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PLANS DE LIEGE

Eugène POLAIN

(Etude) La formation territoriale de la cité de Liège

publiée par Eugène Polain dans "La revue du Nord" (n° 71, août 1932)

Liège au IV siècle
La cité de Liège au XIe siècle
La cité de Liège au XIIIe siècle
Epoque romaine IVe siècle
La cité de Liège au XIe siècle
La cité de Liège au XIIIe siècle
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L'endroit oùt est située la ville de Liège est le débouché de trois profondes et étroites vallées par où S'écoulent les eaux de la Haute et de la Basse‑Ardenne.

Venant des Vosges, la Meuse y arrive chargée des eaux des Ardennes françaises et luxembourgeoises, que lui amènent de nombreux affluents à cours rapide, venant presque tous de l'Est. Depuis Namur, la pente de la vallée de la Meuse est assez faible; aussi, malgré un volume considérable, le courant des eaux de la rivière est assez lent.

Au moment où, sortant d'un couloir assez resserré, la Meuse pénètre dans la large vallée de Liège, elle reçoit par sa droite et presque simultanément, deux affluents importants: le premier, l'Ourthe, a drainé sur son parcours, fort long, les eaux de l'Ardenne belge jusqu'au versant occidental sud de l'Eiffel; le second, la Vesdre, plus court, à pente rapide, vient de la partie nord du versant occidental de l'Eiffel démergeant les Fagnes, haut plateau humide et froid, point le plus élevé du territoire belge.

Importants de volume et de cours rapide, ces deux affluents en se jetant sous un angle assez ouvert, dans les eaux calmes de la Meuse, rejettent violemment celles‑ci vers la gauche de la vallée, tandis que les eaux de l'Ourthe et de la Vesdre s'épanchent dans le milieu et vers la droite de la vallée dont la faible pente ne tarde pas à amortir complètement la violence de leur courant.

Primitivement, les eaux des trois rivières charriaient de fortes quantités de graviers. Mais quand, pour l'une ou l'autre cause, la violence du courant était entravée, ces graviers se déposaient sur la partie convexe des rives, où le courant trouve le plus de résistance, tandis qu'au contraire, se creusait ou s'approfondissait la rive concave.

L'action des trois rivières, combinée avec l'influence, très sensible, des bancs de roches transversaux, avait formé, dans la vallée de Liège, de longs ou larges bancs de gravier, séparés par de multiples courants, plus ou moins rapides ou profonds, constituant un véritable archipel.

Sur les rives étroites, au pied des coteaux enserrant la vallée, comme sur les îles du milieu, les hautes eaux, fréquentes dans un pays fort pluvieux et couvert de forêts, déposaient, grâce à la faiblesse du courant amorti, d'épaisses couches de limon que l'été recouvrait d'une végétation vigoureuse et touffue.

Sur un sous‑sol de gravier de plus de cinq mètres d'épaisseur, Liège était une vallée limoneuse, et je me demande si ce ne serait pas cette particularité topographique qui aurait donné à la ville ce nom dont l'étymologie a été discutée si âprement.

Le nom ancien de Liège ne nous est connu que sous les formes latines Legia ou Leodium, formes jumelles en somme et datant en réalité d'une époque où l'on ne parlait plus le latin chez nous, et la forme la plus antique semble être Luga. Pour les gens du pays, au XIIe siècle, la ville se nommait Lyge (Lidje). Mais il existe à la même époque, deux formes germaniques du mot: l'une est thioise, c'est‑à‑dire flamande, c'est Leuck ou Luck, qui se rapproche de Luga. L'autre forme est allemande et fort vieille, Luticha.

Dans la toponymie allemande de nombreuses localités portent cet ancien nom de Luticha, mais il est remarquable de noter qu'au lieu de chercher l'étymologie du nom dans un hypothétique Leudicus, comme certains liégeois l'ont fait pour Liège, les savants d'outre‑Rhin interprètent Luticha, par le celtique Lutetia, contraction de Lucotetia. Il est bien évident que la graphie tia dans Lutetia se prononce facilement tya ou tcha, ce qui donne Lutitcha. Le sens de Lutetia, forme contractée de Lucotetia est celui d'endroit marécageux et limoneux, formé par la division d'un cours d'eau en branches multiples. Et tous les endroits qui portent ce nom, depuis la Lutetia Parisiorum, jusqu'à Luttwitz en Saxe, en passant par Louaige, en Suisse et Liège, présentent précisément ce caractère topographique. Or tel devait être l'aspect de cette vallée de Lidje, puisque, aux portes mêmes de la cité, on trouve les noms d'endroits comme Leuze, Lèche, Laye, Lixhe, qui tous désignent des endroits marécageux et limoneux, formés par des bras de rivière.

Toute la vallée de Liège était à l'origine enserrée dans des forêts dont les lisières, au bas des coteaux de la vallée ne laissaient qu'un étroit ourlet le long des rivières. Peu à peu, tantôt sur la partie convexe des rives, comme au débouché de quelque ruisseau, se formèrent des atterrissements qui, s'augmentant sans cesse, firent lentement reculer le lit des rivières.

Un de ces atterrissements s'était produit à l'endroit où un ruisseau de la rive gauche, la Legia, venait se jeter dans la Meuse et c'est là, précisément qu'en 1907, je découvrais, à plusieurs mètres de profondeur, des fonds de cabanes dont les objets appartenaient à l'époque néolitique Robenhausénienne, comme d'ailleurs, tous les fonds de cabanes de notre région.

A cet endroit existaient deux fonds de cabanes superposés et d'époque un peu différente, séparés par une couche assez épaisse de limon d'inondation. A deux reprises donc, l'homme préhistorique était venu se fixer au même endroit.

Le fond de cabane supérieur était, à son tour, recouvert d'une épaisse couche de limon servant d'assise aux fondations d'une riche villa romaine, détruite par le feu au IVe siècle et dont l'hypocauste peut encore se voir au centre de la place Saint‑Lambert.

