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LIEGE - LEODIUM - LUYK - LÜTTICH

Les origines de la ville de Liège

par Godefroid KURTH

INTRODUCTION

Dans l'histoire, comme dans la nature, un voile mystérieux couvre les origines de toutes les choses. Leur conception et leur naissance n'ont pour témoin que les ténèbres de la nuit. Lorsqu'elles apparaissent pour la première fois à nos yeux, elles ont déjà traversé la première phase de leur développement, et nous ne pouvons faire que des inductions sur leur état primitif. Le dernier mot sur ces intéressants problèmes nous échappera toujours. Cependant, les progrès incessants de la science tendent à nous rapprocher de plus en plus de la solution. C'est ainsi que dans les investigations historiques, nous disposons aujourd'hui d'un instrument qui faisait défaut à nos ancêtres l'interprétation des noms de lieux. Bien appliquée, elle fait l'effet de ces télescopes puissants qui réduisent à un espace de quelques lieues la distance entre l'oeil de l'observateur et l'astre qui se dérobe dans les profondeurs du ciel. Souvent, un précieux ensemble de renseignements historiques nous est révélé par un seul mot et les lecteurs liégeois trouveront dans le présent travail l'histoire primitive de leur ville natale racontée presque tout entière par le nom qu'elle porte. J'y entreprends de reconstruire, au moyen des matériaux exhumés par la science philologique, le Liège des premiers jours, tel qu'il était avant l'époque où son nom fut prononcé pour la première fois par l'histoire. Puis, m'appuyant sur les témoignages les plus anciens, dont je cherche à extraire tout le suc, je trace rapidement le tableau des développements prodigieux qu'il prit à partir du VIII siècle jusqu'au XIe, c'est-à-dire depuis saint Hubert, le premier fondateur de la ville, jusqu'à Notger, qui mérita d'en être nommé le second.

Cette tâche n'est pas facile; j'ose même dire qu'elle est neuve. Bien plus, la méthode qu'il me faudra employer dans la première partie de mon travail n'a pas encore été appliquée dans notre pays, que je sache. C'est pour cette raison que j'ai cru indispensable d'en rendre compte d'une manière sommaire dans quelques pages d'introduction. Le lecteur familiarisé avec l'objet qu'elles traitent pourra les sauter sans scrupule.

L'homme a de tout temps donné des noms aux lieux qu'il habite. La montagne, la plaine, la vallée, le fleuve, la mer, le ruisseau, la forêt, les champs cultivés, le marécage, la bruyère, voilà des termes qui ont fait partie de son lexique dès l'origine du langage, et qu'il a appliqués aux différentes parties de son séjour terrestre. Et ces noms, selon la parole profonde de la Genèse, étaient les vrais noms, en ce sens que chacun d'eux exprimait dans toute son entièreté l'idée que l'objet nommé réveillait dans l'esprit, et que le mot était comme le miroir de la pensée. Cependant, au fur et à mesure que se développa la vie sédentaire, et que le genre humain, attaché par des liens de plus en plus étroits à la glèbe qu'il cultivait, apprit à connaître les douceurs du foyer et de la patrie, les noms de lieux réflétèrent cette transformation de la vie et cette alliance de l'homme avec la terre natale. La maison qu'habitait chaque individu, le champ qu'il exploitait, le bois on le marécage qu'il avait défriché, commencèrent à être désignés par le nom de leur propriétaire. Ainsi, aux circonstances naturelles auxquelles on empruntait d'abord les noms de lieux, venaient s'ajouter les circonstances historiques, et le lexique de l'onomastique locale se composa de deux parties à peu près également importantes: l'une comprenant les noms qui désignaient exclusivement la nature physique de l'endroit, l'autre, ceux qui indiquaient le genre de ses rapports avec l'homme. Ces noms étaient compris de tout le monde, parce que tout le monde avait contribué à leur formation, et qu'ils étaient puisés sans exception au vocabulaire commun.

Une fois donnés à un endroit, ils y restèrent fixés et comme enracinés dans le sol, avec une invincible ténacité. Les circonstances naturelles ou historiques qu'ils étaient destinés à exprimer eurent beau disparaître, ils continuèrent de subsister et de désigner toujours le même endroit. Le sart eut beau se transformer en ferme et la ferme en village, ils continuèrent de garder le nom de ferme ou de sart. Le propriétaire primitif eut beau faire place à un autre et sa famille s'éteindre, l'endroit qui avait reçu de lui, pour la première fois, la sueur humaine et l'empreinte des pas du maître, en devait transmettre le souvenir jusqu'à la postérité la plus reculée. Ce n'est pas à dire que les noms de lieux, immobiles au milieu du cours changeant des affaires humaines, assistassent comme des dieux Termes à l'éternel défilé des générations et des événements. Dans une certaine mesure, ils devaient eux-mêmes subir la loi universelle qui régit le langage humain, et qui soumet à une lente mais perpétuelle transformation tous les mots éclos sur les lèvres des hommes. Les noms des lieux s'altérèrent donc comme les autres vocables de la langue à laquelle ils étaient empruntés; comme eux, ils subirent la contraction des syllabes, l'échange des consonnes apparentées, l'atrophie des membres les plus faibles, la chute des suffixes ou autres parties insuffisamment protégées, etc. Ils en vinrent de la sorte, au bout de quelques siècles, à n'être plus reconnaissables. Cependant ils pouvaient continuer d'être compris, aussi longtemps que les éléments dont ils étaient composés gardaient eux­mêmes, sous leur forme altérée, la valeur qu'ils avaient primitivement dans le langage. Mais souvent il arriva que les langues, en marchant, jetèrent une partie de leur bagage, c'est-à-dire cessèrent d'employer un certain nombre de termes qu'elles possédaient auparavant: c'est un phénomène qui se produit tous les jours encore. Or, comme le terme obsolète, presque chaque fois, se conservait quelque part dans l'un ou l'autre nom de lieu, il arriva que celui-ci cessa bientôt d'être compréhensible, et qu'il ne réveilla plus aucune idée déterminée dans l'esprit de celui qui l'employait. C'est sous l'action de ces causes que les noms de lieux devinrent des noms propres. On continua de s'en servir pour désigner tel ou tel endroit donné, mais on ne sut plus ce que signifiait le nom traditionnel sous lequel on le connaissait.

Là ne s'arrêta point la série des vicissitudes qui devaient faire de l'onomastique locale une collection d'énigmes.

Il n'est guère de pays en Europe où quelques peuples et quelques langues ne se soient succédé. Chaque fois qu'a lieu une de ces substitutions, les noms de lieux, qui souvent n'étaient plus compris du peuple même qui les avait créés, passent dans le langage du peuple nouveau qui, en les recevant, leur fait subir de nouvelles mutilations. Il les prononce à sa manière, supprime toutes les intonations que ne comporte pas sa langue, déplace l'accent, ce centre de gravité du mot, et de la sorte écrase toutes les parties sur lesquelles il fait rouler le poids du vocable; il fait plus: par un besoin instinctif de se rendre compte des termes qu'il emploie, il ne cesse de les travailler jusqu'à ce qu'il les ait à peu près rapprochés, par leur forme, d'un mot de sa langue à lui, qui a une prononciation semblable et ainsi il continue de travestir ou de mutiler, sans cependant jamais parvenir â le détruire tout à fait, le radical primitif qui est le noyau du mot (1). Aussi lorsqu'enfin, après des siècles passés dans un travail de ce genre, la curiosité scientifique finit par s'éveiller dans l'esprit de l'homme, lorsque pour la première fois il se demande si les noms sous lesquels il désigne les lieux n'ont pas un sens et quel est ce sens, c'est en vain qu'il essaie de répondre à cette question d'une manière satisfaisante. Alors, ne pouvant ni se résoudre à ignorer ni parvenir à connaître, il imagine un héros éponyme qui aurait donné son nom à une ville, à un pays, à un peuple, et, à l'origine des principaux noms géographiques, il place des hommes qui ont porté les noms les premiers. C'est là ce qu'on appelle le Mythe étymologique. Romulus a fondé Rome, Hellen est le père des Hellènes, Francus est l'ancêtre des Francs, et Belgis celui des Belges; la ville de Paris doit son origine au beau Pâris, Trèves se réclame de Trebeta etc. (2). Quelque erronés, quelque fabuleux que soient les mythes étymologiques, ils reposent cependant sur une vérité qu'il ne faut pas perdre de vue: c'est que c'est l'homme qui est l'auteur des noms de lieux. Sous ce rapport, il faut respecter en eux le premier effort de l'esprit humain pour s'expliquer les conditions historiques de son existence dans l'espace. Quant aux noms secondaires, purement locaux, qui ne méritaient pas l'honneur qu'on imaginât un héros éponyme pour en rendre compte, on se contentait généralement de les expliquer par les mots de la langue courante avec lesquels ils présentaient le plus d'analogie apparente ou encore on leur cherchait dans le latin une explication qui reposait elle-même sur une simple similitude matérielle. En d'autres termes, la science de l'étymologie topographique ne consistait d'ordinaire qu'en calembourgs plus ou moins ingénieux.

Ce n'est qu'après de longs tâtonnements et un patient apprentissage que le génie humain apprit à retrouver les radicaux primitifs, et à en indiquer la signification. Pour cela, il fallut remonter avec la philologie jusqu'au berceau des peuples modernes, écouter les premiers bégaiements de leurs langues diverses, dresser l'inventaire précis du vocabulaire de chacune, suivre pas à pas chaque mot dans les diverses transformations qu'il subit au cours des siècles, définir les lois qui présidaient à chacune de ces transformations successives, et, grâce à un incessant travail de comparaison, éclairer ce qu'il y avait d'obscur et d'impénétrable dans chaque idiome, au moyen des lumières acquises dans l'étude d'un autre. Cette tâche était réservée à notre siècle. L'étude étymologique des noms de lieux ne devenait possible qu'après que la philologie comparée avait posé les lois générales qui régissent la marche des langages humains. Leibniz, à qui la science de l'histoire n'a pas moins d'obligations que la philosophie, avait entrevu, avec le coup d'oeil du génie, l'importance de cette étude, et les conditions dans lesquelles elle devait se faire. Ecoutez ces remarquables paroles: « C'est un axiome pour moi que tous les noms que nous appelons propres ont été autrefois de simples appellatifs, sinon ils n'auraient aucune raison d'être. Et par conséquent, chaque fois que nous sommes en présence d'un nom de fleuve, de forêt, de montagne, de peuple, de pays ou de village que nous ne comprenons pas, nous devons conclure que c'est un mot altéré de la langue primitive » (3).

Mais la pensée de Leibniz devançait. son temps; le moment n'était pas venu où on pouvait entreprendre avec quelque chance de succès l'étude des noms propres de lieux, Au commencement de notre siècle, Joseph de Maistre pouvait encore écrire ces paroles, où il semble embrasser d'un coup d'oeil le passé et l'avenir d'une science naissante: « Les dialectes, les patois et les noms propres d'hommes et de lieux me semblent des mines presque intactes, et dont il est possible de tirer de grandes richesses historiques et philosophiques (4). »

Ces mines ont été exploitées depuis lors, et les richesses qu'on en a extraites sont incalculables. Les noms propres de lieux, comme les noms propres d'individus et de familles, éclairés par la vive lumière qu'a projetée sur eux la philologie comparée, ont fini par apparaître enfin aux yeux sous leur forme primitive: on a retrouvé en eux ce qu'ils étaient réellement, des vocables qui faisaient partie de la langue commune, de simples appellatifs comme disait Leibniz. L'étude de cette partie importante du trésor linguistique constitue dès maintenant une branche spéciale de la philologie. Jules Quicherat en France, Förstermann en Allemagne, l'ont assise sur des bases scientifiques: à leur suite, un modeste mais sérieux travailleur belge, Charles Grandgagnage, représente dignement notre pays par son Mémoire sur les anciens noms de lieux dans la Belgique orientale (5).

L'histoire ne saurait rester étrangère aux résultats de ces études sur les noms d'hommes et de lieux. C'est elle qui en profite le plus; c'est pour elle que travaillent ceux qui consacrent leurs veilles à l'étymologie onomastique, et désormais la linguistique ne cessera de figurer au premier rang de ce qu'on appelle les sciences auxiliaires de l'histoire. C'est à l'histoire, d'ailleurs, qu'il appartient de reprendre les résultats derniers auxquels est arrivé l'étymologiste, pour les interpréter à son tour au moyen de ses ressources propres, et pour leur assigner leur rang définitif au milieu des innombrables faits scientifiques dont elle doit faire le classement. La science philologique peut bien remonter jusqu'à la plus ancienne forme connue d'un nom, et nous dire la signification qu'il avait dans la langue au milieu de laquelle il s'est produit. Mais là s'arrête sa mission. Les circonstances qui ont engendré le nom, ou qui ont déterminé quelques-unes de ses transformations, sont ordinairement du domaine de l'histoire. Elle a pour devoir d'aller plus loin que l'étymologiste, en prenant ses résultats pour point de départ de nouvelles investigations. C'est ce que je compte faire dans le présent travail.



CHAPITRE I

LES ANCIENNES ÉTYMOLOGIES

De bonne heure, il y eut à Liège une espèce de tradition classique sur l'origine de la ville et de son nom. C'est au temps de saint Monulphe, évêque du VIe siècle, qu'on faisait remonter la naissance de la cité, et une belle légende gravait dans le souvenir de tous les Liégeois les circonstances de cet événement mémorable. Saint Monulphe, dit cette tradition, arriva dans une de ses tournées pastorales sur les hauteurs qui dominent la vallée de Liège. Ce n'était encore qu'une vaste solitude, pleine du bruissement des feuillages, du chant des oiseaux et du murmure des sources. L'oeil surpris du saint vieillard y contempla un des plus majestueux spectacles que la nature eût jamais déroulés à ses yeux.

Pendant qu'il se livrait à son admiration, voilà qu'il aperçut dans le ciel, au milieu d'une lumière éblouissante, une grande croix qui surgissait du fond de la vallée. Saisi d'un esprit prophétique, il s'informa du nom de cet endroit, et on lui apprit qu'il s'appelait Légia à cause d'un ruisseau qui coulait à proximité. Alors il s'écria, en jouant sur la signification du nom qu'il venait d'entendre: (Legia, elegit).

« Voici un endroit que le Seigneur a choisi pour le salut d'un grand nombre de fidèles, et qu'un jour, après l'avoir illustré par les mérites d'un de ses serviteurs, il élèvera au rang des plus grandes cités. » Et aussitôt il ordonna qu'on bâtît au pied de la montagne un petit oratoire dédié aux saints Cosme et Damien, qui devait rester jusqu'à saint Lambert le seul sanctuaire de la bourgade naissante de Liège.

Telle est la tradition qui se trouve déjà consignée dans un écrit du XIe siècle, et que plusieurs écrivains du moyen âge ont racontée l'un après l'autre avec une complaisance patriotique. C'est la forme la plus antique et la plus vénérable sous laquelle les Liégeois aient formulé leurs idées sur l'origine de la ville, aussi resta-t-elle populaire parmi eux. Mais elle ne garda pas toujours le caractère religieux et prophétique que nous lui voyons dans les sources les plus anciennes (6).

Il faut voir ce qu'elle devient sous la plume de Jean d'Outremeuse, cet écrivain chez qui le vrai lui-même est invraisemblable, et qui ne semble avoir écrit son immense chronique que pour montrer comment l'histoire ne s'est pas passée. Saint Monulphe était à Chèvremont lorsqu'il vit au loin, dans la direction de Liège, une croix lumineuse tomber du ciel sur la terre. En même temps une voix divine retentit à ses oreilles, lui apprenant que sour la rivière que ons nomme Liège, il trouvera l'endroit destiné à être illustré par le sang d'un martyr et à devenir le chef-lieu du diocèse. Saint Monulphe se met en route pour trouver cet endroit béni; déjà il était arrivé sur les bords de la Légia, et, ne pouvant se figurer que la ville future dût s'élever sur le bord de cet humble ruisseau, il se disposait à aller continuer ses recherches ailleurs. Mais voilà qu'il aperçoit un pastoureau qui faisait paître son troupeau dans ces parages, et dont une brebis venait de tomber dans le ruisseau.

« Orde morie, s'écria le berger furieux, Liège vos at acrepit; se je ne fusse, vos fuissiés noiés. »

Ce langage, qui aurait pu scandaliser le bon évêque, le réjouit fort, parce qu'il apprenait ainsi où il se trouvait. Il ne fut pas longtemps d'ailleurs sans rencontrer sur ces mêmes bords l'herbe brûlée en forme de croix sur un espace considérable c'est là qu'était descendue la croix lumineuse tombée du ciel. Aussitôt il prit toutes ses mesures pour l'édification du sanctuaire des saints Cosme et Damien (7).

On le voit, notre légende n'a pas gagné en route: le trivial a chassé le sublime, l'épopée est devenue un fabliau. Au demeurant, Liège n'accueillit pas les enjolivements suspects dus à la plume de Jean d'Outrerneuse, et ses historiens continuèrent de se transmettre la tradition primitive telle qu'elle est racontée par tous, depuis Placentius jusqu'à Fisen et à Bouille.

On se tromperait cependant si l'on croyait que celle­ci a régné sans partage jusqu'à nos jours. Ses données, toutes merveilleuses qu'elles sont, n'ont pas suffi à l'imagination ou à l'amour-propre des Liégeois. Les uns voulurent savoir de quand datait le nom de ce ruisseau illustré par la légende de saint Monulfe, et ils découvrirent, malheureusement un peu tard, que c'était saint Servais qui l'avait fait jaillir d'une manière miraculeuse. Les autres, que le jeu de mots du saint sur la ressemblance de Legia avec eligere avait mis en veine, en inventèrent de nouveaux; et dès le XIe siècle un poète vaticinait de la sorte:

Legia lege ligans cum praelatis sibi leges.

