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Cathédrale Saint Lambert à Liège

Vie de Saint Lambert

par J DEMARTEAU, 1896


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Le douzième centenaire de Liège.

Liège est aujourd'hui troisième ville de la Belgique. Avec ses 165,000 habitants, elle y vient, pour l'importance et pour le chiffre sa population, la première après Bruxelles capitale politique du royaume et Anvers sa capitale commerciale. Chef lieu d'une de nos plus importantes provinces et siège d'un diocèse de plus d'un million d'âmes, après avoir été pendant près de mille ans la capitale d'un Etat autonome, d'une principauté indépendante, Liège est restée la capitale de la Wallonie et de l'industrie nationale au pays belge.

Qu'était cependant Liège il y a un peu plus de douze cents ans ? Un petit hameau obscur, inconnu, sans désignation propre, l'assemblage de quelques pauvres cabanes perdues sur la lisière les bois et des marécages qui remplissaient le fond de la vallée, au confluent de la Meuse et d'une rivelette, la Légia.

Maestricht, Huy, Namur, Dinant, étaient depuis longtemps des villes; aux alentours de Liège se trouvaient des localités plus notables que ce hameau; son nom ne devait être cité dans l'histoire qu'après qu'un autre nom aurait été mêlé au sien.

On sait quel fut cet autre nom, quel homme a fait surgir ainsi, des halliers et des marais de la vallée ignorée, une grande cité, une puissante capitale, une nationalité, un peuple libre: c'est saint Lambert.

Oui, saint Lambert, en choisissant Liège pour y résider; saint Lambert, en y mourant martyr de la foi chrétienne; saint Lambert, par les miracles qu'à son intercession Dieu s'est plu à multiplier en ce lieu, par l'affluence de population que ces prodiges et cette mort y attirèrent, par l'établissement qu'ils y amenèrent des évêques, ses successeurs

Eu célébrant le douzième centenaire de son glorieux martyre, Liège célèbre donc et sa propre fondation comme ville, et le saint qui a le plus contribué à faire triompher en notre pays cet Evangile dont est sorti tout ce qui fut parmi nous vertu, progrès et vraie prospérité.

Au temps où saint Lambert a vécu, au septième siècle, plusieurs centaines d'années déjà s'étaient écoulées depuis que les premiers missionnaires de cet Evangile avaient été envoyés de Rome par saint Pierre, ou par ses successeurs, vers Tongres et nos bords de la Meuse. Notre pays cependant n'était encore qu'à moitié chrétien, à moitié barbare.

Toutes les mauvaises habitudes et toutes les mauvaises passions des hommes avaient opposé une longue résistance à la pure doctrine du Christ. Pendant trois siècles les empereur romains, nos maîtres, avaient persécuté les chrétiens. Quand ces persécutions eurent pris fin, des hordes de païens barbares avaient, pendant trois siècles aussi passé ou dominé sur notre pays. Les missionnaires chrétiens avaient converti une partie seulement de ceux qui s'étaient établis dans nos régions, et la plupart de ces convertis ne comprenaient qu'à peine les plus impérieux de leurs nouveaux devoirs. D'autres, demeurés idolâtres, continuaient à vivre dans les vices honteux ou cruels et dans toutes les superstitions malfaisantes du culte des faux dieux.

Petit à petit cependant l'Eglise catholique s'était affermie, organisée, étendue dans nos villes et nos bourgades : Trèves avait été notre première métropole, Tongres en avait été détachée puis était devenue le chef‑lieu ecclésiastique du nouveau diocèse dont elle était le chef‑lieu politique.

Tongres toutefois ayant été détruite, presque réduite à l'état d'un pauvre bourg par les invasions des barbares, le siège de l'évêché, la résidence de l'évêque de Tongres avait été transféré, par saint Servais, à Maestricht.

 

L'enfant de Maestricht et de Rome.

C'est dans cette ville de Maestricht, devenue la principale du pays et parfois le séjour des rois francs de cette Austrasie, dont nous faisions partie, que saint Lambert est né, vers l'an 640.

Issu d'une vieille et riche famille nationale, depuis longtemps chrétienne, son père s'appelait Aper, sa mère Hérisplinde; le nom que lui‑même reçut au baptême, nom germanique ou flamand, comme son origine, annonçait bien ce qu'il serait un jour: Land‑bert signifie la gloire, l'illustration du pays.

Les légendes des siècles postérieurs ont raconté qu'encore au berceau, il aurait miraculeusement pris la parole pour rappeler au respect d'un ordre donné par sa mère, une servante oublieuse. Ce qu'on sait avec plus de certitude, c'est que dès ses jeunes années il était un bel enfant, au doux et charmant visage, que l'élégance de ses traits et sa distinction naturelle faisaient remarquer de tous. Son père tenait à le confier aux instituteurs chrétiens les plus capables de lui enseigner avec les éléments des lettres profanes les principes élémentaires de conduite, et l'histoire sainte, l'histoire de sa religion: il n'eût pu trouver mieux pour cela qu'un maître venu de Rome.

Ce maître fut saint Landoald. Celui‑ci était le chef d'un petit groupe d'hommes instruits et de femmes pieuses que, sur la demande de saint Amand, notre évêque, le Pape, saint Martin Ier, avait chargé de relever dans nos régions les études, la formation morale et la préparation intellectuelle d'une élite de jeunes chrétiens.

Landoald semble avoir exercé dans notre diocèse les fonctions d'archiprêtre, fonctions assez semblables à celles que les vicaires généraux de l'évêque remplissent aujourd'hui.

Il s'était établi, avec sa suite, aux frontières de la Hesbaye flamande et de la Campine, entre Tongres et Maestricht, à Wintershoven. Une de ses premières tâches fut d'y bâtir une église, dédiée à saint Pierre, église qui a été restaurée avec soin de nos jours.

Ce dont souffraient le plus les ouvriers employés à cette construction, c'était du manque d'eau potable: ils devaient se contenter pour boisson des eaux troubles et stagnantes des étangs.

Landoald se mit en prière, fit plier avec lui son jeune élève Lambert, puis, invoquant le nom du Christ, traça, du bout de son bâton, le dessin d'une croix sur le sol. Une source en jaillit aussitôt, source d'eau excellente, propre à tous les usages et qu'on y voit encore aujourd'hui couler, saine et pure, au milieu des marécages. Semblable à cette source devait aussi couler, pure et merveilleusement bienfaisante, la vie du jeune saint, dont la prière l'avait fait sourdre.

Un autre jour, ce fut le feu qui vint à manquer dans la pieuse colonie et à manquer sans doute pour le service de l'autel. Landoald appelle son jeune acolyte et lui commande d'en aller chercher en hâte dans une habitation voisine. L'enfant hésite:

«Mais je n'ai rien, dit‑il à son maître, pour recueillir des charbons. Comment voulez‑vous donc que je vous rapporte du feu ?»

Landoald alors, par plaisanterie ou pour éprouver l'enfant: «Est‑ce qu'un fils, lui dit‑il, diffère d'obéir aux ordres de son père? Ne peux‑tu donc pas m'apporter ce feu là dans ta robe ?»

Touché du reproche, le candide lévite ne songe plus qu'à exécuter l'ordre du maitre, court au foyer d'un voisin, et naïvement obéissant en recueille les charbons ardents dans son vêtement. Il s'empresse de les porter à Landoald et les laisse tomber devant le maître, toujours brûlants, des plis de sa petite robe. Merveilleuse récompense de la promptitude à obéir, cette robe intacte n'offrait pas la moindre trace de brûlure

D'autres prodiges signalèrent le séjour à Wintershoven du maître romain et de son jeune élève. L'application de celui‑ci lui permit d'achever rapidement le cours de ses études et de rentrer bientôt sous le toit paternel; mais c'était pour la vie qu'il s'était ainsi pénétré des purs enseignements de Rome: ils allaient faire du modèle des enfants le modèle des étudiants, de prêtres, des pontifes, un héros, un martyr.

 

Saint Théodard.

Ce que nous appellerions aujourd'hui l'enseignement supérieur, ne se donnait alors, en nos régions du moins, qu'à un nombre restreint de jeunes gens choisis et dans une sorte de petite université royale que l'on nommait l'école du palais. Etablie au palais ou accompagnant la cour du prince, elle fournissait à la fois à l'Etat ses plus hauts fonctionnaires, à l'armée ses capitaines les plus instruits, à l'Eglise ses meilleurs prélats. Les élèves y apprenaient donc tout ensemble la théologie et l'administration, la politique et la guerre.

Lambert y fut recommandé spécialement à l'évêque de Maestricht, saint Théodard, qui la dirigeait; il ne s'y distingua pas moins qu'à Wintershoven. Il était devenu un bel et sage adolescent, payant autant de vaillance que de bonne mine. Ce que l'on nous rapporte de son courage à la guerre, permet de croire qu'il a pu prendre part, soit sur nos frontières aux campagnes de défense des Francs d'Austrasie contre les attaques presque incessantes des païens barbares de la Germanie ou contre leurs voisins de Neustrie, soit à quelque expédition de ces Francs contre les Lombards d'Italie, prélude de cette intervention qui devait plus tard assurer, par la constitution définitive du pouvoir temporel et des Etats du Pape, la royale indépendance du Souverain Pontife.

À ce courage militaire s'unissaient chez le jeune Lambert, des vertus plus sacerdotales: la charité, l'humilité, la chasteté, la passion croissante de l'étude des livres saints. Il ne devait pas rester dans la carrière des armes; de plus saintes ambitions l'animaient. C'est à sauver les âmes qu'il se consacra en entrant dans l'état ecclésiastique. Son zèle apostolique y parut d'emblée si grand que son maître, l'évêque Théodard, l'eut dès lors adopté pour successeur au siège épiscopal, si les lois du sanctuaire n'avaient interdit cette désignation.

Voici cependant que de criminels spoliateurs troublent de plus en plus Théodard dans la possession de ce patrimoine de l'Eglise, qui était alors plus que jamais, le patrimoine même de l'instruction, des arts naissants, de la charité aussi bien que du culte.

Le prélat se décide à aller demander justice au roi Chilpéric II; ce prince se trouvait en ce moment en Allemagne, du côté de Worms. Théodard n'était pas bien loin du terme de son voyage, il entrait dans la forêt de Biewalt sur ce territoire qui, non loin de Landau, appartient aujourd'hui à la paroisse de Rulzheim. A gauche de la route qui conduit à Rheinzabern, à l'endroit maintenant encore marqué par une croix, une troupe de bandits se jette sur l'évêque et le massacre avec la plupart de ses compagnons.

Divers miracles, de prodigieuses guérisons firent dès ce jour éclater la sainteté du martyr. Aussi, lorsque le jeune Lambert, envoyé du diocèse de Tongres, se présenta pour recueillir et ramener chez nous les restes de son maitre, on refusa d'abord de lui restituer les précieuses reliques. Elles ne lui furent rendues qu'après un second voyage.

Et où vint‑il les déposer?

A Liège.

Liège, on le sait, n'était alors qu'un hameau perdu, ignoré, bien moins important que les villages voisins, que Chèvremont, la citadelle de la puissante famille des Pepins, que Herstal ou Jupille, résidence de cette famille; qu'Angleur, domaine des rois francs; qu'Avroy même, qui formait en ce temps une commune distincte de Liège.

Liège du moins avait sa petite église, dédiée à la sainte Vierge; c'était celle qui devait, sous le nom de Notre‑Dame‑aux‑fonts, rester jusqu'à l'an 1798 la première paroisse, la paroisse maîtresse de la ville, jusqu'en 1800, le baptistère principal des Liégeois.

Ce premier oratoire de Liège avait été soit érigé, soit relevé par saint Théodard. C'est pourquoi, ce semble, Lambert vint lui confier les reliques du saint martyr. Et ce dépôt sacré, fait dans cette première chapelle de Liège, sous le patronage de la Vierge, fut sans doute aussi une des raisons qui déterminèrent à se fixer dans ce hameau de Liège, le successeur de Théodard.

Ce successeur ne devait être que saint Lambert..

 

Le diocèse de saint Lambert.

L'éloignement des lieux, la lenteur et la difficulté des communications ne permettaient pas alors d'attendre pour le choix d'un nouvel évêque la désignation du Saint‑Père: la loi ecclésiastique était « qu'a la mort d'un évêque on ne lui substitue pour prendre sa place qu'un enfant du pays, celui que le voeu unanime du peuple aura désigné et qu'auront voulu, d'accord avec ce voeu, les évêques de la province. (Concile de Clichy.)» Les rois francs exigeaient, en outre, qu'on prît leur agrément pour sacrer le prélat. Evêques, peuple et prince se trouvèrent d'accord cette fois pour ne porter la dignité épiscopale que l'élève préféré de Théodard. Peut-être Lambert rencontra‑t‑il alors parmi les assistants de son sacre, saint Trond et le vieux maître romain Landoald; peut‑être parmi les évêques qui le sacrèrent un de ses prédécesseurs démissionnaires, le fondateur de Stavelot, saint Remacle.

Le diocèse que le nouveau pontife allait avoir à conduire était bien plus étendu que ne l'est présent le diocèse de Liège; il comprenait, en tout ou en partie, des territoires de sept de nos provinces belges d'aujourd'hui - en dehors des deux Flandres, et d'autant de diocèses modernes; il s'étendait sur des régions devenues au XIXe siècle, belges, allemandes, hollandaises, françaises ou luxembourgeoises.

