batave Civilis qui s'estoit révolté des Romains. Quelque siècle aprés, environ le temps de l'empereur Gallienus, les Francs ou Francois, peuples sortis d'Allemagne de devers Berg, Vesthphalie, Overissel, Gueldres et autres païs voisins du Rhin vindrent entrer ès Gaules qu'ils commencèrent à infester; ils furent reprimez pour quelque temps par les Empereurs Aurelian, Probus, Maximien, Constantius, Constantin, Julian et Théodose, puis les Huns, peuples de Pannonie, appellez par l'empereur Gratian contre le tyran Maxime qui siégeoit à Treves, vindrent aussi ravager les Gaules, et entr'autres ce païs de Tongres, exposé comme plus proche aux premières incursions de ces barbares.
Ensuite les Vandales, peuples de devers la Haute Saxe et rivage Balthique, vindrent aussy prendre leur part de ces ravages, par lesquels Tongres fut entièrement ruinée: tant que le debat estant entre les Huns, Vandales et François, à qui seroit maistre du païs, en fin les François demeurèrent victorieux des uns et des autres, et ceste partie de la Belgique et Germanie Inférieure s'estant révoltée, ou plustost ayant esté abandonnée des Romains trop foibles à les secourir, les Francois y firent leur premier establissement, environ 1'an 410. Et depuis Pharamond, leur premier roy, feit son siége royal en ce lieu de Tongres et Liége; et de là en suite ses successeurs s'espandirent par tout le reste des Gaules qu'ils conquirent heureusement. Ce païs estoit lors appelé et Tongrie et Thoringie, peut-être à cause du mot Tongrie, ou bien à cause des Thoringes, peuples d Alemagne qui avoient suivi les Huns. Depuis, sous la première race de nos roys, le territoire de Tongres fut apellé Hasbania et aujourd'huy Haspengow 75. Ce fut donc en ce païs de Liége que nos premiers François establirent leur monarchie, et les Pepins autheurs de la seconde race de nos roys y faisoient leur principale demeure, comme nous dirons ailleurs. Ce païs fut depuis apellé Liége à cause que St-Hubert, évesque de Tongres, transporta le siége de Mastrict au Liége, qui paravant n'estoit qu'un village, et en fit une bonne ville qui donna nom à tout le païs: lequel demeura sous la seigneurie de France durant la 1re et 2e race de nos rois. Mais depuis, les empereurs d'Allemagne agrandirent tellement les évesques de ce païs, qu'il en devindrent seigneurs spirituels et temporels, tant par les donations faictes par divers princes et seigneurs, que par plusieurs acquisitions qu'eux mesmes en feirent par leur bon mesnage, ce qui les a faict monter à la grandeur temporelle où on les voit aujourd'huy, comme nous dirons plus particulièremènt en son lieu.
Ils disent que la foy y fut premierement preschée et plantée par un St Materne, disciple de St Pierre, qui l'y envoia. Mais le christianisme y fut fort interrompu durant les grandes persécutions, et principalement en la dernière grande et horrible sous Dioclétian, qui fit tant de martirs: puis la paix estant rendüe à l'Eglise sous Constantin et les empereurs suivans, la foy y fut restablie par St Servais; St Servais. mais les ravages des Huns, Vandales et François, lors idolâtres, affligérent fort la religion qui y demeura presque esteinte, jusqu'à ce que les François chrestiennez soubs leur grand roy Clovis, le christianisme fut entierement restably à Tongres et par tout le reste de la Belgique par St Remy, archevesque de Rheims et vray apostre des François; ce qui n'a plus changé depuis, sinon qu'il y eut quelques ravages et desolations par les Normans idolâtres, lorsqu'ils vindrent faire leurs premieres courses en France. Mais nous desduirons cela plus particulièrement estant au Liége.