Bien que les Francs, à leur tour, fussent venus habiter au même endroit, puisqu'un cimetière franc a été découvert à proximité, les ruines de la villa romaine, recouvertes d'un épais limon d'inondation et de couches de terre végétale, étaient totalement oubliées, car lorsque, suivant la légende, Saint Monulphe, à la fin du VIe siècle, passa par Liège, il n'y trouva que quelques cabanes avec de petits vergers. Au temps de Saint Lambert, un siècle plus tard, ce n'était encore qu'un hameau.

Pourtant d'autres endroits de la vallée liégeoise avaient été habités: outre Jupille et Herstal, berceau de la famille austrasienne des Pépins, Angleur avait possédé une belle villa romaine, et une autre villa, la Nova villa ou Neuville, devait exister dans les terres fertiles couvertes de plantation d'Arboretum, dont le nom a donné Avroy.

Mais aucun de ces lieux n'était destiné à devenir une grande ville et il est intéressant de remarquer que le noyau primitif de Liège se trouve précisément à l'endroit le plus resserré de la vallée, entre une côte abrupte de rochers, nommé Pierreuse, parce que, plus tard, on y a ouvert des carrières, et le cours de la Meuse. Et jusqu'à la fin du XIIe siècle, nous voyons la ville se développer dans cet étroit espace, qui, en large comme en long, ne dépasse pas cinq cents mètres.

Ce sont les dimensions que Liège avait lorsque Notger en fit réparer et agrandir les murailles, au Xe siècle. Mais, entre ce moment et celui où Saint Lambert y avait, pour des raisons assez obscures, été assassiné, la ville s'était développée et il serait intéressant de savoir comment.

Nous remarquons tout d'abord que les murailles enfermaient deux territoires absolument distincts: l'un, territoire ecclésiastique, comprenait l'assise et les dépendances de trois églises ou monasteria; l'autre, territoire est laïque.

Le premier est un bloc compact, formé par les rnonasteria ou collèges de chanoines de Notre‑Dame‑aux‑Fonts, de Saint­Lambert et de Saint‑Pierre. C'est le territoire ecclésiastique le plus ancien. Notre‑Dame‑aux‑Fonts, baptistère primitif de la cité, aurait été, dit la légende, fondé par Saint Materne au IVe siècle. Selon une autre légende, à demi‑historique, Saint Hubert aurait créé le monasterium de Saint Lambert en l'honneur de son prédécesseur dont il avait ramené et enseveli le corps à Liège. Le troisième monasterium aurait été fondé par le même Hubert en l'honneur du Prince des Apôtres, qui joue un certain rôle dans la légende de Saint Hubert.

Le monasterium de Saint‑Lambert finit par devenir prépondérant et absorba, dans la suite, celui de Notre‑Dame‑aux‑Fonts, dont les chanoines ne portèrent plus que le titre de chanoines de Saint‑Materne, mais il est certain que cette église était primitivement la principale. D'abord, elle est considérée comme l'église‑mère des autres paroisses et elle est le baptistère de la ville: c'est sur son parvis ou même dans l'intérieur de l'église que doivent se tenir les senaux (synodes) ou plaids généraux de la cité. C'est encore sur son parvis que la cour allodiale rend ses sentences, et cette remarque est très importante car, comme toute cour de justice, la cour allodiale ne peut rendre de sentence valable que sur son territoire juridictionnel et nous devons en conclure que, comme beaucoup de parties du territoire de la cité, Notre‑Dame était un territoire allodial. Le fait que les Liégeois ne pouvaient être excommunies que par une sentence rendue à Notre‑Dame, prouve encore l'allodialité de cet endroit.

La cathédrale Saint‑Lambert, voisine, a‑t‑elle le même caractère? Il est malaisé de le décider. Jamais on n'a pu produire l'acte royal ou impérial de donation donnant à cette église la terre sur laquelle elle fut édifiée. De qui Saint Hubert tenait‑il ce terrain? Hubert a fait édifier une église pour donner un asile au corps de son prédécesseur et y a placé un collège de moines pour honorer ce corps. Or si la légende de Saint Lambert est la vérité, celui‑ci aurait été tué à la suite d'une sanglante insulte faite à Pépin le Bref, et ce n'est certainement pas celui‑ci qui aurait donné le terrain destiné à servir de sépulture et de lieu d'honneur au corps de son ennemi. La légende de Saint Lambert, d'autre part, dit formellement que ce personnage a été tué in Legiam suam, là où il avait même un villicus, ou régisseur; son corps a été transporté à Maestricht, mais dans cette ville, les officiers de Pépin peuvent poursuivre sa mémoire en empêchant qu'on ne lui rende des honneurs qui, en réalité, seront une perpétuelle insulte à Pépin. Aussi Hubert fait‑il transporter le corps de Lambert en un endroit où la colère de Pépin ne peut l'atteindre: sans doute cet endroit est plus rapproché de la résidence de Pépin, mais celui‑ci n'y a nul pouvoir: c'est une terre libre, propriété du défunt, sa sépulture n'y peut être violée et tous les honneurs peuvent lui être rendus. Aucune difficulté n'existe pour attribuer à Lambert la propriété absolue de sa Legia villa, car il provient d'une riche et illustre famille tongroise.

Que cette terre ait été une terre libre, un alleu, la chose ne présente aucune difficulté à Liège où toutes les terres sont à priori censées libres, contrairement à la coutume de France, et où pour arguer de féodalité ou d'immunité donnée par le suzerain, il faut avoir des titres formels.

Sur cette terre, seul, le Chapitre de la cathédrale possède le droit de propriété absolue, et personne n'y a, au cours des siècles, élevé la moindre prétention: la Cité, elle‑même, n'y prétend exercer aucune juridiction.

