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L'escalier et la chapelle dit des Bourgmestres
à Saint jacques de Liège.

par R Forgeur

Le vieux Liège, t. 5, 1957

Depuis environ quatre siècles, le touriste qui visite l'église Saint-Jacques de Liège est invité par le sacristain à remarquer, au flanc sud du choeur, un escalier à double hélice ou plus exactement deux escaliers édifiés l'un dans l'autre, de manière à ce que deux personnes puissent monter en même temps, et parvenir au même palier sans devoir céder le pas l'une à l'autre (1).

Philippe de Hurges, Pierre Bergeron, Vauban, le tzar Pierre-le-Grand, Brouerius, dom Martène et tant d'autres admirèrent l'audace de celui qui imagina une si curieuse disposition. Au côté nord du choeur, un escalier à simple vis ne retient l'attention de personne. Mais, si les visiteurs de jadis se contentaient d'observer cette étonnante construction, nos contemporains s'ingénient à trouver la raison pour laquelle l'édification d'un tel escalier fut jugée nécessaire, et la majorité des archéologues actuels se rallient à l'explication suivante : après leur élection, les deux bourgmestres de Liège étaient conduits en cortège à Saint-Jacques où l'on conservait alors les chartes et privilèges de la Cité. Les bourgmestres devaient y prêter serment de respecter les privilèges des bourgeois, puis assister à la messe dans la chapelle située au côté sud du choeur, au premier étage. Certains croient même que la prestation de serment avait lieu dans cette chapelle; dans ce cas cette cérémonie eut été confidentielle. C'est pour éviter les conflits de préséance entre les deux bourgmestres, que l'abbé de Saint-Jacques aurait fait édifier le double escalier (2)

Cette explication, assez attrayante à première vue, semble avoir été imaginée par Emile Schoolmeesters (3), doyen de Saint-Jacques, qui ne signale malheureusement pas sur quelles bases il appuie son affirmation, admise par les archéologues Renier (4), Ruhl (5), Polain (6), Jaspar (7), Hendrix (8) et tant d'autres .

Si l'on cherche l'origine de cette hypothèse, la première explication qui vient à l'esprit est que Schoolmeesters a repris son information à une étude antérieure. Interrogeons les historiens qui ont connu les derniers survivants de l'Ancien Régime, étant convaincus que ceux-ci n'auront pas manqué de rappeler comment les bourgmestres de Liège prêtaient serment de fidélité aux privilèges de la Cité. En 1842 Mathieu Polain et Ferdinand Hénaux publiaient une Description de la ville de Liège (10) Hénaux examine longuement l'hôtel de ville et nous parle des bourgmestres. II décrit aussi le fameux escalier (11) mais ne souffle mot de la prestation de serment des bourgmestres à la chapelle supérieure. Polain est tout aussi muet à ce sujet (12). De même Henri Delvaux de Fouron (13) rappelle que « l'escalier double conduit à une petite tribune d'où l'on a vue sur tout le chœur ».

Puisque les auteurs du siècle dernier ne nous éclairent pas, consultons ceux des époques antérieures,

Henri Hamal, dernier maître de chapelle de la cathédrale Saint-Lambert, et grand amateur d'art nous a laissé des notes très abondantes sur les oeuvres artistiques qui décoraient les églises liégeoises sous l'Ancien Régime (14). Très attaché à sa patrie, Hamal n'aurait pas manqué de rappeler le lieu où se déroulait une des plus imposantes cérémonies de la vie de la cité. Il signale en effet qu'à droite du sanctuaire, un escalier à deux rampes conduit à un petit orgue d'André Séverin et que cet escalier est une chose assez rare dans notre pays. Cette assertion, venant d'un compositeur de musique, doit nous inciter à la confiance.

André Séverin mourut en 1673 et fut inhumé à St-Jacques: son épitaphe, au texte amusant, se voit de nos jours encore, dans l'avant-corps roman. Si Séverin a construit l'orgue dont nous parle Hamal, il faut admettre qu'au milieu du 17e siècle déjà, la chapelle supérieure était inapte à servir de cadre à une prestation de serment solennelle.

Les récits de voyage des touristes de jadis confirment entièrement cette manière de voir.

Le premier qui nous retiendra, est celui de l'anglais Antonio Monsanto (15) qui visita Liège en 1751. L'escalier de Saint-Jacques n'a pas échappé à ce voyageur, il en donne une description relativement longue et un dessin pour en expliquer la disposition mais il ne fait aucune allusion à l'utilisation de l'escalier par les bourgmestres.

Saumery (16) signale l'existence de l'escalier et déclare qu'il est admiré par tous les étrangers comme une chose très rare. L'ampleur de son ouvrage lui eut cependant permis de donner quelques détails supplémentaires, s'il y avait lieu de le faire.

Martène et Durand (17), par contre, recherchaient surtout les textes historiques médiévaux, ceux de liturgie et d'ascétisme. Nos bourgmestres devaient occuper peu de place dans leurs préoccupations lorsqu'ils séjournèrent pendant quinze jours à l'abbaye de Saint-Jacques. Aussi ne consacrèrent-ils, dans le récit de leur voyage, qu'une demi page à l'église abbatiale. Ils nous apprennent qu'à Liège on croit que l'escalier est unique, mais qu'il y en a le même à Marmoutier. Ils ajoutent que Pierre le Grand s'y intéressa beaucoup, détail repris par la suite par un grand nombre d'auteurs.

Le voyageur hollandais Brouerius (18) décrit lui aussi l'église Saint-Jacques. Son intérêt est plutôt porté sur l'épigraphie. Il signale qu'à droite, on vous fait voir un double escalier qui est très curieux. Il n'ajoute aucun commentaire.