Le païs de Liége, comme il se comporte aujourd'hui, a vers le septentrion et l'occident la duché de Brabant, Namur et Haynaut; vers l'orient il a Limbourg, Aix, Juliers; et au midy le Luxembourg et la France. Soubs la 1re et la 2e race, il dépendoit du royaume d'Austrasie ou Lorraine. Il comprend aujourd'huy le duché de Bouillon, le marquisat de Francimont, les comtez de Hasbain ou Haspengow et de Loots, et grand nombre de baronnies. 1l a 24 villes murées et environ dix-sept cens villages, et plusieurs abayes. Les villes principales sont Liége, Bouillon, Francimont, Loots, Tongres, Huy, Dinan, Hasselt, Masé, Stochum, Bilsem, Sain-Tron, Viset, Tuin, Covin, etc. Le païs est assez plaisant et fertile, si ce n'est vers Luxembourg, où il est fort sec et stérile dans les montagnes et forestz des Ardennes. Il produict aussi dans ses veines force métaux, mineraux, eaux médicinales, marbres et charbon de pierre, si bien que l'on dit en proverbe, qu'ils ont le pain meilleur que le pain mesme, le feu plus chaud que le feu, et le fer plus dur que le fer. Ils font grand trafic de tout cela par les païs circonvoisins et plus esloignez mesmes.
L'air y est bon et salubre, l'humeur du peuple superbe, prompte, colére, courageuse, querelleuse, addonnée au vin, qui est le vice commun de tous les peuples septentrionaux; et par ce boire ordinaire et sans mesure, ils deviennent comme furieux et aussy faciles et prompts à espandre le sang que le vin Leur langage est françois bien qu'un peu corrompu à la Vallonne et Bourguignonne; et y a apparence que leur ancienne langue estoit l'antique gauloise; mais que depuis que les François y eurent mis le pied, ils en prirent et retindrent le langage avec tous les changements qu'il a eu depuis jusqu'aujourd'huy.
Or les premiers François sortis d'Allemagne parloient la langue alemande, laquelle ils conservérent longtemps; de sorte que du temps de Charlemagne mesmes et depuis encor, on distinguoit la langue thyoise ou alemande que parloient les subjects de nos rois, qui habitoient les Alemagnes, d'avec la gauloise ou plustost romande composée du latin et de l'ancien gaulois, que parloient les François de deça. Mais depuis la division de l'empire d'avec le royaume, nostre France retint ceste langue romande corrompue qui depuis s'est changée, et doucement et par succession de temps tranformée en la bonne langue françoise d'aujourd'huy; ce qui a esté suivy et retenu par les Liégeois et autres peuples du Pais-Bas de langue vallonne ou françoise; et de faict, toutes les arnciennes chartres, pancartes, ordonnances et instruments de la ville de Liége se trouvent en langue françoise. Mais bien que le françois soit ainsi demeuré parmi eux, toutesfois le vulgaire, comme partout ailleurs, l'a tellement corrompu en sa prononciation ordinaire, qu'à peine le peut-on entendre, bien que tous parlent l'un et l'autre.
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Nous partismes de Namur le mardy, 2me de Juillet, et nous rembarquans sur la Meuse qui depuis Dinan et Namur commence à s'eslargir et grossir fort, et à estendre ses bras çà et là avec plus de liberté, pour avoir moins de contraincte des montaignes qui s'abbaissent aussi à veüe d'oeil, nous veinsmes coucher à Huy, 5 lieues, passans par le chasteau de Sanson sitüé sur un roc.
