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Notre Dame aux Fonts à Liège

Notice sur les fonts baptismaux de Notre Dame aux Fonts

à l'église Saint Barthélmi à Liège

par le chanoine LONAY

La notice que nous offrons au public n'est guère que la reproduction du remarquable article publié par M. Didron dans le cinquième volume des Annales archéologiques. Nous avons retranché certains détails et avons ajouté nos propres réflexions ainsi que le résultat de nos recherches; mais nous nous plaisons à dire que, pour le fond, le travail de M. Didron ne laisse rien à désirer, et que nous sommes heureux de pouvoir suivre un guide aussi éclairé et aussi sûr dans ces matières.

La cuve baptismale de St-Barthélemi, placée actuellement dans la chapelle du transcept du côté de l'Evangile, est peut-être, d'après l'opinion des hommes compétents, le monument archéologique le plus curieux de la Belgique. Elle provient de l'ancienne église Notre-Dame-aux-fonts, qui était autrefois comme une annexe de la cathédrale de St-Lambert, et qui probablement était ainsi appelée, parce que seule elle avait le privilège de posséder des fonts baptismaux.

En effet, les trente-deux paroisses de Liège, sauf quelques exceptions (1), étaient dépourvues de baptistères, et les bourgeois de la cité ne pouvaient recevoir le baptême qu'à Notre-Dame-aux-fonts. Celte église était contiguë à la partie latérale de St-Lambert qui faisait face aux habitations situées entre les rues Gérardrie et Souverain-Pont. Lorsque l'antique cathédrale fut démolie en 1794, dans la grande tourmente révolutionnaire, Notre-Dame-aux-fonts disparut avec elle, et l'on se demande naturellement par quel heureux hasard la cuve baptismale a pu échapper à l'avidité des démolisseurs, et comment elle se trouve aujourd'hui à St-Barthélemi.

Quant au premier point, l'histoire se tait; mais des traditions fort probables, quoique assez vagues et incomplètes, affirment que la cuve fut secrètement enlevée par des personnes courageuses et enfouie dans une des maisons voisines. Elle y resta cachée jusqu'à ce que l'ordre eût été rétabli, et elle fut mise alors à la disposition de Mgr Zaepffel, évêque de Liège, qui en fit cadeau à la paroisse de St-Barthéiemi, en 1803: voici à quelle occasion.

Désirant sauver de la ruine l'antique collégiale de St-Barthélemi, il proposa à la Fabrique de St-Thomas, l'église paroissiale la plus rapprochée et qui n'avait rien de remarquable, de transférer le siège de la paroisse à St-Barthélemi. La Fabrique ayant accepté avec empressement, Mgr Zaepffel, par reconnaissance, fit présent à la nouvelle paroisse de la cuve de Notre-Dame-aux-fonts.

L'historien Jean d'Outre-Meuse nous apprend, dans sa grande chronique, que l'artiste auteur de ces fonts baptismaux s'appelait Lambert Patras, le batteur de Dinant, qui les fît, l'an 1112, sur la demande de Helin, fils du duc de Souabe, chanoine de St-Lambert et abbé de Notre-Dame. C'est par des oeuvres artistiques semblables à celle qui nous occupe, que Dinant, au moyen-âge, a eu l'honneur de donner son nom à tout une branche de l’art, la fonte et la batterie en cuivre, que l'on ciselait ensuite. (Note Il s'agit d'une erreur de Jean d'Outremeuse - Le véritable auteur est Renier de Huy)

La cuve de St-Barthélemi est en cuivre jaune fondu, mais avec un grand nombre de détails en demi ronde bosse; haute de 60 centimètres, elle en a 90 de diamètre dans le bas et 80 dans le haut; elle est presque cylindrique. Nous suivrons dans la description de ces détails, l'ordre indiqué par la chronologie et par le sens même des inscriptions.

Le premier groupe ou sujet représente St-Jean, le premier ministre du baptême, préparant au Sacrement futur les publicains, les soldats, le peuple entier, les classes sociales et les conditions politiques en leur prêchant la pénitence. Devant un arbre qui porte des feuilles de deux espèces et qu'il est difficile de bien caractériser, en face d'un groupe de quatre personnages, le précurseur, haut de stature et le bras droit tendu, annonce aux publicains la parole divine et leur ordonne de faire dignement pénitence: facile ergo fi uctus dignos poenitentie (2). Dans ce groupe se trouve un jeune soldat qui interroge St-Jean et qui représente sans doute ces hommes d'armes qui venaient demander le baptême et des règles de conduite au précurseur. Cette figure est admirable de pose et de véritable attention.