Voulez‑vous vous faire une idée de ses vastes contours! Il embrassait Aix‑la‑Chapelle, Sittard, Ruremonde, Venlo, Bois‑le‑Duc, Bréda, Berg op Zoom, Moll, Aerschot, Louvain, Nivelles, Thuin, Chimay, Revin, Bouillon, Bastogne, Stavelot, Eupen, pour revenir Aix.

Bien plus, depuis que l'on avait, pour le bon saint Eloy, uni en fait l'évêché de Tournay à celui de Noyon, près de Paris, un seul évêque résidait sur le territoire qui devait un jour constituer la Belgique, c'était l'évêque du diocèse de Tongres ou de Maestricht; c'était, au temps où nous sommes arrivés, saint Lambert.

Les fonctions qu'à ce titre d'évêque le jeune prélat avait à remplir dans les limites de ce vaste territoire, bien moins peuplé toutefois, mais bien plus difficile à parcourir qu'aujourd'hui, étaient aussi des plus étendues. Chaque jour, chaque nuit même, il s'associait pour la célébration de longs offices aux clercs dont il vivait entouré. A lui de conférer, outre l'Ordre et la Confirmation, les baptêmes solennels; à lui de présider à de nombreuses réceptions ou cérémonies, aux actes de libération des esclaves, et d'empêcher que désormais on n'attentât à leur liberté; à lui de veiller à l'administration non seulement du culte dans les églises et du temporel de ce culte, mais encore de la charité tant envers les pauvres, les captifs, les voyageurs indigents que dans les léproseries ou les hôpitaux. A lui de diriger l'instruction, de la répandre par ses leçons personnelles, plus avancées, sur ses disciples de choix, par ses prédications et ses excitations dans tous les rangs de ses ouailles.

Révoltées de l'ignorance, de la vénalité, des injustices des anciens juges païens, les populations avaient pris l'habitude (pratique que les premières législations chrétiennes érigèrent en loi) de déférer leurs procès aux évêques. Au pontife de juger directement les plaideurs qui s'adressaient à lui, ou de réviser les jugements rendus par ces magistrats moins sûrs.

Pour saint Lambert l'exercice des plus hautes fonctions judiciaires, scolaires, charitables, administratives et politiques, ne se séparait donc plus de l'exercice de l'épiscopat.

II se trouva si bien de force, dès l'abord, à porter toutes ces charges que le roi Chilpéric II, qui régnait alors sur l'Austrasie et séjournait souvent aux bords de la Meuse, fit de lui un de ses premiers conseillers pour le gouvernement général du royaume. Faveur méritée, sans doute, mais que l'évêque devait expier cruellement.

 

L'exilé de Stavelot.

Ce roi Chilpéric, en effet, périt assassiné. Des troubles éclatèrent aussitôt dans le royaume, ils finirent par amener en Austrasie la domination d'étrangers, ennemis de Lambert. La collaboration de celui‑ci au gouvernement du Roi mis à mort, l'étendue de ses attributions d'évêque, peut‑être aussi la part prise par lui, jeune encore, aux guerres des Austrasiens et les services qu'il avait rendus à la cause nationale, n'était‑ce pas plus qu'il n'en fallait pour déterminer les peu scrupuleux maîtres du pays à dépouiller sacrilègement le saint de son autorité épiscopale? Ils le reléguèrent, comme dans une prison en ne lui laissant que deux compagnons, au monastère de Stavelot.

C'était en l'an 680; l'abbé Gondoïn, qu'on a depuis rangé lui‑même parmi les saints, gouvernait le monastère ardennais; il ne négligea rien pour alléger l'exil du Pontife, en le traitant, et tous ses moines comme lui, avec le plus grand respect. Le proscrit ne s'appliquait, lui, qu'à vivre le plus complètement qu'il pouvait de la dure vie des moines. Il partageait leur dortoir et leurs maigres et tardifs repas, leurs offices, leurs études, leurs pénibles travaux de défrichement; il s'attachait sur tout à partager leur obéissance aux sévérités d'une règle dont les prescriptions, impitoyables pour la moindre faute, révolteraient aujourd'hui notre délicatesse: une peccadille entraînait des flagellations ou des stations de pénitence devant la croix extérieure dressée à l'entrée du couvent.

Mais quoi! Ces monastères du temps de saint Lambert ne devaient pas seulement relever l'agriculture, remettre en honneur ce travail manuel que les païens avaient prétendu ne convenir qu'aux esclaves; ils ne devaient pas seulement défricher les intelligences des Barbares, en même temps que les sols les plus ingrats; ils devaient surtout former des volontés, des caractères, des hommes capables de dompter tous les mauvais instincts. C'est par cette vie d'âpres sacrifices, en tournant contre eux‑mêmes, pour s'améliorer, cette violence demeurée au fond de leurs natures barbares, c'est par l'effet de ces exemples de rude mais puissant et volontaire relèvement moral, que les couvents du septième siècle ont si largement aidé à faire, de sauvages à peine convertis, une noble, indépendante et grande nation chrétienne.

On se souvient que deux serviteurs seulement avaient pu suivre l'évêque proscrit à Stavelot: «L'un d'eux, du nom de Théoduin, dit le plus ancien biographe de saint Lambert, aimait à nous entretenir de l'existence et des oeuvres de son maître. C'est de lui que nous avons appris comment, durant ces sept années, il mena dans ce lieu la vie la plus sainte, véritablement angélique».

Un trait d'héroïque obéissance avait surtout frappé Théoduin.

Les moines, quelle que fut la saison, se rendaient au moins trois fois chaque nuit à l'église pour y chanter l'office: c'était à l'arrivée de la nuit, au milieu, enfin au chant du coq. L'évêque ajoutait encore sa veillée de prières particulières à la participation prise à celles de la communauté.

Au milieu d'une nuit d'hiver, s'éveillant donc pour vaquer, suivant sa coutume, à ses oraisons solitaires, il chercha de la main, à tâtons, ses chaussures; une de celles‑ci lui échappa, tomba sur le pavement et fit un bruit qui réveilla des frères et l'abbé.

Sans en connaître l'auteur «Que celui qui a fait ce bruit, dit l'abbé de sa couchette, se rende tout de suite à la croix.»

Il désignait cette croix de l'extérieur, devant laquelle nul ne pouvait passer sans prière. Mais en envoyant son condamné à ce calvaire, sans limiter même le temps assigné à cette pénitence, il oubliait les rigueurs de la saison:

«Le saint pontife, nous dit le biographe contemporain, tint obéir sans délai; abandonnant même celle de ses sandales qu'il avait en main, sans rien d'autre que le rude cilice dont il était couvert, les pieds nus, sans aucune chaussure, il s'échappe en secret de son lit, sort en étouffant le bruit de ses pas, et se rend en hâte è l'endroit prescrit.

« On était au fort de l'hiver: froid excessif, bise âpre, givre glacial: tout gelait et la neige tombait presque partout sans fondre.

« Le serviteur de Dieu n'en reste pas moins debout: immobile, les mains tendues, gardant de plus en plus les bras élevés vers la croix, il poursuit le chant des psaumes. La neige pourtant tombe, tombe toujours jusqu'à lui monter aux chevilles.

« Mais le Seigneur, qui voit n'importe quelle chose de nuit comme de jour, le Seigneur regarda d'un oeil de pitié le serviteur qui peinait pour lui. Celui‑ci en était chanter ce verset du XLIe psaume: «Quand arriverai‑je donc et pourrai‑je me montrer devant Dieu.» Le Seigneur, toujours prêt à la miséricorde, entendit cette prière: il fit en sorte que le chant du coq retentit cette nuit là plutôt qu'à l'accoutumée.

« Plus de retard aussitôt: les frères du monastère, au signal donné, arrivent pour les matines; puis, l'office achevé, quittent en hâte l'église, et, poussés par la rigueur du froid, rentrent dans la maison pour se réchauffer.

Le saint de Dieu cependant, luttant toujours avec plus de vaillance, continuait sa prière, debout, devant la croix.

C'est alors que le père abbé, parcourant du regard la communauté assemblée: Avons‑nous, dit‑il, tous nos frères? L'un d'eux prit la parole: Je vous ai entendu cette nuit envoyer à la croix, mais je ne sais qui.

Il parlait encore qu'un autre des frères entra: Vraiment, s'écria‑t‑il, mon seigneur Lambert reste cette nuit trop longtemps, et sans chaussure, à prier à la croix!

L'abbé, tout éperdu, s'effraya de ce qu'il avait fait: Allez, dit‑il aux frères, courez vite et demandez lui humblement de revenir auprès de nous.

« Ils coururent et le trouvèrent debout toujours devant la croix: sa tête, ses épaules étaient complètement couvertes de neige.

Le saint apôtre en était alors à dire « Dieu ne méprise pas le coeur contrit et humilié» - et le reste.

« Ceux qui lui avaient été envoyés lui adressèrent leur demande: « Seigneur, notre père abbé vous prie, et tous les frères vous conjurent de revenir auprès d'eux, à la salle des hôtes.» Il partit avec eux, et dès qu'il entra, le père abbé, la troupe entière des moines tombèrent à genoux à ses pieds:

- «Pardonnez-moi, mon père, lui dit l'abbé, pardonnez-moi, c'est par ignorance que j'ai péché; si j'ai agi sans sagesse, faites miséricorde à vos dévoués serviteurs.

Mais lui: - « Dieu vous fasse miséricorde, répondit-il, car ce n'est pas sans sagesse que vous avez agi. Ce que vous avez fait était oeuvre de prudence. Saint Paul n'a-t-il pas dit: « C'est par le froid et la nudité que je dompte mon corps! »

« Déjà les frères lui préparaient un bain ils lui changèrent ses vêtements, et, lui baisant les mains, lui baisant les pieds même, ils se disaient tout bas l'un à l'autre Mon seigneur Lambert n'a pas voulu se faire connaître de nous celle nuit, mais c'est pour l'accroissement de sa gloire et pour sa récompense que cela nous avait été caché. »

Tel est le récit d'un témoin du fait.

On croyait encore pouvoir montrer à Stavelot, au XVIIe siècle, le lieu où l'héroïque et volontaire pénitence s'était accomplie. Il a même été dit, que si nos pères ont composé le blason de Liège, de ce perron d'or, qui ne fut originairement qu'une croix, posé sur un fond rouge, ce fut en l'honneur de saint Lambert. Ils auraient voulu rappeler à la fois, par la couleur de cette pourpre sanglante l'immolation du patron national, et par cette croix du perron l'insigne libérateur aux pieds duquel la sainteté de Lambert s'était révélée avec tant de constance dans la nuit d'hiver de Stavelot.

L'exil, sanctifié par ces mortifications héroïques, devait durer sept ans pour saint Lambert. Enfin l'oppression et les troubles dont souffraient nos provinces, prirent terme, grâce au triomphe national de Pepin de Herstal. Devenu maître définitif du gouvernement, il chassa du siège usurpé de Maestricht. Un certain Faramond qui n'avait point craint de prendre la place de Lambert et il voulut qu'à l'instant, dit le narrateur contemporain, sans attendre un jour, on rétablît le saint sur son siège.

Ce fut aussitôt fête générale dans la population. Partout hymnes et chants de joie célébraient son retour. Prêtres et lévites, armée de moines, clergé unanime répétaient les psaumes d'allégresse, les actions de grâces au Christ; étrangers et pèlerins, pauvres et besogneux, veuves et orphelins partageaient à l'envi cette joie. Toute cette terre se réjouissait comme si elle eût reçu un des apôtres mêmes de Jésus-Christ.

 

Saint Lambert et les Saints de son temps.

Les vertus du saint n'avaient fait que s'affermir et s'accroître dans la pratique septennale de la vie monastique de Stavelot. Elles n'avaient rien enlevé à cette prestance, cette beauté majestueuse et douce dont le souvenir est resté inséparable dans la tradition liégeoise du visage de saint Lambert: «Il réunissait imposante stature, traits agréables, belle chevelure, regard vif et pénétrant, nobles mains aux longs doigts, teint frais et vermeil. Que dirai‑je de plus, conclut naïvement le contemporain qui a reproduit ce portrait du saint; de la plante des pieds au sommet de la tête il n'y avait rien reprendre en lui. »

Plus remarquables encore étaient ses qualités morales: ferme et doux tout ensemble, plein de sagesse et d'ardeur, toujours miséricordieux et charitable, la chasteté et l'humilité étaient, avec le zèle et la bonté, ses vertus préférées.

Rien de plus simple, d'autre part, que ses vêtements et le mobilier dont il se servait: même pour les offices solennels, quand ses gens lui avaient préparé les pompeux ornements alors en usage, il lui arrivait de dédaigner de s'en revêtir et de leur préférer les habits sacerdotaux dont un long emploi avait déteint la couleur, gâté les franges, effiloché les galons. Sa crosse la plus ordinaire était un de ces simples bâtons qu'on portait alors aux offices et sur lesquels on s'appuyait, debout, quand venait la fatigue.