Entre Namur et Huy on passe le long de très effroiables rochers eslevez qui semblent à tout coup menacer de ruine ceux qui passent auprès; et plusieurs fois nous nous veismes en hazard, tant pour les rochers à fleur d'eau qui choquoient rudement nostre barque, que pour nous veoir violemment portez, ou plustost precipitez contre les pointes des rocs bordans ceste rivière, à cause que la corde qui tiroit la barque souvent s'embarassoit dans des pointes de ces rochers cachez dans l'eau, car sur ceste rivière on est tiré par des chevaux; aussi que nostre barque estoit assez grande et en tiroit une autre encor, où estoient les chevaux, carrosse et le reste du bagage; et me souvient que voguant sur le Po, le Danube et le Rhin, nons allions tousjours à la rame et à la voile.( voir description Dubuisson Aubenay sur la sécurité sur la Meuse)
Au reste ces rochers escarpez par où nous passions estoient d'une si estrange forme, qu'il sembloient à les voir que ce fussent hautes murailles de villes et chasteaux relevez, avec leurs tours et tourrillons à creneaux et machecoulis; et en trouvasmes ainsi en beaucoup d'endroicts de part et d'autre, ce qui rend en ces endroicts là la rivière plus pressée et plus rapide; et l'onvoit de grands cartiers de ces rochers montagneux tombez dans l'eau dont ils empeschent le cours avec grand bruit; car les pluies, neiges et autres injures de l'air, par succession de temps minent de sorte ces masses énormes qu'il faut en fin qu'elles succombent et s'esclatent ainsi tout d'un coup, au grand péril et hazard des navigans; ce qui monstre l'inconstance des choses et la violence de ce temps qui mange et dévore tout, et duquel on peut bien dire en ceste occasion .
Contre qui les sommetz des rochers ne sont fermes,
Froissant les monuments, les piliers el les termes
bien loing des oeuvres de vertu et d'esprit qui ne craignent point tout cela, ains ont leur noble durée égale à celle de l'éternité.
Mais depuis Namur jusques à Huy et au Liége mesme, ou trouve force chasteaux de part et d'autre de la rivière, (voir illustration Guillery) tous eslevez sur rochers, dont les uns sont encores en piedz et les autres ruinez; ce qui monstre assez combien ce pays a esté agité de guerres et de troubles, tant de jadis, au temps des diférens ordinaires et continuels que les Liégeois ont eu avec les ducs de Brabant, et la maison de Bourgongue, que depuis avec les François, à cause de la maison d'Austriche, dont ils estoient partisans, au moins les évesques et non les peuples, et mesmes ont souvent receu autant de dommages et incommoditez des troupes espagnolles mesmes, que de leurs plus grands ennemis. Mais nous verrons cela plus particulièrement cy-après.
p. 99-105
Nous partismes donc de Huy le mercredy, 3e de Juillet, et remontans en barque, allames coucher à Liége, 5 lieues.
J'avois oublié un refrain ou proverbe espagnol que je trouvay escrit en l'hostellerie de Huy, et que je rapporteray icy, suivant le jeu ancien du pelerin, où chacun à son tour raporte ce qu'il a rencontré de meilleur par où il a passé.
Roban ladrones y damas:
La bolsa roba el ladron,
Damas bolsa y coraçon.
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Les voleurs et les dames dérobent:
es voleurs dérobent la bourse,
les dames la bourse et le coeur.
