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Château de Chokier

Vies de Châteaux en Pays de Meuse
par Lily PORTUGAELS
Charles MAHAUX
1997

Chokier

Comme Aigremont son voisin, le château de Chokier a été une place forte au Moyen Age. Sa situation sur un éperon rocheux surplombant la Meuse s'y prêtait parfaitement. « Les troupes les plus féroces, ne l'on jamais regardé qu'avec respect » disent les vieilles chroniques. On n'a plus une idée précise de ce qu'il devait être a cette époque mais il est évident que ce nid d'aigle n'était pas un site habituel pour un château de plaisance. Ce devait donc être initialement une sorte de forteresse qui, à quasi égale distance entre Huy et Liège, verrouillait la vallée de la Meuse. On sait en tous les cas, qu'au milieu du XIIIe siècle, il appartient à un Jean de Hozémont né en l253, et qui en 1290 est maréchal d'armes du pays de Liège. Il prend part à la dramatique vendetta entre les familles Awans et Waroux. Au cours de cette guérilla familiale qui décimera la noblesse hesbignonne, son château forteresse de Hozémont est rasé en 1298. La seigneurie de Chokier appartient à sa famille et sans doute estce là qu'il se réfugie après la destruction de son château de Hozémont. C'est en tous les cas à Chokier qu'il meurt le 17 juin l303 et il est inhumé dans l'église du village.

Au XVe siècle, la seigneurie est propriété de la famille liégeoise de Surlet. A cette époque le château subit une importante transformation puisque la chronique parle d'une « neufve maison ». C'est un Jean de Surlet qui mène cette transformation de 1410 à 1429. On sait qu'en 1429, ce Jean de Surlet est chanoine du chapitre cathédral Saint-Lambert, il devient prévôt de Maseyck et meurt le 12 mars 1446. Il avait enrichi la seigneurie de Chokier, fait reconstruire et améliorer le château et avait planté un grand nombre de vignobles, dont une certaine tradition est encore attestée de nos jours. Au XVIe siècle, le château est à nouveau transformé comme en témoignent des ancres datées de 1588 sur l'aile droite. Seule la base d'une haute tour ronde, construite en moellons de calcaire mosan, date encore du XVIe siècle. Sa partie supérieure en brique, coiffée d'un toit conique sous un petit bulbe est plus récente, sans doute du XVIIe. Mais restons un moment au XVIe siècle pour évoquer quelques pages tragiques de l'histoire de la seigneurie de Chokier.

L'affreux comte... de Beljoyeuse

En 1533, Catherine, fille unique d'un Guillaume Fastre Bare Surlet et épouse d'Everar de Floyon dit Berlaymont, hérite de la seigneurie. Leur fils, Berlaymont, grand bailli de Moha, en hérite en 1564. Il épouse Marie de Senzeille. En 1582, à la mort de son mari, comme ils n'ont pas d'enfant, Marie de Senzeille hérite de Chokier. C'est elle qui va connaître un horrible destin. Elle épouse en secondes noces, Paul de Stor d'Ostrath. Sans enfant, ils font un testament mutuel en instituant comme héritier universel un jeune neveu, Paul de Berlo qu'ils ont quasi adopté et qui vit avec eux. Paul de Stor meurt en 1594. En 1596, Marie de Senzeille convole pour une troisième fois. Son nouvel époux est un seigneur milanais: JeanJacques Barbatiano de Belgioso (on le désigne aussi sous la traduction française de son nom: Beljoyeuse). C'est une sorte de mercenaire qui met sa bravoure et son épée au service du plus offrant. Après de hauts faits d'armes au service de la principauté, il est naturalisé Liégeois en 1607.

En 1596, il a réussi sans peine à séduire Marie de Senzeille, qui n'était pas gâtée par la nature mais était très riche (ça aide), en espérant devenir son légataire. Il commence par envoyer le jeune Paul en Italie sous le prétexte de parfaire son éducation. Ensuite il se met à intriguer d'abord par la douceur et la séduction, ensuite par la violence pour que Marie rédige un nouveau testament destituant Paul de Berlo en sa faveur. Terrorisée, elle cède mais le regrette amèrement. D'autant que le premier testament en faveur de Paul de Berlo était aussi l'expression de la volonté de son précédent mari. Le comte de Belgioso conscient des états d'âme de sa femme et des contestations possibles, décide d'employer les grands moyens.