Cette espèce d'étymologie eut une longue fortune. C'est à elle que fait allusion Gilles d'Orval, quand il écrit: cum omni LEGE careret LEGIA (8). En 1328, le chapitre de la cathédrale, écrivant au pape, la fait pour ainsi dire sienne, et trouve même un moyen fort ingénieux d'y rattacher aussi la forme Leodium:

LEGIA dudum a LEGE in sui primordio nuncupata, nunc autem ut rebus vocabulum consonet in LEGIS ODIUM nomine commnutato (9).

Par contre, l'épitaphe de saint Albert de Louvain reste fidèle à l'antique tradition monulfienne en commençant par ces mots: Legia me legit (10).

Mais, ce qui devait rester éternellement une croix pour les braves étymologistes, ce fut la présence des deux formes simultanées Legia et Leodium, qui se partagent fraternellement tous les documents latins de notre histoire depuis le Xe siècle. Jamais ils ne se doutèrent que l'un de ces noms n'était que la transformation naturelle et organique de l'autre, et qu'en remontant leur piste à travers nos annales on parviendrait à établir sans peine leur étroite connexité. Aucun d'eux ne s'est dépêtré de cette difficulté. Grandgagnage lui-même, malgré la solidité de son érudition et la justesse de son coup d'oeil, y est resté englué: quant à ses prédécesseurs, on jugera de leur savoir-faire par les quelques échantillons qui vont passer sous les yeux du lecteur.

En règle générale, nos annalistes et érudits liégeois partent de cette supposition erronée, que le nom de Legia est le plus ancien qu'ait porté la ville. Puis, ils se mettent l'esprit à la torture pour rendre compte des motifs qui ont amené la transformation de Legia en Leodium. Ecoutez l'auteur du Vita Servatii, qui écrivait au XIe siècle ! Liège, dit-il, s'appelait primitivement Legia; mais, depuis qu'elle été illustrée parle courage héroïque de saint Lambert, qui y versa son sang pour la cause de la justice, elle a pris le nom de Leodium, c'est-à-dire de lion divin (Leo divus). C'est, comme on le voit, du calembour tout pur. Je ne sais ce que Gilles d'Orval pensait de cette étymologie, qu'il ne reproduit pas, et qu'il a l'air d'ignorer; en revanche, il croit pouvoir nous dire la date précise où le nom de Legia cessa d'être le seul. C'est saint Hubert, selon lui, qui donna le nom de Leodium à la ville appelée jusqu'alors Legia: elle aurait dû bien plutôt, suggère l'honnête chroniqueur, prendre celui de Hubertina, puisqu'elle doit sa véritable fondation à saint Hubert (11). D'autre part, Placentius et Richard Wassebourg vous diront que c'est au contraire du nom de Legia que saint Hubert a baptisé sa ville nouvellement créée; mais fort heureusement, ils s'abstiennent de nous dire d'où vient Legia lui-même. Tout cela est déjà passablement embrouillé, et pourtant nous n'en sommes encore qu'aux préludes. Jusqu'ici on a fait ses étymologies en famille, et on les a données pour ce qu'elles valaient,sans prendre la peine de les étayer de preuves; désormais il n'en sera plus ainsi. Les savants étrangers se mettront de la partie; d'Italie, la terre des lettres classiques, on va même expédier un assortiment complet d'étymologies latines au choix, et, une fois déballés à Liège, ces produits ingénieux de la science étrangère vont devenir l'objet d'un engouement sans pareil.

Voici d'abord Villani, qui écrit au XIVe siècle dans son Histoire universelle

« Il faut remarquer que Liège (Legge) est une cité noble et de riches bourgeois, qui fut bâtie par les Romains, parce qu'en ce lieu même, qui se trouve entre France et Allemagne, ils avaient leurs légions du temps qu'ils gouvernaient le pays: et c'est de legio legionis que dérive le nom de Liège (12). »

Nous voilà d'un coup reportés d'une bonne demi­douzaine de siècles au delà de saint Monulfe, de trois ou quatre au delà de saint Servais, en pleine antiquité romaine. Quelle joie pour le patriotisme liégeois d'entendre ainsi proclamer, par la bouche autorisée d'un illustre étranger, les titres de noblesse de la ville natale! Ce n'est pas que, chez nous déjà, on n'eût essayé timidement de revendiquer une si noble origine pour Liège, mais on l'avait fait avec si peu de succès, et en termes si obscurs! Il faudrait un Oedipe pour résoudre l'énigme que propose à ses lecteurs l'auteur du Vita Notgeri dans ces termes sibyllins:

« Depuis lors (c'est-à-dire depuis la fondation de la chapelle des saints Cosme et Damien par saint Monulphe) les peuples commencèrent à habiter l'endroit, et à l'appeler villa publica, à cause d'un mont voisin qui s'appelait mont public, du nom d'un certain a Asiulfus car celui-ci s'était fait autrefois, du temps d'Auguste, une habitation agréable sur les flancs de a cette même montagne du côté de la Meuse (13). »

Ce qui résulte de ce fatras, c'est au moins la certitude de l'existence d'une tradition liégeoise qui, dès le XIIe siècle, revendiquait pour la ville une origine romaine. C'est sans doute pour donner un certain corps à cette tradition qu'on imagina plus tard de tirer le nom de Liège même de celui de legio; mais cette étymologie mît du temps à s'accréditer. Au XVe siècle, s'il en faut croire un compatriote de Villani, auteur d'un grand poème sur la destruction de notre ville par Charles le Téméraire (14), on proposait nombre d'étymologies. Celle qui invoquait les légions de César ralliait sans doute quelques partisans; mais les faveurs de l'opinion lui étaient victorieusement disputées par plusieurs autres. II y avait d'abord la croyance traditionnelle qui cherchait le nom de la ville dans le ruisseau de Legia; il y avait ensuite le calembour qui avait déjà passé dans le Vita Servatii, et qui s'était encore enjolivé depuis: Leodium venant de Leo et de Dodo; Leo, c'était naturellement saint Lambert et Dodo, son meurtrier. Mais aucune de ces étymologies, s'il en faut croire le poète italien, n'avait autant de partisans que celle qui se réclamait d'un roi éponyme,

de nomine regis

Qui jecit molem, tenuit qui Sequana regna,

Lui-même se rallie à cette irrésistible interprétation, et la formule ailleurs en termes un peu plus clairs, comme une vérité historique:

Urbs Leodina fuit, Leodis de nomine regis Maxima Belgarum.

Inutile de dire que ce roi Leodis n'a jamais régné que dans les royaumes illimités de la fable, à côté de Leurs Majestés Belgis Ier, Tungris Ier, et de tant d'autres très hauts et très puissants souverains belges, dont Jacques de Guyze et ses pareils nous ont conté par le menu les faits et gestes mémorables.

Nous arrivons au XVle siècle, la période savante par excellence. L'antiquité payenne envahit toutes les imaginations: la langue de Cicéron devient celle de tous les lettrés; on voit renaître Hector, Andromaque, Ilion! Adieu le barbare roi Leodis, qui suffisait à la modeste ambition du moyen âge! C'est à Rome ou à Troie que chacun va chercher ses ancêtres, et le vieux roi Priam n'a plus assez de ses cinquante fils pour satisfaire toutes les lignées qui veulent se rattacher à lui!

Aussi notre compatriote Hubert Thomas ne faisait-il qu'obéir au courant de la mode, en demandant le secret de l'origine de Liège à quelque filiation classique, et en s'aventurant avec intrépidité dans la voie dangereuse où, dès le XIIe siècle, le Vita Notgeri avait risqué quelques pas indécis.

Voici donc comment, enchérissant sur cet écrivain et s'emparant de l'interprétation de Villani, le docte humaniste refit à son tour l'histoire primitive de sa ville natale.

Sabinus et Cotta, les deux lieutenants de César, avaient leur camp à Waroux près de Liège c'est ce qu'indique le nom d'Aduaruca (ad Warucam) donné par César, bien que tous les manuscrits, par une inadvertance que Hubert Thomas est le premier à corriger, aient écrit Aduatuca, et aient amené ainsi les érudits à chercher l'emplacement de ce camp fameux dans une direction des plus fausses. Séduits par Ambiorix, comme on sait, ils se laissent attirer au dehors de leurs retranchements et s'engagent avec la plus grande imprudence dans une vallée qui s'ouvre à peu de distance de là, et où ils périssent. Cette vallée, c'est celle de la Legia, car le ruisseau a gardé depuis cette époque le souvenir de la legio dont le sang avait rougi ses ondes. Plusieurs épisodes de ce combat terrible, que César a passés sous silence, mais que Hubert Thomas veut bien nous faire connaître, se réflètent encore aujourd'hui dans les noms des localités voisines.

La Pierreuse (Mons Petrosidii) ne doit pas son nom à la nature de son terrain; elle rappelle la mort de Petrosidius, porte-enseigne romain; la chapelle Sainte­Balbine, que l'on croyait élevée en l'honneur d'une sainte, a gardé tout bonnement, en l'altérant plus ou moins, le nom du primipilaire Titus Balventius qui périt à l'endroit où elle s'éleva depuis; la fontaine Cotta, à Ans, remémore les tragiques destinées du général de ce nom; quant à Aurelius Sabinus, ses deux noms revivent, le croirait-on, l'un dans celui de la via Aurunculeia près de la porte qui mène en Publémont, l'autre, dans celui de la Sauvenière (Savinière) (15). Que dis-je? Quintus Ciceron, on devine encore bien moins pourquoi, s'est passé la fantaisie de baptiser le ruisseau de Ricéron, qui, à ce que nous apprend notre auteur, descendait du haut de la Pierreuse et coulait derrière les Frères Mineurs (16). Après nous avoir fait part de toutes ces découvertes mirifiques, notre érudit veut bien convenir que le nom de Liège ne vient pas de la nymphe Legeia, comme il l'a imaginé autrefois dans ses jeux poétiques, (ut in carmine aliquando juvenis lusi,) non plus que des Liges, peuple à moitié cannibale de la Hongrie: c'est bien heureux! Il reste donc décidé que Liège vient de Legio, et si on objecte à l'encontre de cette étymologie que la ville s'appelle en allemand Lüttich, cela vient simplement de ce que nos voisins, incapables de prononcer Liège, ont estropié le mot à leur façon. On conviendra qu'il fallait de la bonne ou plutôt de la mauvaise volonté à ces braves Germains pour dire Lüttich en voulant dire Liège, mais enfin, c'était là une de ces suppositions sans lesquelles toute étymologie était impossible au temps jadis.

Hubert Thomas pouvait se reposer sur ses lauriers il avait reconquis les titres de noblesse de sa ville natale; il lui avait rendu une antiquité assez respectable en la rattachant directement aux légions de César. Mais en réfléchissant, il se dit probablement que ce n'était pas assez, qu'il était bien plus glorieux encore de remonter jusqu'à Homère, et que, s'il ne découvrait pas dans l'Odyssée des origines aussi illustres, il pourrait bien être soupçonné de ne pas savoir le grec. Or, comme il savait le grec autant qu'homme de France, et qu'il tenait à ce que nul n'en ignorât, vite il se remit à la besogne, et, avec la même plume qui venait de redire les infortunes des parrains de la Pierreuse et de la Sauvenière, avec la même encre et sur la même page, il raconta l'histoire suivante :

Ulysse, en venant fonder Asciburgium sur le Rhin (si vous ne le croyez, lisez Tacite German., c. 3) était accompagné, entre autres, du vieil Œnops, dont il est parlé dans l'Odyssée. Œnops, s'ennuyant d'être si longtemps éloigné d'Ithaque et du fils qu'il y avait laissé, se dit que peut-être il soulagerait quelque peu ses ennuis par la fondation d'une ville. Il s'en ouvrit à Ulysse, qui ne put naturellement s'opposer à une idée aussi raisonnable, et voilà donc Œnops qui, abandonnant les bords du Rhin, s'en vient chez nous et fonde aux bords de la Meuse une ville qu'en l'honneur de son fils Leiodès il appelle Leodium. Que si vous en doutez, vous n'avez qu'à ouvrir l'Odyssée, et vous verrez qu'Homère parle à plusieurs reprises de ce Léiodès. C'était un des amants de Pénélope, bien qu'il fit plus assidûment la cour à la dive bouteille qu'à la sage matrone, passant sa vie, comme dit le poète, auprès des coupes et des cratères. Au demeurant, honnête homme et prêtre, ennemi de l'injustice (17), le fils d'Œnops, à part son petit faible, n'est pas un ancêtre dont les Liégeois aient à rougir. Ils n'ont rien à lui reprocher, d'ailleurs, à l'endroit de ses prédilections bachiques, puisqu'ils en ont hérité dans une large mesure. Je laisse parler ici mon auteur, ne voulant avoir aucune part de responsabilité dans les accusations irrévérencieuses qu'il formule contre ses concitoyens, et me contentant de les traduire, dans la langue de Rabelais, la seule qui convienne en pareille matière:

« Nul ne croiroit de quelle devotion ilz sont pour les verres, et combien adonnez a Bacchus. Et volentiers eussé-je dissimulé ce travers des miens compatriotes, n'estoit que je sçays que de nos jours la beuverie n'est poinct consideree comme ung vice, ains comme une vertu, et non des moindres: a telles enseignes que nul ne peult estre reputé homme de bien s'il ne sçait vider force hanaps et boire à tire larigot: et s'il le sçait deuement il est chery de tous, et choyé et recerché par ung chascun (18).

Voilà qui est entendu: si les Liégeois du XVIe siècle étaient des buveurs endiablés, c'est la faute à Homère! De pareils arguments étaient faits pour convaincre: aussi ne restèrent-ils pas sans écho. Un des plus extravagants mortels qu'il y eut oncques, Goropius Becanus, les trouva tellement éblouissants qu'il se les appropria, et les développa sous son nom sans citer l'auteur premier: le pauvre geai flamand prenait pour des plumes de paon ce qui n'était que des plumes d'oison. Pour lui aussi, Aduatuca est incontestablement Waroux (Advaruca), et il ne doute nullement que le nom du ruisseau Legia ne vienne de Legio. Lui aussi est convaincu de la fondation de Leodium par Leiodès, fils d'Œnops; seulement, comme il n'est pas de la maison, il se croit obligé à plus de ménagements que Hubert Thomas, et il déclare qu'il ne veut pas, comme d'autres, établir des comparaisons injurieuses entre les gouts bachiques du héros éponyme et ceux de ses descendants, Il est vrai que de son côté il trouve d'autres analogies auxquelles Hubert Thomas n'avait pas pensé, et qui font tout autant d'honneur à sa judiciaire. Léiodès, dit-il, était prêtre; or voyez comme sa ville est toujours restée une ville sacerdotale: après Rome, il n'y en a pas qui compte un clergé aussi nombreux (19)! Qui se serait douté que, si Liège était la capitale d'une florissante principauté ecclésiastique, cela tenait à ce qu'elle avait été fondée par un ami d'Ulysse! Mais en voilà bien assez pour la patience du lecteur. S'il a le courage que j'ai eu - et je le préviens qu'il lui en faudra une bonne dose - il pourra faire dans notre auteur bien d'autres découvertes non moins stupéfiantes que celle-là; pour le moment, il est temps de prêter l'oreille à des voix plus sérieuses.

Notre Abraham Ortelius, le père de la géographie, était beaucoup trop savant pour connaître autant de choses que Hubert Thomas et que Goropius Becanus: aussi confesse-t-il tout simplement son ignorance sur ce point qui, dit-il, fait l'objet de beaucoup de discussions (20). C'était parler d'or: à l'époque où vivait Ortelius, cette ignorance savante était le résultat le plus sûr auquel un érudit pût arriver. Ce fut aussi la conclusion à laquelle s'arrêta définitivement le judicieux P. Boucher, un érudit de la meilleure trempe celui-là, mais non sans avoir dû se défendre, il l'avoue lui-même, contre les séductions de l'homophonie. La Notitia Imperii mentionne une garnison de Laeti Lagenses campée dans le voisinage de Tongres (21). N'était-ce pas un véritable mérite, chez un Liégeois, de ne pas conclure immédiatement que ces Lagenses étaient ses concitoyens? Le P. Boucher sut cependant résister à la tentation, en réfléchissant que Liège ne remontait pas à une telle antiquité, et cela lui fournit l'occasion de donner, en passant, un coup de griffe à Hubert Thomas et à sa légion. En somme, le P. Boucher concluait sagement, comme Ortelius, par une déclaration d'incompétence. Mal en prit aux deux princes de la philologie pour avoir voulu en connaître davantage. Sans doute, Scaliger et Juste Lipse étaient à l'abri des ridicules imaginations des humanistes Liégeois: il n'était pas besoin d'être aussi grand philologue qu'ils l'étaient l'un et l'autre pour savoir qu'il fallait d'abord remonter à la forme primitive, et ensuite interpréter celle-ci par la langue à laquelle elle appartenait. Mais pour retrouver cette forme primitive, il eût fallu des moyens d'information qui manquaient presque entièrement à cette époque. Travaillant ainsi sur des documents incomplets, les deux érudits ne purent découvrir qu'une partie de la vérité. L'un et l'autre se rendirent compte de l'existence d'un radical leod ou leud qui se retrouvait dans les plus anciennes formes connues des noms de la ville; l'un et l'autre comprirent que ce radical était un mot germanique, un appellatif emprunté au vocabulaire de la langue commune. Mais ce fut là tout. La forme primitive complète échappa à tous les deux; et, avec elle, le sens même du mot, qu'ils furent obligés d'interpréter au hasard, en s'appuyant sur l'analogie de leod avec plusieurs termes de la langue féodale du moyen âge.