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Nous voilà enfin arrivez à ceste grande et célèbre ville du Liege, l'une des plus belles, magnificques, agréables, bien bastie, mieux située, plus riche et peuplée de toute la Belgique; et toutesfois non telle qu'autrefois, qu'estant honnorée de la magnifique cour de ses évesques, elle avoit après Paris, le bruit et le los pardessus toutes les autres villes de l'Europe, soit' qu'on considére le nombre, beauté et richesse de ses églises, couvens et monastéres, la splendeur, magnificence et noblesse de son clergé; sa grande bourgeoisie, tant gentilshommes que citadins et artisans, son grand trafic par tous les païs circonvoisins, à qui elle debite toutes sortes de marchandises: l'exercice des bonnes lettres en ses estudes et colléges, la bonté, salubrité et aménité de son air, la fertilité et abondance de son terroir, et autres prérogatives dont elle est douée. Sa situation est fort agréable et commode, estant en forme de théatre à cause des montagnes et collines qui l'enferment et la couvrent du costé du North; et de l'autre, ayant la grande rivière de Meuse, qui se départ en plusieurs bras pour l'arrouser avec plus de commodité de ses habitans; et ces bras faisans plusieurs belles isles, qui se joignent par divers ponts de pierre, et sur tout par un très grand et magnifique, où le grand cours de l'eau passe, et qui la sépare d'avec un grand et long fauxbourg, ou plustost une autre ville; puis un beau et large quay où abordent les barques et se chargent et deschargent les marchandises avec grande facilité. Ses bastimens, tant d'églises que palais et maisons parliculieres, très bien faicts et de bonne matière, comme est l'ordinaire dupaïs, qui sont les marbres et autres pierres dures. La ville est assise, partie en la plaine, le long du fleuve, et de ses .divers bras et replis, partie au pendant des collines qui la ceignent d'un codté; et là sont force jardinages et terres vagues, le tout environné jusqu'au plus hault d'une très bonne et forte muraille. Celle qui est vers la porte de St Bernard est toute de marbre, faicte en l'an 1549, si bien que le plus haut de la montagne n'y peut commander, pour avoir l'estendue de ses murailles jusques là, avec de très bonnes portes et fossez profonds, et de grands fauxbourgs, où y a force églises et monastères. La ville est divisée en cinq quartiers: celuy de la grand'place, de delà Meuse, I'lnsulaire ou de l'lsle, Sainct-Jean et Sainct-Servais.
Ceste ville avant la ruine faicte par le duc de Bourgongne, estoit si riche et puissante qu'elle pouvoit nombrer en soy jusques 120,000 habitans et plus, et 1'an 1388, elle fait une armée de 40,000 hommes contre le duc de Juliers à qui elle faisoit guerre. Il y a jusqu'à 15 ponts, tant sur la Meuse que sur deux petits fleuves qui y passent, et font force isles. Il y a le pont d'lsle, puis le grand, et le long du quay une maison publique pour la douane, qui a cousté plus de cent mil florins à bastir, grand nombre de belles places, la pluspart plantées d'arbres; belles rues droites et bien pavées. Les petites rivières qui passent par la ville sont l'Oute, la Vese et le Vualt ou Ambluart qui viennent des Ardennes; outre cela, grand nombre de fontaines publiques et particulières. Le circuit de ceste ville est estimé à quatre mil pas ou environ lieue et demie; il y a à l'entour un assez grand vignoble.
La ville du Liége a trente-deux parroisses, autant que de divers mestiers, sept abaïes, plusieurs autres monastères et couvens; on conte en tout plus de cent églises; sept églises collégiales à chanoines fort riches et magnifiques, et sur tout l'église cathédrale de Sainct Lambert, dont le chapitre est composé de trente-deux chanoines, qui doivent estre tous gentils-hommes ou bien docteurs ou licentiez; l'auctorité de ce chapitre est telle, qu'après l'évesque, ils se meslent du gouvernement de l'estat, et souvent ont esté en mauvais mesnage avec leurs évesques, contre lesquels ils se sont bandez et les ont guerroiez. Ils sont treize chanoines pour l'eslection de l'évesque, et eslisent l'un d'entr'eux.
Tout ce clergé du Liége est divisé en deux: en premier ou grand, et en second ou petit; le premier est l'église cathédrale de Sainct-Lambert dite Ecclesia major; et toutes les autres, tant parroisses qu'abaïes et monastères sont appelées églises secondes: cela est toujours ainsi distingué, quand ils s'assemblent, ou qu'ils escrivent en commun au pape, empereurs , roys et princes etc.
Il y a les églises des Jésuites, les Mendians, Capucins, Carmelines, Jésuitesses et autres. Les Jésuites ont une très belle église et collége le long de l'eau. Ils y furent introduictz l'an 1574 par l'évesque Gérard Groesbek, qui leur donna un collége avec union de deux prieurez, ne s'y réservant que la jurisdiction temporelle. Il est vray qu'ils y avoient esté desja appellez des l'an 1566, et mis au lieu des religieux Hieronimites, mais en 1592, ils y commencèrent à ouvrir leurs écoles.