Le peuple ainsi préparé par la prédication, nous voyons dans le second groupe St-Jean, presque adossé à un chêne, baptiser deux juifs enfoncés seulement à mi-jambes dans les eaux du Jourdain: il leur dit: « moi je vous baptise dans l'eau; mais après moi il viendra un plus fort que moi »: ego vos baptizo in aqua; veniet autem fortior me post me (3).

Derrière les deux baptisés, deux hommes qui attendent ou qui viennent de recevoir le baptême, ont une tournure et une physionomie énergiques et bizarres qui rappellent assez l'art étrusque ou éginétique. Entre ces hommes et les baptisés, sur la rive du fleuve, s'élève une plante qui semble une grande feuille de fougère.

Nous sommes à la troisième scène, la scène principale, qu'annonçaient les paroles de St-Jean que nous venons de rapporter, et qu'on représente le plus habituellement sur les fonts historiés; c'est le plus grand, le plus auguste de tous les baptêmes, le baptême de Jésus-Christ. Ce sujet, suivant l'iconographie chrétienne, doit toujours être représenté à l'Orient, à la place d'honneur du baptistère.

Jésus est plongé à mi-corps dans les eaux du Jourdain, et, tandis que St-Jean lui touche la tête, il porte la main gauche à son coeur et bénit de la main droite. St-Jean, nu-pieds comme un apôtre, nimbé comme un saint, aux cheveux longs et un peu incultes, couvert d'un manteau de peau, dit au Sauveur: « c'est moi qui dois être baptisé par vous; et vous venez à moi » : ego a te debeo baptizari; et tu venis ad me (4).

Sur la rive opposée, deux anges s'inclinent; ils tendent vers leur Créateur les vêtements qu'il va prendre au sortir du Jourdain.

L'inscription gravée au-dessus de leur tête indique leur office: angeli ministrantes.

Du haut des cieux, le Père éternel regarde son fils avec amour, et dit: « celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j'ai mis toute mon affection »: hic est filius meus dilectus, in quo michi complacui (5).

Le St-Esprit, sous la forme d'une colombe, descend du ciel; il lance des rayons sur la tête du Christ. C'est la manifestation la plus complète de la Trinité. Le Père et la divine Colombe ont un nimbe uni; mais celui du Fils est décoré d'une croix.

En Italie et en Allemagne, on semble réserver plus volontiers la croix au Fils; en France, on en fait l'attribut indistinct des nimbes divins. Au-dessus de Dieu le Père, on lit: Pater; à droite et à gauche de la Colombe: Spiritus Sanctus. Deux arbres, un olivier probablement du côté de St-Jean, un chêne du côté des anges, encadrent cette scène.

Après le baptême du Sauveur, arrive le baptême donné par le premier des apôtres. Corneille, centurion de la cohorte italique à Césarée, est baptisé par St-Pierre. L'apôtre prêche, et sur tous ceux qui l'écoutent descend le St-Esprit: « le St-Esprit descendit sur tous ceux qui écoutaient la parole »: Cecidit Spiritus Sanctus super omnes qui audiebant verbum (6).

Les fidèles reprochent à St-Pierre d'avoir vécu avec des incirconcis et de les avoir baptisés; mais l'apôtre leur répond ce qu'il tient gravé sur une banderole: « qui étais-je, moi, pour pouvoir m'opposer à Dieu »: ego quis eram, qui possem prohibere Deum (7).

L'Esprit qui descend sur Corneille est ici figuré, non par une colombe, mais par une main droite qui sort des nuages, et lance trois faisceaux de rayons, un de chaque doigt (le pouce, l'index et le grand doigt), ouvert et bénissant; chacun de ces faisceaux se compose lui-même de trois rayons: ces trois fois trois rayons seraient-ils là comme un symbole de la Trinité? Corneille, dépouillé de ses vêtements, est plongé dans une cuve remplie d'eau, où il est béni par St-Pierre; un des siens assiste au baptême. L'apôtre a les pieds nus et le nimbe uni.

Le troisième baptême est donné par St-Jean-Evangéliste. Craton, philosophe d'Ephèse et prôneur fastueux de la pauvreté, se laissa convertir aux paroles et aux miracles de St-Jean (8). L'apôtre le plonge dans une cuve pleine d'eau et lui pose la main à droite sur la tête en lui disant la formule du baptême, écrite sur un livre qu'il tient de la main gauche: Ego te baptizo in nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti, amen.

Jean, ce beau vieillard, ainsi que les Bysantins aiment à le représenter, a la ligure inspirée, et lève les yeux au ciel. Cet inspiré, cette ardente imagination qui convertit le philosophe, ou cette raison froide, résume en lui toute l'histoire des triomphes du christianisme. Un jeune homme, très probablement un disciple de Graton, assiste au baptême, qu'il va lui-même recevoir, et Dieu du haut du ciel bénit le néophyte.