Le domaine possédé par Saint Lambert ne devait pas se borner, je pense, à l'emplacement du monasterium qui porta son nom: il devait s'étendre fort à l'ouest jusqu'au cours de la Meuse, au pied de la Sauvenière. Ce territoire lui‑même, bien qu'il soit demeuré assez longtemps en dehors de l'enceinte fortifiée, n'en appartenait pas moins, comme le reste, au monasterium de la cathédrale.

Les trois monasteria cités ont formé, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, un bloc compact qui, sans être couvert par aucun acte d'immunité quelconque, n'a jamais été revendiqué par personne. Et bien que ce territoire soit enclos dans la fortification de la ville, il est considéré à la manière d'une enclave, d'une terre étrangère, ayant son statut politique et civil distinct.

Il n'y aura de querelles entre le pouvoir ecclésiastique de la cathédrale et le pouvoir civil et laïque de la cité que sur trois points: la répression des délits commis sur le territoire laïc, par des sujets de la cathédrale, délits que les juges laïcs prétendent juger en vertu de leur compétence territoriale et que les gens d'église réclament en vertu de la personnalité cléricale des coupables. Un second point est la contribution réclamée par la cité à la cathédrale pour l'entretien de la fortification, qui, en somme, protège autant la cathédrale que la cité. Un troisième différend se produit à propos des taxes et droits d'entrée sur les marchandises appartenant aux ecclésiastiques, ceux‑ci, par suite de leur exterritorialité, prétendant ne pas être soumis aux règlements faits par un pouvoir, en somme, étranger.

Certaines parties du bloc primitif des trois monasteria ont été distraites de ce bloc et aliénées, soit par vente, soit par accense, mais ainsi distraites elles appartiennent à des laïcs et sont soumises aux règles appliquées aux biens laïques, même malgré le domaine éminent que les églises peuvent s'être réservé sur ces biens.

Au midi de la ville existe, dès le début du XIe siècle, un autre monasterium ou collège de chanoines, Sain Denis; mais ce collège a été créé et doté de ses biens et revenus par des particuliers, et bien que, dans la suite, Saint‑Denis, comme les autres collégiales, ait été regardé comme une filiale de la cathédrale, c'est une création privée.

En dehors des territoires de caractère ecclésiastique, on trouve, au nord de la cathédrale, ce que l'on nomme le Palais. Savoir si ce monument est la résidence de l'évêque est, à mon sens, question peu intéressante: que les services publics du prince, sa cour, ses ministériaux, que le peuple même y aient tenu des assemblées générales, c'est certain: le nom même de palais le démontrerait. Mais primitivement la construction en question est le château, la maison forte, la partie principale de la fortification.

C'est en effet par le passage qui traverse le palais que pénètre en ville le chemin qui, par la rue Pierreuse, rejoint à Hognoul, la chaussée Brunehaut, ancienne voie romaine de Tongres à Trèves, et toujours une tour a été dressée auprès de l'entrée de ce passage. Les documents nous manquent pour établir la nature territoriale du palais. Toujours ce bâtiment a dépendu de l'évêque seul, et le Chapitre cathédral, malgré ses usurpations continuelles, n'a jamais revendiqué ce territoire.

Entre le palais et la cathédrale s'étendait un espace libre assez large, où débouchait le chemin venant à travers le palais. Cet espace libre portait le nom de Vieux‑Marché. Cette place n'appartient à la cathédrale que pour une très faible partie, le reste appartient à l'évêque et au pouvoir municipal. Son nom de Vieux‑Marché, quoi qu'en pense Gobert, semblerait bien indiquer que ce serait primitivement à cet endroit que se serait tenu le marché: la place est spacieuse, de forme régulière et au débouché immédiat de l'entrée de la ville. Mais à quel moment aurait‑elle cessé d'être le marché?

A l'est de la cathédrale et du Palais, et sur un espace assez restreint, nous trouvons ce que j'appellerai le vinâve primitif de la cité. Le terme liégeois vinâve, traduit en latin du moyen âge Vicinagium, a la même origine que le vieux français visnage: il représente une agglomération de demeures contiguës ayant vue sur le même chemin. Le vinâve primitif, ici, s'étend depuis les cloîtres, de la cathédrale et le palais jusqu'au mur d'enceinte au nord‑est. Une rue, nommée Féronstrée, rue des Ferroniers, le traverse de l'ouest à l'est jusqu'à la porte Hasseline, qui lui donne issue vers Maestricht.

La rue Féronstrée est en communication avec la porte du palais et la voie de Pierreuse par une étroite ruelle qui se glisse entre le palais et la cathédrale. Une autre ruelle, tortueuse, contourne vers le sud, les cloîtres de la cathédrale pour aboutir à la rive occidentale de la Meuse qu'elle traverse pour arriver dans une grande île.

Le long de ces trois voies principales, des habitations forment le vinâve du marché. Celui‑ci, qui me paraît être en réalité le nouveau marché, se présente sous la forme d'une place triangulaire assez étriquée, le plus long côté de ce triangle étant la voie joignant la rue Féronstrée à la ruelle joignant le palais. Il me paraît que primitivement, ce triangle n'était pas une place libre. Lors des fouilles de 1907, j'ai pu constater, à une assez grande profondeur sous le terre‑plein actuel, de nombreuses substructions en grès houiller analogues aux fondations de la cathédrale. Il devait donc exister des demeures au centre de la place au temps de Notger, et ces maisons doivent avoir été démolies précisément pour créer la place actuelle. C'est peut‑être à celle occasion que l'évêque Réginard aurait, suivant Jean d'Outremeuse, relevé de trois pieds le sol du marché et des rues adjacentes. Cette affirmation me, paraît exacte, car en plus des substructions existant dans le sous‑sol de la place du Marché, j'en ai vu d'autres, à plus de deux mètres dans une tranchée pratiquée sur la place derrière l'Hôtel de Ville.

La place triangulaire assez singulière, qui forme le marché actuel, aurait été obtenue en jetant bas tous les immeubles situés entre les deux rues joignant Féronstrée au palais et au chemin vers l'Isle.