Ecrit avec son sang

Un jour de 1602, il revient d'une de ses campagnes et annonce à sa femme qu'il vient la chercher pour aller vivre avec lui à Diest où il est en garnison. Malgré sa résistance, elle est emmenée à Diest où elle est littéralement séquestrée. Coupée de toutes relations extérieures, elle ne peut communiquer qu'avec une servante bossue, Marguerite Marcelin, dite la Gobette. On la nourrit à peine et elle ne peut même pas se rendre à l'église. Petit à petit ses forces déclinent, il est vraisemblable qu'elle est lentement empoisonnée. Elle veut écrire un autre testament, assurer sa succession à Paul de Berlo, mais elle n'a ni papier, ni encre, ni plume. Alors, un jour, sentant que sa mort approche, elle détache une page de son livre de prière et se fait une profonde piqûre à l'aide de l'épingle d'une de ses broches. Elle trempe l'épingle dans le sang qui coule et trace quelques mots pour confirmer le premier testament en affirmant que les dispositions ultérieures lui ont été extorquées de force par le comte de Belgioso. Elle donne à la servante quelques bijoux afin qu'elle remette ce livre de prières à sa soeur la mère de Paul de Berlo.

Lorsque Belgioso se rend compte que la mort est proche, il accepte quelques visiteurs auprès de Marie de Senzeille pour témoigner de ce qu'elle est bien malade mais aussi de ce qu'elle reçoit tous les soins nécessaires. A chaque fois qu'une personne est admise, le mari ou un de ses complices est présent. Même le prêtre ne la voit jamais seule. Devant les visiteurs, le comte lui manifeste une affection que tout le monde croit sincère et la malheureuse n'ose rien dire. Un jour pourtant, alors qu'il lui demande si elle n'a rien à ajouter dans ses dernières dispositions, elle ose dire: « Vous savez comment vous m 'avez traitée... ». Mais elle ne peut aller plus loin. Se précipitant sur elle, il lui enfonce la tête dans l'oreiller, sous prétexte d'arranger ses coussins et fait sortir les témoins. Elle entre en agonie veillée par deux mercenaires du comte et meurt peu après. Il n'y avait que quelques mois qu'elle avait quitté son château de Chokier.

Une honorabilité de façade

Le 24 octobre 1602, Jean-Jacques Barbatiano, comte de Belgioso entre en possession de tous les biens de sa femme.

Rentré d'Italie peu après le décès de sa tante, le jeune Paul de Berlo tente de faire valoir ses droits. Mais trop jeune pour connaître exactement la manière d'y arriver et impressionné par le terrible comte, il se contente d'un arrangement que lui propose de Belgioso qui lui accorde quelques propriétés dans le comté. Le comte épouse en secondes noces Anne de Poitiers, et toute sa vie il jouira de la seigneurie de Chokier et des autres biens de son héritage. Il installe à Chokier une garnison de mercenaires sous la garde d'un de ses compatriotes et complices, Gabriel Campi. A Liège où ils demeurent la plupart du temps, le comte et sa femme sont considérés comme des bienfaiteurs de l'église, et leur fille deviendra carmélite. A la mort du comte, en 1632, sa femme Anne de Poitiers hérite de Chokier qu'elle cède à un neveu: Ludovico Barbatiano de Belgioso qui meurt l'année suivante sans héritier. Son frère, Francisque Barbatiano, devient propriétaire de Chokier en 1633. Mais entretemps, Paul de Berlo a réuni les preuves selon lesquelles l'héritage a été détourné.