L'habitude était prise depuis des siècles d'orner de décorations de métal, de bois précieux ou d'étoffes, les chaires d'où les évêques enseignaient, voire les sièges qu'ils occupaient dans leurs habitations. Saint Lambert ne se prêtait à ces ornementations respectueuses qu'à l'église et lorsque l'exigeait l'éclat des grandes fêtes.

De sort temps, dans nos régions, la vie d'un évêque était, avant tout, une vie de missionnaire, une vie d'action, de voyages incessants. A cheval ou à pied, par de mauvais chemins, ou sans route tracée, à travers bois, montagnes, marécages, en barque souvent - les rivières étant alors les voies de communication les plus ordinaires - il lui fallait parcourir et reparcourir son vaste diocèse en tout sens; partout conseiller, juger, administrer, distribuer les sacrements, l'aumône, l'instruction, prêcher les foules et les communautés, bref donner sans fin les leçons et l'exemple.

De Givet aux bouches de la Meuse; de Stavelot aux environs d'Anvers, il y a peu de point de son diocèse où il n'ait porté la parole de Dieu. Tongres, pour déchue qu'elle fut de son importance, Maestricht la ville épiscopale, Huy et Dinant où avaient vécu ses prédécesseurs, Namur la grande place forte de l'époque, Tirlemont, Louvain, Bréda ont dû souvent entendre l'apôtre.

Dans cette Hesbaye où Horion gardait le vieux souvenir de l'évangélisation de saint Martin et Celles la tombe, à Termogne, d'un martyr, prédécesseur de Lambert, saint Evergisle - dans ces vieilles localités brabançonnes ou hesbignonnes riveraines des antiques routes romaines ou dans les villages des bords de la Meuse, nos pères du septième siècle se seront souvent réunis pour recueillir ses enseignements. Il aimait surtout à visiter les communautés religieuses, et ces visites auraient suffi pour le mettre en rapport avec tous les saints et toutes les saintes belges de son époque. Il n'a pu manquer de connaître de la sorte, dans leur retraite aux environs de Ruremonde, ses contemporains, les deux saints évêques Viron et Plechelme au mont Saint-Pierre, d'Odilienberg; à Stavelot, après saint Gondoin, son successeur saint Babolen; à Sarchinium, le saint fondateur même qui devait laisser son nom au monastère de Saint-Trond; à Celles, près Dinant, saint Hadelin; à Fosses, saint Ultan, le frère et le successeur comme abbé du martyr saint Pholien; à Aine, saint Landelin; à Andenne, sainte Begge, dont ses conseils avaient sans doute inspiré les fondations. Il avait eu la joie d'établir à la tête de la communauté de Munsterbilsen, cette pieuse Landrade, élève comme lui du maître romain Landoald et la joie non moins grande de former, comme disciple, celui qui devait lui succéder, saint Hubert.

A Amay et à Saint‑Georges il retrouvait le souvenir récent de sainte Ode; à Nivelles, celui de sainte Gertrude; à Incourt, à Meldert près de Hougarde, à Orp‑le‑Grand, ceux des vierges du Christ Ragenulphe, Ermeliude, Adèle. A Malonne, c'était celui de saint Bertuin; celui de saint Monon à Nassogne à Andain, qui ne pouvait s'attendre encore à porter le nom de saint Hubert, celui de saint Beregise; celui de saint Evermare enfin, auprès de l'hôpital des lépreux de Russon.

Septième siècle, siècle des saints a‑t‑on dit justement. Il ne fallait rien moins que ce débordement sauveur de sainteté pour effacer enfin l'idolâtrie du sol belge.

 

Les conquêtes de saint Lambert.

Saint Lambert ne se contenta point de faire mieux connaitre des chrétiens et mieux pratiquer l'Evangile; Il lui conquit par ses prédications et ses vertus de nombreux païens, dans son diocèse et au delà. Dans ce diocèse même, une région était restée jusque‑là invinciblement attachée aux hontes et aux superstitions de l'idolâtrie: c'était la Taxandrie ou Campine.

Saint Théodard, saint Remacle, saint Amand, les prédécesseurs immédiats de Lambert, nous étaient venus du Midi de la France; ils ne pouvaient se faire entendre que par interprètes de ces païens, restés aussi attachés à ce langage germanique ou flamand de leurs ancêtres qu'à leurs faux dieux.

Lambert, enfant de Maestricht, avait sur ses devanciers cet avantage de joindre au zèle qui avait animé ces ardents missionnaires, la connaissance de l'idiome indigène de ces populations obstinées.

Ni la difficulté d'entrer en rapport avec ces sauvages perdus dans les landes ou abrités par les marécages de cette région jusque‑là inexplorée, ni la répulsion farouche qu'ils éprouvaient encore pour le christianisme, ni leur barbarie capable de tous les crimes n'arrêta l'apôtre. Armé seulement de l'Evangile, il s'avança dans cette Taxandrie jusqu'alors indomptée.

Indignés de son audace d'abord, frémissant de lui entendre enseigner le mépris de leurs idoles, le culte du Dieu chrétien, ces gens se seraient jetés sur lui pour le mettre en pièces, si la mystérieuse autorité avec laquelle il parlait n'avait retenu leurs bras; ils se laissèrent aller à l'écouter, et bientôt, vaincus par la vérité que la sainteté leur faisait connaître, ceux‑là qui d'abord n'avaient projeté que mort et massacre, tombaient à genoux aux pieds du missionnaire, inclinaient leur front sous l'eau du baptême; ils ne voyaient désormais rien de plus enviable que d'imiter la vie de celui qui les avait conquis.

Plus la Campine avait résisté, tenace, intangible aux assauts libérateurs de la civilisation évangélique, plus, il faut faire honneur à notre saint d'avoir pour jamais donné à la foi cette race fidèle, persévérante, patiente et laborieuse dont la fécondité n'a cessé depuis lors de ravitailler d'énergie, de vertus et d'apostolats le diocèse de saint Lambert.

Les limites de ce diocèse ne pouvaient arrêter le vaillant missionnaire. Un de ses prédécesseurs, saint Amand, avait porté la foi à Anvers et établi, avec le concours du noble hesbignon Bayou, les premières communautés religieuses de Gand; son contemporain, saint Trond, le fondateur de l'abbaye et de la ville qui, depuis ont gardé ce nom, avait été le fondateur de la première église de Bruges. Lambert, lui, devait être le premier apôtre de la ville appelée à devenir dans la suite la métropole religieuse de la Belgique, le premier apôtre de Malines.

C'est Lambert, au témoignage des plus anciens historiens Malinois, qui lui apporta les lumières de la foi; Lambert qui édifia sa première église et la consacra à Notre‑Dame.

Diverses localités des environs de Malines s'honorent aussi d'avoir reçu de lui l'Evangile. Anvers même, en lui consacrant de nos jours une église, n'a sans doute payé à saint Lambert qu'une dette de reconnaissance: ces saints missionnaires venus de l'étranger, saint Eloy et saint Amand l'un des prédécesseurs de Lambert, n'avaient su achever la conversion d'Anvers. L'apôtre flamand de cette Taxandrie, dont Anvers comme Malines formait l'extrémité, n'a pu, dans ses courses apostoliques, négliger d'y reprendre leur oeuvre et de la mener bien.

Plus loin encore, vers le Nord, dans ces régions devenues aujourd'hui la Hollande, les Frisons restaient païens, en guerre continuelle avec le royaume chrétien d'Austrasie gouverné par Pepin de Herstal; celui‑ci comprit que pour assurer la paix sur ces frontières c'était au christianisme qu'il devait demander aide. Il favorisa, par politique autant que par piété, les efforts des missionnaires et ceux surtout d'un apôtre anglais dont l'apostolat y devait si bien réussir, que ce saint, Willebrord, est devenu le patron de la Hollande catholique. Tant que Willebrord ne fut pas évêque, saint Lambert demeurait le pontife le mieux en position et le plus capable de le diriger. C'est ensemble qu'ils poursuivirent la conversion de la Neerlande. Alphen‑sur‑Meuse, province de Gueldre au diocèse de Bois‑le‑Duc prétend être une des localités où ce Willebrord venait s'entendre avec saint Lambert sur leurs travaux apostoliques; c'est là peut‑être qu'on révéra longtemps, dans le pays de Testrebant, l'endroit non loin de la Meuse où Lambert, assisté de saint Willebrord, administrait le baptême à la foule des nouveaux convertis.

Si l'histoire ne nous a pas conservé le texte des discours si puissants de saint Lambert, on sait du moins ce qu'ils furent, par ce qu'elle nous a gardé des sermons de son élève et successeur saint Hubert, et des sermons de son devancier, saint Eloy: c'était l'affirmation des mêmes dogmes, des mêmes croyances, des mêmes espoirs, de la même charité que nous enseignent encore leurs successeurs après douze siècles; c'était la recommandation des mêmes pratiques de piété, les mêmes exhortations pressantes à fuir les mêmes vices.

Saint Lambert ressusciterait demain parmi nous, il n'y retrouverait plus rien, pas même le souvenir des rois, des Etats, du régime politique, des lois, des usages qu'il a connus; rien des villes, des villages, des fleuves, des bois, des campagnes, de l'agriculture, de l'industrie tels qu'ils étaient de son temps, rien du langage de ce temps; pas un homme vêtu, se logeant, mangeant, buvant, parlant, s'occupant de n'importe quoi comme on le faisait alors! Justice, armée, administration, gouvernement, aucune de nos institutions officielles ou libres, ne lui rappellerait celles qu'il a pratiquées. Une seule chose, quand tout a péri ou s'est transformé, une seule n'a point changé, c'est l'Eglise catholique, son organisation et sa doctrine.

Groupés dans le même ordre hiérarchique, nos prêtres distribuent encore les mêmes Sacrements: baptême, confession, communion que distribuait saint Lambert; ils célèbrent la messe chaque jour, comme le saint la célébrait; ils prient pour les morts avec les mêmes chants sacrés; ils enseignent dans des langues nouvelles le même vieil Evangile, les mêmes vérités éternelles, les mêmes dogmes les mêmes espérances, les mêmes devoirs, pour la défense desquels Lambert est tombé martyr. Plus de douze cents années, près de cinquante générations d'hommes, de passions, de révolutions, ont pu passer depuis et transformer tout au monde, elles n'ont pu toucher à cet Evangile, rien changer dans cette Eglise chargée de sa garde et de sa propagation. N'est‑ce pas la preuve que la foi prêchée à nos pères par saint Lambert, foi toujours identique à elle‑même, se soutient par une sagesse, une force, une volonté, qui viennent de plus haut que la terre et de plus puissant que l'homme: du Ciel même et de Dieu ?

 

Saint Lambert et Pepin de Herstal.

La vigueur d'une race nationale nouvelle, aux jeunes et vigoureuses énergies; le savoir et le dévouement que donnent l'éducation religieuse et surtout le sûr enseignement de Rome; le travail et les vertus du prêtre, la largeur de vues, les hautes et fermes initiatives de l'épiscopat; les sacrifices et la vie d'abnégation du moine; le zèle invincible des missionnaires, tels sont les éléments dont l'action, inspirée de Dieu, fit de nos barbares ancêtres un grand peuple chrétien: saint Lambert avait personnifié toutes ces forces qui assurèrent, en nos régions, le triomphe de la civilisation.

Mais pour s'élever au degré le plus haut de la sainteté, pour mériter de laisser parmi les peuples une mémoire plus honorée que celle de la plupart des saints ses contemporains, il lui restait à accomplir un dernier sacrifice: celui de sa vie. C'est de son martyre qu'allaient sortir tout ensemble sa gloire suprême, la transformation d'un obscur hameau en grande ville, la constitution d'une nation (1).

On se souvient que, plus souverain que les rois sous le nom desquels il régnait, Pepin de Herstal gouvernait alors le royaume franc à titre de maire du Palais.

Vainqueur de tant d'ennemis, Pepin n'avait pu se vaincre lui‑même. Protecteur zélé des missionnaires de l'Evangile, il n'avait su rester fidèle à l'un de ses commandements les plus essentiels: le respect du lien conjugal. L'unité sacrée du mariage chrétien était, d'ailleurs, une de ces nouveautés salutaires à laquelle savaient le moins se plier ces races nouvelles, débordantes de vie, de passion, et chez lesquelles la pluralité des femmes était restée, jusqu'à l'avènement du christianisme, un des privilèges de la fortune.

Même après la conversion des Francs, les tolérances d'une législation que ce christianisme n'avait pas assez profondément purifiée, la survivance d'usages païens, les détestables et fréquents exemples des rois mérovingiens, cette complicité que l'inconduite des grands trouve presque toujours parmi les courtisans dont ils vivent entourés, toutes les influences mauvaises conspiraient à faciliter à cet égard au tout puissant ministre l'abandon du devoir. Il avait épousé, entre 670 et 675 ce semble, une femme du haut rang, de beaucoup de mérite, et que sa vertu a parfois fait considérer comme une sainte, la fille d'Hubert, la noble Plectrude. Plusieurs enfants étaient nés de cette union. L'on ne voit point, par les actes, que Pepin ait voulu répudier formellement Plectrude. Il prétendit, toutefois élever une autre femme, Alpaïde, au même rang d'épouse. Plus jeune que Plectrude, belle, élégante et non moins noblement apparentée, Alpaïde était la soeur d'un des principaux fonctionnaires du palais, le domesticus Dodon, comte de Hesbaye. Elle aussi avait donné deux fils à Pepin.