Le vinâve primitif qui a servi de noyau à la cité n'est pas le seul centre d'attraction existant à cette ancienne époque. En dehors de l'enceinte fortifiée, d'autres vinâves ou hameaux se développeront de leur vie propre et indépendante jusqu'au moment où leur extension se heurtera à celle des autres vinâves. Mais, alors même que deux siècles plus tard, ils auront été réunis et enclos dans la même enceinte fortifiée, leur évolution sera trop avancée pour que la fusion des différents vinâves se produise. Cette évolution différente s'explique d'ailleurs et justifie les rivalités qui existèrent de tous temps et se font encore nettement sentir entre les divers quartiers de la cité.

Liege est situé au point de jonction de trois régions ethniquement très différentes. Au midi, c'est le Condroz, source principale de la population liégeoise qui tient de là ses moeurs douces, affables, son caractère sociable, sa langue harmonieuse et spirituelle. Au nord‑ouest, c'est la Hesbaye, à la population de forte et haute stature, au verbe haut, aux moeurs rudes et violentes. Vers l'est, la Basse‑Ardenne envoie dans la vallée une population ardennaise, opiniâtre, défiante et taciturne, plus individualiste, ardente en actes comme en paroles. Entre ces gens de races, d'aspirations diverses, des conflits devaient se produire dont on retrouve les traces dans toute notre histoire.

Les premiers de ces conflits paraissent avoir eu lieu entre les habitants du vinâve du marché et ceux du vinâve de Saint­servais.

Celui‑ci se trouvait primitivement en dehors de la muraille au nord‑ouest de la porte du Palais. Il a dû se former sur des terres privées et était devenu, dès avant le Xe siècle, assez important pour exiger la création d'une église paroissiale dont on reporte la fondation à l'évêque Richaire. Enserré entre la haute côte de Pierreuse et la muraille septentrionale de la ville, le vinâve de Saint‑Servais se propagea vers l'ouest, le long d'un chemin qui, par la Hesbaye, conduit à Saint‑Trond. Il ne fallut guère de temps pour que, de nouveau, une seconde paroisse, Saint‑Séverin, ne dut être créée à cet endroit.

Le chemin qui, du marché, se dirige vers l'Isle en passant un bras de la Meuse par le pont d'Isle, et qui, traversant l'Isle, allait, plus en amont, repasser‑la, Meuse, était la route suivie pour se rendre en France, par Dinant, Mézières et Reims. Elle était fort fréquentée.

Il existait jadis, certainement, un hameau sur l'Isle. La fréquentation de la route de France, la création de deux collégiales, Saint‑Jean‑Evangéliste et Saint‑Paul, activèrent le dévelopement du vinâve primitif auquel il fallut bientôt donner une première paroisse, Saint‑Adalbert, puis, par suite de l'établissement en grand nombre, des Fèbvres ou métallurgistes, sur les petits bras de la rivière de Lulay, la collégiale Saint‑Paul dut fonder une seconde paroisse, Saint‑Martin‑en‑Isle.

Une abbaye bénédictine importante, Saint‑Jacques, s'étant fondée à l'autre bout de l'Isle, des habitations, surtout occupées par des fondeurs de fer ou de cuivre, se construisirent sur les terrains environnant le monastère et il fallut créer là deux paroisses nouvelles, Saint‑Rémy, d'un côté, et de l'autre Saint­Nicolas‑au‑Trez, ainsi nommée parce qu'elle se trouvait à petite distance d'un passage d'eau (trajectum).

Jusqu'au règne de Notger, l'Isle était peu habitable. Masse de gravier que le courant principal de la Meuse entourait, assez basse dans beaucoup de ses parties et couverte par les eaux à chaque crue, c'était en été une lande couverte d'herbe et de broussailles. Notger, au moyen d'un déversoir du trop plein des eaux, chercha en même temps à régulariser le cours de la Meuse et à empêcher les inondations de couvrir le sol de l'Isle. Celle‑ci ne larda guère à se couvrir d'habitations, comme nous avons dit, mais elle ne fut enclose dans la fortification qu'à la fin du XIIe siècle.

Notger, qui avait reconstruit et fortifié la ceinture murale de la ville, prolongea vers l'ouest les travaux de défense destinés à mettre la ville à l'abri d'un coup de main. En effet le Publémont, côteau à pic entre la vallée de la Meuse et celle de la Legia, constituait un danger pour la cité, dominée par cette hauteur proche. Eracle, prédécesseur de Notger, avait déjà pensé à établir sa demeure sur le Publémont pour se mettre à l'abri des agressions des ducs de Lotharingie. Notger reprit l'idée d'Eracle, mais dans le but d'assurer la sécurité de la ville en la couvrant à l'ouest par deux châteaux, indépendants et pouvant, l'un après l'autre, couvrir la cité; ce sont les châteaux de Saint‑Marlin et de Sainte‑Croix ou Château Silvestre qui prit son nom de l'endroit de la Sauvenière, où il fut édifié. Dans chacun de ces châteaux, il existait une collégiale et, à côté de celle‑ci une église paroissiale à l'usage des habitants de ces endroits, Saint‑Remade près de Saint-Martin, Saint‑Hubert auprès de Sainte‑Croix.