Le chapitre de Sainct-Lambert est composé de l'évesque, le doyen ou prélat, le prevost, le chantre, le celerier, portier, boulanger et cuisinier. Ce sont les charges et dignitez outre les chanoines et prébandiers. Du temps de l'évesque Vuaso, environ l'an 1050, il y eut un prevost qui vouloit administrer tout, sans le conseil du doyen, qui toutes fois est plus que luy au cloistre et au spirituel; car le prevost n'a charge que des choses du dehors, où le doyen a charge de la discipline claustrale; mais le prevost faict la distribution journelle; et si quelque chose manque, le doyen a charge de le demander. Le celerier donne tout ce qui est du boire et manger qu'il recoit du prevost, puis le distribue par le commandement du doyen et des anciens. Ce Vuaso appaisa ce diférent entre le prevost et doien, en distinguant ainsi les charges.
Pour les monastères, il y a celuy des Carmes où y avoit uu bon père prieur, francois natif de Rouen, et qui maintenoit tant qu'il pouvoit l'honneur et la dignité de la France et de nostre roy contre les détractions, factions et entreprises de certains autres ordres ennemis de nostre estat.
Il y a un collége particulier de Jésuites anglois, et un monastère de filles angloises dites Jésuitesses, portant un habit noir tout simple, comme les Jésuites. Je croy qu'il n'y en a encor que là. Nous en veismes aux eaux de Spa quelques unes.
Il y a plusieurs monastères de st Benoist et un de prémonstré. Celuy de Prémonstré, sur le bord de la Meuse, Monastore apellé de Beaurepart ou Belli reditus, qui est de la filiation de Floref. Il fut premièrement estably sur le mont Corneille, où l'évesque Obert avoit basty un oratoire au nom des douze Apostres l'an 1116. Puis l'évesque Alberon y feit venir des religieux de Floref. Mais ce lieu, hors la ville, estant molesté par les voleurs et brigands, les religieux fureut transportez en celay où ils sont maintenant. Le premier abé fut un Lucas, homme très docte pour son temps. Ce monastère est très beau, grand et bien basty, avec belle veue sur la rivière et qui descouvre toutes les campagnes d'alentour; l'église est grande, claire et fort bien peinte et ornée; le bastiment et demeure de l'abé fort spatieuse et commode avec nombre de salles, antichambres, chambres, galeries et autres apartemens, tout de plain pied. Nous fusmes festoiez splendidement par l'abé, en ce monastère; et ce que j'y trouvay de meilleur, c'est que ce fust sans contrainte de faire raison comme à Dinan. Ce festin fut le jour de la mi-Aoust, à nostre retour de Spa; et y avoit entr'autres fruicts des figues que j'admiray pour estre ce climat presque au 51e degré d'élevation; mais de cela nous en discourrons cy- après. Il y a environ 50 ans qu'un abé de là dedans, nommé Nicolas Bilstain, fut misérablement assassiné dedans son lict par un sien valet de chambre, qui, après ce coup, luy desroba tout ce qu'il avoit d'argent et de prétieux meubles, et s'enfuit, sans qu'on en sceut jamais avoir nouvelles depuis.