Etait‑il possible de rompre ce concubinage de plus en plus scandaleux? Le tenter au moins constituait pour saint Lambert une obligation de conscience aussi pénible qu'impérieuse.

C'était à ce Pepin de Herstal que l'exilé de Stavelot avait dû son rétablissement au siège épiscopal, les plus généreux dons en faveur de l'Eglise, le concours le plus puissant pour la propagation de l'Evangile dans le royaume des Francs, et par de là ses frontières. Ces liens de gratitude et d'amitié qui attachaient le prince et l'évêque au profit de la propagande du bien, fallait‑il les briser sans autre résultat peut‑être que de transformer en un ennemi déclaré de l'Eglise celui qui en avait, été jusque là le meilleur défenseur, et de compromettre l'oeuvre entière de la civilisation dans un grand pays?

D'autre part, plus le scandale était public, venait de haut, plus il importait de l'arrêter: ces accommodements de la législation, cette ancienneté de l'abus, cette fréquence des précédents malfaisants ne rendaient que plus pressant le devoir de protestation du représentant de l'Evangile: la loi du Christ était impudiquement violée, et derrière l'épouse abandonnée, sacrifiée à d'illégitimes amours, l'évêque n'avait pas à voir seulement le droit méconnu, la justice et les moeurs outragées. La cause même de la civilisation chrétienne, frappée avec Plectrude, lui demandait de les défendre: que serait‑il advenu de la liberté de la femme, de la dignité de la mère de famille, de l'égalité de l'épouse et de l'époux, proclamés par le Sauveur et ses Apôtres, si l'on eût toléré le concubinage et l'adultère officiels, chez l'homme d'état chrétien, en ce moment le plus puissant et le plus en vue de l'Europe?

Ministre fidèle du Christ et de l'Evangile, exécuteur attentif des prescriptions répétées des Conciles et de l'Eglise, gardien jaloux de ces enseignements de Rome et du cloître, qui avaient formé sa jeunesse et sanctifié les premières épreuves de son épiscopat, pontife apostolique, accoutumé à ne poursuivre en tout que l'accomplissement du devoir, saint Lambert ne put manquer de reprendre Pepin de son inconduite et de s'efforcer de le ramener à Plectrude. Il réussit, nous dit‑on, à ébranler le coupable, il en obtint des promesses de rupture. Elles ne tinrent point devant les charmes, les pleurs, la domination d'Alpaïde. L'Evêque n'abandonna pas la lutte; aussi Alpaïde, tremblant toujours de se voir ravir Pepin, tâcha, par l'intermédiaire de son frère Dodon, d'obtenir que le saint consentît au moins à se taire: ni les promesses, ni les menaces n'ébranlèrent l'apôtre.

Un incident, comme l'histoire des temps mérovingiens en rapporte assez bien d'autres, allait l'obliger à un éclat et hâter la catastrophe.

 

Le Festin de Jupille

On était à la mi‑septembre. Saint Lambert avait quitté sa résidence épiscopale de Maestricht, pour vivre avec ses deux neveux, Pierre et Andolet, quelques clercs, ses disciples, et quelques serviteurs, au petit hameau de Leodium ou Liège. La tombe de son maître et prédécesseur, Théodard, l'avait‑elle attiré là, décidé à s'y fixer? Tenait‑il t ne pas s'éloigner du séjour de Pepin, et de ce palais de Herstal où il devait avoir souvent à traiter d'importants intérêts? Ne cherchait­il, au fond de ce val champêtre et peu fréquenté, que le calme de la retraite, avec la liberté de vaquer à l'oraison et à la formation des élèves de son école? Il y vivait au milieu de ses disciples mêmes, dans une humble propriété rurale.

Abrité au nord par la côte pierreuse, qui devait plus tard recevoir l'église de Saint‑Servais, au couchant par cette montagne boisée du Publémont, sur laquelle s'érigèrent dans la suite les collégiales de Saint‑Pierre, de Sainte‑Croix, de Saint‑Martin, le petit domaine de l'évêque descendait en pente douce, au midi, vers la Meuse, bordé sans doute, au levant, par cette rivelette de la Légia qui maintenant ne traverse plus la place du Marché que sous les voûtes d'un canal souterrain.

Un fossé, une baie et quelques palissades clôturaient l'enclos de la résidence du pontife; là, s'élevait la première église de Liège, le très modeste oratoire de Notre‑Dame, et un peu plus haut que cette église, la demeure du saint et de ses compagnons. Cette habitation occupait un terrain qui correspond exactement au milieu de la place Saint‑Lambert actuelle. Habitation étroite et basse, dont la simplicité effraierait aujourd'hui le plus pauvre travailleur; point d'étages; pour murs, des cloisons de bois, dont à l'intérieur des étoffes tendues ne cachaient peut‑être point partout la nudité; pour plafond, une simple couverture de tuiles ou de pierres plates.

Tandis que saint Lambert était venu se fixer au hameau de Liège, Pepin habitait, lui, ce domaine voisin qu'on a tour à tour qualifié du nom de Jupille ou de Herstal, suivant qu'on le désignait d'après la rive droite ou la rive gauche du fleuve.

Le maire du palais désira un jour conférer avec l'évêque, et, l'affaire qu'ils avaient à traiter expédiée, il retint le saint à dîner.

On prenait place à table, l'assistance était nombreuse, brillante, animée. Dans cette assistance, s'était glissée la femme injustement subrogée à l'épouse légitime.

Or, c'était alors un usage dont la méconnaissance entraînait, croyait‑on, malheur ou châtiment, que lorsqu'un prêtre était présent, on ne prît nourriture ni boisson sans les lui avoir fait bénir. C'était l'usage aussi de ne refuser cette bénédiction qu'aux hérétiques mis au ban de l'Eglise ou aux pécheurs publics avec lesquels elle interdisait toute communication religieuse.

Les échansons, cependant, ont commencé de remplir leur office Pepin: tient à payer d'exemple. Le premier, il tend sa coupe à l'évêque pour qu'il la bénisse: aussitôt, c'est à qui l'imitera des convives. Parmi ceux‑ci, la concubine avance aussi la sienne vers la bénédiction. Elle se flattait de surprendre, dans la confusion de cet empressement général, une sorte d'indirecte et publique approbation de sa coupable présence.

C'était provoquer l'éclat vengeur, c'était l'imposer au saint évêque: Lambert s'arrête dans la distribution des signes de la croix, et se tournant vers Pepin, il proteste d'un mot contre l'insidieuse audace de cette femme, contre la surprise dont on a voulu le rendre victime, et quitte la salle du repas.

Une agitation générale succède à ce départ La stupeur retient les uns; les plus indépendants s'effrayent des suites possibles de la hardiesse du pontife; les plus serviles s'empressent autour de la concubine et de son redoutable complice. Pepin, pourtant, réussit à se maîtriser. Il a fait suivre l'évêque par quelques amis: ceux‑ci le retiennent chez son hôte princier, le pressent de renoncer à cette sévérité contre laquelle ils invoquent les usages, les lois, tant d'exemples du temps, la prétendue impossibilité d'une séparation, l’intérêt de pauvres enfants, l'intérêt même de l'Eglise et de l'évêque. En vain Pepin lui‑même vient‑il joindre ses efforts à ceux de ses envoyés: Lambert demeure inébranlable. Comme Jean‑Baptiste à Hérode: « Il ne vous est point permis, répète‑t‑il au prince, de garder cette femme. »

Voyant toutes ses tentatives se briser contre l'indomptable fidélité du prélat, Pepin, instigué par la concubine, dépose toute retenue; il prétend ordonner où tantôt il priait: il exige qu'avant de s'éloigner du palais, l'évêque se prête à saluer Alpaïde en légitime épouse.

Un refus plus énergique que le précédent est la réponse du pontife. C'est au milieu de paroles, de menaces meurtrières qu'il lui faut prendre congé du prince exaspéré.

Alpaïde cependant et les sentiments religieux tant de fois témoignés par Pepin ne justifiaient que trop ses appréhensions - Alpaïde redoutait que les protestations du saint évêque ne finissent par triompher de l'égarement d'un prince protecteur constant, parent, fils de tant de saints. Elle ne pouvait non plus se résigner à courber le front, sans vengeance, sous une réprobation aussi publique.

Elle réclame en hâte le secours de son frère, insiste sur l'affront qu'elle vient d'essuyer, lui fait craindre que cet affront ne soit suivi, quelque jour, si on ne la délivre de ce Lambert, d'une répudiation formelle, ruine à la fois de sa fortune et de la fortune des siens.

Il n'était guère besoin d'exciter le brutal Dodon. Depuis quelque temps déjà, pour faire expier, semble­t‑il, à saint Lambert sa réprobation du concubinat, Gall et Riold, deux parents de Dodon et d'Alpaïde, s'étaient mis à la tête d'une bande de malfaiteurs et causaient par leurs déprédations et leurs violences, le plus de mal possible à l'évêque, à ses gens, au patrimoine de son Eglise.

Leurs attentats avaient été si loin, qu'il avait paru impossible soit de se soustraire à ces attaques, soit de les supporter. Les amis de l'évêque, ses deux neveux surtout, Pierre et Andolet, poussés à bout par l'audace de ces scélérats, et par l'urgence d'opposer à la force d'injustes agresseurs celle de la légitime défense, avaient, dans une rencontre fatale, tué Gall et Riold.

D'après les moeurs du temps, il appartenait à leur parenté, à son chef Dodon, tout d'abord, de tirer vengeance de cette mort.

Mais l'amitié gardée jusqu'alors à l'évêque par le maire du palais avait dû retenir le frère d'Alpaïde. La protestation publique du prélat contre les adultères renversa la dernière barrière qui le protégeât, et l'affront fait tout ensemble à Pepin et à la soeur de Dodon dut enlever à celui‑ci ses dernières hésitations.

Alpaïde obtint facilement écoute: la mort immédiate du courageux pontife fut résolue entre eux.

 

Le Martyre.

Le comte de Hesbaye avait des possessions étendues et de nombreux serviteurs; ses fonctions de domesticus plaçaient en outre sous ses ordres une grande partie du personnel du palais.

Ce n'est point de ce palais toutefois que doivent directement partir les assassins: c'est d'un hameau proche de Liège, et, depuis, englobé dans la ville, après des siècles d'existence indépendante, le hameau d'Avroy.

De là, sortait le seul des complices de l'attentat dont l'histoire nous ait conservé le nom, le hesbignon Godobald. Etait‑il le seigneur d'Avroy, ou était‑ce Dodon lui‑même? Quoi qu'il en soit, le premier récit qui nous signale le lieu de la réunion des meurtriers veut qu'elle se soit tenue en Avroy.

Lambert cependant avait regagné sa modeste habitation de Leodium: on ne voit pas qu'il ait cru devoir avertir ses neveux ni ses disciples des menaces dont il avait été l'objet. Seul, un de ses serviteurs, Baldovée, reçut l'ordre de veiller la nuit sur la maison et ses habitants, ordre qui, dans les circonstances et dans ce val solitaire, ne devait surprendre personne.

L'office du soir achevé, tous étaient allés prendre leur repos. Vers le milieu de la nuit, l'évêque se leva, suivant sa coutume, et laissant ses disciples endormis, comme l'avait fait le Sauveur avant l'heure de la trahison, au jardin de Gethsémani, il s'en fut veiller et prier solitaire, dans la chapelle de Notre‑Dame, auprès de la tombe où lui‑même avait déposé les restes de son prédécesseur épiscopal, le saint martyr Théodard.

L'oraison, les actes répétés d'espoir suprême en son Dieu, mêlés au chant des psaumes, occupèrent le saint jusqu'à l'approche du jour. Il revint alors auprès de ses disciples, et frappant la porte de leur dortoir avec le bâton qu'il tenait en main et qui lui avait aidé à soutenir sa longue prière « Eveillez‑vous et levez­vous, leur dit‑il, voici l'heure de réciter, dans la joyeuse attente du jour nouveau, les psaumes des matines.

Les frères levés, l'évêque célébra avec eux l'office du matin. Après l'office, on avait quitté la chapelle et regagné l'habitation. Le saint n'avait pu se décider à se coucher encore: repassant en esprit toutes les grâces que Dieu lui avait accordées et le bien qu'il lui avait permis de faire depuis son heureuse enfance, il avait derechef prolongé sa veillée d'actions de grâces et de supplications. Accablé de fatigue, il venait enfin de gagner son lit.

Il n'avait pu goûter encore le sommeil, il espérait seulement s'y livrer, que le jour se levait. C'éiait l'heure qu'attendaient les meurtriers. Mis en éveil sans doute par quelque rumeur insolite, Baldovée sortit de l'habitation pour remplir son office de veilleur. A peine arrivé à l'angle de la maison, il aperçut au loin une troupe nombreuse d'hommes, dont les groupes se dégageaient tour à tour des brumes matinales de septembre.

Quelques‑uns de ces hommes hésitaient à poursuivre leur route: ils avaient remarqué au‑dessus de la demeure du saint, entre ciel et terre, une croix lumineuse, resplendissante, plus brillante que l'or.

Comment douter pourtant des intentions hostiles de cette multitude ?