Vers le milieu du XIe siècle, parmi certains grands travaux, l'évêque Réginard pensa à faciliter les rapports de Liège avec Aix‑la‑Chapelle, au moyen d'une route directe traversant la vallée liégeoise. Cette route enjambait les trois cours d'eau coulant dans la vallée et nécessitait, en outre, l'établissement d'une chaussée assez élevée pour se tenir au‑dessus des hautes eaux. Sur le courant de la Meuse fut construit un immense pont de plus de cent cinquante mètres de longueur et composé d'une quantité inusitée d'arches, ce qui lui fit donner le nom de Pont des Arches par opposition avec les autres ponts qui n'en avaient qu'une ou deux. Le Pont des Arches en avait, à notre estimation, plus de douze et peut‑être quatorze. Après avoir, près de la rive gauche, enjambé un atterrissement, le pont atteignait la grande île d'Outremeuse, couverte en grande partie de pâturages. Une chaussée, nommée naturellement Chaussée des Prés, menait la route jusqu'au bord d'un bras de l'Ourthe nommé Barbou, qu'elle passait sur un pont la dirigeant vers l'endroit nommé en Choque et, de là la route allait jusqu'au rivage d'un cours d'eau originairement la Vesdre d'où au moyen d'un troisième pont, elle gagnait le territoire de la cour d'Amécourt et, escaladant le coteau, elle se dirigeait vers Aix‑la‑Chapelle. Pour garder ce chemin et les oeuvres d'art qu'il avait nécessité, une porte fortifiée avait dû être pratiquée dans la muraille de la ville au bord de la Meuse, et à chaque pont il y avait une tour avec une porte par où passait la route. Au bord du Barbou, la route passait sous la tour d'une église dédiée à Saint Nicolas, patron des navigateurs, car le courant du Barbou était violent. Au bord de la Vesdre il y avait aussi une tour sur le rivage et à la première arche du pont était une barbacane.

Les habitations ne tardèrent pas à se bâtir le long de cet important chemin, notamment le long de la Chaussée des Prés et au delà du pont du Barbou, en Choque. Ici un important vinâve se créa qui prit le nom de vinâve du Puits‑en‑Choque à cause de la présence d'un puits le long du chemin.

Les deux vinâves de la Chaussée des Prés et de Choque ne tardèrent pas à se développer considérablement, surtout lorsque les tanneurs, abandonnant l'Isle, vinrent établir leurs fosses le long de la Meuse au nord de l'île d'Outremeuse où leur présence exigea rapidement la création d'une nouvelle paroisse, Saint‑Pholien. En Choque, ce furent les tisserands et drapiers qui formèrent le gros de la population.

Comme pour le quartier de l'Isle, ce ne fut qu'au XIIIe siècle que les deux îles d'Outremeuse furent enfermées dans l'enceinte fortifiée.

L'établissement de la route d'Aix‑la‑Chapelle et du Pont des Arches donna, naturellement, une plus‑value considérable aux terrains situés, dans la ville même, aux environs de ce pont. Une rue conduisant au pont, naturellement rue du Pont, vit bientôt naître, dans ses environs, tout un nouveau quartier, situé entre le Marché et la Meuse. Mais avant d'en parler, il nous faut dire un mot de la topographie de, cet endroit, qui, au cours des siècles, s'est le plus modifié.

La Meuse, après avoir, pendant quelque temps, suivi la rive gauche de la vallée, était rejetée, par l'éperon du Publémont vers le centre par une courbe, primitivement peu prononcée. Rencontrant là l'embouchure de la Legia, ruisseau rapide, chargé de limon, la Meuse accentua sa courbe et, selon sa loi naturelle, déversant ses graviers sur la rive gauche, convexe, elle augmentait d'année en année celle‑ci, rejetant de plus en plus ses eaux vers la droite.

Au temps où Notger avait construit le mur d'enceinte de la ville, la courbe de la rive gauche, depuis la tour de Saint‑Denis jusqu'à l'endroit où l'on amorça la culée de gauche du Pont des Arches, était faible et le pont de Réginard fut élevé perpendiculairement au fil du courant; Mais la rivière continuant à charger cette rive, un atterrissement ne tarda pas à se produire au pied du rempart et cette berge alla tellement en s'augmentant que lorsque le pont s'écroula lors des inondations de 1409, il formait un angle aigu avec le fil du courant. Le rechargement de la rive se continua et le pont construit d'équerre en 1446, et emporté par les eaux en 1643, était de nouveau en biais sur le fil du courant.

A l'intérieur du mur d'enceinte de Notger, il y avait un chemin de ronde qui devint une rue importante, lorsqu'elle assura la liaison entre le quartier des environs de Saint‑Denis et le Pont des Arches; lorsqu'au XIIIe siècle, on abattit la muraille de la vieille enceinte, on construisit les maisons sur les fondements de cette muraille, en encorbellement au‑dessus de la rivière et naturellement la rue se nomma sur Meuse. En même temps, tout l'espace compris entre le Marché et la Meuse se bâtit, formant deux quartiers séparés par le cours de la Legia, ce ruisseau dont j'ai déjà parlé et qui, avant de se jeter dans la Meuse en amont du Pont des Arches, formait une sorte de petit marécage que l'on appela Merchoul (marisciolus). Entre ce ruisseau et la collégiale de Saint‑Denis, une voie charretière ou Chéra‑Voie fut des premières bâties et sur la rive gauche de la Legia un nouveau quartier, Novus vicus ou Neuvice, s'étendit jusqu'à la rue du Pont. Toute cette agglomération nécessita la création de trois nouvelles paroisses: Sainte‑Aldegonde, la Madeleine et Sainte‑Catherine, fondées et dotées par les particuliers qui étaient les propriétaires des terrains récemment mis en bâtisse.

Dans l'histoire de la topographie liégeoise, c'est un point curieux que celui de la création des paroisses. Il en est de deux sortes, celles qui dépendent d'une collégiale et celles qui doivent leur existence à des particuliers, mais les deux espèces se créent pour les mêmes raisons.

Les collégiales, dotées de leur territoire particulier, y firent construire, tout d'abord une église, généralement assez vaste, entourée des dortoirs, réfectoires, cuisines, magasins et autres services généraux. Une forte muraille entoure ces bâtiments, les isolant de l'extérieur: ce sont les encloîtres de la collégiale. Les terrains inutilisés, situés hors des encloîtres, furent cédés à des particuliers, d'ordinaire par un contrat nommé rendage ou accense. Fréquemment les acquéreurs étaient des gens attachés au service de la collégiale, mais laïcs. Cela formait une agglomération de demeures et nécessairement on devait créer pour elles une église paroissiale. La collégiale, riche, s'en chargeait, et les chanoines assuraient le culte soit par eux‑mêmes, soit en y préposant quelque ecclésiastique nommé, suivant les cas, vicaire, curé ou pléban.

