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Eglise Saint Jacques à Liège


Tombes liégeoises à Charleville

par J S Renier

La présence dans cette cité française de deux pierres tumulaires provenant de Liège, fût révélée en 1857 à nos archéologues, par feu M. Masson, adjoint au maire de Charleville et auteur des Annales ardennaises.

Nous croyons n'être pas indiscret en donnant ici un extrait de la lettre qu'il adressait à cette époque à notre savant confrère M. Polain.

« Lors de la démolition à Liège d'églises supprimées, un maître batelier rapporta à Charleville deux pierres sépulcrales et il les remit à un tanneur qui les employa dans son établissement pour la confection des cuirs.

La maison où était la tannerie ayant été vendue à un riche propriétaire, M. Lolot, et étant devenue une demeure d'agrément, les marbres de Liège furent relevés, nettoyés, réparés et placés dans le parc sous deux dômes, sortes de chapelles où les curieux vont les voir et admirer leurs sculptures.

L'une de ces pierres a sur sa surface un évêque avec ses habits pontificaux: mitre en tête et crosse retenue sur la poitrine par les mains jointes .....

Ce monument est désigné sous le nom de Saint Lambert.

Est-ce bien Saint Lambert ou quel autre évêque de Liège pourrait-il représenter?

Sous le second dôme est l'autre marbre représentant un abbé mitre avec des ornements de bon goût, de bon style et portant une inscription... »

Depuis cette époque, ces deux oeuvres d'art furent considérées comme devant avoir abrité les restes mortels de deux abbés du monastère des bénédictins de Saint Jacques à Liège: Olbert I, fondateur de cette maison en 1019, et Jean de Cromois, élu 38e abbé en 1506.

Naguère, le Président de l'institut archéologique Liégeois, visita ces monuments, les cita dans ses Tablettes, nous engageant à les voir et les dessiner. Notre visite y fut des plus agréables, grâce à l'obligeance extrême du propriétaire M. Roulez, juge au Tribunal de Charleville, qui a daigné nous faire les honneurs de sa maison avec toute l'urbanité qui le distingue.

Disons aussi que ce digne magistrat a entouré des soins les plus intelligents les monuments dont il s'agit. Nous les avons trouvés tels que les a décrits M. Masson, incrustés sous deux édicules dans les solides murailles de clôture du parc.

La pierre de Cromois qui nous paraît la plus ancienne, est en marbre noir et mesure 2 mètres 78 de haut sur 1 mètre 67 de large.

Son style est de la plus belle renaissance; elle est entièrement couverte d'arabesques dessinées avec une élégance raphaélesque et sculptées avec un fini d'exécution remarquable. L'ensemble de l'ornementation se compose d'une niche à coquille, flanquée de pilastres dont deux en saillie et deux demis en retrait. Les piédestaux en sont carrés; les chapiteaux, d'une belle fantaisie, sont ornés d'une frise très riche que couronne un tympan arqué. Le tout est surmonté de trois anges, un petit au sommet et deux aux côtés, assis sur des dauphins.

Tous les champs de cette architecture sont ornés avec une grande magnificence d'enroulements de feuillages, de groupes d'oiseaux, de fruits, de vases, de mascarons, de satyres, d'anges, de génies, etc., ciselés avec recherche. Entre autres figures on remarque dans le milieu de la frise un cadre circulaire où se voit Dieu le Père tenant le monde d'une main et bénissant de l'autre.

Au milieu de la niche l'abbé de Saint Jacques, est debout dans son riche costume de cérémonie, la tête appuyée sur un coussin et les pieds posés sur les ailes d'un ange qui semble le porter.

Le costume se compose d'une soutane, d'une étole brodée, d'une aube ouvragée et d'une dalmatique à grands feuillages et à collet. Au bras gauche pend le manipule. Les mains gantées sont ornées au dos d'une broderie circulaire et portent de nombreux anneaux. Ceux de la droite se voient au pouce, à la seconde phalange de l'index et au majeur; ceux de la gauche au pouce, à la troisième phalange de l'index, à la seconde du majeur et à l'annulaire. Les anneaux des pouces sont volumineux et à gros chatons.

La crosse que retiennent les bras croisés, a une hampe ornée de noeuds nombreux et de petites guirlandes en torsade espacées par des filets. La base de la volute est composée de niches disposées en hexagone et contenant des figures de saints. La crosse proprement dite porte au centre la Vierge et l'enfant Jésus sortant d'une fleur, le front entouré de rayons; cette pièce porte en outre une draperie retenue par une agrafe.

La mitre de l'abbé est ornée de perles et d'enroulements de feuillages où se voient les bustes, à droite de Saint Jacques, gauche de Saint André; la bordure du front reproduit dans son milieu la face du Sauveur.