Tous portaient l'équipement de guerre, épée au côté, flèches au carquois. Leurs lances, leurs casques, leurs cuirasses et leurs boucliers, luisaient d'un éclat sinistre aux premiers feux de l'aurore; ils précédaient l'impie Dodon, qui, grinçant des dents, excitait ces loups furieux à se ruer dévorants sur l'agneau du Seigneur.

Déjà la troupe ennemie avait commencé d'entrer dans l'enclos, par les portes jetées à bas, la haie détruite et les barrières brisées.

Baldovée épouvanté, était couru en hâte avertir son maitre. Celui‑ci ne dormait toujours point, attendant le sommeil, sans soupçonner l'approche de la mort.

A l'annonce de l'attaque, il est à l'instant debout; vaillant soldat comme aux jours de sa jeunesse, il se précipite, sans chaussure, sur un glaive, le brandit pour courir à la bataille et repousser l'ennemi. Mais le Christ, tant de fois invoqué par lui, - nous dit le contemporain dont nous ne faisons guère que traduire le récit, - le Christ n'était pas loin de son pontife.

Une résolution plus sacerdotale remplace aussitôt celle du combat: le saint ne veut chercher secours qu'en Dieu; il jette à terre l'arme qu'un premier mouvement avait saisie. « La fuite eût pu me sauver, du glaive, dit‑il, et si j'avais résisté, j'aurais succombé en vaincu, mais pour que la vraie victoire ne m'échappe point, mieux vaut au prêtre mourir dans le Seigneur que porter dans une lutte coupable la main sur des méchants ! »

Il parlait encore, que les assaillants se ruaient sur la porte de l'habitation; quelques‑uns fichaient leurs lances dans les faibles cloisons, pour y pratiquer une brèche, ou pour en tenter l'escalade; quelques uns même avaient franchi le seuil. Mais là, les deux neveux de l'évêque, Pierre et Andolet, s'étaient dressés devant les agresseurs. Armés seulement des premiers bâtons qu'ils avaient rencontrés, ils étaient tombés sur les bandits, et, à force de coups, les avaient écartés de l'entrée.

Le saint profita de ce moment de répit pour s'adresser à ses neveux et aux jeunes disciples réunis autour de lui: « Si vous m'aimez d'une véritable affection, leur dit‑il, aimez d'abord le Christ. Confessez vos péchés à Jésus: il nous faut périr ici‑bas pour vivre avec le Seigneur ! »

Un de ses ardents neveux, Andolet, ne le laissa pas poursuivre: N'entendez‑vous donc pas, mon seigneur, n'entendez‑vous pas ce que crient au dehors ces ennemis de Dieu: «Mettez le feu pour que la maison s'embrase tout entière et qu'ils soient brûlés vifs. »

« Ne craignons pas », répond l'évêque, rendu, lui, son héroïque sérénité, « ne craignons pas la fureur de nos ennemis; c'est de ceux‑là que le feu sera le châtiment: il dévorera leur chair jusqu'à la moelle, jusqu'à ce que rien n'en subsiste. Nous, plaçons en Dieu notre force, et ce Dieu mettra nos ennemis à néant. »

Puis s'adressant à ceux qui avaient tué Gall et Riold: « Souvenez‑vous donc que vous avez été coupables, souvenez‑vous de votre faute. Dieu ne châtiera pas deux fois le pécheur, mais il ne laisse pas le péché impuni... Pourquoi vous presser autour de moi? Allez au devant de ces hommes: cette mort que vous avez infligée injustement, sachez la recevoir maintenant comme l'oeuvre de la justice de Dieu. Mieux vaut livrer vos membres aux bourreaux et garder vos mains pures du crime, pour assurer votre âme le salut éternel. »

- Eh bien, lui dit alors Andolet, encore hésitant entre l'acceptation du martyre et la résistance à mort du guerrier barbare, interrogez donc le livre de votre Dieu, achevez son oeuvre que vous avez si bien commencée, et qu'il soit fait de nous comme l'ordonnera le Seigneur. »

Le saint prit son psautier, l'ouvrit: le premier passage qui lui tomba sous les yeux était celui‑ci: « Dieu tirera vengeance du sang de ses serviteurs comme il l'a fait pour Zacharie immolé entre le temple et l'autel, et qui s'était écrié en mourant: Dieu vous voie et fasse justice ! »

Lambert n'en lut pas plus: il avait entendu le commandement du Ciel. Pour se conformer à Zacharie, et peut‑être aussi dans l'espoir que sa mort suffirait à satisfaire les bourreaux, il fit sortir de sa chambre à coucher les disciples qui l'avaient envahie.

Resté seul, il se prosterna, répandant sa supplication et ses larmes, la face sur le sol, les bras en croix, comme à l'heure de son sacre épiscopal et dans l'office anniversaire de la mort du Sauveur. Le martyr attendait ses bourreaux en priant pour eux et sans doute aussi pour le peuple à naître de son sang.

Les agresseurs avaient repris l'assaut un moment interrompu: l'entrée de la maison est forcée; ils se précipitent à l'intérieur, tuent sans pitié tous ceux qu'ils rencontrent, Pierre et Andolet des premiers. Les derniers survivants s'étaient‑ils groupés devant la porte de leur maître ? On n'avait pas encore forcé la chambre de l'évêque.

Un des bandits se jucha sur le toit de la pauvre cellule, et aperçut de là le saint toujours prosterné: il lui lança un javelot qui le tua, en traversant le crâne du martyr.

C'est la trace même de ce coup qu'après douze siècles, on a reconnue cette année, sur ce crâne sacré, enchâssé maintenant dans l'or du buste fameux, le plus précieux trésor de la Cathédrale de Liège.

 

Les funérailles de saint Lambert

Quelques- uns des serviteurs du saint avaient échappé au massacre, soit par la fuite, soit parce qu'ils ne logeaient point dans la demeure de l'Evêque. Les bourreaux partis, ils vinrent relever le cadavre sanglant du martyr, le déposèrent dans une barquette, à peine enveloppé d'une pauvre couverture, et s'éloignant en hâte des lieux souillés par le crime, prirent, force de rames, le chemin de Maestricht.

Déjà la fatale nouvelle s'était répandue dans les hameaux environnants, et avec elle, tout ensemble, l'effroi et les regrets.

On redoutait la puissance des assassins et du ministre omnipotent qu'on pouvait croire leur complice; on déplorait le sort de la victime et de maints côtés se faisaient entendre les exclamations de douleur qui suivaient alors le trépas de l'homme aimé et regretté: « Que de bienfaits n'eût‑il pas encore répandu parmi nous ! Plût Dieu que nous eussions péri avec lui! Sans lui, nous ne pourrons plus vivre! » Et ce disant, la plupart ne parvenaient pas retenir leurs larmes.

La barque mortuaire n'avait pas encore abordé Maestricht, que le bruit de la catastrophe avait rempli les rues et les places de la ville épiscopale.

Mais, si l'affliction causée par l'égorgement du pontife était profonde, là aussi la terreur devait aller grandissant. Ceux‑là même que leur rang aurait dû préserver de la crainte, n'osaient laisser éclater leur douleur: c'est en silence qu'ils pleuraient.

La foule des fidèles s'était cependant réunie au port: les saintes dépouilles y sont reçues, lavées, recouvertes des vêtements sacrés et placées sur la civière funèbre.

La famille du pontife possédait à l'entrée de la ville, au delà du Geer, et non loin des rives de la Meuse, sur le versant occidental de la montagne de Caster, un héritage au milieu duquel une petite église avait été élevée à saint Pierre.

Ce fut dans cette église, où le père du saint, le noble Aper, avait reçu sa sépulture, qu'on transporta le corps de son fils.

Là, prêtres et peuple le veillent la nuit entière, les uns répétant les chants des morts, l'autre ses lamentations.

« Suivant un récit que nous ont transmis nos pères, raconte Sigebert de Gembloux, encore que tous pussent librement s'approcher et baiser les restes mortels du saint, si quelque femme de mauvaise vie osait se mêler aux fidèles, pour lui donner cette marque de vénération, elle se trouvait aussitôt repoussée - loin du martyr de la chasteté conjugale - par une force miraculeuse.

Le lendemain, de même qu'on n'avait osé ramener le Pontife assassiné dans sa cathédrale, l'église de Notre‑Dame, de même n'osa‑t‑on pas lui faire à Saint­Pierre de solennelles obsèques. On ne se donna pas le temps seulement de lui creuser une tombe personnelle. Sous l'influence toujours de la terreur, ce fut dans le sépulcre du père du saint, à côté du cadavre d'Aper, qu'on cacha plutôt qu'on n'ensevelit le martyr, en se hâtant de le recouvrir de la dalle de pierre du vieux sarcophage.

 

Premiers miracles

Le Ciel allait se charger de décerner au saint les honneurs que ses ouailles effrayées n'avaient pas eu le courage de lui rendre. Les anges du moins veillaient autour du tombeau, et voilà que pendant les bruits du jour ou dans le silence de la nuit, les accents d'une céleste mélodie résonnent mystérieusement autour de ce tombeau: ce sont ces psaumes que Lambert goûtait tant et qu'il redisait encore à sa dernière heure; c'est sa voix même que l'on croit reconnaître au milieu, de ces voix miraculeuses.

Au bruit de ces harmonies, aux accents de cette voix aimée, les fidèles accoururent nombreux, émerveillés, désireux d'en pénétrer le secret en entrant dans l'église: une crainte mystérieuse les arrêtait sur le seuil. Voulaient‑ils s'approcher pour mieux distinguer ces concerts aériens, l'invisible psalmodie s'affaiblissait, s'éteignait peu à peu dans le silence; s'éloignaient‑ils, au contraire, la sainte mélodie se reprenait à retentir doucement.

Il entrait toutefois dans les desseins de Dieu que le culte du martyr se développât surtout dans l'humble hameau dont sa mort devait faire une capitale.

A Liège, pendant la nuit, la pauvre chambre ou le pontife avait répandu son sang, resplendit de plus en plus fréquemment de clartés surnaturelles elles étaient si fortes, que la maison tout entière en était illuminée, comme des rayons du soleil.

It était resté l- un très beau peigne, un de ces ustensiles liturgiques dont les évêques usaient alors dans les cérémonies de l'église. Une femme cupide, la femme de Téoduin, le vit, s'en empara, l'emporta chez elle. Le bienheureux Lambert apparut, la nuit, dans une vision, au mari: « Que ta lemme restitue, lui dit-il doucement, notre peigne qu'elle retient sans droit. » Téoduin, au réveil, raconta sa vision à sa compagne: celle-ci n'y prit garde et continua, sans respect ni scrupule, à se servir du peigne sacré.

Lambert apparut de nouveau Téoduin, lui répéta, d'un ton menaçant cette fois, l'ordre précédemment donné, puis, comme sortant d'une barque, tenant un bâton la main, il en porta dans la vision même, à Téoduin un coup qui lui laissa à la poitrine une douloureuse blessure.

On rendit alors avec épouvante ce qu'on n'avait pas compris qu'il fallait restituer quand le saint l'avait demandé en douceur.

Parmi les quelques habitants du hameau de Liège, on comptait jusqu'à deux aveugles, Baldigisle et Raginfroid.

Baldigisle reçut la nuit, dans une vision également, l'ordre de se lever et d'aller veiller à la chambre où Lambert avait répandu son sang pour le Christ.

Il s'éveille, se lève afin d'obéir, c'en est assez: il a recouvré la vue, comme si jamais il ne l'avait perdue. « Et depuis lors, ajoute l'écrivain contemporain, il continue à voir à merveille. »

Raginfroid, privé, lui aussi, des deux yeux, fut de même averti en songe, d'aller nettoyer la chambre du martyr: à peine s'était‑il pieusement mis à l'oeuvre, que la lumière lui était rendue.

« Depuis lors, parfaitement guéri, nous dit encore le narrateur contemporain, il n'a plus abandonné le service du saint dans ce lieu. »

Ces guérisons miraculeuses firent vénérer de plus en plus ce lieu sacré. Sans attendre davantage, le peuple du hameau de Liège avait commencé d'ériger là, en l'honneur de celui dont ces prodiges avaient fait éclater la sainteté, une église - celle-là même qui, de transformation en transformation, devait devenir plus tard le temple national de saint Lambert.

Pour l'achever, cependant, les ressources manquaient dans l'humble hameau. Un nouveau prodige allait y pourvoir.

Le bruit des miracles obtenus de l'intercession du martyr s'étaient répandu à l'étranger. Une jeune fille riche, du nom d'Ode, aveugle de naissance, en entendit parler, eut confiance, et pleine de foi, prit le chemin de Liège. Elle y arriva par la route qui menait de la vieille cité de Tongres à la vallée de la Légia.

Son escorte était parvenue au bord supérieur de la côte abrupte, au pied de laquelle on distinguait Liège naissant. Ses gens s'arrêtent, ils avertissent l'aveugle qu'ils aperçoivent enfin au fond du val, le lieu tant désiré d'elle. Ode, toute joyeuse, invoque en son coeur l'intercession du martyr: miracle! Elle aussi a recouvré la vue!

C'est en rendant à Dieu de triomphantes actions de grâces, qu'elle descend à l'église inachevée. Ses libéralités, l'élan donné à la piété publique par ce nouveau prodige, l'empressement que tous, vieillards, enfants même, apportent à poursuivre la construction du sanctuaire érigé en l'honneur du bienheureux, amènent bientôt l'achèvement de cet édifice.