Les particuliers, sur leurs propres terrains, faisaient construire des habitations à donner à stuit (louage), ou que par rendage ou accense, ils cédaient à des personnes pour s'y bâtir une demeure. Les propriétaires vendeurs étaient plus certains de céder avantageusement ces terrains si, à proximité, les acquéreurs pouvaient trouver le culte paroissial. Aussi c'étaient les propriétaires des terrains à bâtir qui faisaient édifier les églises paroissiales, les dotaient et souvent se réservaient la nomination du pasteur. Cela explique le nombre considérable des paroisses existant à Liège. Rien que dans l'enceinte érigée par Notger, on compte, outre la cathédrale et cinq collégiales, neuf paroisses. En dehors des murs, il y a déjà sur l'lsle, deux collégiales et quatre paroisses. Le nombre de celles­ci, au XVIe siècle est de trente‑deux.

L'ancien vinâve du Marché, ne pouvant plus s'étendre dans les limites des murailles, dépassa celles‑ci. La rue Féronstrée, rue principale et commerciale, mais assez courte, était close par la Porte Hasseline. Bientôt de nouvelles demeures commencèrent à se bâtir au delà de la porte. Une nouvelle collégiale, Saint‑Barthélémi, ayant été fondée par un riche particulier dans ces parages, une importante agglomération s'y forma et nécessairement réclama des églises paroissiales: ce furent Saint‑Jean‑Baptiste, Saint‑Georges et Saint‑Thomas.

A ce moment tous les terrains, tant ceux ayant appartenu aux collégiales qu'aux particuliers, à l'intérieur des anciennes murailles, ont été parcimonieusement utilisés. Les rues sont extrêmement étroites et si certaines demeures possèdent encore des jardins, la plupart selon un procédé longtemps en usage à Liège, avaient utilisé le terrain se trouvant derrière la maison à front de rue pour y faire construire une ou même deux maisons placées les unes derrière les autres.

II fallut, un jour, donner de l'air à la ville qui étouffait dans son étroite enceinte et, d'autre part, protéger par une nouvelle muraille les agglomérations importantes formées au dehors des remparts. C'est ce que firent, à la fin du XIIe siècle, les administrateurs de la cité: il faut leur rendre cette justice qu'ils avaient vu juste et grand, car la nouvelle enceinte qu'ils tracèrent au début du XIIIe siècle a suffi au développement normal de la ville jusqu'au milieu du XIXe siècle.

Cette nouvelle enceinte englobait tous les anciens vinâves qui, jusqu'alors, s'étaient développés individuellement: le vinâve de Saint‑Servais à l'ouest, celui de Saint‑Jean‑Baptiste, de Saint‑Georges et de Saint‑Thomas à l'est, les vinâves d'Isle et d'Outremeuse au sud et sud‑ouest. Mais, en traçant la nouvelle ligne de défense, on ne s'était pas borné aux agglomérations déjà bâties, on avait ménagé autour de chacune d'entre elles assez de terrain pour leur permettre de continuer à s'étendre dans l'intérieur même de la nouvelle muraille.

Seulement il ne suffit pas de réunir ensemble différents territoires même voisins pour créer une communauté d'âmes et d'aspirations. Et à Liège, non seulement la réunion en une même muraille de défense ne créa pas la communauté de sentiments des divers vinâves, mais, au contraire, exacerba les rivalités et les tendances de chacun d'entre eux.

Ils paraissent avoir d'abord prétendu conserver leur organisation particulière avec leur mayeur et leur cour privée de vinâve, puis cette organisation ayant, sans doute, été regardée comme impossible, chacun des vinâves prétendit exercer, selon sa puissance particulière, une influence prépondérante dans l'administration des affaires de la ville.

Le caractère ardent et mutin de la population liégeoise est connu, mais ce qu'on sait moins c'est que les innombrables mutineries qui se produisirent furent non seulement causées par la résistance au pouvoir central, mais bien plus par les rivalités entre quartiers et métiers, ce qui, parfois, était tout un, les métiers étant fréquemment localisés dans tel ou tel quartier.

On remarque que la première révolution politique liégeoise, celle qui, dès le début du XIIIe siècle, tend à renverser l'antique régime municipal et terrien des Echevins, se produit presque simultanément avec l'entrée du vinâve de Saint‑Servais dans l'enceinte de la cité. C'est ce vinâve qui fournit les chefs et les acteurs principaux de ce mouvement qui, de 1229 à 1260, amène, plus ou moins révolutionnairement, la commune jurée, créée surtout par les marchands et les manieurs d'argent. A l'aristocratie terrienne des anciens propriétaires, succède celle des commerçants et des gens d'affaires.

Et quand le parti populaire voudra, à son tour, s'emparer du pouvoir communal, ce seront les tanneurs et les drapiers du vinâve d'Outremeuse, les métallurgistes du vinâve d'Isle qui amèneront les plus gros contingents aux démagogues.

Chacun des corporations de métier, localisée dans l'un ou l'autre vinâve apporte, dans ses revendications et ses actes, l'esprit particulariste de chacun des anciens vinâves. L'évolution morale et sociale de chacun de ceux‑ci était trop avancée au moment de leur réunion en une seule ville pour pouvoir se métamorphoser et, à la fin du XVIIIe siècle, les rivalités étaient aussi âpres entre les habitants des différents quartiers qu'elles le sont à la campagne, entre les villages séparés les uns des autres.

Il en sera de même, à cause précisément des différences ethniques, le jour où on devra envisager de réunir, pour des raisons économiques et administratives, les douze ou treize communes qui forment actuellement l'agglomération liégeoise.