Près d'un siècle auparavant, deux visiteurs nous laissèrent un très long récit de leur voyage à Liège. Le premier, Philippe de Hurges (19), malgré son grand intérêt pour les moeurs et les institutions liégeoises, ne souffle mot de notre escalier, ni de la soi-disant chapelle des bourgmestres. Il consacre cependant six pages à décrire Saint-Jacques, mais son attention est captivée par le buffet d'orgues et l'ancien jubé du choeur.

Le second, Pierre Bergeron (20), est plus intéressant pour notre propos. Il nous explique que la bibliothèque est à côté du choeur, en haut les imprimés, en bas, les manuscrits (21), et il continue: pour aller à cette bibliothèque, il y a un escalier double. Deux personnes peuvent monter par deux divers endroits en même temps, se rencontrer en un perron, puis se séparent encore et ainsi toujours jusqu'au haut. Faut-il ajouter qu'il n'est pas question de bourgmestres? Chose d'autant plus curieuse, qu'à cette époque, les bourgeois étaient depuis dix ans en lutte ouverte avec le prince au sujet du mode d'élection des bourgmestres; Bergeron pourtant, parmi les centaines de pages de son récit, ne fait pas la moindre allusion en parlant de l'escalier, à cette prestation de serment, à Saint-Jacques.

Dubuisson Aubenay (1627) (22) et Guicciardini (1567) (23) n'eurent pas l'attention attirée par la curieuse construction.

Ainsi, est-on tenté, au terme de la lecture de ces quelques remarques, de classer parmi les légendes, « l'escalier et la chapelle des bourgmestres » et d'admettre qu'il n'avait d'autre but que de conduire à la bibliothèque des imprimés, au moins au début du 17e siècle, soit 80 ans environ après sa construction? et qu'ensuite, il donna accès pendant un siècle et demi, au petit orgue du choeur.

R. FORGEUR.


1. On trouvera une description très claire et un plan d'un escalier semblable en tous points à celui dont nous parlons, celui du couvent des Bernardins de Paris, dans E. VIOLLET-LE-DUC, Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XII au XVIe siècles, t. 5, p. 306. Paris, 1861. - A. DE CAUMONT en signale un à Chambord, et Martène, un autre à Marmoutier.

2. Il date du premier quart du 16e siècle.

3. Description de l'église St-Jacques à Liège. Liège, 1885. C'est à l'amabilité coutumière de Monsieur l'architecte Bourgault, que je dois la consultation de cet opuscule, devenu assez rare.

4. J. S. RENIER, Inventaire des objets d'art renfermés dans les monuments… de Liège, p. 319. Liège, 1893.

5. G. RUHL, L'église Saint-Jacques à Liège, p. 19. Liège, 1907.

6. [E. P0LAIN] Liège, guide illustré, p. 94 [paru entre 1907 et 1909].

7. P. JASPAR, dans la Chron. archéol. du pays de Liège, t. 17 (1926), p. 83-85. L'auteur publie une coupe et deux plans, très clairs de l'escalier. Par contre, rien ne permet de penser que les chartes de la cité aient été conservées dans la chambre à laquelle l'escalier double donne accès et je ne peux admettre l'opinion de Jaspar qui estime que le but poursuivi par l'architecte était d'empêcher que le peuple, lors d'un soulèvement, ne s'empare des chartes.

8. L. HENDRIX, L'église Saint-Jacques à Liège, p. 28, Liège, 1928.

9. T. GOBERT, Liège à travers les âges, t. III, p. 349. Liège, 1926, etc.

10. F. HENAUX, Description de la ville de Liège, Liège, 1842 et M. POLAIN, Liège pittoresque ou Description inédite de cette ville, Bruxelles, 1842.

11. P. 85-86 et l'hôtel de ville, p. 117-123.

12. P. 175.

13. Dictionnaire géographique de la province de Liège, t. II, P. 222. 2° édition, Liège, 1842.

14. Ces notes sont publiées par R. LESUISSE dans le Bulletin de la Société des Bibliophiles liégeois, t. 19 (1956), p. 232.

15. E. HELIN, Le pays de Liège vu par des touristes anglais (1752-1777) dans BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ « LE VIEUX-LIEGE », n° 98 (1952), p. 145.

16. Délices du pays de Liége, t. I. p. 168-169. Liège, 1827.

17. Second voyage littéraire.., p. 172. Paris, 1734.

18. Léon HALKIN, Une description inédite de la ville de Liège en 1705, p. 43. Liège, 1948.

19. Voyage à Liège et à Maestricht en 1615, édition de H. MICHELANT, Liège, 1875, p. 104.

20. Voyage en Ardennes, Liège et Pays-Bas en 1619, édition H. MICHELANT, Liège, 1875, p. 104.

21. L'armoire dans laquelle les manuscrits étaient conservés, subsiste encore à sa place primitive (trésorerie actuelle). C'est un énorme meuble gothique du début du 16e siècle entièrement polychromé gris et or. On l'a surmonté des armoiries de Nicolas Jacquet, abbé de Saint-Jacques de 1709 à 1741.

22. Itinerariuni belgicum, publié en partie par LEON HALKIN dans REVUE BELGE D'ARCHEOLOGIE ET HISTOIRE DE L'ART, t. 16 (1946), p. 64-73.

23. L. GUICCIARDINI, Descrittione di lutti Paesi Bassi, altrimenti detti Germania inferiore. Anvers, 1567, 1581, 1588, etc.

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