A défaut des reliques que conservait l'église maestrichtoise, les fidèles prirent la couche même du saint, la décorèrent avec tout l'art qu'y purent mettre les premiers ferronniers de Liège, et la livrèrent à la vénération des pèlerins dans l'endroit même où il avait été frappé.

De même, à l'endroit où l'heureuse Ode avait obtenu de voir, un oratoire fut construit pour conserver la mémoire du prodige. C'était juste au sommet de la montée, nommée depuis la Pierreuse. Placé plus tard sous le patronage de sainte Walburge, puis, lorsqu'une église plus éloignée dans le faubourg eut adopté ce patronage, sous celui de sainte Balbine, ses restes n'ont disparu qu'en ce siècle, mais l'emplacement en demeure encore marqué par un dernier bouquet d'arbres.

 

Le châtiment des meurtriers

On ne voit point que la justice des hommes ait osé rechercher les redoutables auteurs du meurtre de l'Evêque. Elle ne les avait du moins pas punis. A son défaut Dieu l'allait faire, d'une façon qui ne devait pas moins frapper les populations que les guérisons surnaturelles obtenues par l'intercession du saint.

Il y avait un an que le martyre avait ensanglanté Liège. Lambert apparut, la nuit dans une vision nouvelle, un des anciens fonctionnaires de son église, Amalgisile, qui avait occupé la charge de juge au tribunal épiscopal. Le saint se mit à causer amicalement avec lui, et comme le magistrat s'enquérait du motif de cette mystérieuse apparition: « Nous avons été visiter Rome, lui répondit Lambert, et revenu de là, on nous presse maintenant de nous occuper de l'ami Dodon et de ses complices. Voici pour eux le temps de payer leur dette et de recevoir la juste et digne récompense de leur conduite impie.

La vision avait disparu, mais les faits ne devaient point tarder à confirmer ces paroles. Dodon avait été le premier et le principal artisan du meurtre du pontife. Un mal impitoyable vint lui ronger les entrailles. Bientôt tout ce qu'il avait à l'intérieur du corps, il le rejeta fétide, en putréfaction, par la bouche. Ainsi finit sa malheureuse et détestable existence.

Il a même été raconté, dans la suite, que telle était l'infection répandue par le cadavre de l'assassin, que pour s'en débarrasser plus vite on ne sut que le jeter dans la Meuse. Le même courant qui avait porté les dépouilles du martyr jusqu'à Maestricht, n'eut qu'à rouler aux abîmes le corps, rongé des vers, de son bourreau.

Quant à la mémoire de celui-ci, elle resta en exécration dans le peuple. Il n'est presque point de crimes dont nos légendes vengeresses ne l'aient chargée; elles ont rattaché la génération de Dodon à celle des traîtres les plus flétris par l'histoire; elles veulent qu'une difformité spéciale - six doigts - soit demeurée jusqu'à nos jours la flétrissure physique de ses descendants. Le pays de Liège n'a même pas connu, nos vieilles lois de police en font foi, de plus sanglante injure que celle-là: « Il est de la race de Dodon, il a meurtri saint Lambert! »

Alpaïde, non moins victime peut‑être que criminelle dans cette sanglante aventure, se sauva par le repentir du châtiment céleste: le saint, mort, obtint par son martyre ce que vivant il n'avait pu gagner la cessation du scandale de l'union adultère. Cette union fut rompue; Plectrude reprit auprès de son époux sa place légitime, et celle que Lambert s'était refusé â reconnaître pour une véritable épouse, quitta le palais, se sépara de Pepin, disparaît même de l'histoire. Elle s'en fut, croit­on, expier dans le cloître brabançon d'Orp‑le‑Grand, les erreurs de sa vie, et la part prise à l'immolation du martyr.

Un autre des complices de Dodon fut tour à tour la preuve des châtiments du Ciel et des pardons réservés à la pénitence: c'est Godobald d'Avroy. Une claudication douloureuse n'avait pas tardé à le punir de sa participation au meurtre: il y reconnut une punition méritée, et pendant longtemps, on le vit porter, de pèlerinage en pèlerinage, aux sépulcres des saints les plus célèbres de son temps, son repentir et ses demandes de guérison. Il se rendit jusqu'à Rome, sans obtenir cette guérison, mais du moins, il y apprit qu'il trouverait le terme de ses misères en Gaule, auprès du tombeau de saint Denys.

Il arriva dans la célèbre abbaye de ce nom, près de Paris, au temps où Chillard en était l'abbé. Là, miraculeusement guéri d'un mal jusqu'alors incurable, il obtint même de Chillard la faveur de partager désormais l'habitation et les repas de la communauté. Le religieux pénitent mena de la sorte une vie si parfaitement régulière, que Charles Marte! - qui semble avoir été son parent - le fit, vers l'an 725, nommer abbé de Saint­Denis, choix que Godobald ne cessa de justifier par la façon dont, vingt‑cinq ans durant, il régit le monastère.

A part cette miséricordieuse exception, tous ceux qui s'étaient associés à l'égorgement du saint, parents de Dodon pour la plupart, expièrent cruellement leur crime: « La plupart périrent immolés entre eux; celui qui avait lancé sur le saint le trait mortel, tué de la main de son propre frère. D'autres en perdirent la raison. Poursuivis par les démons, hurlant, poussant toutes espèces de cris sauvages, saisis des plus folles terreurs à la seule évocation du nom du saint, leur conduite insensée, les abominations qu'ils commettaient et dont l'exposé révolterait la nature humaine, tout montrait à quel point Satan s'était emparé d'eux.

« Renonçons donc, conclut le narrateur contemporain, à relater ce qu'il y aurait à dire de ces existences misérables ou de ces morts affreuses la journée ne suffirait pas pour en donner le détail. »

De cette multitude d'hommes qui s'était prêtée à suivre le comte Dodon pour égorger saint Lambert, bien peu survécurent un an à l'annonce du châtiment. Pour ceux‑là qui avaient échappé au trépas la vie était devenue plus pénible que la mort même: méprisés, privés d'intelligence, de sentiment, de mémoire, ils n'offraient plus aux peuples que le témoignage douloureusement vivant des châtiments du Ciel.

Aussi merveilleuses que les guérisons obtenues de l'intercession du martyr, les punitions encourues par ses meurtriers ne contribuèrent pas moins à rendre de plus en plus révéré le nom du bienheureux et hâter la proclamation solennelle de sa sainteté par l'exaltation de ses reliques.

 

La Translation à Liège.

Entre les disciples de saint Lambert, il en était un que sa mort avait plongé dans une affliction profonde; il n'y pouvait songer sans larmes et sans regretter de ne s'être pas trouvé côté du maître aimé, pour partager son martyre

Je ne méritais pas, pauvre que je suis, répétait‑il en pleurant, de mourir avec lui. » C'était le prêtre que Dieu réservait pour achever la tache de Lambert. Il portait le nom d'Hubert, comme le père de Plectrude, dont peut‑être il était le parent. Peut-être aussi son élection épiscopale avait‑elle été une première réparation publique du meurtre et du scandale.

Toujours est‑il que nul ne parut plus digne que lui de succéder à saint Lambert, et que nul ne pouvait mieux rappeler les vertus de son prédécesseur.

Quelle que fût sa vénération pour son maître, ne point se hâter de le porter sur les autels était pourtant prudence de sa part, et vis‑à‑vis des hommes, et pour une chose aussi grave, devant Dieu, que la reconnaissance publique de la sainteté.

Cette reconnaissance se faisait alors par l'élévation, après soigneuse enquête, des restes mortels du défunt qu'on retirait du tombeau pour les exposer, dans une châsse, à la vénération des fidèles. Les habitants de Liège ne l'avaient pas attendue pour honorer leur martyr. Des visions nouvelles corroborant les miracles arrivés en ce lieu avaient instruit divers prêtres, et d'autres serviteurs de Dieu, que l'intention de celui‑ci était qu'on ramenât les reliques de Lambert aux lieux de sa passion.

Hubert, toutefois, pouvait craindre que cette translation ne ravivât, pour de puissantes familles, de trop pénibles souvenirs, de cruelles animosités. Il pouvait craindre aussi que Maestricht ne se laissât pas dépouiller de ces restes sacrés; maintes fois, les populations s'étaient opposées, même par les armes et la force, à ce qu'on les privât de pareils trésors. Le martyr intervint lui-même dans une apparition dernière où il fit connaître à un homme de bien qu'il ne fallait plus qu'on tardât à reporter ses dépouilles à Liège. Hubert, averti de ce divin message, procéda aux dernières enquêtes. Il demanda prières et jeûnes aux nombreuses communautés religieuses de son diocèse. Bientôt, sûr des intentions du Ciel, toutes les difficultés levées, il ne lui resta plus qu'à régler avec les principaux habitants du hameau de Liège, les détails de la translation - qui allait changer ce hameau en ville.

On était au coeur de l'hiver. Il ne voulut pas néanmoins différer de procéder à la solennité: elle fut fixée à la veille même du jour de Noël, de façon à permettre à l'Evêque de célébrer, à Liège, - pour la première fois sans doute - cette fête suprême de l'année ecclésiastique, devant le nouveau tombeau du saint, et dans l'église qui devait devenir, sans qu'Hubert lui­même le soupçonnât, la cathédrale de son diocèse.

Le choix de ce jour a pu empêcher d'autres évêques de s'associer à la translation, retenus qu'ils étaient dans leurs propres églises, par les fonctions importantes qu'ils avaient à y remplir ce jour là. On n'en apporta pas moins de soin à préparer les précieux ornements, les riches étoffes réservées pour envelopper le corps du martyr, et tous les détails du transfert de ses restes.

Une pieuse veillée de prières prélude à ce transfert. La foule des fidèles, des clercs, des prêtres remplit la petite église de Saint‑Pierre lez‑Maestricht. Enfin, la pierre qui recouvrait à la fois les dépouilles de Lambert et de son père est enlevée: un suave parfum s'échappe du sépulcre, remplit le temple, et le corps du martyr apparaît à tous les yeux, parfaitement conservé, intact après treize ans d'enfouissement auprès des restes consumés d'un cadavre.

Hubert lui‑même aida de ses mains à retirer ce corps saint de la tombe et l'enveloppa d'étoffes précieuses, tandis qu'on réunissait, avec le même respect, les vêtements dans lesquels le martyr avait été hâtivement enseveli, et que pour assurer la conservation de ces reliques on les authentiquait par l'apposition du sceau épiscopal.

Le cortège qui devait conduire le corps du bienheureux de Maestricht à Liège s'était formé sur ces entrefaites. Seule la foule populaire des Maestrichtois ne mêlait aux joyeuses antiennes que des gémissements de douleur: « O bon pasteur, à qui laisses‑tu le soin de garder ton troupeau? Douce richesse des pauvres, force des faibles, lumière des peuples, n'abandonne donc pas ceux dont tu fus jusqu'ici le réconfort! »

Or, tandis que les Maestrichtois poursuivaient de ces lamentations les dépouilles bénies qu'on leur enlevait, le cortège, oublieux des regrets qu'il laissait après lui, comme des rigueurs de la saison d'hiver, le cortège continuait triomphalement ses chants et son chemin, en remontant les rives de la Meuse.

Les choeurs de clercs exercés alternaient pour redire, avec une suave mélodie, les versets, des psaumes ou les antiennes de fêtes, et les sons harmonieux des clochettes et des instruments de musique ne cessaient de soutenir ces accents.

Une halte, nécessaire pour permettre à la foule de prendre un peu de repos et de se réchauffer, se fit au village de Nivelles. L'évêque Hubert y possédait une maison; du moins sait‑on, par un contemporain, qu'il y séjournait et s'y livrait parfois au travail de la pêche. La procession s'allait remettre en marche, lorsqu'on voit s'avancer un pauvre aveugle, tout tremblant du désir de toucher le brancard qui portait le corps sacré; il s'approche soutenu, guidé par ses compagnons: il n'a pas encore atteint la châsse que soudain la lumière lui est rendue, et le voilà qui, pris d'une joie délirante, se joint au cortège, « vociférant, nous dit l'historien contemporain, les louanges du saint et la gloire de Dieu »

La dernière halte se fit sur la place du village de Herstal. Au débouché de la vieille chaussée romaine, on s'était arrêté pour augmenter encore la foi du peuple, en lui rappelant les vertus du saint. Ce fut cette fois un pauvre homme tout perclus qu'apportèrent de charitables compagnons; à peine eut‑il aperçu le cercueil que tous ses membres roidis recouvrèrent à la fois leur vigueur et leur souplesse: en un instant l'infirme se trouvait debout. Il suivit, lui aussi, au milieu des cris de joie et des acclamations de reconnaissance de la foule, le corps de saint Lambert.

Dans la suite on a raconté que le même prodige s'était produit à Hermalle.

Des milliers de fidèles avaient été témoins de ces miracles; ce fut moins pour en garder la mémoire que pour immortaliser la gratitude des populations qu'aux lieux mêmes ou ils s'étaient opérés on érigea des églises dédiées à saint Lambert. Celle de Herstal, humblement restaurée au vieux temps, s'élève encore, trop abandonnée de nos jours, tout proche de la place de l'hôtel de ville.