Le territoire donné à l'enceinte fortifiée au début du XIIIe siècle était, je l’ai dit, assez étendu pour parer à toute extension de la ville pendant longtemps. Aussi la cité se contenta‑t‑elle, jusqu'au milieu du XIXe siècle, d'aménagements intérieurs, surtout après le sac de Liège par Charles le Téméraire en 1468 ou après le bombardement de Boufflers en 1691. Après 1830, les murailles, n'ayant plus d'utilité, furent rasées et l'on commença la série de transformations qui ont fait une cité moderne, trop moderne peut‑être, de la vieille ville du moyen âge.

Les multiples bras de rivières, mal entretenus, comblés à demi d'immondices, furent l'un après l'autre, remblayés et le cours de la Meuse, rectifié, fut canalisé en un seul lit avec une dérivation devant servir à prévenir les inondations. A travers d'anciens quartiers aux rues étroites furent créées de larges avenues. L'industrie et le commerce se développant, la population augmenta et les quartiers bâtis atteignirent et dépassèrent en peu de temps le territoire enclos dans les anciennes murailles: on dut annexer à celui‑ci les anciens faubourgs d'abord, puis les teritoires d'Avroy, Fragnée, Fétinne, Longdoz et tout récemment encore, la ville a dû entreprendre sur les communes environnantes.

Cette annexion de territoires amène avec elle l'annexion de populations qui ne sont pas tout à fait de même race et il n'est pas certain que le caractère liégeois ne se trouvera pas noyé à la fin, dans cet afflux d'éléments externes. Déjà le vrai wallon de Liège, doux et harmonieux, fait place aux idiomes plus rudes, moins cultivés des campagnes environnantes: le caractère particulier des Liégeois pourra s'en ressentir à son tour.

Eugène POLAIN.

*

L'emplacement et l'époque des fortifications de la cité de Liège

(Note annexe)

 

On a attribué à Notger la première fortification de Liège. Si l'on entend par là une vraie muraille d'enceinte, munie de tout l'appareil militaire, je veux bien admettre que Notger ait, le premier, songé à faire de sa capitale une ville fortifiée, de manière à résister à une attaque sérieuse. Mais il est impossible d'admettre qu'auparavant il n'ait pas existé une certaine défense de la petite ville, qui comprenait déjà trois églises avec des monasteria d'une certaine importance. Il me paraît, au contraire, certain que ces trois monasteria, formant un bloc compact, ont pu et même dû, être protégés par une muraille commune, telle que celle qui se remarque dans la plupart des exploitations rurales du plat‑pays. En effet, dans nos campagnes les anciennes fermes se composent de bâtiments prenant jour à l'intérieur d'une cour, tandis qu'il n'y a, sauf la porte d'entrée, aucune ouverture, aucun jour dans la muraille extérieure. Il est probable que nos trois monasteria étaient constitués de cette façon. Et l'on peut remarquer, dans le bas de la tour de Saint‑Denis, d'époque notgérienne, que des ouvertures étroites, comme des meurtrières, se trouvent vers l'extérieur. Or cette tour, au point de vue militaire, n'a jamais servi que de tour d'observation.

Mais à côté des monasteria, il y a des habitations. Et ces habitations, qui constituent déjà un vinâve, devaient avoir songé à se protéger, non par une muraille, mais tout au moins par une haute levée de terre, un remblai surmonté d'une forte palissade de pieux à l'extrémité aiguisée. Ce genre de défense existait dans plusieurs villes du pays, et peut‑être même avant les incursions des Normands. C'est après celles‑ci qu'on dut songer à entourer les villes, surtout celles, comme Liège, qui renfermaient des églises, de murailles de pierres avec tours de guet et portes fortes.

L'évêque Eracle, prédécesseur de Notger, en difficultés avec ses sujets, peut‑être travaillés par les intrigues des ducs de Lotharingie, avait déjà songé à se construire une sorte de citadelle d'où il pourrait dominer la ville rebelle et s'en rendre facilement maître: il avait transporté son palais sur le Publémnont, y avait fait ériger une église en l'honneur de Saint Martin et comptait y faire sa résidence. Le peuple, à ce moment, fit le même geste qu'il reproduisit deux fois dans la suite dès qu'il en eut le moyen, il monta à la citadelle qui était pour lui une menace et la démolit.

Si Eracle avait voulu bâtir un château, pour tenir les Liégeois en respect, c'est donc que déjà, la ville avait une certaine valeur militaire, qu'elle était plus ou moins fortifiée, ne fut‑ce encore que par un remblai avec palissade.

Notger, lui, fait de la cité même, sa forteresse. C'est Liège elle­même qu'il fortifie; peut‑être est‑il le premier qui ait fait élever une muraille de pierre avec portes et tours. Il répare le château de Saint­Martin, non pas pour en faire une citadelle contre la cité mais pour qu'elle garde celle‑ci. La position de Saint‑Martin est toute indiquée pour cela: elle domine toute la vallée de la Meuse jusqu'à son confluent avec l'Ourthe et la Vesdre et, de là, on peut voir distinctement tous les mouvements militaires qui peuvent se faire du côté de Chêvremont, c'est‑à‑dire dans le repaire puissamment fortifié des ennemis de l'évêque. Saint‑Martin commande toutes les voies d'accès vers la cité, tant par le Publémont que par le vallon d'Ans, que l'on peut surveiller jusqu'à Bolsée, que par le fond Pirette qui permet de surveiller jusqu'au­dessus de Pierreuse et de Sainte‑Walburge.

Mais, entre le château de Saint‑Martin et la muraille occidentale de la ville, il y a un hiatus, une partie boisée qui peut abriter une attaque à couvert et couper la communication entre Saint‑Martin et la ville tout en donnant à l'ennemi le moyen d'attaquer les deux ponts. Notger le sait; aussi créera‑t‑il, à cet endroit, un nouveau château, ce qu'on a appelé le château Silvestre, précisément parce qu'il est situé dans le bois de la Sauvenière.