Scaliger se jeta sur l'idée de vassalité exprimée par le mot de leude, et interpréta Leodium par hominium, c'est-à-dire que, selon lui, le nom de Liège signifiait le fief que l'évêque tenait du roi franc en sa qualité de leude. Juste Lipse se meut dans le même ordre d'idées. Il faut lire l'agréable discussion consacrée au sujet qui nous occupe dans le dialogue II du livre I de son Poliorceticon.Le savant humaniste, qui ne semble pas avoir connu Hubert Thomas, se montre impitoyable pour ses étymologies, qu'il a trouvées dans le livre de Goropius Becanus. « Ne voyez-vous pas, dit-il au vice-chancelier Pierre Oranus, un de ses interlocu-teurs, que les plus anciens textes ne portent pas Legia, mais Lhetia ou Lietgia, et que ce sont là des altérations du nom primitif, qui est Leodium, comme il appert par les documents les plus anciens et les plus authentiques. » Nous voici enfin sur la vraie voie, et invités par la philologie à chercher l'explication des noms dans leurs formes anciennes, au lieu de bâtir des conjectures absurdes sur leur forme moderne. Seulement, servi, comme nous l'avons déjà dit, par une connaissance imparfaite des documents spéciaux, Juste Lipse ne parvint pas à remplir le programme qu'il venait de tracer. Il ne remonta qu'à mi-chemin, et ne découvrit pas ce qui se trouvait au-delà de son Leodium; bien plus, il ne vit pas le lien de filiation qui rattachait Letgia à Leodium, et se vit ainsi amené à rechercher deux étymologies différentes pour ces deux formes dont l'une procédait de l'autre, ainsi que nous le verrons. Aussi les explications qu'il donne à ses auditeurs contiennent-elles le vrai et le faux à doses égales. Le nom le plus ancien de Liège, dit-i!, qu'on retrouve encore aujourd'hui dans l'allemand et dans le flamand (Luttich, Luydick, Luyck), était composé de deux radicaux germaniques dont l'un, leod, leud, signifie peuple, et dont l'autre, dyck, a le sens de digue, levée, chaussée. Si bien que l'un des deux noms primitifs de Liège signifie chaussée publique. Quant à celui de Lietgia, il s'écrit Liutgas dans un document officiel du IXe siècle; et ce Liutgas, qu'est-ce encore une fois, sinon le même radical liut ou leut, combiné cette fois avec le mot gass ou gasse qui en allemand signifie passage, chemin, rue? Liutgas, c'est donc le passage public: et de la sorte, les deux noms de la même localité dérivent l'un et l'autre d'une désignation identique.

Quelle est, dans ces ingénieux badinages de Juste Lipse, la part de l'erreur et celle de la vérité, c'est ce que nous verrons tout à l'heure. Ce qui est certain, c'est qu'il avait entrevu et indiqué, bien que d'une manière assez vague, la méthode à suivre dans l'investigation historique des noms de lieux. Mais il faut du temps aux vrais principes scientifiques pour pénétrer dans l'esprit de tout le monde: on n'y recourt qu'après avoir épuisé toutes les formes possibles de l'erreur: c'est le désenchantement produit par les écarts de l'imagination qui amène enfin les chercheurs aux sévères et simples procédés de la science. Que de jeux de mots encore on forgea, que de billevesées nouvelles on débita sur l'origine du nom de Liège, pendant les deux siècles qui suivirent celui de Juste Lipse! Son propre correspondant Dausquejus ne faisait que retourner à l'ancien divertissement du calembour étymologique, lorsqu'il proposait sérieusement cette explication saugrenue: Luydick (luy-dick) signifie bourré de monde, et fait allusion à la population considérable de l'ancienne ville (22).

Mais c'est à Liège surtout que l'on continua de barboter à coeur joie dans la mare où s'était embourbé Hubert Thomas. O la désastreuse érudition étymologique d'un Foullon! Cet excellent homme, qui trouve Hubert Thomas fort ridicule et ses étymologies encore plus, semble cependant n'avoir qu'un souci: celui de lui disputer la palme dans le genre d'interprétations où il a brillé. Que dis-je? Parmi toutes les mirifiques visions de son prédécesseur, Foullon va précisément choisir, pour l'adopter, la plus abracadabrante, la plus horripilante, la plus désopilante, celle dont Thomas lui même rougit comme d'un péché de jeunesse, et qu'il cherche à se faire pardonner du public. Avez-vous souvenance, ami lecteur, de ces grands diables de Ligiens dont parle Tacitus au chapitre 43e de sa Germanie, et qu'il met quelque part aux confins orientaux de l'Allemagne, du côté des Polaques et des Hongriens de nos jours? Ce sont gens outrageusement barbares et féroces, et qui prennent plaisir à le paraître davantage encore: ils ont tout le corps peinturluré de noir, ils ne portent que des boucliers noirs, ils ne combattent que pendant des nuits bien noires: de vrais démons, en un mot! Hubert Thomas, qui avait le premier imaginé de nous rattacher à ces beaux ancêtres, avait reculé épouvanté de son impertinence et fait amende honorable. Foullon, lui, n'est pas gêné pour si peu. Non seulement il n'a aucune répugnance à cette filiation, mais il a même la bonté de nous apprendre comment la chose aurait pu être possible: « On pourrait supposer, dit-il, que les Ligiens, peuple germanique mentionné par Tacite, vinrent après la destruction des Eburons s'établir là où s'élève aujourd'hui Liège. Ce qui confirme cette origine, c'est notre manière de prononcer le nom de la ville » (Lige) (23).

Mais ce n'est pas tout. Désespérant sans doute de jamais faire accepter par ses concitoyens l'arbre généalogique qu'il vient de leur dresser, Foullon s'avise aussitôt d'une combinaison nouvelle. Ces Laeti Lagenses dont nous a parlé le P. Boucher, et qu'il place à Lagium (Louwaige) (24) près de Tongres, qu'est-ce qui nous empêche de supposer qu'après la destruction de leur ville par les barbares, ils soient venus se réfugier dans la vallée de la Meuse, laquelle ils auraient donné le nom de leur patrie? Legia viendrait donc bien de Lagium, et Liège serait une colonie de Louwaige. Ainsi raisonne Foullon, qui ramène la garnison des Lagenses dans notre ville, où nous allons la voir s’établir pour longtemps. Puis, pour couronner sa découverte historique, et pour rendre compte de Leodium en même temps que de Legia, il a la bonté de nous apprendre que, depuis le ravage du pays des Eburons par l'armée de César, l'endroit où vinrent s'établir les Lagenses était tout-à-fait dépeuplé et désolé, ce qui s'exprimait en langue éburonne par le terme de ledik (vide), d'où Leodicum (25).

C'est bien assez, dira le lecteur. - Non, répond notre historien, ce n'est pas assez. Ce que vous venez d'entendre est de mon crû; vous pouvez en faire ce que vous voulez, et je ne serai pas blessé si vous rejetez mes hypothèses. Mais voici une opinion de savants hommes que je vous conseille de traiter avec plus de déférence. Liège est un alleu de l'évêque (leod, allod) d'où son nom, et les Liégeois sont des hommes liges (Legii).

Le sage Barthélemy Fisen se garde de laisser ainsi la bride à son imagination: il se contente d'enregistrer les principales opinions, et de choisir... la plus déraisonnable. Foullon, au milieu de ses écarts, avait au moins le mérite de reconnaître l'antériorité de Leodium sur Legia. Pour Fisen, c'est tout le contraire. Des deux noms que porte la cité, nous dit-il, celui de Legia est le plus ancien: il existait déjà avant la fondation de Liège pour désigner le pays. Le nom de Leodium est d'origine plus récente je ne le rencontre pas avant la fondation de la ville. Ce dernier point est d'une vérité saisissante, et nul ne niera qu'en général le nom d'une ville soit postérieur à la ville elle-même; seulement, le tort de Fisen est de se figurer qu'il y ait une exception à cette règle en faveur de Legia. Ce sont les Lagenses et le Lagium de Foullon qui hantent aussi l'imagination de Fisen, et qui l'empêchent de voir clair.

Sautons deux siècles pour échapper à ces fabuleuses garnisons d'une ville mythique, et voyons si le XIXe ne nous délivrera pas des Grecs et des Romains. Hélas! je retrouve mes éternels Lagenses jusque dans le plus récent historien du pays de Liège; et même ils sont installés ici d'une manière bien plus confortable qu'il ne paraîtrait d'après Foullon et Fisen. Selon ces derniers, ils n'habitaient Liège qu'en qualité de fugitifs, d'exilés, et ils y devaient mener une existence assez piteuse. M. Ferdinand Henaux, au contraire, nous les montre engarnisonnés dans un spacieux château-fort romain; ils sont sous les ordres d'un praefectus; la ville, loin de n'être qu'un misérable bourg, est une opulente cité romaine entourée de fortes murailles, ayant son conseil municipal et ses maîtres à temps dès la fin du règne d'Auguste. Loin de devoir son nom à un bourg Lagium auquel M. Henaux ne paraît pas croire, c'est la ville elle-même qui donne à ces belliqueux habitants le nom de Lagenses, équivalant à celui de Ligenses, car son nom, à elle, son nom antique et immuable, c'est Lige, nom qu'elle a déjà porté avant que César parût dans nos contrées, et sous lequel ses enfants la désignent encore à l'heure qu'il est. En d'autres termes, Lige est un vocable celtique tout comme Huy, Dinant, Seraing, Visé, Tongres, etc. (26).

Telle est la thèse de cet érudit, qui ouvre une nouvelle carrière à l'imagination de ses compatriotes, en les conviant à chercher désormais dans un autre domaine la clef d'une énigme dont ils ont demandé la solution à tant de langues et à tant de peuples divers. Hélas! Nous voilà retombés de Charybde en Scylla, et qui sait combien de siècles encore ces malheureux Celtes vont occuper militairement le berceau de la cité de Liège, avant qu'on puisse les en déloger à main armée, comme on a fait pour OEnops et Leiodès, de bachique mémoire! A moins que ce chétif écrit, dans lequel ces Messieurs seront sommés en bonne et due forme d'avoir à vider les lieux, ne parvienne à les intimider et à les faire déguerpir à grègues retroussées, Dieu sait la vie qu'ils vont mener encore dans ce pauvre logis de l'histoire de Liège, et comme ils nous abîmeront nos annales déjà bien assez maltraitées! Sans compter qu'ils y rencontreront leurs ennemis héréditaires, les Germains, qui n'entendront pas leur céder la place, et qu'il se livrera ici, au futur passé si je puis ainsi dire, des batailles qui feront couler tout au moins des flots d'encre. Je ne plaisante pas, et ce qu'on a déjà osé dans ce domaine me répond de ce qu'on osera dans la suite, si toutefois... Mais écoutons plutôt M. Fabry-Rossius, dans son Résumé synoptique et étymologique des noms des communes de la province de Liège, et avouons que l'histoire a tort de ne point s'être passée conformément à son programme rétrospectif.

Deux races humaines se sont rencontrées à Liège: les Germains et les Celtes. (Nous y voilà!) La plaine est celtique, la montagne est germanique. Sur celle-ci se dresse la forte citadelle de Leod; dans celle-là s'étend l'humble bourgade de Legia. Là-haut les superbes conquérants et leur ville au nom tudesque; en bas, les enfants de la race vaincue, avec leur village dont le nom se retrouve dans plus d'un vocable celtique. Voici maintenant ce qui va se passer.

« Pendant que le hautain Leod, hérissé de fortes maisons de pierre se flanquant l'une l'autre, comme un assemblage de redoutes, dominait toute la plaine, l'humble Legia, couverte de chaumières éparses, semblait condamnée à la servitude et à l'oubli. Le sang de saint Lambert, versé par des hommes de la race conquérante, l'affranchit et lui donna un lustre inespéré. Legia est sanctifiée, Leod est maudit. Les Gaulois augmentent, les Teutons diminuent. La langue des vainqueurs s'évanouit, Leod devenu Leodium, hommage indirect rendu à la race vaincue, n'existe plus que dans le style diplomatique, tandis que la race des vaincus, la langue des Gallo-Romains reconquiert le terrain perdu, et, quoique se modifiant à travers les siècles, elle fait parvenir jusqu'à nous le nom de la ville sainte, car Legia c'est Liège! » (27).

Italiam! Italiam! Nous sommes enfin, Dieu merci, arrivés au terme de notre laborieuse enquête, et nous y avons vu tant de choses qu'on a quelque difficulté à se les ramentevoir. Récapitulons. César, Auguste, Cicéron, Sabinus et Cotta, Ambiorix, Asiulf, Dodon, le lion, saint Servais, saint Monulphe, saint Lambert, le roi Léodès I, barbare ; le prêtre Leiodès, ni barbare ni roi, mais grec très illustre et buveur très précieux; Ulysse et son ami Œnops; puis les leudes mérovingiens, le fief et l'alleu, la chaussée publique et le passage public, l'excès de population (luydick) et le dépeuplement (ledik); ajoutez à ce tohu bohu d'hommes et de choses les Grecs et les Romains, les Ligiens et les Lagiens, les Germains et les Celtes, et dites-moi si nous n'aurions pas le droit de chercher les ruines de la tour de Babel sur les bords de la Légia (28).

Que le lecteur ne craigne pas cependant de me voir augmenter cette confusion des langues, en apportant à mon tour une explication nouvelle. Le temps est fini où la science étymologique n'était qu'un jouet d'érudits ou qu'un passe-temps d'oisifs; et bien que, par un vrai phénomène d'atavisme, on tombe encore aujourd'hui sur des étymologistes qui ont oublié de naître au XVIe siècle, la méthode est définitivement fixée, et les erreurs mêmes qu'on pourrait commettre en l'appliquant sont limitées dans un cercle des plus restreints. Au reste, ce n'est pas une interprétation nouvelle que je viens proposer. La véritable étymologie du nom de Liège a été trouvée, il y a deux siècles, par Adrien de Valois, le seul homme, avec l'abbé Lebeuf, qui ait su, avant notre temps, emprunter plus d'une fois de précieux renseignements à l'onomastique locale. Adrien de Valois était remonté à la forme primitive du nom de Liège, et l'avait interprétée avec une sagacité remarquable dans sa Notitia Galliarum. Mais ce bel ouvrage devançait son époque, et même si les savants Liégeois l'avaient connu, bien peu d'entre eux auraient été capables d'apprécier la méthode austère de l'investigation scientifique, telle qu'elle est appliquée dans ce livre. C'est cependant jusqu'à lui qu'il me faudra remonter aujourd'hui, en faisant table rase de tout ce qu'on a débité depuis, et en complétant, avec des documents plus nombreux, le travail si magistralement commencé par lui.



CHAPITRE II

LE VICUS LEUDICUS

Peu de noms géographiques ont subi des transformations aussi nombreuses et aussi profondes que celui de Liège: la forme actuelle ne représente plus que de très loin l'appellation primitive sous laquelle nos ancêtres désignaient la cité de saint Lambert. Le tableau suivant, dans lequel j'ai classé par ordre chronologique toutes les variantes connues, donnera une idée de ces altérations successives d'un même vocable; il est plus complet et plus méthodique que ceux de Förstermann et de Grandgagnage, et il nous fournira tous les matériaux que nous aurons à mettre en oeuvre au cours de notre étude.

FORMES DIVERSES DU NOM DE LIÈGE


VIIIe SIÈCLE

730 (circa) - LEODOSIO. LEUDICO. Gest. regg. franc. Bouquet, II, p. 571 (28).

723-743. Formes relevées dans le Vita Lamberti: in villa cui vocabulum est LEODIO (Mabillon, Acta SS. Ord. S. Bened. III, p. 65) in praefata villa LEODIO (p. 69) in supradicta villa LEODIO (ib) AD LEODICUM (p. 70).

LEODIUS même ouvrage, au premier des passages cités ci-dessus, dans un MS. parisien du VIIIe siècle (29), et dans une correction marginale d'un MS. de saint Gall, du Xe (30).

LEODIUM à la place du Leodicum de Mabillon, dans toutes les autres éditions.

743 (circa) Usque LEODIUM, Vita Huberti, édit. Desmedt, c. 19. (Bullet. de la Commission royale d'histoire).


IXe SIÈCLE

814-816. LEODII. Diplôme de Waltcand pour Andaïn. In vico LEUDICO. Einhard, Annal., ad ann. 769 (Pertz, Script., I, p. 149). Id. in Translat. SS. Marcell. et Petri (Migne, T. CIV, p. 563).

In LEODICO VICO PUBLICO. Ann. Lauriss. ad. ann. 769 (Pertz, ib., p. 148. Forschungen zur Deutschen Geschichte, XIII, p 628).

In LEODIA. Ann. Tilian. ad ann. 769. (Pertz, I, p. 220).

In VICO LEUTICO. Prudent. trec. Ann. ad. ann. 854 (Pertz, I, p. 448).

In VICO LEUDICO. Id. ibid. ad ann. 858.

853. LEODICO VICO PUBLICO. Diplôme de Lothaire I.

854. Apud LEUDICAM. Diplôme de Charles et de Lothaire (Pertz, Legg., I, p. 427).

856. In LEODICO. Procerum Karoli consilium (Pertz, Legg., I, p. 427).

856. (circa) LEODIUM, nominatif. Sedulius de Liège, éd. Grosse, XV, 47.

858. (circa) In LEODIO VILLA PUBLICA. Adon. Martyrol.

In LEODICO. Hincmar. Ann. ad ann. 856, (Pertz, Script., I, p. 447).

In LEUDICO. Id. ad ann. 882, p. 514.

884. In LEODIO. Charte de Charles le Gros (Chapeauville, I, p. 161).

898. In LEODIO. Charte de Zwentibold (Ibid., p. 162).

VILLA LEUDEGUS. Florus in Auctario Bedae.

LEODICO. Chronic. Moissiacense (Pertz, I, p. 290).


Xe SIÈCLE

LEODIUM CIVITATEM. Regino ad ann. 881 (Pertz, Script., I, p. 592; id. ibid., p. 602 ad ann. 891).

903-920. LEODIUM (accusatif) Etienne in Vita Lamberti (Chapeaville, I, p. 367).

903-920. LEDGIA. Hucbald de saint Amand, in Vit. Lambert. (Bullet, de l'Instit. Archéol. liégeois, T. XIII, p. 410).

LEDGIA, autre poème sur saint Lambert (Ibid. p. 420).

921. LEOGIS episcopatus. in LEODIO. in supradicta ecclésia quae LEGIA dicitur. Joann. X, ep. Ad Carol. Calvum. (Migne, T. 132, p. 806). LEODII. Ratherii Conclusio deliberat. in titul.