La base de chacun des pilastres principaux contient dans sa sortie une inscription. Celle à droite du personnage dit: Joannes Curvimosanus Abbas trigesimus octavus; celle de gauche: Nobis ereptus est a Virginis partu 1525.

Autour de la tombe, au bord extrême, dans tous les sens et en relief, sont les vers suivants:

Curvirnosane, decus, flos, gloria religionis,
Siccine nos orbas, hic situs ante diem?
Omnis te sexus, aetas, ordoque requirit,
Fiagitat et patrem Legia Iota suum,
Extinctus vives, domus haec te sacra loquetur,
Auspicio cujus tam bene structa nitet.

On voit que l'inscription attribue à ce prélat l'érection ou plutôt l'achèvement de Saint Jacques la merveille de Liège; ce qui confirme la notice de Bec de Lièvre disant:

« L'on doit aux soins et au zèle de cet abbé l'achèvement complet de l'église de cette abbaye... » (1)

Saumery ajoute que la discipline monastique « était en un grand éclat pendant son administration dans l'abbaye de Saint Jacques. »

Suivant la liste des abbés, de Cromois y siégea de 1506 à 1525.

L'auteur des Délices du Pays de Liège est le seul peut-être de nos écrivains qui ait cité la tombe qui nous occupe; voici comme il s'exprime en décrivant l'église de Saint Jacques, t. I, p. 169.

« Les curieux qui ont du gout pour les pierres sépulcrales, peuvent trouver en ce temple de quoi le contenter. Dans le grand nombre, ils en verront trois qui sont dignes de leur attention. Celle d'Olbert, premier abbé, celle de Cromois et celle de Balis.

La seconde est d'un gout et d'une beauté à satisfaire les plus critiques. Ce qui signifie que la pierre sépulcrale de l'abbé de Cromois est unique en son espèce. »

L'examen de l'oeuvre confirme cet éloge.

Disons en passant que la traduction de Cromois par Curvimosanus nous révèle une célébrité liégeoise. Ce nom de Coron Mouse est porté par une partie du quai Saint Leonard. (2)

La seconde tombe est plus grande encore que la première; sa hauteur est de 2 mètres 92 centimètres sur 1 m 53; elle est en pierre bleue à grain serré. L'ensemble offre une niche plein-cintre, à fond élégamment décoré d'arabesques, de draperies et de tapis ouvragés. Elle s'ouvre par deux pilastres ornés de termes grotesques, coiffés de chapiteaux. Leurs bases couvertes de capricieux détails sont surmontées de cartouches à inscription, grecque à droite AGOBAEGE TELON, latine à gauche Ne me preteri, qu'on peut traduire par priez pour moi. (3)

Sur la corniche, aux angles externes, sont debout deux petits génies tenant des flambeaux renversés. Plus haut deux anges plus grands et drapés portant des palmes, déposent des couronnes de lauriers auprès d'un écusson aux armes de Bavière surmonté d'une heureuse ornementation.

Toutes les moulures et frises sont ornées avec une grande variété de rinceaux et de guirlandes de fleurs et fruits.

Le personnage qui se voit au milieu de cette belle pierre est représenté dans toute la dignité et la pompe d'un prince de l'Eglise.

Sa stature est bien prise, élancée; debout, les mains jointes, il semble prier.

La mitre est moins riche que celle précédemment décrite, mais la crosse retenue par le bras gauche est très belle: sa volute richement ciselée et très régulière porte au centre un globe sur lequel est debout la Vierge.

Le costume se compose d'une soutane garnie d'une frange recouverte de l'étole; on croit y entrevoir une seconde tunique; par dessus est l'aube sur le bord de laquelle on lit ces mots: Esto fidelis usque ad mortem.

Le bras gauche porte le manipule, le gant droit deux anneaux, l'un 'a l'index l'autre au majeur.

Au dessus du tout est la dalmatique brodée de perles dessinant des feuillages, des anges et dont la pièce du milieu est enrichie des faces des patrons des principales églises de Liège au nombre de six; l'un est caché par les mains, le second est Saint Paul; les autres Saint-Jean, Saint-André, Saint-Jacques et Saint-Barthélemy.

Sur chaque épaule de la dalmatique est un ornement en relief peut-être les bouts des barbes de la mitre, qui ne sont pas visibles aux côtés de la tête, ou bien les agrafes fermant la dalmatique.

