Tous les monuments de la renaissance portent, à peu d'exceptions près, un cachet de similitude qui laisse facilement deviner leur origine commune, l'étude des monuments antiques, et l'application de leurs principes aux édifices nouveaux. C'est ce que nous prouve l'architecture des XIVe et XVe, siècles en Italie, celle du XVIe en France et en Allemagne, comme aussi la renaissance espagnole. L'Angleterre reste de côté ici; les Romains y avaient peu pratiqué l'art de bâtir des monuments publics, et à l'époque où tous les autres peuples de l'Europe retournaient aux traditions antiques en fait d'art, l'Angleterre se créa une renaissance particulière, appelée le style par les antiquaires anglais, et qui commence au règne de Henri VIII, vers 1509, pour durer jusqu'au milieu du XVIe siècle, où le style d'Élisabeth devait enfin le remplacer et refouler à jamais l'ogive et son système.
Parmi les monuments qui font exception à la règle générale dont nous avons parlé plus haut, nous devons ranger le palais épiscopal de Liège. Il est fort remarquable par l'originalité de son style et l'étrangeté de plusieurs de ses détails. Il est le seul et unique de son genre, et réunit en lui des réminiscences de l'architecture du XVe siècle de la France et quelques détails de l'architectnre Tudor. Placé dans un pays qui touche à la France, dont les côtes regardent pour ainsi dire celles de l’Angleterre, et à l'Orient, ayant pour limites l'Allemagne, le palais épiscopal de Liège semble réunir en partie le style contemporain de ces trois pays. On y voit l'élégance française, la tristesse et la monotonie anglaises, et le goût tant soit peu surchargé d'ornementation de l'Allemagne.
L'architecte inconnu de cet édifice avait une grande fécondité d'imagination, des idées fantastiques, qu'il a peut-être encore nourries par la lecture des récits merveilleux des voyages et des descriptions du chevalier Jean de Mandeville, qui, après avoir parcouru les trois parties du monde connues alors, revint écrire ses impressions de voyage à Liège, où il mourut en 1372. Quant au goût de notre architecte, nous ne pouvons dire qu'il fut des meilleurs ni des plus nobles. Son oeuvre est lourde, massive, boiteuse, désagréable à l'oeil, qui aime l'harmonie et la noblesse. Ajoutez encolle qu'indépendamment des réminiscences dont nous avons parlé, on remarque dans la cour du palais de l'évêque de Liège des colonnes isolées de la conception la plus bizarre et la plus fantastique. Ces colonnes, d'un style si excentrique, ne trouvent point d’analogie avec aucune de celles que nous connaissons en Europe. Elles ressemblent à quelques colonnes employées dans des monuments de la presqu'île de l'Inde, ce qui est très curieux, Sans être inexplicable.
S'il nous était permis de rechercher cette singulière analogie entre les détails de monuments situés si loin les uns des autres, s'il nous était encore permis de hasarder une simple hypothèse, nous dirions que, vers l'époque de la construction de notre monument liégeois, les marchandises asiatiques offertes aux nations septentrionales de l'Europe étaient amenées à Anvers sur des vaisseaux portugais arrivant de l'Inde. Le commerce venait prendre en échange les productions des grandes manufactures des Pays-Bas, Liège était alors réputé pour ses draps, ses fers, sa taillanderie et sa chaudronnerie. Ne se peut-il pas que notre architecte du palais épiscopal se soit trouvé en relation avec quelque navigateur portugais, amateur des arts, qui lui aurait raconté ce qu'il avait vu dans l'Inde, et qui lui aurait indiqué comment étaient faites certaines colonnes de monuments qu'il avait vues dans ce pays,
C'est surtout la cour du palais épiscopal de Liège qui attire l'attention de l'antiquaire et de l'artiste. Elle est rectangulaire, de 59 m. de longueur sur 42 m. de largeur, et entourée d'une galerie ouverte, formée de cinquante-sept colonnes, et trois piliers d'angle, composés d'un faisceau de pilastres et de colonnes, qui soutiennent soixante arcades. La galerie du pourtour a 5m,60 de largeur sur 6m,50 d'élévation. Nous ne nous arrêterons pas à décrire les dessins que forment les nervures des voutes de notre galerie; le plan les indique suffisamment. Nous ferons simplement observer que les dessins des trois compartiments d'angle diffèrent entre eux, et qu'ils offrent une grande variété. Les nervures transversales de la voute de la galerie ne forment pas, comme à la bourse d'Anvers, l'arc surbaissé. Dans notre palais de Liège, c'est l'ogive est employée, mais le point de centre des deux arcs dont elle est composée se trouve beaucoup plus bas que la naissance de ces arcs, ce qui n'est pas d'un bon effet. A la gauche de notre plan, l'on a indiqué la naissance des nervures de la voute, qui s'élèvent au-dessus d'un dais ou sorte de console qui couronne le chapiteau à l'intérieur.
A la droite de notre plan, l'on voit un écusson. Il reproduit les armoiries de l'évêque fondateur, placées au-dessus et dans l'axe des arcs des arcades, à l'extérieur. La Marck portait d'or à la fasce échiquetée de deux traits d'argent et de gueules, au lion issant de gueules. Ces écussons étaient peints. Au-dessus du tailloir des colonnes du rez-de-chaussée à l'extérieur, s'élève une fine colonnette couronnée d'un chapiteau à feuillage et surmontée d'une petite statuette. Parmi les élégantes fenêtres du premier étage, l'on en voit couronnées de l'arc surbaissé, et d'autres qui se terminent par l’arc Tudor ou ogive surbaissée. En dessous de ces fenêtres et au-dessus des arcades, règne une partie pleine décorée d'une galerie aveugle, et contre laquelle sont appuyées les reins des voûtes.