987. (circa) LEUDIE, Ann. s. Maximin. Trever., ad a. 945 (Pertz, Script., IV, p. 7).

LEODII, LEODIO, LEODIUM passim dans les diplômes et les chroniques.


XIe SIÈCLE

1012. LE0DICI, Diplôme d'Henri II (Fisen, p. 171).

1017. LEODIUM. Epitaphe en vers de l'évêque Jean à St Jacques (Vita Balderici dans Pertz, Script. IV).

1024. In CIVITATE LEGIA. Diplôme de Conrad II (Chapeaville, I, p. 288).

1036. In URBE LETGIA, (Miraeus, Diplom. belg., p. 263).

1048. LEGGIA. Epitaphe en vers d'Olbert de St Jacques dans Sigebert de Gembloux (Pertz, Script., T. VIII, p.541).

1051. LEGIA passim, LEGIA in LEODICO dans les Rouleaux des Morts du Mont Canigou. (Publié par L. Delisle pour la Société de l'histoire de France, p. 103, 104, 107, 108, 111, 113, 120).

1056. (circa) LEODIUM passim LEODIUM VICUS PUBLICUS (in praefat.) LETHGIA, C. 73 et 74 dans Anselme (Pertz, Script., T. VII).

1060 (circa) LEOGIUM, LEGIA nostra. Lettre du Liégeois Gozechin (dans Mabillon, Analect., p. 439).

1067. LEGIA. Epitaphe en vers de Mauritius à Rouen (Ordéric Vital).

Nothiero LAODICENSI. Wolfheri Vita (Pertz,Script., XI, p. 184) (31).

En jetant un coup d'oeil sur ce tableau, on s'aperçoit que les textes les plus anciens nous offrent un radical leodic ou leudic, - ce qui revient au même, car eo et eu sont équivalents dans les documents latins du moyen âge, et s'emploient l'un pour l'autre (32). Dans ce radical, augmenté d'une désinence de la 2 déclinaison que nous rechercherons tantôt, ic était bref et l'accent était porté sur la première syllabe du mot, ce qui faisait glisser rapidement la prononciation sur les deux syllabes finales et devait amener de bonne heure l'affaiblissement du c primitif. On commença par dire Leodigus, en atténuant très fort le g de manière à le faire ressembler à un y; de là à Leodius, la transition était insensible. Cette forme intermédiaire Leudigus nous a été conservée heureusement dans un document du IXe siècle (v. ci-dessus): si elle ne se rencontre pas plus souvent, c'est sans doute parce qu'elle contenait une nuance délicate qui ne devait pas être remarquée de tout le monde. Cependant la forme pure se maintint longtemps encore à côté de la forme adoucie: celle-ci, plus facile et plus coulante, était préférée dans le langage de la conversation, et reparaît plus souvent, pour cette raison, dans les écrits d'origine privée, comme les chroniques et les biographies; celle-là, plus correcte et plus traditionnelle, était conservée de préférence dans les documents publics, et voilà pourquoi les diplômes officiels du IXe siècle nous l'offrent si fréquemment. Au reste, il convient de faire ici une remarque importante qui s'applique à toutes les recherches sur les noms de lieux: c'est que bien des fois la forme archaïque consignée dans le texte d'un auteur ancien a été remplacée, aux siècles suivants, par celle qui était la plus répandue et la mieux connue des copistes: joignez à cela la négligence des éditeurs, et vous finirez par conclure que les formes modernisées ont peut-être usurpé une antiquité plus reculée que celle qui leur appartient. Les noms de lieux n'ont pas échappé mieux que les autres vocables à la transformation lente et continue de l'orthographe: un même auteur, conservé dans un manuscrit du VIIIe siècle et dans un du XVIe, présente de singuliers contrastes: et si ces divergences sont peu importantes pour la majorité des termes du lexique, parce qu'on reconnaît facilement le même mot sous un autre costume, il n'en est pas ainsi pour ce qui concerne les noms propres de lieux, dont le radical et la signification primitive sont d'ordinaire inconnus, et dont, par conséquent, il est essentiel de connaître jusqu'à une lettre près la forme première. Voici une preuve éclatante de la vérité de cette observation. Les meilleures éditions, celles qui ont été faites sur les textes les plus anciens et d'après toutes les règles d'une rigoureuse critique, sont aussi celles où le radical leodic- apparaît le plus fréquemment, alors que dans les éditions antérieures des mêmes textes, il est remplacé souvent par des formes plus récentes. Ainsi, par exemple, dans les monuments imprimés avant notre siècle, le dernier exemple de la forme intégrale leodic se trouve dans un ouvrage de Rathère écrit vers le milieu du Xe siècle, tandis que dans le Gilles d'Orval, édité avec grand soin par M. Heller d'après un manuscrit du XIIIe siècle, on lit encore au moins une fois cette même forme: c'est-à-dire qu'en définitive elle a duré trois siècles de plus que ne le laisseraient croire les éditions non critiques.

Mais, pendant que le radical Leodic déviait insensiblement vers la forme adoucie qui devait finir par le remplacer, il se conservait avec plus de stabilité dans son adjectif dérivé, où le solide contrefort d'une désinence de deux syllabes permettait au c menacé de supporter sans fléchir le poids de la syllabe précédente. Leodicensis, en effet, resta longtemps la forme unique de l'adjectif de Leodicus, alors que depuis longtemps avait prévalu la forme adoucie du substantif. Ainsi, pour ne citer ici que des textes critiques entièrement sûrs, Leodicensis est la seule forme employée au Xe siècle par Ruotgerus dans sa Vie de Brunon (33), au XIe par Anselme (34), par l'auteur du Vita Balderici (35), par les rouleaux des morts du Mont Canigou (36), au XIle par la chronique de saint Hubert et par Sigebert de Gembloux. La forme leodiensis cependant existait déjà; et si on peut ajouter foi aux textes publiés par Chapeauville, elle aurait déjà été employée en 884; dans tous les cas, le XIe siècle nous en offre des exemples certains dans la vie de Thierry de saint Hubert, où elle figure jusqu'à neuf fois à l'exclusion de Leodicensis (37). Est-il besoin d'ajouter que leodiensis n'est nullement une forme adoucie de leodicensis, mais qu'il provient directement de Leodius, n'étant ainsi, si l'on veut me permettre la comparaison, que le petit neveu et non pas le fils du vocable qu'il rappelait.

Des destinées plus longues et plus tranquilles attendaient le radical leudic dans les dialectes germaniques voisins, où l'on avait moins d'aversion pour les consonnes fortes. Leudicus, protégé par l'hospitalité d'un idiôme dont tous les mots ont une puissante charpente osseuse, vit encore aujourd'hui dans l'allemand Lüttich et dans le flamand Luyk (autrefois Luydick) où il n'a éprouvé presque aucune altération, tandis que son congénère Leudius, confié à une langue mobile et volage, devait avoir les mêmes destinées qu'elle, et traverser toute une série de métamorphoses pour arriver à sa forme actuelle et définitive.

Quelle était la désinence de notre radical leodic- ? Etait-ce us ou bien um? Ne haussez pas les épaules, ami lecteur, et ne criez pas au pédant: vous allez voir tout de suite qu'il n'est pas indifférent pour Liège de porter un nom en us!

La question, d'ailleurs, n'est pas des plus faciles à résoudre. En effet, dans nos sources, le nom ne figure guère qu'aux cas obliques, l'occasion se présentant rarement, surtout à des écrivains aussi peu variés et aussi raides que ceux du haut moyen âge, d'employer le nom propre d'une localité au nominatif. Cette occasion cependant s'est présentée une fois au biographe anonyme de saint Lambert (VIlle siècle); mais, en vrai barbare, il écrit naïvement: Villa cui vocabulum est Leodio, à peu près comme un étranger ignorant dirait en français: une localité dont le nom est: à Liège! (38). Ici cependant se rencontre une variante des plus instructives pour notre sujet. Le plus ancien et le plus barbare de tous les manuscrits du Vita Lamberti (et à ce double titre le plus authentique) porte ici Leodius à la place de Leodio, et un manuscrit du Xe siècle du même ouvrage, conservé à la bibliothèque de Saint Gall, donne également cette précieuse variante dans une correction marginale. Il importe peu d'établir quelle aura été la leçon de l'auteur. Si, d'un côté, Leodius a pour lui les deux plus importants manuscrits et l'autorité de la grammaire qui exigeait ici un nominatif, de l'autre côté Leodio peut invoquer tous les autres textes et sa barbarie même: car, il ne faut pas l'oublier, quand il s'agit des écrivains de cette époque, la forme la plus incorrecte est d'ordinaire la plus sure: ils ont été corrigés souvent, il n'a guère été possible au copiste le plus distrait ou le plus ignorant de leur attribuer des fautes de langage qu'ils n'avaient pas commises. Mais dans tous les cas, leçon primitive ou correction postérieure, Leodius nous apparaît dès le VIIIe siècle dans le texte le plus antique où le nom de notre ville soit cité; et nous offre ainsi la preuve péremptoire que le nominatif était, non pas Leodicum (Leodium) mais Leodicus (Leodius). Ce témoignage du VIIIe siècle, complété par la correction marginale du Xe dont je viens de parler, est corroboré d'une manière frappante par un texte du IXe, où se retrouve également la forme nominative: or là, encore une fois, on lit villa Leudegus. Il reste donc établi que la terminaison primitive de notre vocable était us, et qu'il l'avait conservée même après qu'il avait passé par les formes adoucies Leudig- et Leudi-.

La substitution de la forme neutre Leodium à la forme masculine ne s'est faite qu'à la longue et grâce à des circonstances spéciales. Comme je l'ai montré, l'occasion d'employer le nominatif du nom n'étant pas fréquente, on ne le connaissait que par ses cas obliques, où les désinences sont les mêmes que celles du nominatif (Leodii, Leodio, Leodium acc.). Or, comme l'immense majorité des noms propres de villes sont féminins ou neutres, et que les désinences de notre nom aux cas obliques étaient identiques à celles des noms neutres, on dut être tout naturellement amené à une substitution de genre dictée par les lois de l'analogie. Voilà comment Leudius devint Leudium. Cette nouvelle transformation était déjà accomplie vers le milieu du IXe siècle, car c'est à cette époque que je constate pour la première fois le nominatif Leodium. Il est probable d'ailleurs que le neutre Leodium se sera imposé dès le moment où le mot leudicus, perdant totalement son sens premier, fut devenu un simple nom propre: il n'y aurait aucun intérêt â préciser plus exactement les dates.

Maintenant que nous sommes parvenus à rétablir dans sa forme authentique le vocable sous lequel notre ville était désignée dès le VIe siècle, le moment est venu de rechercher ce que signifie cette vénérable appellation primitive. Que veut dire Leudicus? C'est, ni plus ni moins, un terme de ce latin barbare qui aurait fait frémir d'horreur les mânes de Cicéron, et qui, à partir du IVe siècle, naquit en Gaule du mélange de la langue des Romains et de celle des barbares. Beaucoup de termes de ce genre surgirent alors: d'un côté, les relations nouvelles nécessitèrent l'emploi de termes nouveaux; de l'autre, la langue latine, en décadence comme les peuples qui la parlaient, n'avait plus assez de force pour résister victorieusement à l'invasion des vocables étrangers, quelque inutiles qu'ils fussent. Leudicus appartient â la catégorie de ces derniers: il est formé d'un radical barbare leud et d'une terminaison latine icus, et ne signifie pas autre chose que publicus. Leud (leod liod liud) a le sens de peuple dans les idiômes germaniques: il se retrouve aujourd'hui dans le leute allemand et le lieden flamand avec le sens de gens (comme pluriel de man, homme) et son emploi dans la même acception à l'époque mérovingienne est attesté par le mot bien connu de leudes. Des termes tout à fait analogues par leur formation sont les deux adjectifs Iaeticus et salicus, composés l'un et l'autre d'un radical germanique (laet: colon; sala: maison) et d'une désinence latine. De ces trois termes, leudicus a le moins vécu, n'étant qu'un inutile doublet barbare de publicus. Mais, avant de disparaître, il avait eu le temps de se fixer sur un lieu, et c'est ce qui l'a sauvé: car c'est, comme nous l'avons vu, le propre des noms géographiques de faire surnager ainsi les épaves flottantes des idiômes naufragés, et de les léguer à la curiosité des siècles.

Il est un autre endroit que Liège où cet appellatif leudicus, dans le sens de public, a survécu comme nom propre, et, chose digne de remarque, a subi les mêmes transformations phonétiques que chez nous.

En 991, le roi Hugues Capet concède à Arnould évêque d'Orléans, le droit de chasse dans une forêt qu'il appelle leodia silva, et son fils le roi Robert, en confirmant la concession paternelle, désigne cette même forêt sous le nom de silva leodiga (39). Adrien de Valois, qui cite cet exemple, fait même remarquer que de son temps, un canton de cette forêt avait encore conservé le nom de bois commun, ce qui est bien la traduction de silva leudica!

Liège même, d'ailleurs, continua d'être désigné longtemps comme terre publique, même après que le sens de leudicus se fut entièrement perdu, et que ce mot n'eut plus que la valeur d'un nom propre indéchiffrable. Les plus anciens documents officiels qui mentionnent cette ville, à savoir les diplômes royaux du IXe siècle, accompagnent fréquemment son nom de la désignation de vicus publicus. Leudicus vicus publicus, disent plusieurs d'eux, traduisant, peut-être sans le savoir, le nom barbare par le nom latin. Vicus leudicus, disent les autres, et ceux-là probablement ont gardé la notion de la valeur adjective de Leudicus, ainsi que du sens de ce mot. Il résulte de tout cela que vicus leudicus et vicus publicus sont absolument la même chose, à cette exception près que leudicus, devenu obsolète comme adjectif, avait déjà pris un sens géographique et une valeur de nom propre, et que sa signification primitive était en train de s'oublier rapidement dès le IXe siècle.

Mais si leudicus n'était qu'un adjectif, il est clair qu'à l'origine on n'a pu l'employer seul pour désigner notre ville. Il a dû nécessairement être accompagné d'un substantif, et d'un substantif masculin.

Et ce substantif n'a été autre que le vicus des diplômes carolingiens, seul mot masculin que possède la langue latine pour désigner un endroit habité. Ainsi le nom primitif de Liège, c'était vicus leudicus, c'est-à-dire le bourg public! Et comme cette désignation marque la condition tout officielle du sol de notre ville à son origine, il ne faut pas s'étonner que ce soient les documents officiels, émanés des rois eux-mêmes, qui ont conservé le souvenir le plus exact de cette condition, en même temps que le nom le plus authentique qui la désignait.

Qu'était-ce maintenant au juste qu'un vicus leudicus, ou, ce qui revient au même, un vicus publicus? Ducange le dit en deux mots : Vicus publicus, qui fisci est, qui non est in beneficium datus. L'origine du terme de public, employé pour, les biens fonds, remonte à l'empire romain; on désignait sous ce nom les terres qui étaient la propriété de l'Etat ou du fisc. Lorsque les Francs entrèrent en Gaule, ils mirent la main sur toutes les terres de cette catégorie: une partie considérable échut au roi, les autres furent partagées entre les conquérants, et devinrent ainsi des propriétés privées, ou, comme on disait alors, des alleux. Quant à celles qui étaient restées au roi, elles continuèrent de porter le nom de terres fiscales ou publiques, vu que les rois mérovingiens s'étaient substitués en tout aux empereurs romains, et que la confusion entre le domaine de l'Etat et le fisc du souverain avait déjà eu lieu sous l'Empire. Ce domaine des rois mérovingiens était immense; il se composait d'une multitude de villas et de lots de terre disséminés sur toute l'étendue de la Gaule. Non seulement il suffisait à tous les besoins de l'existence royale, mais encore les souverains pouvaient en détacher tous les jours des portions considérables, qu'ils distribuaient à leurs principaux guerriers pour récompenser leur fidélité on pour se les attacher davantage. C'est ce qu'on appelait des bénéfices, plus tard des fiefs. Il y avait, de la sorte, trois catégories de terres différentes: les terres allodiales, les terres bénéficiales, les terres fiscales. Ces dernières, bien que données en bénéfice, pouvaient garder assez longtemps encore le nom de domaines publics, qui rappelait leur condition première; mais, peu à peu, la possession du bénéficiaire s'affermissant par l'hérédité, le souvenir de leur origine se perdait, et elles se voyaient confondues dans la masse des autres bénéfices (40).

Liège n’est pas le seul endroit de notre pays qui soit qualifié de publicus dans les documents du haut moyen âge. Longue serait la liste des villes et des villages qui, au VIe et au VIIe siècle, étaient compris dans le domaine royal, sous le titre de villa publica. Il faut noter cependant la différence qu'il y a entre le titre constant de vicus, attribué à Liège, et celui de villa donné généralement aux autres terres fiscales. Le vicus est toujours un bourg, c'est-à-dire une agglomération de quelque importance; la villa peut n'être qu'une simple ferme.

Dans tous les cas, la persistance du titre de vicus donné à Liège, qu'on ne désignera sous le nom de villa que lorsque le sens primitif de ce mot sera en grande partie effacé (41), atteste que l'emplacement de Liège avait déjà une certaine importance dès le VIIIe siècle.