De leur côté cependant, les habitants de Liège s'étaient portés à la rencontre du trésor pieux qui allait devenir le palladium de la future cité. Leur joie l'accueillit avec un saint enthousiasme. Ils avaient préparé pour l'abriter, un mausolée, le chef d'oeuvre le plus ancien qu'on mentionne de l'art industriel du pays liégeois, baldaquin de métal, dans lequel la délicatesse du travail ne le cédait pas à la valeur de l'or et de l'argent employés

« Dans la suite, tant d'or encore et tant de joyaux furent apportés là, soit en fibules, soit sous d'autres formes, par les puissants du jour, dit l'auteur contemporain, qu'on aurait peine à l'exprimer.

« Là, poursuit‑il, les aveugles recouvrent la lumière, les boiteux se redressent; les lépreux, les paralytiques, les démoniaques obtiennent guérison. A vouloir raconter en détail chacun de ces prodiges on finirait par lasser le lecteur. Le peu que nous avons rapporté en fait foi pour qui veut voir. Ne remarque‑t‑on pas aujourd'hui toutes sortes d'entraves dont ont été délivrés infirmes et captifs, suspendues autour de cette tombe: chaînes brisées, béquilles abandonnées, bandages rejetés des boiteux qui s'en sont éloignés d'un pas affermi, ou des infirmes qui n'ont quitté ce tombeau que délivrés de leurs maux, pleins d'une santé nouvelle. Et si tant de prodiges déjà se sont accomplis eu un si court espace de temps, combien n'en peut‑on pas attendre de l'avenir, puisque les faveurs merveilleuses ne cessent point de s'obtenir, les miracles de s'opérer à ce tombeau des pontifes et des martyrs, par Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. »

 

La ville et le peuple de saint Lambert.

Le lendemain de la translation des reliques du saint à Liège, le jour de Noël, Hubert avait sans doute, suivant l'usage du temps, inauguré l'église de Saint‑Lambert, restaurée par lui, en administrant un baptème solennel aux catéchumènes et aux derniers païens convertis, réunis pour la circonstance autour du tombeau du martyr de l'Evangile.

Grâce au transfert de ces reliques en ce lieu, à l'affluence des pèlerins que provoqua ce transfert, au séjour de l'évêque auprès du corps révéré de son prédécesseur, cette chapelle érigée en hâte à saint Lambert par la piété populaire, et l'antique oratoire de Notre-Dame, se trouvèrent insuffisants pour la population de Liège. Hubert, en même temps qu'il dut donner des lois, une administration locale, une législation commerciale, des poids et des mesures à la cité nouvelle, lui dut donner un temple de plus, et plus grand que les précédents. Ce temple, où le fondateur recevra lui-même sa sépulture, fut dédié à saint Pierre: - Liège la Sainte se montrait dès l'abord la fille de Rome.

Il était vraisemblablement destiné, dans la pensée de son constructeur, à devenir sa cathédrale, tandis que Notre‑Dame‑aux‑Fonts resterait l'église paroissiale de la jeune ville, et Saint‑Lambert le sanctuaire réservé aux pèlerins et au culte du glorieux patron.

Mais dès le pontificat du successeur d'Hubert, son fils Floribert, la basilique agrandie de Saint‑Lambert sert de cathédrale. Elle le demeurera jusqu'aux destructions de la Révolution française de 1789. C'est que sitôt que les reliques du saint y avaient été déposées, cette église était devenue le noyau sacré, non seulement d'une ville, mais d'une nationalité nouvelle (2).

La piété reconnaissante des fidèles, des seigneurs et des Rois lui assure en effet un domaine temporel de plus en plus étendu. Après trois siècles de ces donations et de ces privilèges royaux, il se trouve, à l'époque de Notger, qu'en mourant pour la défense des lois de l'Evangile, de l'autorité épiscopale et de cette propriété ecclésiastique, alors l'unique dotation de la civilisation, saint Lambert a conquis aux évêques ses successeurs une souveraineté princière. Ou plutôt c'est lui qui va rester jusqu'à la fin le véritable président de cette république chrétienne, le plus libre et le plus autonome des Etats belges - de l'an mil à l'an 1795.

Le chapitre des chanoines de Saint‑Lambert élit bien les princes qui le représentent parmi nous: l'image de saint Lambert se retrouve toujours être, pendant la vacance du trône épiscopal et princier, celle du vrai souverain du pays. Son nom - saint Lambert! saint Lambert! - est le cri de guerre et de reconnaissance des Liégeois dans la mêlée des batailles. Son étendard est le drapeau de la Patrie.

L'hymne d'ouverture de son office, le Magna vox, demeurera du Xe siècle jusqu'au Valeureux Liégeois de la Révolution française, le chant national de nos pères, supplication des jours d'épreuve, action de grâce des jours de liesse, appel à la vaillance au moment des combats.

La châsse où se gardent ses reliques guide les milices liégeoises à l'assaut triomphal des plus redoutables citadelles ainsi fait-elle rendre aux Liégeois le château-fort de Bouillon, le 30 septembre 1141. Plus d’une fois les imaginations populaires on vu le saint lui-même combattre et vaincre en tête de ces Liégeois, - comme en ce triomphe de saint Lambert à Steppes, le 13 octobre 1213, revanche éclatante du sac de Liège perpétré par les Brabançons.

Aussi, entre les liens qui tiendront réunies en un faisceau national toutes les indépendances communales dont était constituée la principauté de Liège, et réunis tous ces territoires morcelés, si divers parfois d'institutions, d'intérêts, de mœurs, de langage, il n'y en aura pas de plus fort ni de plus respecté, que le culte commun de ce saint Lambert, enfant du pays flamand, père du chef‑lieu de la Wallonie.

Une des obligations les plus strictes de tous les citoyens, de tous les corps de l'Etat, de tous les bons métiers de la principauté de Liège, sera de célébrer sa fête à l'égale de Pâques ou de la Noël. La Saint Lambert marquera dans la capitale le retour de cette foire qui fait tomber toutes les barrières, permet pour quelques jours l'entrée en franchise de tous les produits de l'étranger, assure ainsi l'équilibre entre les prix de vente du dehors et ceux de l'intérieur et conjure le péril de voir parfois les corporations abuser de leur monopole au détriment du peuple, des consommateurs.

A cette utile et pleine liberté commerciale de saint Lambert, une autre se joint alors, charitable tempérament apporté par l'esprit chrétien de nos pères aux rigueurs nécessaires de leur justice: l'exilé proscrit du pays par les tribunaux, le malheureux qui s'était dérobé par la fuite aux exécutions de ses créanciers peut, à la Saint‑Lambert, revenir respirer l'air natal, embrasser les siens, tenter librement un arrangement, enlever personnellement une grâce, obtenir, en un mot, soit par l'expiation, soit de la miséricorde, sa rentrée définitive dans la patrie, dans l'ordre et dans la paix.

Tous les vrais Liégeois se font alors un soin pieux de donner en mourant, ne fût‑ce que par le legs de quelques sous, un patriotique souvenir au patron national; nos monnaies sont frappées à son effigie; son image est le sceau principal de nos bourgmestres, et du sommet du fronton de l'hôtel de ville, où elle se dresse entre la Religion et la Justice, cette image semble régner sur la cité.

On a pu l'écarter de là; on a pu, par une longue suite d'actes de vandalisme barbare , renverser cette église de Saint‑Lambert, l'origine, le centre, le coeur, l'orgueil artistique de la ville, et remplacer cette cathédrale admirable, devant le palais de Liège, par une place vide. Les reliques du saint, du moins, nous sont restées, les unes pour reposer enfin dans la magnifique chasse préparée à l'occasion du douzième centenaire, les autres, son crâne sacré, conservées dans le buste ciselé par Henri Zutman, pour l'un de nos plus grands princes‑évêques, le cardinal Erard de la Marck.

Cet Erard est le constructeur du splendide palais de Liège, le pacificateur et le réorganisateur de la principauté après de longues et sanglantes années de guerres intestines, après l'incendie et la destruction totale de Liège par Charles le Téméraire, en 1468 !

Pour rétablir alors l'union entre les citoyens, pour raviver l'esprit national, pour sauver Liège des envahissements du protestantisme proscripteur du culte des saints, Erard ne trouva pas de moyen plus puissant et plus sûr que de rendre un nouvel éclat au culte de saint Lambert.

De là ses fondations en faveur de cette procession, commémoraison annuelle de la translation de Maestricht à Liège par saint Hubert. De là ce buste incomparable, le plus riche joyau de cette cathédrale, qui fut offert pour la première fois dans nos rues à la vénération du peuple, il y a trois cent quatre­vingt six ans, le 28 avril 1512.

Après quatre siècles, quel Liégeois ne sent encore, en le voyant passer, que c'est l'image même de la patrie, et la représentation de tout ce qui a fait sa gloire, sa force et sa vertu.

 

Encore des Miracles

Pendant la succession des siècles, il ne s'en écoula pas au cours duquel de nouveaux prodiges ne soient venus raviver, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, à Liège tout d'abord, le feu du culte de saint Lambert.

En 882, les Normands avaient brûlé la ville naissante; après leur passage, les habitants en y rentrant, durent déposer dans un temple ouvert à tous les vents, la châsse sauvée du saint. Au fort d'un ouragan, la neige pénètre dans ce temple elle y recouvre tout, à la seule exception des voiles sous lesquels reposaient les restes de l'apôtre qui, par une volontaire obéissance, avait si héroïquement bravé la neige glaciale de Stavelot.

Quelque temps après, on célébrait les vigiles de l'office anniversaire du saint dans cette même cathédrale: une foule de malheureux étaient là, implorant guérison. Au huitième répons de l'office, sept d'entre eux, aveugles ou perclus, se trouvèrent soudain rendus à une parfaite santé.

Au temps du premier compositeur liégeois, dont le nom soit venu jusqu'à nous, l'Evêque Etienne, entre 903 et 920, une mère de famille, aveugle de naissance, s'entend répéter par trois fois, dans une vision nocturne: « Pourquoi donc t'obstines‑tu à rester dans ton aveuglement natal. Lève‑toi bien vite, rends‑toi au tombeau du martyr Lambert; là on te donnera à boire la potion qui te guérira. »

Il s'agissait d'une eau, sanctifiée par l'attouchement des reliques ou bénie devant la châsse, au nom du bienheureux.

La femme obéit, arrive à Saint‑Lambert, y tombe comme morte, et ne revient à elle que pour réclamer, à grands cris, la boisson de salut. Elle vide la coupe à fond, et soudainement, inspirée de porter les mains à ses yeux, elle en arrache comme des écailles. Sa cécité a pris fin, elle voit et l'on s'émerveille de constater qu'elle ne sait reconnaître ni son mari ni ses enfants; il faut pour les distinguer qu'elle leur demande qu'elle entende qui ils sont. Il lui faut même toute une semaine pour s'habituer à se rendre compte des distances diverses qui séparent les objets qu'elle a sous les yeux.

Le chanoine Anselme, au début du XIe siècle, a consigné d'autres prodiges advenus de son temps.

A ce que nous apprend son histoire de nos évêques, il tenait de l'un de ces évêques, de Théoduin, originaire de Bavière, que, chaque année, une affluence considérable se portait, à la fête du saint, dans l'église de Dunkelhausen, non loin de Wurtzbourg, où se produisaient fréquemment d'éclatantes guérisons; il en était de même dans l'église d'un monastère, sis au milieu d'un lac de cette Bavière.

Le prêtre brabançon Wirin a rapporté la même chose à l'historien, au sujet de la pauvre église de bois de Saint‑Lambert à Lovenjoul. C'est là, qu'un brutal adolescent, à la poursuite d'une jeune fille qu'il voulait violenter, la vit lui échapper en se refugiant dans l'église. Comme elle en avait fermé la porte après elle, il donna, furieux, un rude coup de pied dans cette porte: « J'ignore s'il l'enfonça, ajoute l'historien Anselme, je sais seulement qu'après un an d'atroces douleurs, ce pied audacieux tomba détaché, pourri.

Anselme lui‑même avait connu, au service de la cathédrale de Liège, une sorte de jeune innocent entretenu là par charité; le malheureux ne pouvait se traîner ou plutôt ramper, qu'en s'appuyant sur des planchettes en escabeaux: un jour, voulant fermer la porte de la crypte où la châsse du saint reposait, il sentit se détendre ses nerfs, une force inconnue le transformer: il lui suffit depuis de l'appui d'un bâton pour se tenir debout, alors qu'on l'avait vu sept ans durant, incapable même de se lever.

 Au XIIe siècle, c'est dans le transport de la fierté de saint Lambert, de Liège au siège de Bouillon, qu'éclate surtout la puissance du patron national.

A Nandrin, un perclus, par le seul attouchement de cette châsse, est guéri instantanément. A Fraiture, un aveugle recouvre la vue. Un peu plus loin, un noble chevalier malade n'a qu'à aider quelque temps à porter cette châsse pour récupérer pleine santé. Au retour, à Namur un aveugle‑né obtient de voir; à Huy un paralytique, l'usage de ses membres; à Andenelle un clerc mourant revient soudain à la vie.