Accolé contre la muraille de la cité, le château Silvestre est séparé du château Saint‑Martin par un fossé avec porte à pont‑levis. En effet, il doit servir de seconde défense pour la cité si l'ennemi parvient à prendre pied dans le château Saint‑Martin, et celui‑ci doit, au contraire, servir de réduit, si la cité est prise et aussi le château Silvestre. Ce sont l'un et l'autre, château Silvestre ou château Saint‑Martin, des ouvrages purement militaires, dressés à la partie supérieure de l'éperon étroit aux flancs escarpés de la prolongation du Publémont (Mont des Peupliers ou Poplimont). Leurs murailles sont tout au haut de ces flancs à pic, dont la partie méridionale plonge dans la Meuse tandis que la face nord se dresse presque verticale au‑dessus du vallon où coule la Légia. Devant la porte occidentale du château Saint‑Martin, le Publémont a été entamé pour faire un fossé, et on a fait de même entre les deux châteaux. On sent que c'est un ingénieur militaire qui a conçu ce système: la défense est au‑dessus des pentes à pic.

Mais, dans la plaine, on a employé un autre système. Le château primitif de la ville, le Palais, se trouve lui, au pied d'une côte à pente rapide et rocheuse, celle de Pierreuse. Le Palais n'en est séparé que par le cours de la Légia.

On a contesté que là ait pu se trouver la fortification primitive, et pourtant c'est bien là, depuis le bas de Pierreuse derrière le Palais, jusqu'à la rue de la Rose actuelle, que se trouvent, dans le sol, les vestiges de la fortification notgérienne. Or, de l'avis d'un officier qui avait étudié le site au point de vue stratégique, il n'y avait que deux places où placer, vers le nord, la fortification de la cité: c'était, tout au bas de Pierreuse, ou, au contraire, tout au‑dessus. Or c'est ce qui a été fait. Au temps de Notger, on ne pouvait s'emparer d'une place forte qu'en en rompant les portes ou en escaladant les murailles, et, pour cela, il fallait pouvoir s'approcher près des portes et murs et en assez grand nombre. Or il n'y a aucun moyen de s'approcher de la muraille du côté du nord parce que la côte de Pierreuse tombe pic presque, devant la fortification et ce, depuis la porte du Palais jusqu'auprès de l'église Saint‑Antoine. Les gens qui s'aventureraient en cet étroit espace seraient écrasés sous les pierres qu'on leur jetterait du haut des remparts et ne pourraient y amener ni bélier pour enfoncer la porte, ni échelles pour escalader la muraille. Comme, à cette époque, les armes de jet à longue distance ne sont pas employées, peu importe que la position soit même dominée par la hauteur voisine, puisque de celle‑ci l'ennemi ne peut agir et qu'il lui est impossible d'arriver sans difficultés insurmontables, aux pieds de la muraille.

Aussi le dispositif demeurera‑t‑il efficace aussi longtemps que la stratégie n'emploiera pas les armes de jet. A ce moment même, on voit les défenseurs de la cité modifier totalement le système défensif de la ville. La fortification septentrionale sera reportée précisément au point culminant du coteau au pied duquel la muraille se trouvait auparavant; c'est au‑dessus de Pierreuse, et non en‑dessous, que va se trouver la porte du Nord, et la muraille, de ce côté, suivra la crête de deux vallons profonds, celui du fond des Tawes, vers la droite, celui du fond Pirette, vers la gauche. Le premier retranchement ira rejoindre une muraille descendant à même, le coteau à pente rapide vers la Meuse; l'autre, suivant la crête s'en ira, traversant le fond où coule la Légia, rejoindre la porte de l'ancien château Saint‑Martin et, de là, redescendre à pic, jusqu'au cours de la Meuse. Celle‑ci, dans la plaine, servira, autour de l'Isle, de fossé à la muraille de la cité, tandis qu'au sud, les cours rapides et profonds de la Vesdre et de l'Ourthe, serviront eux aussi, de fossé à la muraille de la ville, qui englobe à ce moment une considérable étendue de terrain.

Il faut faire remarquer que, dans les diverses fortifications qui ont enceint la cité, les murailles, au moment de leur construction, englobèrent toujours bien plus de terrain que n'en comportait la partie habitée à ce moment. La muraille attribuée à Notger, comprenait sous le règne même de ce prince et encore longtemps après, des terrains non bâtis et peut‑être même cultivés. Lorsque ces terrains furent tous bâtis, les agglomérations extérieures avaient pris de l'extension: certaines, qui avaient leur centre primitif à certaine distance de la ville, s'étaient développées jusqu'au pied des murailles de la cité. D'autre part, la ville elle‑même avait dépassé ses murailles: le long des voies commerciales qui pénétraient en ville, des agglomérations s'étaient formées, composant véritablement des faubourgs (forbourg). Lorsque les administrateurs de la cité décidèrent, tant pour raisons économiques que par nécessité stratégique, d'élargir la ceinture de la ville, il ne se contentèrent pas d'englober et d'annexer toutes les agglomérations collées contre les anciennes murailles, ils voulurent, tout en réservant l'avenir, que la muraille de la cité fut pour elle une défense efficace, basée sur l'art et l'utilisation des défenses naturelles et aussi que, dans son enceinte même, la cité put trouver, point de vue économique important, le moyen d'assurer, pendant un certain temps, la subsistance des habitants en cas d'investissement et c'est pourquoi ils portèrent les limites de la nouvelle enceinte aussi loin que le leur permirent les dispositions stratégiques des lieux.

Et il est bien évident que leurs calculs avaient été bien faits, puisque la fortification établie par les échevins de Liège au début du XIIIe siècle, permit tous les développements de la ville, jusqu'au milieu du XIXe siècle.

Eugène POLAIN.

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