Lorsque, au cours des siècles, un nouvel ordre de choses fut issu du morcellement de l'empire karolingien, lorsque la dynastie de Charlemagne, à force d'avoir aliéné en bénéfices toutes les portions de l'immense domaine royal, se fut appauvrie jusqu'au point de ne plus pouvoir se maintenir sur le trône, lorsque l'autorité territoriale des évêques se fut peu à peu constituée à Liège, alors le mot de vicus publicus cessa de répondre à une réalité et ne fut plus employé. Anselme, au XIe siècle, est le dernier écrivain chez qui je le retrouve, et encore Anselme est-il un historien qui connaît parfaitement les annales de sa patrie, et qui n'applique ce terme qu'au passé. Les contemporains d'Anselme, moins versés que lui dans la connaissance de l'histoire, ne savaient plus ce que c'était que le vicus publicus, et étaient encore bien plus loin de se douter du sens de leudicus. Cependant, le souvenir de l'ancienne condition du sol liégeois devait se conserver longtemps encore, dans une autre appellation que dan ce nom désormais indéchiffrable. Si la ville, comme telle, cessa d'être appelée publique, la montagne qui la portait continua de garder ce nom. Tout le monde sait, en effet, que la colline qui commence aux degrés Saint-Pierre, vis-à-vis du palais des princes-évêques, et se prolonge jusqu'au haut du faubourg de Saint Gilles, où elle se relie à la chaîne des hauteurs qui borde la rive gauche de la Meuse, a été connue pendant tout le moyen âge sous le nom de mons publicus, et a porté jusque vers ces derniers temps, dans le langage vulgaire, le nom de Publémont (42). On disait alors aller en Publémont comme on dit aujourd'hui aller en Neuvice ou en Vinâve-d'Ile (43). Toute cette hauteur faisait donc partie, comme Liège, du même domaine royal, ou, pour mieux dire, elle le constituait exclusivement, car le vicus pubicus lui-même occupait précisément les flancs de cette montagne. C'est ce que j'espère démontrer en peu de mots.

Il est reconnu que l'ancienne basilique Saint-Lambert, qui s'élevait autrefois sur la place du même nom, avait englobé de bonne heure la petite chapelle des saints Cosme et Damien, où saint Lambert aimait à prier. La cellule où il périt s'élevait dans le voisinage de l'oratoire (43). C'est donc au pied même de Publémont que nous trouvons notre premier point de repère, et le vicus leudicus doit être cherché tout à proximité. Or, ce n'est certes pas du côté de la vallée qu'il pouvait s'étendre à cette époque. Les divers bras de la Meuse sillonnaient dans tous les sens les solitudes boisées et marécageuses sur l'emplacement desquelles s'élève aujourd'hui le quartier central de la grande ville. En 1014, lorsque l'évêque Baldéric projeta de bâtir le monastère de Saint-Jacques, plusieurs lui conseillèrent de choisir Amercœur, parce que l'endroit était propice à la vie solitaire, et éloigné du tumulte de la foule (44). Mais Baldéric préféra l'emplacement actuel, et les amants de la solitude ne perdirent rien au change; car l'endroit où s'élève aujourd'hui la belle église Saint-Jacques était â cette époque, au dire d'un contemporain, un repaire de bêtes féroces. Bien plus, l'emplacement des rues actuelles de Neuvice et du Pont n'était guère qu'un vaste marécage, bordant de ses bouquets d'aunes la base de la hauteur sur laquelle se dressait le Vicus leudicus. Toute différence de niveau a disparu aujourd'hui: mais, à cette époque lointaine, celui de cette région palustre était inférieur à celui de notre bourgade. Il fallut le travail de plusieurs générations pour l'assainir et de plusieurs siècles pour l'exhausser: et c'est seulement quand les marécages eurent disparu qu'il put s'y former un quartier nouveau, un novus vicus. Neuvice! Ce nom seul en dit assez; il vaut une date, et permet de conclure avec certitude que ce quartier est postérieur à ceux du Marché, de Saint-Servais, de Féronstrée, et même de l'Ile! Au surplus, nous avons un indice assuré de la direction dans laquelle s'étendait la ville primitive: c'est l'emplacement choisi pour les premières collégiales. A peine arrivé à Liège, saint Hubert songe à bâtir une seconde église, et quel endroit choisit-il? La pointe extrême de Publémont, là où la colline descend en pente presque abrupte vers la vallée: c'est Saint­Pierre, qui, aujourd'hui détruit, s'élevait sur la place du même nom et au-dessus des degrés qui aboutissent au palais des princes-évêques. S'il est vrai que l'église Saint-Servais ait eu pour fondateur l'évêque Richaire (922-945), ainsi que l'affirme une chronique du XIIIe siècle, nous avons une preuve de plus que la région de Publémont était la partie la plus antique de la cité (44).

Tout nous autorise donc à conclure que c'est sur les flancs et au pied du Mons publicus que le vicus publicus prit sa naissance.

Nous sommes en mesure de préciser davantage encore. Au dire de Jean d'Outremeuse, parfaitement croyable ici puisque la tradition topographique dont il se fait l'écho ne pouvait pas être oblitérée de son temps, le nom de Mons publicus ne se bornait pas à la colline Saint-Martin: il désignait en outre les hauteurs qui s’étendaient à gauche de la Légia, depuis Sainte-Walburge jusqu'en Basse-Pierreuse, et le vallon que se creuse ce ruisseau pour descendre vers la Meuse faisait partie lui-même, avec le Mont Saint-Martin et le Mont Sainte-Walburge, du grand domaine fiscal dont l'appellation de Publémont conserva si longtemps le souvenir. Ce sont là de précieuses indications et celui qui sait comment, aujourd'hui encore, se font les premiers défrichements dans un pays inculte et boisé, peut se figurer l'origine du vicus leudicus avec une vivacité et une exactitude presque aussi grandes que s'il y avait assisté comme témoin oculaire. Le vallon de la Legia, au point précis où il va déboucher dans les terres basses, présentait aux premiers colons tous les charmes d'un emplacement salubre, d'un sol fertile et d'un site agréable. A l'abri des exhalaisons marécageuses qui montaient alors de la vallée, protégé contre les souffles du Nord par le puissant rideau de forêts qui couvrait ses hauteurs, encadré de collines aux pentes douces et aux contours arrondis, traversé enfin dans toute sa longueur par les ondes limpides d'un cours d'eau qui le vivifiait de son murmure et de son sourire, cet heureux coin de terre semblait marqué d'avance pour devenir le séjour d'une colonie nombreuse et prospère. Les premiers colons firent ici ce qu'ils ont fait si souvent dans notre pays: remontant les petits cours d'eau à partir de leur confluent, et défrichant sur les deux rives autant de terrain qu'il leur en fallait pour leurs habitations et leurs cultures. C'est alors que les chênes et les hêtres dont l'ombrage séculaire s'étendait sur le cours du ruisseau commencèrent à tomber. La cognée des essarteurs, pénétrant de droite et de gauche dans les inextricables fourrés de la forêt primitive, joncha de troncs séculaires le chemin par où elle passait, et, pour la première fois, les rayons du soleil vinrent frapper en plein ces coteaux dépouillés. La longue et étroite clairière que l'on obtint de la sorte reçut les premières habitations liégeoises: les arbres abattus fournirent aux constructions les seuls matériaux alors employés. Cette première zône habitée, les essarteurs avaient la faculté de l'élargir au fur et à mesure que grandissaient les besoins de la population: leur cognée, circulant tout alentour sur la lisière de la forêt y étendait, d'année en année, le domaine de l'homme. La largeur que devait avoir ce domaine vers la fin du septième siècle peut être évaluée d'une manière approximative. La Légia, traversant une partie de la rue derrière le Palais, coupe celui-ci à l'angle N.-O. de la grande cour. L'oratoire où reposaient les reliques de saint Théodard, englobé dans le choeur de l'ancienne cathédrale Saint­Lambert, était situé à proximité de la Place Verte. Tout le terrain qui s'étend entre ces deux points était donc dès lors défriché. Et comme il est peu probable qu'on eût élevé l'oratoire contre la lisière des bois, mais que, tout au contraire, il se trouvait à peu près au milieu de l'agglomération, nous pouvons supposer que la clairière de Liège s'avançait dès cette époque dans la vallée au delà de l'Hôtel de Ville. Du côté des collines, elle ne devait pas dépasser la rue Sainte-Croix d'une part, la rue Basse-Pierreuse de l'autre. Tout alentour régnait la forêt primitive, l'asile inviolé de la liberté naturelle. Ce grandiose horizon de forêts que le promeneur liégeois voit aujourd'hui surgir dans le lointain, comme le magnifique encadrement de sa ville natale, était alors bien autrement resserré et voisin. Il dominait de toutes parts le Vicus Leudicus; du haut de Publémont, de Sainte-Walburge et de Pierreuse, il suspendait au-dessus de lui la sombre verdure de ses vieux chênes. Assis près de son foyer, le Liégeois du VIIe siècle pouvait entendre les murmures du vent dans la forêt; le frémissement des feuillages le berçait dans son sommeil, et j'imagine que plus d'une fois la nuit, comme fait aujourd'hui encore le paysan luxembourgeois, il se levait pour aller surprendre le sanglier qui venait ravager ses récoltes, in campis ubi Legia stat!

Qu'il était rustique et pittoresque, l'aspect du Vicus Leudicus à cette époque reculée Eparpillées sur les deux bords du ruisseau, dans un désordre plein de charmes, les maisons apparaissaient par ci par là à travers les feuillages de leurs jardins et de leurs vergers. Point d'agglomérations compactes: les villages de ce pays ne les souffrent pas, comme on peut s'en rendre compte encore aujourd'hui en parcourant la Hesbaye. Chacun s'est choisi sa demeure à sa convenance: colunt discreti ac diversi, ut fons, ut campus, ut nemus placuit. Les bateliers, car il y en avait à Liège dès cette époque, se sont probablement rapprochés du fleuve, et ce sont leurs cabanes qui doivent avoir formé le noyau primitif des quartiers de Neuvice et de la Madeleine. Humbles et pauvres sont les logis occupés par les ancêtres des opulents bourgeois d'aujourd'hui. Tous sont en bois et en terre: il faudra du temps avant que la pierre de taille ou la brique soient employées dans la construction des maisons privées. Que dis-je? L'église elle-même n'est qu'un modeste oratoire en bois, comme toutes les églises rurales de cette époque. Un petit cortil, solidement clôturé d'une haie et fermé par une porte, précède ordinairement la maison: vous retrouvez souvent ce cortil dans les villages hesbignons, et même dans plus d'une maison des faubourgs liégeois. Pas d'étage d'ailleurs. Le toit descend si bas, qu'il est facile de l'escalader sans échelle; il consiste partout en un simple chaume. C'est par là que pénètrent les voleurs ou les assassins qui veulent s'introduire dans une maison : ils s'élancent d'un bond sur la toiture, à la force du poignet, arrachent ou écartent quelques poignées de chaume, et se laissent tomber dans l'intérieur.

Souvent, une grosse pierre jetée sur le toit vient casser la tête au père de famille qui se chauffe près de son feu. Les fenêtres sont un luxe dont se passent la plupart des habitations: l'air et la lumière pénètrent par la porte, et la fumée sort par le même chemin, comme dans les chaumières irlandaises. La plus grande de ces habitations est sans doute celle qui abrite saint Lambert et les siens, pendant leur séjour à Liège. Destinée à la vie commune, que ce grand saint avait pratiquée pendant plusieurs années à Stavelot, et qu'il semble avoir introduite parmi son clergé, elle contient un dortoir et un réfectoire, sans compter une chambre occupée par saint Lambert lui-même; elle paraît avoir eu des fenêtres, mais, pour le reste, ne se distinguait des autres chaumières que par des proportions plus consi­dérables (45). Cette extrême simplicité ne doit pas être confondue avec la pauvreté, comme on serait trop facilement tenté de le faire; elle est parfaitement conciliable avec le bien-être domestique, souvent même avec une vraie richesse. De plus, elle est l'expression des moeurs et des goûts de nos ancêtres, et appartient à toute société jeune et encore novice dans les arts de la civilisation (46).

Ce serait perdre son temps que de vouloir deviner le chiffre approximatif de la population du Liège d'alors. Peut-être embarrasserait-on fort les statisticiens en leur signalant, comme base d'un calcul à entreprendre, la présence d'au moins deux aveugles dans le Vices Leudicus à la fin du vue siècle. Un autre fait d'où l'on pourrait tirer des conclusions plus intéressantes, mais non moins hasardeuses, c'est l'énorme prépondérance de l'élément germanique dans les noms propres. Il en est mentionné vingt en tout dans le Vita Lamberti, sur lesquels un seul, ou deux tout au plus, peuvent être considérés comme latins: c'est Gallus et Petrus. Les dix-huit autres sont allemands. Dans ce nombre sont compris quatre Liégeois, personnages obscurs qui ont cependant l'honneur d'être les premiers de leur cité que nomme l'histoire: or tous les quatre portent des noms germaniques: Theodoenus, Baldegisilus, Raginfridus, Amalgisilus. Je n'ajoute pas à ces noms celui de la vierge Oda, parce qu'il n'est pas marqué qu'elle fût Liégeoise; ni ceux de Baldovaeus et d'un autre Theodoenus, serviteurs et familiers de saint Lambert, bien que le premier fût peut-être Liégeois aussi. Je constate seulement que tous les autres documents liégeois du VIIIe et du IXe siècle nous offrent le même phénomène: absence presque totale de noms latins ou romans (47). Faut-il en conclure que dans la future capitale du pays wallon on parlait allemand, et que la population appartenait peut­être à la race germanique? Dieu me garde de vouloir tirer des conclusions aussi précipitées, et d'enlever aux Liégeois une nationalité à laquelle ils se sont toujours fait honneur d'appartenir! Il me suffira de signaler aujourd'hui le fait, dans l'espoir de revenir bientôt sur le curieux problème ethnographique qu'il soulève.

C'était, au demeurant, une paisible et laborieuse population que celle du Vicus Leudicus au VIIe siècle. Laboureurs, forgerons, bateliers, ils vivaient du travail de leurs mains. Qu'ils creusassent leurs sillons dans les flancs de la terre ou dans les flots de la Meuse, ou que dès lors ils descendissent dans les entrailles des montagnes pour en retirer le précieux combustible qu'elles fournissent encore aujourd'hui, ils déployaient tous cette activité plébéienne qui devait plus tard valoir la liberté et le bien-être à tous les membres des populations urbaines. Chrétiens, ils l'étaient sans doute et depuis l'origine c'est ce qu'attestent tous les faits, c'est ce que disent tacitement tous les témoignages. Il est intéressant de constater qu'ils avaient cependant encore leurs préjugés païens, leurs superstitions et même leurs restes de mythologie. La première impression qu'ils éprouvèrent, lorsque saint Lambert périt assassiné dans leur bourgade, c'est que l'endroit était désormais funeste, et que ce sang versé parmi eux leur porterait malheur. Le biographe du saint se crut obligé de combattre un préjugé opposé d'une manière si radicale à nos idées chrétiennes, qui attachent une bénédiction spéciale aux lieux où a coulé le sang d'un martyr. A la même époque, ils montraient dans un ravin aux flancs du Mont Public, un endroit qu'ils appelaient Puits d'Enfer: de ce gouffre, disaient-ils, sortaient la foudre et les tempêtes (48). Ce sont là des souvenirs bien lointains et aujourd'hui bien effacés: dans tous les cas, ils attestent l'état encore à moitié barbare de ces intelligences primitives.

Ce n'est pas en un jour que l'action civilisatrice de l'Eglise put arracher des esprits de nos ancêtres les derniers vestiges de la superstition! A Liège, cependant, cette action fut plus rapide parce qu'elle fut plus intense. Le Vicus Leudicus appartenait à l'église; on s'en aperçoit en étudiant les Liégeois d'alors. La condition de ces braves gens était en général des plus tolérables. Ils jouissaient déjà, paraît-il, de la liberté personnelle; tous ceux d'entre eux qui sont mentionnés dans le Vita Lamberti vont et viennent comme des gens maîtres d'eux-mêmes, et il était certainement libre, ce Liégeois du nom de Raginfrid, qui, guéri miraculeusement de la cécité à l'intercession de saint Lambert, s'attache dès lors au service de l'église, attestant sa liberté par l'acte même qui en consommait l'aliénation (49). Sous l'autorité des évêques, la vie était facile et clémente, et les pauvres serfs des campagnes qu'écrasait le joug des seigneurs laïques enviaient la condition des paysans qui avaient le bonheur d'éprouver par eux-mêmes combien il fait bon vivre sous la crosse. Malheureusement l'autorité paternelle de l'évêque n'était pas assurée suffisamment pour garantir la sécurité de ses sujets en cette époque pleine d'anarchie: le vicus leudicus, sans doute, partageait les malheurs des autres biens d'église toujours pillés et rançonnés par les seigneurs laïques. Il y avait longtemps que duraient ces violences impunies: saint Théodard avait péri en essayant d'y porter remède, et elles avaient repris de plus belle sous le règne de saint Lambert. Les gens de l'évêque se défendaient comme ils pouvaient, et parfois faisaient payer cher aux déprédateurs les pillages et les exactions qu'ils se permettaient. Liège semble avoir été particulièrement exposé. Tous les jours on y était sur le qui-vive. Chaque nuit, un des domestiques de saint Lambert montait la garde autour de la maison, et l'évêque avait une épée dans sa chambre à coucher.

Tel était le Vicus Leudicus en l'an de grâce 690. Humble bourgade forestière, au-dessous de toute comparaison avec Jupille, la résidence des souverains, avec Maestricht, la cité épiscopale, Liège ne se doutait guère alors du magnifique avenir que lui préparait la Providence. Qui donc eût osé prédire à ses enfants que l'heure était proche où ce village, prenant soudain un essor inouï, allait se transformer en cité, détrôner toutes ses rivales plus anciennes, recevoir dans ses murs l'évêque du diocèse et le prince du territoire, s'élargir sans cesse, et, renversant sur son passage les forêts séculaires, s'avancer de siècle en siècle à travers cette magnifique vallée qu'il devait emplir tout entière du bruit de ses ateliers, du fourmillement de ses travailleurs et de la splendeur de ses édifices?

