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Eglise Saint Jacques à Liège


La « MISE EN CROIX »

Peinture murale récemment découverte en l’église Saint-Jacques, à Liège.

par René JANS


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A la suite de mon étude sur les peintres Pesser (1), M. Richard Forgeur a attiré mon attention sur une peinture murale de Saint-Jacques, à Liège, que je ne connaissais pas, car à ma dernière visite des chapelles rayonnantes du choeur de cette église, il y a une quinzaine d'années, ladite peinture n'avait pas encore été remise jour.

C'est le lundi 4 avril 1966, en effet, que M. Simon Vinck, de l'atelier d'art Arte d’Embourg, alors qu'il était en train de restaurer les peintures de la voûte de I’absidiole centrale, découvrait l'oeuvre par un providentiel hasard. Juché sur un échafaudage, le restaurateur, dans le mouvement qu'il traçait pour nettoyer la voûte, frottait et entamait de son épaule le badigeon du mur latéral de droite. M. Vinck vit ainsi apparaître les traces d'une scène peinte à même le mur et qui semblait très ancienne. La peinture fut dégagée et nettoyée entièrement (2).

L’oeuvre n'a pas trop souffert du badigeon qui la masquait sans doute depuis le 18e siècle. Pierre Rennotte, abbé de Saint-Jacques de 1741 à 1763, entre autres « modernisations », avait fait, on le sait, encroûter de badigeon des fresques intéressantes de l'église (3). Et jusqu'en 1966, un tableau était accroché à cette muraille, comme pour mieux camoufler la peinture condamnée...

Celle-ci représente la « Mise en croix » du Christ. Le Sauveur, couché sur la croix, y est cloué par le bourreau, assisté d'un soldat qui étire les jambes du supplicié. Un autre guerrier presse au-dessus de la bouche de Jésus une éponge imprégnée de vinaigre. A l'avant-plan, les deux mauvais larrons, ligotés, contemplent le supplice de leur compagnon d'infortune, de même qu'à droite, un personnage vêtu d'habits sacerdotaux, agenouillé en prière devant un prie-Dieu en pierre sculptée, mitre et crosse à ses pieds. A l'arrière-plan, on distingue deux cavaliers, un troisième soldat et un groupe composé de sainte Véronique tenant le voile qui servit à essuyer le visage du Christ, de la Vierge, de sainte Marie-Madeleine et de saint Jean. Dans le fond, se voient aussi « Adam et Eve » personnifiant le péché originel qui va être racheté par le supplice du Christ, un gibet avec des Pendus, des roues de torture et, à peine ébauchée, la silhouette de l'église Saint­Jacques avec les deux tours du narthex. Au sommet de la composition, deux angelots soutiennent un blason identique à celui qui est gravé sur le prie-Dieu.

Les deux blason blasons (« burelés de dix pièces », d'or et de gueules) identifient le prélat représenté: le prince-évêque Baldéric II de Looz, qui fonda en 1015 l’abbaye de Saint-Jacques (4).

Le fait que l'église Saint-Jacques y figure avec les deux tours latérales du narthex prouve que la peinture est antérieure à 1651, année où l'une de ces tours fut détruite par un ouragan, ce qui entraîna la démolition de la seconde, les moines ne voulant point entreprendre la reconstruction (5).

De quand date plus précisément l'oeuvre et par qui a-t-elle été peinte? Le rapprochement s'impose avec une autre peinture murale de la même église se trouavnt dans la chapelle de Notre-Dame de Saint-Remy et représentant la « résurrection du Christ ». Même technique: les deux compositions ont été peintes à I’huile sur la muraille, recouverte au préalable d'un enduit. Plusieurs personnages de la « Mise en croix » se retrouvent dans la «Résurrection » avec les mêmes traits, les mêmes costumes ou les mêmes accessoires: le bourreau barbu, le soldat à la hallebarde, le guerrier au casque largement empanaché, les deux hommes en turban... Tout semble indiquer qu'un même artiste a travaillé aux deux oeuvres. Or, la « Résurrection du Christ » est accompagnée d’une exceptionnelle inscription indiquant que cette peinture fut exécutée en 1598 par Denis Pesser, à la demande de Martin Fanchon, abbé de Saint-Jacques de 1594 à 1611 (6). C'est à cet abbé que l'on doit aussi le magnifique buffet d’orgues (1600) et le jubé du choeur (1602), dont il subsiste deux autels au fond de l’église.

Martin Fanchon, dont l'épitaphe portait: « Domine dilexi decorem domus tuae ecclesiaeque decori et ornemento » (7), n'a-t-il pas prêté ses traits pour figurer le visage de Baldéric II, dans la « Mise en croix »? Ce visage est assurément un remarquable portrait, fait d'après un modèle bien réel, qui n'a rien de commun avec la figure de la pierre tombale du prince-évêque. Martin Fanchon était, certes, le plus digne à l'époque pour s'identifier au fondateur ce l'abbaye dont il assurait la direction.

Le style soigné de ce portrait et du personnage tout entier contraste avec celui, plus fruste, des autres personnages de la « Mise en croix » (la figure du Christ est carrément grossière). L'évêque semble avoir été peint après le reste la composition, par un artiste différent. La preuve: la hampe de la hallebarde du soldat qui domine le prélat paraît se ficher dans la tête de ce dernier; faute de composition qui n'aurait pas été commise dans le cas où l'évêque aurait pris place dans l'ensemble primitif. M. Jacques Folville, qui restaura la « Résurrection du Christ » en 1958, estimait par ailleurs que cette autre peinture était due aussi à deux peintres différents, le « Christ triomphant » étant d'une technique bien supérieure au reste (8).