Proche de ceste abaye y a celle de St Jaqunes, de l'ordre de St Benoist, fort riche et bien bastie; et y a une assez belle librairie, l'une en haut de livres imprimez, et l'autre en bas de manuscrits. Pour aller à ceste bibliothèque il y a un escalier double de très belle et ingénieuse structure et invention; car deux personnes peuvent monter par deux divers endroicts en mesmes temps, puis se rencontrent en un perron, et de là se séparent encores, et ainsi toujours jusqu'au haut. Cela arrive à cause de deux viz séparées, qui font chacune leur montée à part jusqu'à la rencontre; et tout cela est dans un grand rond faict en ovale. Ceste abaye fut fondée par l'évesque Baldric, il y a environ 600 ans, et pour une telle occasion. Ce prélat avoit faict grand'guerre au comte de Louvain, son ennemy qui le desfit; et sur ce, se conseillant un jour à un sainct homme nommé Jean, venu d'Italie, ce bon homme luy représenta la grande faute et ofense que c'estoit à un prélat de guerroier et espandre le sang, et pour ce le conseilla, pour le refrigere de ceux qui avoient estez tuez en guerre à son occasion, de bastir une église où on prieroit Dieu pour eux, ce que l'évesque feit; et fut ceste abaye de Sainct-Jaques, qu'il feit bastir en un endroit lors du tout inculte et désert, y metant des moines de l'abaye de Gemblours près Namur, et le premier abé fut un Olbert En ce lieu mesme fut enterré ce sainct homme, nommé Jean, qui estoit un bon évesque d'Italie, qui avoit esté chassé par ses ennemis, et que l'empereur Othon III avoit faict venir pour peindre le palais et la chapelle d'Aix, car il s'entendoit fort en la peinture. On voit encores là son épitaphe qui le qualifie peintre et évesque. L'évesque Baldricy fut aussy enterré. Le bastiment du monastère fut achevé par son successeur et les abez du lieu; l'abé d'aujourd'huy est le 44e.
p. 156-157
Le comte de Beljoyeuse, (seizième chatelain de Chokier voir Leon Lahaye) italien de la famille des Trivulces de Milan, si renommez en nostre histoire, faict sa principale et plus ordinaire demeure au Liége. Il avoit grande correspondance avec le feu mareschal d'Ancre, et lui moienna les levées des Liégeois qu'il feit durant nos mouvemens. Il a espousé une sœur d'un gentilhomme liégeois nommé Poitier, que nous avons veu à Spa, et qui avoit charge aux troupes qui vindrent en France durant la tyrannie du dict mareschal d'Ancre (p. 170 Le Sr Poitier, frère du gouverneur de Bouillon, et qui avoit eu une compagnie dans les troupes des Liègeois, qui vindrent en France en 1617). On conte de ce seigneur de Belgioiosa un acte aussy extravagant qui se peut dire, qu'estant extremement passionné pour une dame qu'il aymoit, il en vint à telle fureur qu'il se coupa un doigt de la main qu'il luy envoia en tesmoignage de sa violente et désespérée amour; ce qu'il avoit, ce crois-je, apris des Turcs qui ont ceste coustume de se couper, et destrancher la chair vive par chifres et autres galanteries, par le fer et le feu, pour faire preuve de leur passion envers leurs maistresses, et ne sçay si on pourroit approuver davantage la brutalité du syrien Combabus en Lucian, qui se retrancha entièrement, pour plus grand tesmoiguage de sa fidélité à l'endroit du roy Antiochus. son maistre, ou bien la désespérée résolution du persien Zopire qui se coupa nez et oreilles, pour mieux faire un bon service à son prince Darius.
Note de l'éditeur 124.
Le comte de Beljoieuse doit étre Jean-Jacques de Barbiano, comte de Belgioioso, second fils de Louis III de Barbiano, commandant à Novare, et de Barbe, fille de François Trivulce de Milan. Aprés une carrière militaire des plus brillantes, la cour d'Espagne le nomma en 1606 conseiller d'État, gouverneur de Namur et du pays d'Entre-Sambre-et-Meuse. Il habitait la plupart du temps Liege où il s'était marié. Il mourut sans postérité en 1626 et fut enterré dans 1'église des Carmes déchaussés, qu'il avait fait construire.
SOURCE:
VOYAGE DE PIERRE BERGERON
ES ARDENNES, LIEGE & PAYS-BAS
EN 1916
521 Pages
Publié par Henri MICHELANT
LIEGE - 1913
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