L'événement qui, tout d'un coup, tira Liège de son obscurité et en fit bientôt la ville la plus importante de la Belgique orientale, ce fut la mort de saint Lambert, qui périt victime de son zèle apostolique dans la modeste maison que nous venons de décrire (50). Tous les chroniqueurs liégeois ont gardé un profond souvenir de la merveilleuse fécondité que montra à Liège le sang du martyr. Hier, dit l'un d'eux, Liège n'était qu'une obscure bourgade (ignobilis vicus); aujourd'hui c'est une ville. Hier, dit un autre, la population de Liège était une foule inculte et grossière; aujourd'hui c'est un peuple religieux et civilisé. Saint Lambert, dit un troisième, a fondé notre ville dans son sang, et l'a par son martyre consacrée au culte divin. Une opulente basilique surgit bientôt à la place du modeste oratoire, enrichie et ornée par le travail et la générosité des habitants. Le sentiment religieux, l'enthousiasme pour le culte du saint appelle à la vie les premiers produits de l'art liégeois. Des miracles éclatent et augmentent la ferveur de la dévotion populaire. Des malades guéris par l'intercession du saint se vouent pour le reste de leur vie au service de son église; les pèlerins affluent éternellement autour de son tombeau; la piété, l'intérêt, l'exemple, y appellent tous les jours de nouveaux habitants, et en quelques années de temps, le bourg primitif est métamorphosé en cité. Le transfert de la résidence épiscopale par saint Hubert ne fut que la conséquence et nullement la cause de ces rapides développements: mais il est juste d'ajouter que ce transfert lui-même donna une nouvelle et puissante impulsion aux progrès de la cité épiscopale. C'est donc à ces deux grands hommes que Liège est redevable de ses glorieuses destinées. Comme Rome sur les catacombes, elle s'élève sur un tombeau sacré; c'est un évêque qui a jeté ses fondements, et qui les a cimentés avec le sang d'un évêque. Puisse-t-elle ne jamais l'oublier!

La disparition des principaux documents de l'histoire de Liège pendant le VIIIe et le IXe siècle, creuse entre l'époque de saint Hubert et celle d'Eracle un abîme ténébreux, dans lequel notre ville semble disparaître pendant deux cents ans. Les légendes ont essayé de combler cette immense lacune, en mettant à l'actif de chaque évêque, depuis saint Hubert jusqu'à Eracle, des constructions d'édifices que l'histoire est malheureusement réduite à ignorer. Et, comme si les évêques ne lui suffisaient pas encore, elle leur a adjoint, sous le titre d'avoué de Liège, ce fabuleux Ogier le Danois, qui s'est immortalisé par tant d'exploits dans les chansons de gestes, et qui, par sa vaillance et par ses grandes aventures, fut le rival des Quatre Fils Aymon. Le malheur, pour les prétentions de nos annalistes, pieusement recueillies par les Liégeois modernes, c'est que l'illustre paladin n'a probablement jamais existé; quant aux châteaux dont on lui attribue la construction à Liège, non seulement ils n'ont pas été bâtis par lui, mais ils n'ont jamais été bâtis du tout. Château Sylvestre, château d'Hasseline, château du Vivier, tous ces beaux manoirs croulent comme de simples châteaux de cartes au premier souffle de la critique ! Il n'est pas vrai non plus que saint Hubert ait fortifié la ville: jusqu'à Notger, elle demeura une bourgade ouverte, et c'est seulement ce dernier prince qui, au témoignage formel d'Anselme, ferma pour la première fois d'une enceinte de murailles sa ville épiscopale.

Liège continuait cependant de se développer pendant cette époque, et il est probable que les débris de forêts qui la séparaient encore de la Meuse tombèrent alors sous les coups des bûcherons. Le voisinage de la cour impériale à Jupille et à Herstal, et sans doute aussi les visites et les libéralités de Charlemagne, ne durent pas peu contribuer â augmenter la prospérité de notre ville. Déjà vers 774 elle ne paraissait pas indigne d'abriter la majesté d'un roi détrôné, s'il est vrai que Didier, roi des Lombards, y ait été confié â la garde de l'évêque Agilfrid (51). Sous l'évêque Hartgar, un beau palais épiscopal s'élevait au centre de la cité; le poète Sedulius en admirait les élégantes peintures, et les grandes vitres qui y laissaient pénétrer la lumière du jour (52). Ce palais se trouvait aussi sur le Publémont, comme il appert d'un curieux récit d'Anselme où est racontée la plus ancienne rébellion du turbulent peuple de Liège contre son souverain. La populace, dit-il, envahit la maison de l'évêque Eracle, la saccagea, et du haut du Mont Saint-Martin fit couler jusque dans la Meuse les flots rouges de son vin de Worms. Ceci se passait avant 971, et bien que de 856 à 971 le palais épiscopal ait fort bien pu être rebâti, qu'il l'ait même été probablement, comme toute la ville, après les ravages des Normands, il ne semble pas qu'on en ait changé l'emplacement. Publémont était donc toujours le coeur de la cité. Liège s'était singulièrement embelli depuis saint Hubert. Les rois fils de Louis le Débonnaire s'y rencontrèrent à plusieurs reprises: on y voit Charles et Lothaire en 854, Charles et Louis en 874, etc. Deux belles églises collégiales, entourées de vastes encloîtres, s'y dressaient maintenant dans la sévère élégance de leur architecture primitive, et celle de Saint­Pierre avait à se féliciter des libéralités du prélat (53). La pierre avait remplacé le bois, non seulement dans les édifices publics, mais encore dans un grand nombre de maisons. Cependant les conditions de celles-ci n'étaient guère meilleures qu'au temps de saint Lambert, s'il en faut croire les doléances de Sedulius. Il est loin d'être charmé de la bicoque où il loge, et il s'en plaint à son protecteur, l'évêque Hartgar, en termes qui donnent une pauvre idée du confortable liégeois au IXe siècle. Cette maison est bonne tout au plus pour des taupes, pour des hiboux, ou encore pour des aveugles. Une nuit perpétuelle règne à l'intérieur, où la lumière du soleil ne parvient pas â pénétrer. Aux portes il n'y a ni clef ni serrure; quant à la cheminée, s'il y en a une, elle doit faire bien mal son service, puisque la fumée du foyer a tapissé d'une couche de suie les poutres du plafond. Lorsque la pluie tombe dru, elle crible le toit du poète et perce la maison; lorsque le vent souffle ferme, la vieille masure tremble sur sa base et menace de crouler (54).

Hyperboles! dira-t-on. C'est possible, mais, dans tous les cas, l'exagération poétique n'a pas dû broder énormément sur la réalité. Sedulius traçait cette description avant 856; or, voici ce qui arriva en 858 dans ce même Vicus Leudicus, au dire d'un témoin des mieux informés. Au mois de mai, des pluies torrentielles crevèrent sur la ville avec une telle impétuosité qu'elles renversèrent les maisons, malgré leurs murs de pierres, et entraînèrent avec elles les débris d'édifices, pêle-mêle avec les hommes et les bêtes, jusqu'auprès de l'église Saint-Lambert, où les flots de la Meuse débordée reçurent ces malheureuses épaves (55).

C'étaient là, sans doute, de grands désastres, mais combien ils étaient loin d'égaler ceux que les Normands, une vingtaine d'années plus tard, devaient déchaîner sur la ville! En un seul jour (881), les flammes dévorèrent l'oeuvre de deux siècles. Ce fut un coup redoutable pour Liège. Quarante ans après le passage des barbares, l'église Saint-Pierre ne s'était pas encore relevée de ses cendres, et elle ne fut rebâtie que sous le règne de l'évêque Richaire (921-945).

Mais la vitalité de la ville n'avait pas été atteinte, et elle allait sortir de cette crise plus grande et plus belle. Voici l'époque des Eracle et des Notger, les grands bâtisseurs. Sainte-Croix, Saint-Martin et Saint-Laurent viennent s'ajouter aux monuments que porte déjà la colline sacrée. De ces trois édifices, le dernier resta toujours en dehors de l'enceinte des murailles; c'est là que se trouvait, avant l'érection du monastère, le champ du gibet (56).

Le second marqua, à partir de Notger, la limite que ne devait pas franchir sur Publémont le développement de la ville. Notger en fit un château-fort et une porte en même temps qu'une église: il est probable que dans son système de fortifications, Saint-Martin forma la plus puissante redoute de la ceinture de murailles qui, alors pour la première fois, entoura la ville de Liège. Mais le prévoyant souverain, en fermant de la sorte sa cité épiscopale aux attaques de l'ennemi, n'avait pas voulu entraver ses développements ultérieurs, et c'est pour cette raison que l'enceinte muraillée fut étendue bien au delà des limites de la ville. Celle-ci était loin d'atteindre jusqu'à Saint-Martin: les hauteurs de Sainte-Croix elles-mêmes étaient encore en partie inhabitées. On ne saurait être plus précis à cet égard que ne l'est Anselme. Il nous apprend que c'était là l'endroit le plus élevé de la ville, qu'il touchait à celle-ci, qu'il la dominait (locum satis firmum civitati non solum contiguum sed et supereminentem). C'était, ajoute-t-il, un emplacement vide et inoccupé, où il était facile de construire un château-fort plein de menaces pour la tranquillité des habitants (57). Les limites du Liège primitif, du Liège antérieur à Notger, couraient donc sur les hauteurs dans le sens d'une ligne allant de Sainte-Croix à Saint-Servais, et regagnant la vallée d'un côté par la Haute-Sauvenière, de l'autre par la Basse-Pierreuse. Elles englobaient la place Verte, la place Saint-Lambert et la place du Marché, et ne s'étendaient guère au delà. Saint-Barthélemy, qui fut fondé au commencement du Xle siècle, était bien en dehors de la ville. Encore au XIIIe, Gilles d'Orval le dit situé pene in extrerno civitatis nostrae (58). Un témoin des mieux renseignés sur la topographie de Liège, et qui m'a déjà fourni plus d'un précieux renseignement, dit fort bien en parlant de Notger: « A cette époque, Liège était encore petite, et ouverte (patens) aux irruptions des violents... (59).

A partir de Notger, nous voyons un nouveau Liège s'ajouter au Liège primitif, une seconde ville, en quelque sorte, apparaître dans la vallée jusqu'alors basse et marécageuse, et se souder à la première de manière à n'en faire qu'une seule avec elle. Il y aura ainsi la Ville Haute et la Ville Basse. C'est Notger qui fut le créateur de la dernière. Il commença par faire couler vers la Sauvenière un bras de la Meuse, qui passa comme un puissant canal de drainage à travers la vallée marécageuse (60). Ce bras, en venant rejoindre le fleuve, formait une île assez considérable que le grand évêque se plut à enrichir de ses constructions. Vers le centre, il y fit surgir l'église Saint-Paul; du côté du Nord, il bâtit Saint-Denis; du côté de l'Ouest, Saint­Jean. Non loin de Saint-Jean, s'il en faut croire une relation du XIIIe siècle, il éleva l'église Saint-Adalbert dont il fit la paroissiale de tout ce quartier nouveau. Quant à la partie méridionale, elle n'avait pas encore perdu le caractère de solitude sauvage qu'elle garda jusqu'à Baldéric II. Ces quelques indications suffisent à faire deviner combien les progrès de Liège durent être immenses sous le règne de Notger. C'est bon droit qu'on a pu le considérer comme le second fondateur de la ville, car il n'y avait pas, dit son biographe, un seul ouvrage de valeur auquel il n'eût mis la main (61).

La Ville Basse, appelée à l'existence par Notger, tout en venant se fondre dans l'ensemble de la cité, garda cependant bien longtemps son caractère particulier et son nom à elle. Encore au XIVe siècle, on fait une distinction entre l'Ile et la Cité (62). C'est en Vinâve­d'Ile que l'on pouvait appliquer à la lettre le vers fameux:

Notgerurn Christo, Notgero cetera debes.

Après avoir déterminé de la sorte l'emplacement du Vicus Leudicus et ses développements successifs jusqu'aux premières années du XIe siècle, il resterait à chercher l'époque approximative de sa naissance. Ici, comme dans toutes les questions d'origine, on ne peut guère que hasarder des conjectures: peut-être les suivantes offriront-elles un certain degré de vraisemblance.

D'abord, le nom même de vicus leudicus nous offre un mot hybride dont la formation ne doit pas remonter au delà de l'époque où les barbares apprirent en masse à parler latin, c'est-à-dire, de celle qui suivit immédiatement les invasions. En second lieu, le vicus ne peut guère avoir été fondé pendant les grands bouleversements, puisqu'alors on ne faisait que détruire, mais plutôt pendant la période où les Francs, après avoir passé le Rhin en grand nombre et fondé la monarchie de Clovis, s'établirent au milieu des populations gallo­romaines et commencèrent à se fusionner avec elles. On pourrait, il est vrai, supposer que Liège aurait déjà existé du temps de l'Empire, mais sous un autre nom, par exemple sous celui de vicus publicus, et qu'elle aurait été débaptisée par les barbares, comme il arriva à plus d'une localité: mais on se heurterait, dans ce cas, à une multitude de difficultés car, outre qu'il n'y a pas une ombre de preuve en faveur de cette opinion, il y a plusieurs raisons qui l'excluent absolument, 1° Les plus anciennes formes connues du nom offrent le radical leudicus, et c'est bien plus tard seulement qu'apparaît la traduction publicus; c'est donc bien de l'époque germanique que date la ville de même que son nom; 2° L'absence totale de toute espèce de restes romains sur le sol de la ville, alors que dans ses environs ces restes abondent, établit à l'évidence que Liège n'était pas habité à l'époque romaine; 3° L'attribution du lieu au fisc mérovingien montre qu'avant la conquête franque il appartenait au fisc impérial: or, sans compter que le domaine public se composait surtout de lieux inhabités et de forêts, il est bien remarquable qu'un document du XIIe siècle, riche en précieux renseignements topographiques, nous apprenne que du temps de saint Monulphe (VIe siècle) Liège était encore appelé nemus leodicum, c'est-à-dire la forêt publique. Quelle que soit la valeur historique de cet écrit en général, il est difficile que le renseignement soit pris en l'air. Ajoutons que la notion vague de l'origine relativement récente de la viIle semble se faire jour même dans les légendes, si empressées pourtant de reculer jusque dans la nuit des temps la naissance des cités. Pour les Liégeois du XIe siècle, la ville n'existait pas encore au temps de saint Monulphe, et c'est un esprit prophétique qui fit connaître â ce saint la grandeur réservée à un site alors sauvage.

C'est ici que je me vois mis en demeure de peser la valeur du récit fameux qui entoure le berceau de la ville de Liège d'une auréole si poétique.

Au risque d'affliger plus d'un patriote liégeois, je dirai que les doutes les plus sérieux s'élèvent au sujet du caractère historique de ce récit. Comme on l'a vu, l'épisode tout entier repose sur le jeu de mots que le nom de Legia suggère à saint Monulphe: Legia locus quem Dominus elegit, ou, selon une autre version: Quam bene Legia ut elegerit eam Dominus! Or, il sera prouvé plus loin qu'il est impossible que le nom de Légia, appliqué au ruisseau, ait existé au temps de saint Monulphe. Dès lors, privé de la seule base sur laquelle il pût s'appuyer, le récit traditionnel s'évanouit dans les nuages.

Au demeurant, une simple considération suffit pour faire reléguer dans la fable la prophétie de saint Monulphe. Heriger, le plus ancien, le plus consciencieux, le plus érudit chroniqueur que Liège ait eu pendant tout le moyen âge, n'en sait pas un mot et Heriger n'a mis la main à l'oeuvre qu'après que son ami, le grand évêque Notger, eut réuni pour cet objet tous les documents qu'il avait pu trouver dans le pays! C'est donc seulement après Heriger que cette tradition a vu le jour: et elle n'a pu se former qu'après l'apparition de la forme Legia comme nom de notre ville, c'est-à-dire dans la seconde moitié de cette période érudite qui va de la fin du IXe à la fin du XIe siècle. Dans tous les cas, nous sommes ici en présence d'un de ces mythes étymologiques dont les peuples aiment à entourer leur berceau. La critique touche à regret à ces riantes fictions de la poésie nationale, et souvent l'historien qui les nie s'applaudit en secret de les voir survivre à ses propres négations. Mais, ce qui survivra dans tous les cas à la légende elle-même, c'est le noyau autour duquel elle s'est formée, c'est le fait historique auquel nous ramènent à la fois les traditions de l'épopée sacrée et les recherches de la critique à savoir, la fondation de Liège au VIe siècle de l'ère chrétienne. Si nous avons le droit de considérer ce résultat comme acquis, il aidera à faire apprécier les services que l'étymologie des noms de lieux peut rendre à l'histoire.



CHAPITRE III

D'UN NOM QUE LIÈGE A FAILLI PORTER

Voici un chapitre qui sera court, et qui offrira un autre avantage aux lecteurs ennuyés des subtilités de l'érudition: ils pourront le sauter, et le considérer comme un a parte de l'auteur avec quelques abstracteurs de quintessence.

Ce n'est pas la faute à Gilles d'Orval si Liège ne s'appelle pas Hubertine. Il s'en montre choqué, et déclare que si ce n'est pas son nom, ce devrait l'être! Ce regret, qui part d'un bon naturel, est d'ailleurs isolé: et je me félicite sincèrement que nos auteurs liégeois n'aient pas, à l'exemple du vieux chroniqueur, imaginé de dresser la liste des noms que leur ville aurait dû porter: autrement la plume me serait tombée des mains depuis longtemps. La parenthèse que j'ouvre ici est consacrée à un sujet plus intéressant. Il s'agit d'un nom qui, parfaitement étranger au radical Leudicus et à tous ses dérivés, apparaît à un moment donné pour désigner Liège, s'introduit dans un bon nombre de documents officiels, retentit souvent dans la bouche du peuple, et semble même sur le point de refouler le nom traditionnel pour se mettre à sa place. Ce nom, ce n'est ni plus ni moins que, celui de notre saint patron. Liège a failli s'appeler Saint-Lambert: voici comment.