Nous n'entrerons pas dans le détail des colonnes. Leur description mènerait, si on voulait la faire complète, à un petit volume, travail qui ne les ferait pas encore connaître d'une manière parfaite, sans y ajouter de dessins. Nous dirons seulement qu'elles sont toutes variées et de formes diverses. La plupart ressemblent à des balustres, d'autres sont surmontées d'un cippe et ornées d'acanthes, de feuilles aquatiques et de têtes et figures grotesques, etc. Elles ont quelque ressemblance, dans quelques-uns de leurs détails, avec les piédestaux du portail septentrional de la cathédrale de Chartres (1). Ces piédestaux sont les seuls de leur forme que nous connaissions dans l'architecture du moyen âge. Ils ont quelque chose de l'architecture de l'Inde, qu'on ne peut pas s'expliquer (2).
Le premier palais épiscopal de Liège, bâti en 973 par l'évêque Notger, fut incendié avec la cathédrale Saint-Lambert en 1185. Reconstruit immédiatement après le feu, il fut encore une fois incendié en l'année 1505. En 1508, Évrard de la Marck, cinquante-cinquième évêque de Liège, fit poser les fondations du palais actuel, qui fut terminé seulement au bout de trente-deux ans.
Lorsque l'évêque de Liège commença à bâtir ce palais, il était dans l'âge où l'on conçoit de grandes entreprises, et où l’on a l'énergie nécessaire pour les mettre à exécution; il n'avait que trente-six ans. Evrard de Marck était un homme d'intelligence; il était généreux et passionné pour les sciences et les arts et ceux qui les cultivaient. En cela, il suivait l'exemple de ses contemporains Léon X et François Ier. Il appela à Liège le célèbre Érasme, et fournit à Lambert Sutermann (Lambert Lombard), le grand peintre liégeois, les moyens de voyager en Italie, pour y étudier les chefs d'oeuvre des maîtres et développer son talent.
Il était tout naturel qu'un homme comme Évrard de la Marck portât aussi son attention sur l'architecture; il releva les murailles de la ville et les munit de bastions, pour mettre Liège à l'abri des incursions des étrangers. Ensuite il ajouta un beau portail à la cathédrale Saint-Paul, dans lequel l'on remarque une belle sculpture représentant la conversion de saint Pierre.
Il était dans l'ordre qu'un prélat aussi magnifique pensât à élever un palais digne de lui; la partie qui en reste peut nous faire présumer sa grandeur et sa somptuosité. En l'année 1577, la reine Marguerite de Valois, femme de Henri IV, pendant un voyage qu'elle faisait dans les Pays-Bas, visita aussi Liège; voici la description qu'elle nous fait du palais qui nous occupe: " L'evesque m'ayant receuë sortant de mon batteau, me conduisit en son plus beau palais d'où il s'estoit delogé pour me loger, qui est, pour une maison de ville, le plus beau et le plus commode qui se puisse voir, ayant plusieurs belles fontaines et plusieurs jardins et galeries, le tout tant peint, tant doré, et accomodé avec tant de marbre, qu'il n'y a rien de plus magnifique et de plus délicieux (3). "
Pour avoir frappé à ce point une princesse française, habituée aux richesses des palais de Fontainebleau, de Blois, d'Amboise et de Rambouillet, il fallait que le palais de l'évêque de Liège fût vraiment quelque chose d'extraordinaire; mais c'est en vain, hélas, que le voyageur cherche aujourd'hui cette magnificence. Les jardins sont détruits, fontaines n'existent plus, galeries n'offrent plus de peintures, et les marbres ont disparu: les belles galeries sont encombrées d'échoppes et de marchands; dans les appartements de l'évêque cardinal sont installés les différents tribunaux, les archives et même une prison pour femmes, etc., etc. La façade aussi a disparu; celle qui est située sur la place Saint-Lambert a été élevée en 1734, à la suite d'un grand incendie qui détruisit la façade primitive. Le cardinal de la Marck mourut le 18 mars 1538, deux ans avant le complet achèvement du palais qu'il avait commencé lui-même.
- BlBLIOGRAPHIE -
1° Essai sur l'architecture ogivale en Belgique, par A. G. B. SCHAYES, Bruxelles, 1840, I vol, ln-4° avec pl.
2° Select Example of architectural Grandeur in Belgium, Germany, and France: a series of twenty-four sketches drawn on the spot, by the late Charles Wild and etched Under his direction by John Le Keux and other artists. Londres, 1843. l vol. in-fol, avec 24 pl.
(1) Voy. la vue de ce portail dans « Select Example of architectural Grandeur in Belgium, Germany, and France ", par Charles Wild. Londres, 1843, pl.
(2) L'architecte du palais épiscopal de Liège connut-il peut-être les piédestaux du portail de Chartres? C'est ce qu'il est permis de présumer. Évrard de la Marck fut nommé évêque de Chartres par Louis XII.
(3) Nouvelle collection des mémoires pour servir à l'histoire de France, depuis le XIIIe siècle jusqu'à la fin du XVIII'e; par Michaud et Poujoulat. Tome X, 1838, pag. 432; 1re colonne.