Les langues se délient

Après la mort du terrible comte, les langues commencent à se délier. La servante redoutant, à juste titre, la vengeance du comte, s'était tue pendant vingtcinq ans. Elle révèle le parchemin sur lequel Marie de Senzeille a écrit sa dernière volonté et raconte la manière dont la malheureuse a été traitée. Paul de Berlo entreprend donc les démarches et se pourvoit même devant le souverain pontife. Après de nombreux incidents de procédure, le tribunal de Rome décide, le 7 juillet 1636, que Paul de Berlo doit rentrer dans son héritage. Mais à cette époque, le pays est sillonné de bandes de soldats de toutes nationalités en rupture d'armées. La sécurité des villes a été renforcée. Chokier qui est un point stratégique dans la vallée de la Meuse est occupé au nom de Francisque de Belgioso par des hommes en armes italiens dirigés par le vieux Gabriel Campi, qui a été l'âme damnée de l'ancien comte. A cette milice privée, les Etats de Liège ont envoyé en renfort quelques « gens de guerre » sous la conduite d'un chef, Barthélemy Radoux. Paul de Berlo envoie un huissier à Chokier pour faire exécuter les arrêts qu'il a obtenus. Le capitaine Radoux sort du château déclarant qu'il est là pour garder la place et que personne n'y entrera sans qu'il en ait reçu ordre des Etats. En attendant, même des membres de la cour de Hesbaye doivent déguerpir du territoire de Chokier et, pour les y encourager, il les charge à cheval. Ce n'est qu'après un véritable siège que le droit l'emporte et en 1639 Paul de Berlo peut enfin faire relief de la seigneurie de Chokier devant la cour féodale de Hesbaye.

Sur ce sujet: Apologie et deffence du Sr. Comte Francisque de Belle-Joyeuse: contre le manifeste ou pretendues sentences du Seigneur Paul de Berloz. Liege, 1636.

Un général d'empire

Au XVIIIe siècle, un violent incendie nécessite la reconstruction d'une grande partie du château qui prend alors à peu près l'aspect qu'il a encore aujourd'hui. A ce moment le château est toujours dans la famille de Berlo comme en témoigne le large fronton triangulaire de la façade, qui porte les armes de cette famille, dessinées par H. J. Hénin en 1788. La demeure reste dans cette famille jusqu'en 1812. A cette époque, le châtelain est Jean-Louis, comte de BerloSuys. Chokier est alors grevé d'hypothèques. A tel point qu'un des créanciers, Antoine Defays, rentier à Liège, fait vendre le château et les terres. Il en devient propriétaire le 24 août 1812. Ce n'est pas pour en user lui-même et, le 30 août 1813, il cède ses droits à Louis-Emmanuel Regnault, officier pensionné au service de la France. En 1816, ce dernier vend Chokier à Louis-Henri Loison, général français qui, après avoir pris part aux guerres napoléoniennes, est devenu lieutenant-général des armées du roi de France et est gouverneur de Saint-Cloud. C'est sa fille unique qui lui succède. Elle a épousé Alexandre baron de Serdobin. En 1866, sans doute pour déficience mentale, elle est interdite. Ses tuteurs vendent le château le 13 novembre 1867 à Monsieur Clercx de Waroux. Aujourd'hui le bien est toujours dans cette famille Clercx de Waroux.

L'éboulement

Au XXe siècle, Chokier a encore été bousculé par un accident étrange. Le dimanche 1er décembre 1946 vers 7hl5, deux minutes après le passage d'un train venant de Liège et transportant quatre cents ouvriers, un morceau du rocher sous la terrasse en façade du château se détache et tombe d'une hauteur de 80 mètres sur la voie de chemin de fer. La masse de rocher détachée est évaluée à 3.000 tonnes. Mais elle avait entraîné d'autres éboulements sur son passage et il y eut près de 8.500 tonnes de déblais à évacuer. La ligne de chemin de fer Liège-Paris sera interrompue pendant plus d'un mois et demi. Pendant ce temps douze camions et deux autocars seront mis à la disposition des voyageurs. On estime à plus de 400.000 le nombre de personnes qui ont été transportées. La ligne Liège-Namur fut rétablie le mercredi 15 janvier 1947. Quelques jours avant l'éboulement, les corneilles qui nichaient en masse sur le rocher de Chokier avaient quitté le site. Coïncidence ou prémonition animale ? On ne le saura jamais.

Le dernier des trente-trois châtelains que connut Chokier en quasi sept cents ans a été Emmanuel Fresart de Clercx de Waroux décédé en 1985. Depuis lors le château de Chokier est en vente et attend un nouveau destin.

SOURCE:

Vies de Châteaux en pays de Meuse
Lily PORTUGAELS
Charles MAHAUX
1997


Edition du Perron
207 Pages

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