Les noms de lieux, malgré l'invincible persistance avec laquelle ils survivent à toutes les vicissitudes de la société humaine, sont cependant exposés à disparaître sous l'action de certaines causes plus puissantes que la tradition et que l'usage constant. L'une de ces causes, c'est la volonté d'un pouvoir politique assez fort pour être obéi, même quand il pénètre sur le terrain de la vie privée et des habitudes populaires; l'autre, c'est l'influence d'un fait historique tellement frappant, qu'il finit par changer, à la longue, la dénomination des lieux auxquels son souvenir reste attaché. Un exemple remarquable du premier cas, c'est le changement systématique des noms des villes gauloises opéré sous la domination romaine: on sait qu'il consista à remplacer le nom primitif par celui du peuple dont cette ville était la capitale. Ce changement fut radical et définitif, et c'est ainsi que Lutetia devint Paris, Durocortorum Reims, Divodurum Metz, Avaricum. Bourges, Samarobriva Amiens, etc., etc. A partir du XVIe siècle, le pouvoir central a été à même, dans les Etats modernes, de produire des phénomènes analogues, qui auraient été impossibles au moyen âge: je citerai, par exemple, Ivoix qui devient Carignan de par la volonté de Louis XIV, et Pontivy qui se change en Napoléonville pour plaire à un souverain tout puissant.

L'autre cas, par contre, ne se produit guère que dans des milieux où l'imagination populaire garde toute sa spontanéité, et peut se refléter dans, le langage sans y rencontrer la résistance d'une volonté supérieure, que ce soit celle d'un chef d'Etat ou celle d'une Académie. Ainsi, au moyen âge, il est souvent arrivé qu'une église, en devenant célèbre, ait refoulé dans l'obscurité le nom primitif de l'endroit où elle s'élevait, pour lui substituer celui de son patron. Voilà comment Elnone est devenu Saint-Amand, Sithiu Saint-Omer, Catulliacum Saint-Denis, Fontenelle Saint-Wandrille, Augusta Veromanduorum Saint-Quentin, Novigentum Saint­Cloud, centulum Saint-Riquier, Brioverum Saint­Lô, Sarchinium Saint-Trond, Andainum Saint­Hubert, Ursidungus Saint-Ghislain, etc. (63).

La basilique Saint-Lambert fut, dès les premiers jours, bien plus célèbre que ne le devinrent jamais les trois monastères belges cités ci-dessus. C'est elle qui fit toute la grandeur et toute la renommée de Liège. Le nom de Saint-Lambert évoquait dans l'esprit de beaucoup de gens une multitude d'idées, de souvenirs et d'impressions que celui de Leudicus ou de Leodium ne suggérait pas. Aussi, dans mainte circonstance, se présentait-il plus facilement à la plume ou aux lèvres, et on s'en contentait pour désigner une localité qui lui devait tout son lustre. Le lecteur pourra s'en convaincre en lisant le passage suivant, emprunté à un écrivain du VIlle siècle :

« Pepin était malade à Jupille sur la Meuse, et son fils Grimoald était venu le visiter. Il s'était rendu dans la basilique Saint-Lambert pour y prier, lorsqu'il y fut tué par un impie et un cruel, nommé Rantgar » (64)

L'auteur de ces lignes savait fort bien, sans doute, le nom de la localité où s'élevait cette basilique de Saint­Lambert; s'il ne l'ajoute pas, c'est qu'il trouve l'endroit suffisamment désigné par l'indication de ce monument religieux, et qu'il n'éprouve pas le besoin d'être plus précis, étant sûr qu'il en a dit assez pour se faire comprendre. Or c'est justement ainsi que se produisent peu à peu les substitutions des noms de lieux. Celle dont il s'agit ici était imminente. Dans nos plus anciens diplômes, elle a déjà le caractère d'un fait accompli.

En 832, Waltcand est cité dans un acte de Louis le Débonnaire sous ce titre: Waltcandus tungrensis episcopus et rector monasterii sancti Landeberti. En 884, Charles le Gros fait une donation ad partem sanctae Mariae sanctique Lamberti ecclesiae tungrensis vel leodiensis. En 898, c'est Zwentibold qui déclare faire des largesses in honorem beatae Mariae genitricis Dei et Domini nostri et praeclari martins Christi Lamberti Leodio constituti, cui praesidet Franco venerabilis episcopus (65). En 907, le diplôme de Louis l'Enfant semble trahir une certaine affectation d'éviter le nom de Liège, là même où il venait s'offrir naturellement à la plume: mnonasterium sanctae Mariae sanctique Lamberti ubi illius episcopi domus est principalis. Francon va plus loin encore: il prend dans plusieurs diplômes le titre d'évêque de Saint-Lambert (episcopus sancti Landeberti) sans se donner la peine d'indiquer autrement son diocèse ou sa résidence principale (66). Enfin, les Annales de Lobbes se permettent de débaptiser formellement la ville et essayent de faire pénétrer le nouveau nom dans l'usage vulgaire: Karolus Desiderium captum cum uxore et filiis exulandum direxit in Franciam ad locum qui dicitur pausatio sancti Lantberti martyris (67). On serait tenté de croire, en lisant ces lignes, et en les rapprochant de celles qui précèdent, qu'il y a quelque chose d'intentionnel et de réfléchi dans la substitution.

Cependant le nom nouveau ne parvint pas à prévaloir. Liège ne fut pas débaptisé comme Sarchinium et Andaginum: son nom était déjà assez solidement enraciné dans l'usage universel pour pouvoir résister aux assauts qui lui furent livrés. Saint-Lambert devint le nom mystique du pays et du diocèse; mais la ville garda sa vieille appellation moitié germanique moitié latine, dans laquelle se reflète si vivement son origine elle-même. Ce phénomène n'est pas dénué d'intérêt pour ceux que préoccupe le problème de l'origine des noms de lieux.



CHAPITRE IV

LEODIUM ET LEGIA

Cette parenthèse fermée, nous revenons aux vicissitudes de notre radical. Ainsi qu'on l'a vu plus haut, à chacun des développements que prend notre grande ville dans le cours des siècles, correspond une transformation dans l'aspect de son nom. Au VIe siècle, ce n'est que l'humble vicus leudicus; au VIIIe, c'est Leudicus ou Leudius, la ville de Saint-Lambert et de Saint­Hubert; au IXe, c'est le Leodium de Waltcand et dl'Hartgair. Ce n'est pas tout. La ville des Eracle et des Notger, la ville lettrée et savante qui vit affluer dans ses écoles les étudiants de l'Europe entière, va avoir également son nom nouveau. Comme on le voit, l'arbre philologique sur lequel est éclos le nom de Liège a dû se ramifier singulièrement, avant qu'à sa dernière branche ait poussé la forme actuelle. Tâchons de nous représenter les diverses phases de ce travail.

La forme Leodium, à laquelle notre radical était arrivé dès le IXe siècle, était loin d'être protégée contre de nouvelles altérations phonétiques. Tout au contraire, la désinence dium n'aurait pu être empêchée de glisser vers le son doux dg que par une extrême pureté de prononciation c'est-à-dire que Leodium devenait fatalement Leodgium et Leogium. Cette forme nous est conservée dans un document du Xe siècle et dans un autre du XIe. Mais même si elle nous manquait, les lois qui régissent la marche du langage nous donneraient le droit de la supposer comme transition entre Leodium et Liège. Un exemple d'une altération tout à fait analogue, c'est celui d'Ivodium devenu Ivogium dans un manuscrit du XIIe siècle (68).

En même temps, une autre altération portait sur la diphtongue eo ou eu. Il faut noter qu'aucune de ces deux transcriptions ne reproduit d'une manière exacte la prononciation de cette diphtongue germanique: car, en la prononçant, il faut allonger très fortement l'e pendant qu'on glisse rapidement sur la voyelle suivante, si bien qu'il est presque impossible de discerner si celle­ci est un o ou un u (69). De la sorte, e devient une espèce d'ê et finit par absorber entièrement la voyelle qui le suit. Cela dut se faire d'autant plus facilement que la valeur de ce son, germanique d'origine, échappait aux populations romanes de notre pays (70). Ainsi la contraction de la diphtongue et l'effondrement du d aboutissent à une forme Legium qui doit avoir eu cours un certain temps, bien qu'il ne s'en retrouve pas d'exemple, et dont l'existence nous est attestée par la forme Legia qui lui succède. Je n'hésite donc pas à la rétablir ici, lui reconnaissant autant de droit à l'existence qu'à Leogium, lequel ne serait pas connu davantage si le hasard ne l'avait conservé dans deux exemples. La rapidité avec laquelle, du VIIIe au Xe siècle, se firent les changements qui transformèrent le latin en roman puis en français, explique la courte destinée de plusieurs de ces formes et aussi l'absence de Legium dans les manuscrits.

Ici encore, nous avons l'occasion d'admirer la constance des lois du langage humain. Déjà nous avons vu que la silva leodica des environs d'Orléans était devenue, sous l'influence de la prononciation romane, leodiga puis leodia, passant ainsi par les mêmes phases phonétiques à travers lesquelles nous avons suivi notre Leodium. Ce n'est pas tout. Ce Leodia à son tour, continuant de subir la même action linguistique, va revêtir la forme Legium, et l'identité du développement sera complète. En 1183, un diplôme de Philippe Auguste mentionne Victriacum in Legio (Vitry aux Loges) et ce Legium n'est autre chose que notre silva leodia! (71) Peut-on exiger une démonstration plus claire de la valeur des règles auxquelles se conforme notre étude étymologique?

Legium aurait sans doute joui d'une existence plus longue, s'il n'avait été dévoré par une forme qu'il avait engendrée: Legia. Arrêtons-nous avec respect devant sancta Legia, et demandons pardon aux historiens nationaux de nous placer ici à l'encontre d'une de leurs traditions favorites. Il font remonter Legia jusqu'à la nuit des temps, et forgent un arbre généalogique fabuleux à ce nom de prédilection: mais que faire contre la production d'un état-civil aussi bien en règle que celui-ci? Legia est fille de Legium; Legium est fils de Leugium; Leugium a pour père légitime Leudium; Leudium lui­même se réclame à bon droit de Leudius, qui descend de Leudicus, qui est identique à Vicus Leudicus: que voulez-vous de plus probant? Il y a six à sept générations d'ancêtres connus, et tout ce monde descend l'un de l'autre par la filiation la plus authentique et la mieux établie. Quel coup de massue que cette découverte pour les prétentions héraldiques de Legia et pour les illusions de ses partisans! Loin de se trouver au berceau de la ville et d'avoir enfanté toutes les formes successives que le nom de Liège a prises depuis, Legia ne descendrait qu'en septième ou huitième ligne de l'ancêtre véritable, qui n'est lui-même, il faut bien l'avouer, qu'un vulgaire plébéien: car qu'y a-t-il de plus roturier, voire de plus rustique, que vicus leudicus? Mais, ce qui est plus grave encore et bien fait pour consterner, c'est qu'il s'élève des doutes sérieux sur la légitimité de la naissance de Legia, qui pourrait fort bien - je demande pardon pour le mot - n'être qu'une bâtarde. Ami lecteur, qui comptez peut-être parmi les chauds partisans de Legia, et que ce terme irrévérencieux a sans doute offusqué, veuillez ne pas crier au scandale avant que je vous aie déduit mes raisons: je vous laisserai volontiers le soin de conclure vous-même.

Jusqu'à présent, toutes les transformations qu'a subies le radical leudicus se sont faites conformément aux lois qui régissent le langage humain: chacune d'elles n'est que l'application spéciale de l'un ou de l'autre article du code linguistique. Au contraire, celle qui fait de Legium Legia n'a plus rien de naturel et d'organique: on ne peut l'expliquer, ni par l'action invincible de l'altération phonétique, comme Leudius, ni par le travail instinctif de l'esprit d'analogie, comme Leudium. Il n'y a aucune raison philologique pour que Legium devienne Legia; il n'y a aucune loi du langage qui dicte ce changement; force nous est donc de chercher ailleurs, et dans un simple caprice, le secret de la nais­sance controversée de notre vocable. C'est, en effet, un caprice d'érudit, une fantaisie de lettré qui est ici en cause rien de plus.

Pour bien nous rendre compte de la production de Legia, reportons-nous aux plus anciens exemples de cette forme. Ils ne remontent pas au delà du Xe siècle. Le plus ancien se rencontre dans un poème anonyme du Xe siècle, que M. Joseph Demarteau a publié pour la première fois en entier, et qu'il attribue, avec beaucoup de bonnes raisons, à Hucbald de Saint-Amand. La même forme apparaît encore, vers cette même époque, dans un autre poème anonyme, ainsi que dans une lettre du pape Jean X, puis, il faut descendre jusqu'au Xle siècle pour la retrouver; mais à partir de ce temps elle devient de plus en plus fréquente; on la verra se placer à côté de Leodium qu'elle ne parviendra pas à éliminer, sans doute, mais qui sera forcé de partager avec elle, non seulement les prédilections du même auteur, mais souvent encore la même page. On peut même se demander si Legia ne s'est pas fait la part du lion; car, tandis que Leodium reste décidément la forme la plus fréquente, sa rivale par contre est employée de préférence dans le style poétique et dans le langage élevé. Abandonnant à Leodium la langue vulgaire de la conversation, le parler sec et décharné des chroniqueurs, Legia s'installa triomphalement dans le style des poètes, dans les harangues solennelles, dans le monde de l'éloquence et de la poésie: elle s'imposa d'emblée à tous ceux qui se piquaient de quelque distinction de langage, et dès lors, si je puis parler ici comme le vieil Homère, Liège s'appela Legia dans la langue des dieux, et Leodium dans la langue des hommes. Un curieux exemple de la valeur différente qu'on attachait instinctivement à ces deux termes nous est fourni par Anselme (vers 1050). Anselme emploie constamment, dans sa narration historique, la forme Leodium, qui revient souvent au cours de son récit. Mais, au moment de déposer la plume, le bon chroniqueur, saisi d'une émotion patriotique, ne peut s'empêcher de faire ses adieux à la ville qui a été le sujet de son récit; et, la personnifiant à la manière des poètes, il l'interpelle dans une prosopopée oratoire où, à deux reprises, il prononce son nom. Et ce nom, ce n'est plus Leodium, c'est cette fois Lethgia ou Legia. L'étiquette littéraire a prévalu: cédant aux suggestions du style poétique, notre auteur emploie ici, pour la seule fois dans tout son livre, la forme patronnée et mise à la mode par les poètes.

Mais ce sont précisément les goûts aristocratiques de Legia qui vont nous mettre sur la voie de son origine. Ce sont les poètes qui ont invente Legia! La poésie vit d'images et de personnifications, surtout la poésie allégorique du moyen âge, qui a généreusement accordé à toutes les villes la qualité de personne poétique. Dès qu'elle voulut élever Liège à cette dignité, force lui fut bien de renoncer à cet absurde neutre Leudium on Legium, qui était incompatible avec la métamorphose projetée. Le genre était indiqué d'avance: la langue de la poésie, d'accord en ceci avec la déclinaison latine, conçoit les villes sous forme de personnages féminins, et c'est de la sorte que les poètes, de leur autorité privée, changèrent une nouvelle fois le genre du mot, et de Legium firent Legia. Les trois genres grammaticaux étaient épuisés: Leudius, Leudium, Legia, et Liège n'avait pas encore trouvé son nom définitif!

Mais ce ne sont pas seulement les habitudes du style poétique et allégorique qui amenèrent ce changement de genre grammatical; une autre cause, peut-être plus efficace, y contribua à son tour. Les exigences de l'hexamètre latin ne se conciliaient que fort difficilement avec Leudium. La vraie prononciation du mot eût donné le schème - u -, incompatible avec le rythme de l'hexamètre et du pentamètre. On avait, il est vrai, la ressource de décomposer la diphtongue radicale, et de la prononcer comme elle s'écrivait en latin; mais, ici encore, on ne savait quelle quantité attribuer à chaque voyelle. On scandait indifféremment L˘e˘od˘ium, ce qui n'est possible qu'au génitif contracté, ou L¯e˘o d˘ium. Ces fluctuations et ces incertitudes avaient quelque chose de gênant pour des poètes qui aimaient à trouver leur pied tout fait dans les mots dont ils avaient besoin. Bien plus, comme c'était surtout au nominatif et au vocatif qu'ils employaient leurs noms poétiques, et que pour ces deux cas les difficultés prosodiques de Leudium étaient grandes, ils crurent satisfaire à la fois au style et au rythme poétiques en changeant Legium en Legia ! C'est donc le bon plaisir des poètes, et nullement la loi souveraine du langage, qui a exercé ici son action. Legia est un produit artificiel, un terme inventé par des savants et des lettrés, quod erat demonstrandum.

Hâtons-nous d'ajouter que c'est loin d'être le seul exemple d'altération arbitraire d'un nom propre sous l'influence de la prosodie ou du langage allégorique. Combien d'autres on en pourrait citer! La métrique latine a plus d'un méfait semblable à sa charge, et cela dans notre propre pays. Que de noms primitifs dont la désinence barbare aurait pu être une entrave à la construction de l'hexamètre, et qui ont été mutilés par elle sur son lit de Procruste! Que d'autres ont subi le même traitement sans autre raison que la répugnance de dame Prosodie pour la gaucherie de leur allure celtique ou germanique, ou pour la rudesse avec laquelle ils frappaient les oreilles! Je me contente d'en citer trois exemples entre mille: Laubacus transformé en Lobbia, Gemblacus en Gembla et Bracbantus en Brabantia: Cela est plus latin, plus harmonieux, plus poétique: cela prête mieux à l'apostrophe, cela entre mieux dans le vers:

Legia vicisti, Brabantia victa fuisti (72).

Ou

Legia lege ligans cum praelatis tibi leges
Notgerum Christo, Notgero cetera debes (73).

Ou encore

Leggia corpus habes, Gembla carendo doles (74).