Voilà qui complique singulièrement le problème de l'attribution. Les deux peintures, par leur style et leurs similitudes, sont incontestablement de la même époque (fin du XVIe siècle). Toutes deux trahissent la même main. L'inscription en dessous de la « Résurrection » indique que Denis Pesser fut à tout le moins le maître d'oeuvre de celle-ci. Qu'il ait oeuvré aussi à la « Mise en croix » semble assuré. Cela étant, lui doit-on les meilleurs morceaux des deux peintures, le reste ayant été accompli par un de ses disciples? Ou bien en réalisa-t-il les pIus importantes mais les moins valables parties, le « prince-évêque Baldéric II » de l'une et le « Christ triomphant » de l'autre ayant été exécutés par un artiste plus doué et plus renommé? Si l'on en croit Abry, les deux meilleurs peintres liégeois, à la fin du XVIe siècle, étaient Jean Ramey et Pierre Dufour. Jean Ramey demeurait à côté du couvent des Soeurs Grises, en l'actuelle rue des Clarisses, c'est-à-dire à proximité de l'abbaye de Saint-Jacques. L'un de ses disciples Pasque Balen, épousa la nièce de Denis Pesser (10).

D'autre part, Pierre Dufour était apparenté à Denis Pesser et, à la même époque, il confectionna un retable à volets pour orner le maitre-autel de l'égIise Saint-Jacques. Dans un testament du 2 avril 1605, Pierre Dufour fait allusion cette « table » d'autel que lui avait commandée l'abbé de Saint-Jaccues et que celui-ci n'avait pas encore payée (11). Il est à noter que ce qu'appréciait particulièrement Abry dans l'oeuvre de Dufour, c'était les portraits de deux chanoines donateurs ornant les volets d'une peinture se trouvant dans la cathedrale Saint-Lambert (12).

Pesser, Ramey, Dufour... ou un autre? Nos connaissances des peintres liégeois du XVIe siècle et de la première moitié du XVIIe siècle sont tellement vagues que l'on en est réduit à des hypothèses. Si Denis Pesser n'en est pas l'auteur, le « Baldéric II » et le « Christ triomphant » ne sont pas, au surplus nécessairement du même artiste. Le problème reste entier.

Une dernière question se pose à propos des deux peintures murales de saint Jacques : elles sont peut-être les composantes d'un Calvaire dont la Résurection aurait constitué la scène finale; Entre celle-ci et la « Mise en croix », il y a deux chapelles rayonnantes du choeur (il faut exclure les locaux sous les tribunes servant de sacristies), dans lesquelles auraient figuré les scènes intermédiaires: le « Christ en croix » et la «Descente de croix ». Dans cette optique, le Calvaire débutait dans la chapelle latérale côté Épître (actuelle chapelle Saint Antoine), faisant pendant à la chapelle Notre-Dame de Saint-Remy, dans laquelle se trouve la « Résurrection », et se poursuivait dans chacune des cinq chapelles rayonnantes pour se terminer donc dans la chapelle latérale côté Evangile. Le nettoyage des murailles de la chapelle Saint-Antoine et des autres chapeIles rayonnantes pourrait confirmer cette supposition séduisante.


1. R. JANS, Une dynastie de peintres liégeois méconnus: les Pesser et Pasque Balen, dans Bull, de la soc. roy. Le Vieux-Liège, t. IX, 1978, pp. 232-239.

2. A. SECRETIN, article dans La Gazette de Liège des 9-10-11 avril 1966.

3. G. RUHL, L'église Saint-Jacques à Liège, Liège, 1907, pp. 7-8.

4. Le même blason se retrouve sur la pierre tombale de Baldéric II, en la même église. M. Richard Forgeur est l'auteur de cette identification. Il constate que le blason n'appartient ni au prince-évêque, ni au suffragant, ni à l'abbé de Saint-Jacques.

5. G. RUHL, op. cit. p. 7.

6. R. JANS, op. cit., pp. 232-233. - Autre mention de l'activité du peintre Denis Pesser: le 19 avril 1606, la Chambre des Comptes lui versa la somme de 669 florins 3 patars 18 sous pour des travaux qu'il avait accomplis à l'hôpital de Bavière (A.E.L., Chambre des Comptes, reg. 6, f° 64 v°).

7. L. NAVEAU DE MARTEAU et A. POULLET, Recueil d'épitaphes de Henri van den Berch, Soc des Biblioph. liégeois, t. I, 1925, P. 285, n° 935.

8. A. MOREAU, Chronique de la paroisse Saint-Jacques à Liège, 1900-1960, Liège, 1966, p. 180

9. Denis Pesser eut notamment pour élève André Wesmalle. R. JANS, op. Cit., p. 236.

10. J. BRASSINNE, Documents relatifs à des artistes mosans, dans Bull. Soc. des Bibiloph. liégeois, t. X, 1912, pp. 182-183. - R. JANS, op. cit., 237.

11. R. JANS, op. cit., p. 233. - L. HELBIG et S. BORMANS, Les Hommes illustres de la nation liégeoise, Liège 1867, pp. 168-169. - A.E.L., Échevins de Liège, Convenances et Testaments, - reg. 54, f°135

12. L. HELBIG et S. BORMANS, op. Cit., p. 171.

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