Sur la poitrine et brochant sur le tout brille le Pectoral semblable à celui que portaient les prêtres du temple de Salomon et que décrit ainsi l'Exode: « Il y avait au devant de l'Ephod une place vide d'un pied carré que l'on remplissait d'une pièce de broderie nommée le Pectoral enrichie de douze pierres précieuses... »

Cette recherche d'accessoires dit assez que l'on a sous les yeux l'un des chefs de la Principauté Episcopale. L'écu losangé qui l'accompagne, le désigne comme l'un des ducs de Bavière. Ce blason est surmonté de la mitre et accompagné de la crosse et d'une croix placées en sautoir. Cette disposition est une preuve nouvelle que le personnage n'est pas Olbert parce que les abbés de Saint-Jacques portaient la mitre et la crosse en sautoir, sans sommet.

On se demande à quel prince de la maison de Bavière ayant occupé le siège épiscopal de Liège, au XXIIe siècle, fut élevé ce monument. Ernest mourut en 1612, Ferdinand en 1650, Maximilien-Henri en 1688. Les deux premiers expirèrent au château d'Arnsberg en Westphalie, le troisième à Bonn et tous furent enterrés sous la chapelle des trois Rois à Cologne. Là aussi fut déposé Joseph-Clément décédé à Bonn en 1722. La circonstance que les armes de la maison de Bavière sont ici représentées en plein, permettent d'attribuer avec quelque certitude cette tombe à Maximilien-Henri. En effet, Ernest et Ferdinand portaient leurs armes écartelées de deux lions, tandis que Maximilien les portait pleines. C'est ce que prouvent suffisamment leurs monnaies.

Le croquis ci-joint donne une idée de l'élégance du dessin de cette oeuvre; disons toutefois que le travail, comme sculpture, est moins parfait que sur la pierre de l'abbé Cromois. Comme compensation elle révèle le nom de son auteur qui a signé son travail aux pieds de l'évêque Marti9 Fiaeri9 sculp. (Martius Fiacrius scuipsit). La tradition qui conserve à cette figure le nom de Saint-Lambert, fait penser que le maître batelier qui l'enleva de Liège, a dû indiquer l'ancienne cathédrale de Saint-Lambert comme lieu de provenance.

Monsieur Alb. d'Otreppe de Bouvette, dans sa notice concernant ces tombes, demande par quel concours d'événements elles furent expatriées.

Je ne connais d'autre renseignement à cet égard qu'un récit que faisait feu mon grand père maternel Remacle Mors, fabricant de cardes à Verviers. Au temps où l'on enrichissait le Musée national de Paris des dépouilles de l'Europe, des charretiers lui rapportèrent qu'un bateau chargé d'oeuvres d'art, surtout de marbres liégeois, avait chaviré dans les environs de Fumay où le chargement s'était perdu. On regretta entre autres objets des colonnes d'un grand prix

Or, Charleville étant la cité la plus voisine du lieu du naufrage, il est probable que le batelier auquel l'accident arriva se sera débarassé au plus tôt des restes de son chargement.

Les deux pierres restèrent longtemps couchées comme épaves de cette étrange époque dans un endroit proche de la Meuse dit: Sous les Allées. On dit qu'un marbrier voisin les dédoubla avant qu'elles fussent livrées au tanneur dont il a été parlé. Heureusement celui-ci pour se servir du verso mit le côté ciselé en terre; cette profanation nouvelle les sauva. Par un hasard heureux elles se retrouvèrent aussi intactes qu'à leur départ de Liège, lorsqu'elles furent cédées pour quelques tonnes de bière au brasseur alors propriétaire du parc où elles s'élèvent aujourd'hui.

Ces restes lapidaires de notre histoire, objets devenus si rares pour Liège qui en possédait tant, sont encore aujourd'hui comptés parmi les pierres ouvragées les plus élégantes qui se connaissent. Elles donnent une haute idée des artistes de l'époque où elles furent exécutées.

Nous terminons en émettant le voeu qu'elles puissent un jour revoir leur patries Tout au moins osons nous prier l'institut de doter Liège de leur reproduction exacte par une empreinte qui deviendrait l'un des ornements de son Musée archéologique.

Nous sommes convaincu que l'obligeance extrême de leur possesseur ne lui refuserait point cette satisfaction.


(1) La magnifique verrière qui forme la lancette du milieu du choeur, est un don de Jean de Cromois. Ce vitrail de St Jacques est le plus beau spécimen de peinture sur verre qui existe encore dans notre cité liégeoise. V. Lévy. Histoire de la peinture sur verre. 2e partie. p. 68.

(2) Le mot coron signifie en wallon le bout, la fin d'une chose; mais dans Coron mouse c'est le flamand Crom ou Krom, courbe ou courbé, la Meuse y faisant un coude. On a dû faire un peu de violence à l’oi dans Cromois pour découvrir dans ce mot une syncope de Coronmouse ou meuse. Cromois pourrait bien n'être lui-même que Crommaes défiguré par la prononciation.

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