Une main sort des nuages, comme à la scène précédente; elle lance trois faisceaux lumineux, composés chacun de trois rayons. Trois étoiles brillent dans le ciel, d'où sort la main de Dieu: dextera Dei. St-Jean est nu-pieds et nimbé comme St-Pierre, mais son costume est un peu plus riche. Sa robe, brodée à la cuisse, rappelle peut-être le luxe asiatique dont se préoccupe l'auteur de l'Apocalypse. Ce n'est déjà plus dans un fleuve que les apôtres St-Pierre et St-Jean baptisent, mais bien dans une cuve dont la forme et les détails méritent d'être remarqués.

Au moyen-âge, comme dans l'antiquité, la grandeur morale, la puissance, la dignité se traduisent dans l'art figuré par la grandeur physique. Cette cuve étant consacrée au baptême, les ministres du Sacrement, St-Jean-Baptiste, St-Pierre, St-Jean-Evangélisle devaient être plus grands que les catéchumènes: Jésus lui-même, quoique Dieu, est inférieur en taille à St-Jean qui le baptise.

Le costume de tous ces personnages mérite une attention particulière, surtout celui du jeune soldat qui parle à St-Jean-Baptiste.

Chaque personnage a son nom au-dessus de sa tête: Pater, Filius, Spiritus Sanctus , Angeli, Johannes Baptista, Petrus, Cornélius, Dextera Dei, Craton philosophus, Johannes Evangelista, Publicani. Par tous ces sujets, la cuve de St-Barthélemi se rapproche beaucoup des baptistères grecs. Cependant, autrefois, d'après le moine Denys, on s'attachait aux sujets de l'ancien Testament, et ici on n'aperçoit que ceux du nouveau. Regardez le soubassement, et vous verrez que la cuve baptismale dont nous nous occupons, n'a pas oublié que l'ancien Testament est la figure du nouveau. Elle a inventé un motif qui résume en lui tout l'esprit du christianisme, tout le rapport qui existe entre la loi ancienne et la loi nouvelle, entre Moïse et Jésus-Christ, entre la Synagogue et l'Église.

Salomon fit fondre une cuve si grande qu’on l'appelait la mer d'airain. Entièrement ronde, elle avait cinq coudées de hauteur, dix de diamètre, trente de circonférence; elle était posée sur douze boeufs, dont trois regardaient le nord, trois l'occident, trois le midi, trois l'orient. Elle était portée par ces douze bêtes, dont elle cachait la croupe tout entière. Cette mer était destinée aux ablutions (9). Ces douze boeufs, on les voit mugir au soubassement de notre cuve baptismale; ils portent de leur croupe, qui est entièrement cachée, la cuve chrétienne, comme ils portaient la cuve juive du temple de Salomon. L'ancien Testament sert de piédestal au nouveau, la mer d'airain sert de base aux fonts baptismaux.

Selon le témoignage d'Henri Van den Berg, ces boeufs, ainsi que plusieurs autres groupes en bronze, auraient été enlevés de Milan en 1112, lorsque cette ville fut prise par l'empereur Henri V. Ils avaient été donnés par ce prince à son ami et allié Obert de Brandebourg, évêque de Liège, qui, à la tète de six cents chevaliers liégeois, avait rendu de grands services à l'empereur, lorsqu'il assiégeait la capitale de la Lombardie. De retour à Liège, Obert donna une partie des présents qu'il avait reçus en Italie, à Helin, qui, précisément à cette époque, fessait exécuter la cuve de Notre-Dame-aux-fonts (10).

Mais au couvercle, qui n'existe plus malheureusement (11), on retrouvait ce parallélisme entre la loi juive et la loi chrétienne. Les prophètes et les apôtres y étaient figurés comme ayant annoncé la même vérité, les premiers pour l'avoir prévue à travers les nuages, les autres pour l'avoir vue face à face. C'est ce qui résulte de ce texte de la chronique latine de Gilles d'Orval, que nous traduisons: « A cette époque, fleurit le noble Helin, abbé de Notre-Dame-aux-fonts, qui, dans la même église, fit des fonts en travail de fonte avec un art à peine comparable. Les douze boeufs qui soutiennent les fonts offrent le type de la grâce. La matière se compose du mystère accompli dans le baptême. Ici le Seigneur est baptisé par Jean, ici Corneille-le-Gentil par Pierre; Craton, le philosophe, reçoit le baptême; le peuple accourt à Jean. Ce qui, par-dessus, couvre les fonts, montre les apôtres et les prophètes (12). »

La distribution des scènes, la disposition des groupes, les airs de tête, l'expression des physionomies, la franchise des attitudes, le jet des draperies révèlent dans Lambert Patras un grand artiste et un homme de génie. L'antiquité est belle; mais, en vérité, le moyen-âge qui a produit des chaudronniers comme l'auteur dont l'oeuvre fait le sujet de ces lignes, a bien aussi son mérite.