A Liège même, un malade se lève sur le véhicule qui l'amenait au passage des reliques, et se montre guéri au peuple enthousiasmé, tandis qu'un captif, dont les chaînes s’étaient brisées à l'invocation du saint, les vient suspendre à son église.

Ainsi se pourrait continuer de siècle en siècle le relevé de faveurs merveilleuses obtenues de l'intercession du martyr.

 

Le culte de saint Lambert

Ce qu'on ne connaît pas assez, c'est l'extension prise, en dehors de Liège et de la Wallonie, dans tous les pays d'Europe par le culte de saint Lambert, grâce d'abord aux miracles qu'il obtient en ces pays pour ceux qui l'invoquent avec confiance, grâce ensuite à l'influence croissante tant de la ville, du chapitre, du diocèse qui l'avaient adopté pour patron, que des évêques ses successeurs, et de l'enseignement des écoles de Liège, les plus célèbres de la chrétienté après l'an mil.

A peine immolé le martyr, sa renommée se répand jusque par delà la mer, en Angleterre.

Dès l'an 720, nous lui voyons dédier en Campine, à Bakel, une église, en même temps qu'à saint Pierre et à saint Paul. C'est au même siècle qu'on fait remonter la fondation du plus ancien temple érigé en son honneur, sur les bords du Rhin, à Mayence.

En Belgique, une dizaine de localités portent son nom dans leur nom même. Ainsi Woluwe-Saint-Lambert, près de Bruxelles, Saint-Lambert Libersart à Tourines - les- Ourdous, le Val-Saint-Lambert près Seraing; ainsi huit hameaux qualifiés simplement Saint-Lambert, dépendances de Beerseel-lez-Bruxelles, de Bornal, de Fontaine-Valmont, de Jodoigne, de Montreux, de Pailhe, d'Yves- Gomzée, d'Emines.

La Hollande a son village de Lambertschaegen, au diocèse d'Utrecht, et dans ses localités envahies par l'inondation de 1421, et que recouvrent aujourd'hui les eaux, on comptait un Saint‑Lambert. On en rencontre encore plusieurs en Bavière.

En France il y a notamment les trois Saint‑Lambert la Potterie, Saint‑Lambert du Lattray et Saint‑Lambert des Levées au diocèse d'Angers; Saint‑Lambert sur Dives au pays de Seez; Saint‑Lambert de l'arrondissement de Fallaise au pays de Bayeux ; Saint‑Lambert de l'arrondissement de Rambouillet, non loin de Versailles; Saint‑Lambert dans l'arrondissement de Vouziers en Champagne; Saint‑Lambert dans la Gironde, arrondissement de Pauillac, et deux Saint‑Lambert dans le Calvados, arrondissement de Thiery‑Harcourt et de Neuilly. A quoi il faudrait ajouter au moins une partie des Lambres, Lambrey, Lambercourt, Lambercy, Lambersart, Lamberville, etc, noms de communes ou hameaux français.

Quant aux églises qui l'ont pris pour patron, on en compte plus de trois cent et trente. Le diocèse actuel de Liège en a cinquante‑sept; les autres diocèses belges s'en partagent près de cent.

La Hollande seule arrive aux cinquante‑deux; la France passe la trentaine. Dans la protestante Angleterre, les anglicans ont gardé saint Lambert au catalogue de leurs saints, et deux églises lui restent dédiées.

En dehors de la Belgique, c'est en Allemagne qu'on lui a érigé le plus de sanctuaires: un dans le diocèse de Limbourg‑sur‑Lahn; deux dans le diocèse d'Osnabruck, trois dans le diocèse de Mayence; autant dans celui de Strasbourg, quatre dans celui du Luxembourg, le double en celui de Trèves, sept dans celui de Paderborn, dix‑sept dans celui de Munster, vingt‑huit, dont deux chapelles et vingt‑quatre paroisses dans le seul diocèse de Cologne. On ne prétend pas avoir épuisé la liste.

Indépendamment de ces sanctuaires, d'importants monastères ont été dédiés, en dehors de la Belgique, au fondateur de Liège: c'est, au pays de Cambrai, le couvent de Liessies; c'est non loin de Soissons, un prieuré dont le souvenir ne subsiste plus que dans le nom d'un étang de trois cents hectares, l'étang de Saint‑Lambert, gagné sur des marécages. Notre martyr fut le patron de l'église de Port‑Royal des champs rendu trop célèbre par l'hérésie des Jansénistes. Dès le quatorzième siècle, dans la banlieue de Paris, l'église de la commune de Vaugirard, commune englobée dans la grande capitale en 1860, commençait à perdre son titre de Notre‑Dame, pour prendre celui de Saint‑Lambert, qu'elle garde encore aujourd'hui. Une relique du saint apportée là et les grâces qu'on y obtint attirèrent tellement les pèlerins, qu'a de certaines époques de l'année, les diverses paroisses de Paris s'y rendaient en processions et qu'on y établit une foire des plus fréquentées, encore célèbre, origine du dicton parisien

C'est aujourd'hui la Saint‑Lambert

Qui quitte sa place, la perd.

En Bavière, le cloître bénédictin de Séon fut fondé en 999 « en l'honneur de saint Lambert le martyr ». En Basse‑Autriche subsiste encore celui de Saint­Lambert d'Altenbourg; plus loin, en Styrie, où l'on a compté plusieurs églises placées sous son patronage, le grand monastère, encore debout, de Saint‑Lambert, fut érigé au cours du XIe siècle, par le duc Mareward de Carinthie.

On honorait saint Lambert d'un culte particulier dans la cathédrale de Prague en Bohême, comme dans celle de Girone en Espagne; dans la collégiale d'Oldenbourg; au Tyrol, à Brixen; en Italie, à Aquilée. Pesaro dans cette Italie, Berbourg au Grand‑Duché de Luxembourg, Fribourg en Brisgau, révèrent, dans des bustes renommés, de précieuses reliques.

Rome enfin lui a érigé deux autels: l'un s'élève entouré de tombes de nos compatriotes à l'entrée de l'église de Sancta Maria del Anima; l'autre est consacré à saint Lambert et à saint Servais réunis, dans la sacristie même de la grande église de Saint‑Pierre, dont le chapitre célèbre spécialement la fête du saint pontife. Lors de la montre solennelle des plus précieux trésors de cette église, on y fait vénérer des fidèles, après le voile de la Véronique, ces reliques du martyr liégeois, qui, lui aussi, a reproduit dans sa mort quelque chose des traits sacrés de la passion du Sauveur.

Sort nom se rencontre, dès le siècle qui suit cette mort, dans les martyrologes ou les litanies des saints de tous les pays de la chrétienté, de l'Italie à l'Angleterre, du midi de la France aux pays du nord.

Les moindres parcelles de ses ossements sont, dans des centaines d'églises, l'objet de la vénération des fidèles du lieu ou des pèlerins.

On a publié en 1891 chez Theizing, à Cologne, un recueil de prières et de chants allemands en son honneur; on en formerait un plus considérable des cantiques qui lui ont été consacrés en français, en flamand ou en hollandais, de même que des poèmes ou des essais dramatiques latins, français, flamands qui se sont attachés, depuis l'invention de l'imprimerie et bien avant, soit à retracer sa vie, soit à en mettre en scène les principaux épisodes.

Chaque année des milliers de jeunes chrétiens sont placés sous son patronage au baptême, ou lorsqu'ils reçoivent le Sacrement de confirmation.

Sa fête, gardée souvent à l'égal d'un dimanche, est en maints endroits une de ces dates qui font époque dans l'année. On veut qu'ici elle donne le signal du départ des hirondelles; qu'ailleurs, en Brabant, Hainaut et Limbourg elle marque le moment venu aux champs de la cueillette des pommes ou des meilleures semailles, en ville du travail à la lumière. La Saint‑Lambert est une des échéances les plus populaires dans l'exécution de contrats divers, location de biens ou louage de domestiques. C'est une de ces fêtes aussi dont le retour ramène grandes foires ou marchés.

Le saint lui‑même reste le patron de gildes nombreuses, dans les pays où les corporations ont pu survivre à la révolution française; il l'est dans les autres de non moins nombreuses associations de plaisir ou de piété, de tir ou de bienfaisance, de secours mutuels ou de travail commun pour assurer la décoration de l'église.

Il est des paroisses ou nul ménage ne compte quelques enfants sans donner à l'un d'eux le nom de Lambert, Lambertine ou Lamberte.

Dans certaines de ces paroisses, belges et françaises surtout, où il est le plus honoré, les pèlerinages ne discontinuent pas à son autel.

Le jour anniversaire de son martyre est la plus fréquente occasion de ces pèlerinages; à Paricke, près d'Audenaerde, c'est le vendredi de chaque semaine qu'ils se font, et surtout le vendredi de la mort du Sauveur.

Ici, c'est en s'allant courber sous ses reliques qu'on implore le saint ou en faisant toucher à ces reliques les linges destinés aux malades; ailleurs, c'est en effectuant trois fois en prière le tour de son église; ailleurs encore, en buvant avec piété l'eau de quelque fontaine bénie en son nom.

Les campagnards s'adressent plus particulièrement à son intercession pour obtenir la conservation de leur bétail, ou la guérison de ce animaux domestiques, dont les plus humbles sont pour eux le plus utile capital.

Suivant les traits de sa vie ou les miracles dont on a été le plus frappé, dans certaines localités belges on l'invoque surtout contre le rhumatisme, la goutte, les douleurs des jambes et des reins. Dans d'autres, en Hollande notamment, contre les maux de tête, les maux de dents, les maux d'yeux, la cécité. Dans les régions allemandes, l'épilepsie, la paralysie sont les maux dont il protège ou guérit. En France, c'est aussi des hernies et de la pierre. En maints pays, la faiblesse d'enfants chétifs, la débilité de ces petits malheureuxdont on ne sait même reconnaître le mal, attire à ses autels les mères les plus chrétiennes.

Est‑il besoin d'ajouter que cette dévotion n'aurait point tenu en des endroits si nombreux et si divers, et depuis tant de siècles, si des faveurs miraculeuses n'étaient venues récompenser de toutes parts la foi des croyants; si l'on n'avait vu Dieu accorder à la prière du saint, la guérison à ces infirmes, dont béquilles et bandages restent suspendus à son autel, et parfois donner tout à coup pleine santé, aux pieds mêmes de sa statue, ou devant ses reliques, à des enfants incapables jusque‑là de se soutenir?

Liégeois, qui devez à saint Lambert la civilisation chrétienne, tout ce qu'il y a de grand et de saint dans votre passé, le meilleur de vos qualités et de vos vertus présentes, et jusqu'à votre ville elle-même, sienne au point d'avoir été parfois appelée dans l'histoire non Liège, mais «Saint-Lambert»; - fidèles de ce diocèse dont il fut le grand évangélisateur et le grand martyr; - chrétiens de tous les pays où l'influence de Liège et les miracles ont propagé son culte - chrétiennes pour la défense des droits de qui il est mort, - unissez-vous donc pour remercier de sa gloire et de ses bienfaits, en ce douzième centenaire de l'anniversaire du martyre, le Dieu qu'a servi saint Lambert.

Unissez‑vous pour payer à ce saint la dette de reconnaissance que lui doivent le pays et la chrétienté.

Unissez‑vous surtout pour implorer de son intercession les grâces temporelles ou spirituelles dont vous­mêmes, votre famille, la cité, la patrie et l’Eglise ont besoin.

Mettez à l'épreuve ce pouvoir attesté par une vie admirable, une mort héroïque, tant d'oeuvres et tant de prodiges.

Priez‑le avec une ferme confiance et vous serez exaucés.

 Joseph DEMARTEAU


 (1) Le plus ancien biographe du saint nous a conservé les détails de son martyre. Mais cet écrivain a pris la plume à une époque trop rapprochée d'un crime que la justice des hommes n'avait pas osé punir; il n'osa pas non plus nous en indiquer nettement les motifs: il eût trop risqué d'offenser de puissants complices de l'attentat ou ceux dont la conduite en avait été la cause. Il l'osa d'autant moins, que sa relation avait été composée pour les lectures publiques de la célébration de la fête du saint, devant ceux‑là mêmes ou les fils de ceux-la qui, directement ou indirectement, avaient trempé dans le crime.

La tradition, toutefois, suppléa au silence de ce premier biographe. Dès le IXe siècle, Adon de Vienne, Reginon de Prum, puis Hucbald de Saint-Amand, les historiens étrangers et nationaux se font les échos, de plus en plus précis, de cette tradition, jusqu'à ce qu'au début et à la fin de la première moitié du XIIe siècle, les traits épars s'en trouvent réunis dans les compositions du principal historien de l'époque, Sigebert de Gembloux et d’un chanoine de Liège, Nicolas, prévôt de Saint‑Denis. Nous leur emprunterons les détails nécessaires pour compléter les indications du premier biographe.

(2) L'auteur a reproduit ou résumé, dans certains passages de cette notice, des extraits de ses écrits antérieurs sur ce sujet: publications des Bibliophiles liégeois ou articles de la Gazette de Liège, largement utilisés déjà dans le volume de M. le comte X. Van den Steen sur la Cathédrale Saint-Lambert.

Il cite ici un rapport du 23 mars 1892 à la Société d'art et d'histoire sur la célébration du XIIe centenaire du martyr de saint Lambert, et plus loin, un autre sur le culte du, saint.

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