Toutes les inscriptions sont ciselées. L'état fâcheux où le nettoyage et le grattage a réduit les inscriptions, surtout celle qui couvre la moulure supérieure de la cuve, en rend la lecture assez difficile. M. de Guilhermy, qui a admiré les fonts baptismaux de St-Barthélemi, a transcrit ainsi cette inscription:

Corda. Parât. Plebis. Domino. Doctrina. Johannis.

Hos. Lavat. Hinc. Monstrat. Quis. Mundi. Crimina. Tollat.

Vox. Patris. Hic. Addest. Lavat. Hunc. Homo. Spiritus. Implet.

Hic. Fidei. Binos. Petrus. Hos. Lavat. Hosque. Johannes.

Le premier vers appartient à St-Jean, exhortant les publicains à la pénitence; le second encore à St-Jean, baptisant deux juifs; le troisième au baptême de Jésus-Christ; le quatrième à St-Pierre et à St-Jean-Evangéliste, baptisant Corneille et Craton.

Voici la traduction des quatre vers :

« Jean, par sa doctrine, prépare au Seigneur le coeur du peuple: — il lave ceux-ci, et en même temps il montre qui enlèvera les crimes du monde. — La voix du Père est là. L'homme baptise Celui que l'Esprit remplit. — Ici Pierre et Jean lavent ces deux hommes de foi. »

Nous croyons devoir présenter ici deux observations qui ont leur intérêt. Au troisième vers, le mot addest est très lisiblement écrit avec la lettre d redoublée: le mètre l'exigeait ainsi. Au quatrième vers, un mot, le seul, a été presqu'entièrement arraché, probablement dans les divers transports auxquels la cuve a été soumise. Le mot binos, proposé par M. de Guilhermy, est peut-être le vrai mot. Il ne s'éloigne pas du sens général, et à la rigueur s'ajuste assez bien avec les quelques traits qui restent encore. Cependant, après un examen attentif, nous préférerions écrire fons est. Rien ne s'y oppose dans les restes du mot effacé; et ces mots expriment une vérité très-élevée, que l'on retrouve dans tous ces vers; c'est-à-dire que l'homme est le ministre du Sacrement, mais que Dieu est l'auteur de la foi et de la grâce. Les deux mains qui lancent les rayons d'en haut, semblent autoriser cette explication: Ici est la source de la foi: Pierre et Jean lavent ces hommes.

A la moulure inférieure, celle qui pose immédiatement sur les boeufs, on lit:

Bissenis. Bobus. Pastorum. Forma. Nolatur.

Quos. Et. Apostolice. Commendat. Gratia. Vite.

Officii. Que. Gradus. Quo. Fluminis. Impelus. Hujus.

Leuficat. Sanctam. Purgatis. Civibus. Urbem.

Ces quatre vers correspondent aux quatre vers de la moulure supérieure. Ils sont placés sous les mêmes scènes, mais sans aucun trait aux sujets historiques. Ils concernent la cuve et les boeufs qui la portent. « Par ces douze boeufs, est marquée la figure des pasteurs — que la grâce de la vie apostolique recommande — aussi bien que le degré de la fonction. De là, l'impéluosité de ce fleuve — qui réjouit la ville sanctifiée par la purification des citoyens. »

Eh! bien, nous le demandons sans crainte, quand on étudie de telles oeuvres, peut-on refuser son admiration à ce moyen-âge, si magnifiquement beau, où les plus humbles choses revêtaient un caractère monumental?

Nous terminons cette notice en exprimant un voeu qui sera approuvé par tous les amis de l'art antique, celui de voir un artiste distingué se charger de rétablir le couvercle de la cuve, et en outre de restaurer la chapelle du transcept, de sorte qu'elle soit digne du chef d'oeuvre qu'elle renferme.


(1) St Servais, St-Séverin, St-Adalberl. St-Nicolas (Outre-Meuse), Ste-Foi et St-Jean-Baptiste.

(2) St Luc, 111, 8.

(3) St Marc, 1,8.

(4) St Math., III, 14.

(5) Ibid.. 17.

(6) Act. apost.. X, 44.

(7) Ibid , 17.

(8) Legenda aurea, de S. Johanne Evangelista.

(9) Reg. lib. III, cap. VII, 23, sqq.

(10) Van DEN Steen. Essai historique sur l'ancienne cathédrale de St-Lambert, 1846, pp. 76-7.

(11) La tradition même se tait à ce sujet. Il est probable qu'il avait déjà été arraché de la cuve, lorsque celle-ci fut enlevée à l'insu des démolisseurs.

(12) AEGIDIUS AUREE VALLIS apud Chapeaville II, 50.

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