Après avoir nettement établi, de la sorte, la part qui revient à la langue poétique dans la filiation du féminin Leggia, je dois ajouter que peut-être ce changement de genre remonte beaucoup plus haut, et qu'au lieu de porter sur l'hypothétique Legium, il s'est attaqué au primitif Leudicus lui-même. En effet, si toutefois on peut se fier aux transcriptions, Leudica apparaît déjà en 854 dans un diplôme de Charles et de Lothaire (75). Au IXe et au Xe siècle, on le trouve deux fois avec l'adoucissement organique que nous avons étudié: in Leodia disent les Annales Tilienses; Leudie, lit-on dans les Annales de saint Maximin de Trèves. Encore une fois, si toutes ces formes sont dûment garanties, ce dont je n'ose répondre, surtout pour les deux premières, il faudrait en conclure que Leudica-Leudia est presque contemporain de Leudicum-Leudium, et que ce second changement de genre est un nouvel effort de l'esprit d'analogie, qui cherchait à mettre d'accord la forme grammaticale du nom avec le genre que la langue latine attribuait ordinairement aux villes. Leudia, à ce titre, se justifiait mieux que Leudium. Dès que notre localité fut devenue une ville, dès qu'on put sous-entendre à côté de son nom celui de urbs ou de civitas, la forme Leudica ou Leudia était suggérée naturellement. Voyez, par exemple, jusqu'à quel point le féminin était appelé par des vers comme celui-ci, le plus beau qui soit tombé de la plume de Sédulius:

Si tibi Leodium dulcescit ceu pia mater !

Combien le poète ne devait-il pas être tenté de dire Leodia, ne fût-ce que pour supprimer la choquante contradiction entre le genre grammatical du nom et l'épithète de mater! Et lorsque Réginon écrivait Leodium civitatem, ne devait-il pas éprouver le même embarras? S'il en est ainsi, il faudrait modifier quelque peu l'arbre généalogique de Legia, qui procéderait organiquement, par Leugia et Leudia, du radical Leudica primitif: et les poètes, au lieu d'être les pères de la forme, ne seraient que les parents adoptifs qui en ont fait la fortune. Les deux diplômes de 1024 et de 1036, qui disent l'un in civitate Legia, l'autre in urbe Letgia, tendent à confirmer cette manière de voir. Au demeurant, la question de savoir quand a eu lieu l'introduction de la forme féminine, et si l'analogie ou la métrique ont eu plus d'influence sur sa formation, n'a qu'une importance bien secondaire, et nous pouvons la laisser sub judice.

Une fois donné le thème Legia, la forme française de Liège (wallon Lîge) s'en déduisait de la manière la plus conforme aux lois de l'étymologie. Liège est à Legia dans le même rapport que bien à bene, que rien à rem, que siège à sedia etc (76). Cette forme définitive sous laquelle va être constitué le nom de notre ville apparaît dans nos premiers documents en langue française en 1241, dans une charte de Robert de Langres; en 1249 et en 1252, dans deux de Henri de Gueldre (77). Vers la fin du même siècle, elle est employée couramment dans les documents français étrangers à notre pays, par exemple dans la Chronique de Cambrai (78).

Il resterait seulement à rendre compte d'une particularité que présente parfois l'emploi de ce nom chez les écrivains non liégeois. Fréquemment ils l'accompagnent de l'article et disent le Liège. Voici par exemple ce qu'on lit dans un passionnaire du XIIIe siècle, qui contient une ancienne traduction française de la vie de saint Lambert par Etienne: Ci commence de seint Lambert del liege la vie (79). En 1474, dans l'intéressant catalogue des manuscrits de la comtesse de Montpensier, il se rencontre un livre intitulé: La Guerre du Liège (80). Au XVIe siècle, il y a encore d'autres exemples de la persistance de cette anomalie, qui s'expliquera facilement si l'on admet, avec Adrien de Valois, que l'on désigne de la sorte le pays de Liège, à peu près comme nous disons encore aujourd'hui le Luxembourg (81).

Nous voilà arrives au point où nos recherches trouvent leur terme naturel. D'étape en étape, nous avons suivi à la piste notre Vicus Leudicus descendant le cours des siècles, et nous sommes parvenus à le reconnaître sous sa forme la plus éloignée du radical primitif, grâce aux formes intermédiaires par lesquelles il a passé, et dont les documents historiques nous ont conservé le souvenir. Nous avons vu qu'à chacune de ses transformations successives présidait une loi linguistique invariable, qui trouve son application dans toutes les circonstances analogues. Nous avons eu de plus la bonne fortune de voir notre obsolète leudicus, conservé ailleurs encore dans un nom de lieu, s'y altérer absolument de la même manière, et descendre, par les mêmes degrés, vers une forme actuelle à peu près identique à celle de Liège (Loges). Cela est bien fait pour confirmer la justesse de nos déductions. Voici cependant une preuve encore plus complète.

L'adjectif leudicus, ai-je dit plus haut, pris dans le sens de publicus, a promptement cessé d'être en usage. Mais la langue féodale l'a conservé dans une acception différente, dérivée, comme l'autre, du sens du radical leut, qui est le pluriel de mann, et qui signifie à la fois hommes et peuple. Or, dans le langage féodal, héritier de plus d'une expression germanique, homme et vassal sont synonymes, et l'acte d'hommage, c'est celui par lequel on reconnaît son vasselage vis-à-vis d'un suzerain. Il s'en suit que l'adjectif leudicus désigne, en termes de droit, la qualité de vassal, et que l'homme leudique d'un autre, c'est son vassal tout à fait vassal. C'est le sens qu'a en effet, de bonne heure, l'expression d'homme-lige, dans laquelle l'adjectif lige nous présente le radical leudicus parvenu à une forme entièrement identique au nom wallon de notre ville (Lige) (82).

Voilà donc, par un accord bien remarquable, le même radical qui, sortant de terre sur trois points à la fois, mais se développant dans la même atmosphère linguistique, produit trois fois le même surgeon.

En faut-il davantage pour faire comprendre que le développement du parler humain est aussi organique, aussi régulier que celui de la végétation, et ne voit-on pas, par cet exemple, jusqu'à quel point le langage est soumis aux lois générales et immuables qui régissent le reste de la création?

Nous pouvons donc clore ici nos recherches, en les résumant, pour la facilité du lecteur, par le petit tableau suivant, dont le généalogiste le plus sévère ne pourra pas contester l'exactitude.



CHAPITRE V

LA LÉGIA

Et la Légia, qu'en faites-vous? Voilà longtemps que je prévois cette question: et si je n'y ai pas répondu plus tôt, c'est qu'il m'a semblé utile de montrer jusqu'à quel point, dans une recherche philologique et historique sur le nom de notre ville, celui de ce petit ruisseau s'élimine en quelque sorte lui-même. Tout s'explique parfaitement sans lui, on vient de le voir. Loin d'être le plus ancien nom de Liège, Legia n'apparaît qu'au Xe siècle: nous savons d'ailleurs sa provenance, nous avons étudié sa formation, nous l'avons vu descendre en droite ligne de Leudicus: cela pourrait déjà suffire. A quelqu'un qui produit un faux état civil, il suffit de répondre en exhibant le vrai, et la question est tranchée. Cependant, pour achever notre démonstration, et aussi dans l'espoir de jeter un peu de lumière sur un côté assez négligé de l'histoire de la ville, nous allons finir notre promenade autour du vieux Liège par une excursion sur les bords de la Légia.

Selon I'opinon en faveur chez les écrivains locaux, et que ni Förstemann ni Grandgagnage n'ont osé combattre de front, Liège tirerait son nom du petit ruisseau qui descend des hauteurs d'Ans, et qui, aujourd'hui entièrement voûté dès son entrée en ville, coulait alors à ciel ouvert à travers le faubourg Sainte-Marguerite, pour aller se perdre dans la Meuse aux environs du quai de la Batte.

Ce ruisseau, en effet, baignait le revers de la colline sur laquelle se forma le Vicus Publicus: il en était le seul cours d'eau avant que Liège se fût étendu jusqu'à la Meuse, et qui sait si ses eaux limpides, et l'aspect riant de la vallée qu'il se creuse, n'ont pas été une des causes principales qui ont attiré de ce côté l'attention des premiers défricheurs? Or, ce ruisseau s'appelle Légia: et n'est-il pas naturel de supposer que c'est lui qui a servi de parrain à une bourgade encore sans nom? Legia est d'ailleurs un nom de cours d'eau; le Lech, la Lys, s'appellent ainsi, et on vous dira même ce qu'il signifie. Voilà comment on raisonnait: et à vrai dire l'identité qu'offrent le nom de la ville et celui du ruisseau avait quelque chose de trop frappant pour qu'on pût la considérer comme purement fortuite. Aussi Foerstemann lui-même, dans sa perplexité, s'était-il laissé amener à admettre au moins une certaine influence du nom du ruisseau sur les transformations du nom de la ville. Sans doute, le thème Leudicus aurait pu produire la forme Legia par la seule action des lois de langage; mais enfin, si je comprends bien Foerstemann, cette action a été facilitée, accélérée, par l'attraction que Legia devait exercer sur Leudium et ses dérivés. Telle est la manière plus ou moins embarrassée dont ce savant cherche à concilier les résultats indiscutables de la science philologique avec les prétentions historiques de la tradition locale.

Pour moi, je ne partage pas les scrupules de l'auteur du Namenbuch. Je conviens volontiers, avec tous les partisans de Legia, qu'il serait difficile d'admettre qu'un pur hasard aurait amené l'identité des deux noms: je crois, comme eux, à un certain lien de filiation entre celui-ci et celui-là. Mais, armé de ce fait même, et m'appuyant sur les résultats inébranlables de nos recherches antérieures, je conclus que c'est le ruisseau qui, vers le Xe siècle, aura emprunté son nom à celui de la ville.

C'est d'ailleurs ce qui se passe toujours en pareil cas. Les fleuves et les rivières, déjà habités sur la plus grande partie de leur parcours, et nommés depuis longtemps dans le langage humain, peuvent donner leur nom aux endroits qui s'élèvent plus tard sur leurs bords. Ainsi Maestricht signifie le passage de la Meuse; c'est tout naturel, car ce nom est le vrai nom, et Maestricht n'était pas autre chose dans l'origine qu'un pont servant à mettre en communication les deux rives du fleuve. Mais les petits cours d'eau, les ruisseaux qui coulent dans les solitudes et qui ne reflètent pas une seule chaumière humaine, ceux-là ne sont pas nommés, et ils ne prennent un nom que le jour où une agglomération habitée surgira sur leurs bords. Et ce jour-là, quel sera leur nom? Encore une fois, ce sera le nom commun, l'appellatif qui, sous une multitude de radicaux différents, exprime cependant la même idée dans tous les pays et dans toutes les langues: l'eau, le ruisseau. Voilà comment les premiers Liégeois auront baptisé leur Legia, le jour où ils commencèrent à en défricher les bords. Plus tard, ils purent y ajouter une certaine détermination, pour en indiquer soit la provenance, soit le cours: ils purent dire l'Eau d'Ans, l'Eau de Liège, le Ri de Sainte-Marguerite, le Ri du Marché, que sais-je? De même qu'aujourd'hui, le petit groupe d'indigènes qui voit sourdre la Légia l'appelle le Ri de Coq-Fontaine. Plus tard encore, nous voyons que parmi toutes ces dénominations possibles il y en a une qui a prévalu: on dit de préférence l'Eau ou le Ri de Liège, puis encore la Liège tout court. Cette forme abrégée devint-elle jamais populaire en réalité? J'en doute beaucoup, et je me persuade que le vrai peuple ne la connut guère, pas plus qu'il ne la connaît aujourd'hui. Je me plais à enregistrer à ce sujet le précieux témoignage d'Ahraham Ortelius:

« Quelques-uns, dit-il, prétendent que Liège est le nom du ruisseau qui descend des collines voisines et qui coule à travers le marché, mais cette opinion n'a que peu de partisans. Et si ce petit ruisseau a un nom, dans tous les cas la plupart l'ignorent (83). »

Cela est clair et précis, et tranche la question. Le ruisseau n'a jamais eu de nom propre à Liège, du moins dans la bouche du peuple. Ce sont les savants, encore une fois, qui lui ont d'abord donné le nom de la ville, et qui, plus tard, ont eu la plaisante idée que c'était la ville qui lui devait le sien. Or, comme la forme Legia n'apparaît qu'au commencement du Xe siècle, on ne peut pas faire remonter plus haut l'attribution de ce nom au ruisseau de Liège.

Au demeurant la période qui va de Charlemagne à Notger a été particulièrement littéraire dans le pays de Liège. Une multitude de conjectures ingénieuses, d'interprétations subtiles, d'étymologies hardies, naquirent alors; et le beau nom poétique de Legia fut gracieusement accordé au Ri du Marché par les poètes érudits et diserts dont notre Sédulius nous offre le type. Cependant il faut descendre jusqu'en 1118 pour voir le nom de Legia appliqué au ruisseau. Le plus ancien témoin que nous en ayons, est un poète anonyme qui, en cette même année, chanta en vers rythmiques les choses mémorables survenues dans sa patrie :

Secuta est plaga diluvii

Die quae est septima julii.

Timuimus urbis excidium

Pro communi peccato omnium.

Pontes fregit et edificia

Rivus noster cui nomen Leggia.

Telle est l'orageuse entrée en scène du petit ruisseau si paisible aujourd'hui. Mais, malgré le haut patronage de la poésie, la Légia ne parvint pas à conserver un nom qu'elle semblait vouloir enlever avec cette violence. Son usurpation ne fut pas sanctionnée par l'usage, qui est, selon Horace, l'arbitre suprême du langage.

Jamais notre ruisseau, depuis lors, n'est parvenu à se faufiler dans la langue populaire sous ce nom d'emprunt, et si aujourd'hui nous consentons à ne pas le troubler dans une possession précaire et partielle, ce n'est que sous la réserve formelle des droits de la ville de Liège à la primauté du nom. Nous pouvons donc enterrer définitivement la légende sous les voûtes qui couvrent aujourd'hui le tombeau de la Légia. Celle-ci doit toute sa notoriété à Liège, et ce n'est pas la grande ville qui a dû aller pêcher son nom dans le ruisseau.


(1) C'est ce curieux procédé, le plus souvent instinctif, que l'on s'est mis à étudier de nos jours, et que l'on désigne sous le nom quelque peu impropre d'étymologie populaire. M. Andresen a écrit tout un livre intitulé: Ueber deutsche Volksetymologie (3e édit., Heilbronn, 1878) et encore est-il loin d'avoir épuisé la matière. Pour donner au lecteur une idée de ce qu'on entend par étymologie populaire, je vais citer ici quelques exemples choisis de préférence dans le domaine de la topographie belge, et qu'on ne trouve pas dans le livre de M. Andresen. Heykruis en Brabant (littéralement: croix de la bruyère) est devenu dans la prononciation wallonne Hautcroix (1234 Miraeus) d'où l'on a fait aujourd'hui Hautecroix. Savinsart (Luxembourg) altéré en Saivinsart (Xle siècle) est devenu ensuite Saint-Vincent. Verzenal (Brabant) est aujourd'hui Virginal. Gerardmont, en Flandre, que les Flamands continuent d'appeler Geraardsbergen, s'appelle en français Grammont. La Sesmara, nom celtique de la Semois, qu'on rencontre dans un diplôme du VIIe siècle, est devenue dans la langue des Germains, qui ont remplacé les Celtes à Arlon, Sesbach (le ruisseau de Ses) La rivière Lomme (Lomma) ne s'écrit plus autrement aujourd'hui que l'Homme, phénomène contraire à celui qui des vocables oriot, ierre, endemain, a produit, avec incorporation de l'article, les mots de loriot, lierre, lendemain. Amberloux est généralement orthographié Amberloup. Ninove (Flandre orientale) qui est primitivement Nieuwenhove, c'est-à-dire Neuville, s'écrit Ninive dans les chroniqueurs du moyen âge. Orval, dont le nom primitif, Aura, n'a rien de commun avec le métal homophone, n'en est pas moins devenu Aurea Vallis. Sandweiler (Grand-duché de Luxembourg) qui signifie le hameau sablonneux, s'appelle dans les chartes latines de moyen âge Sanctum Villare. Le Mont Cornillon, à Liège, dont le nom dérive incontestablement de sa frappante configuration topographique, s'appelle toujours chez nos chroniqueurs Mons Cornelii. Dans la même ville, le faubourg qui au XIe siècle s'appelait Amerina curtis en latin, et Amercourt en roman, est devenu aujourd'hui Amercœur, etc. etc. Et ce qu'il y a de plus curieux, c'est qu'après avoir ainsi altéré, de la manière la plus inconsciente, l'aspect des mots, on imagine des légendes pour rendre compte de l'origine de la forme altérée: tel est notamment le cas pour Amercœur et pour Orval ! L'édilité liégeoise aurait pu laisser les étymo­ogies populaires parmi les abus d'un autre âge, et ne pas en fabriquer de nouvelles comme Porte-aux-Oies, nom dont elle a burlesquement affublé l'ancienne Porte-aux-Aiwes.

(2) Liège a aussi ses mythes étymologiques: un des plus curieux, c'est le nom de Hulloz donné à l'ouvrier qui dit-on, découvrit le premier la houille.

(3) Illud enim pro axiomate habeo, omnia nomina quae vocamus propria aliquando appellativa fuisse, alioqui ratione nullâ constarent. Itaque, quoties vocabulum fluminis, montis, sylvae, gentis pagi villae non intelligimus, intelligere debemus ab antiquâ nos lingua secessisse. (Leibniz, de origine gentium).

Et De Brosses ajoute: « En juger autrement, ce serait croire les hommes insensés; ce serait dire que leur but en parlant n'était pas de se faire entendre. » (Traité de la formation mécanique du langage)

(4) Soirées de Saint-Pétersbourg, édit. Pélagaud, T. I, p. 122 note.

(5) Dans les Mémoires de l'Acad. de Belg., T. XXVI. Il faut ajouter à ce travail l'excellent Vocabulaire des anciens noms de lieux de la Belgique orientale, du même auteur. Liège, 1859.

(6) Les versions les plus anciennes se trouvent dans un Vita Servatii du XIe siècle (inédit), dans le Vita Notgeri du XXIe; dans le Vita Lamberti du chanoine Nicolas, de la même époque; dans le Vita Monulphi, qui remonte aussi au XIe ou au XIIe siècle, et qui a été reproduit au XIIIe par Gilles d'Orval. (Pertz, T. XXV, p. 27 et p. 58).

(7) Jean d'Outremeuse, T. II, p. 255.

(8) Aegid. Aur. dans Moon. Germ. Histor., T. XXV, p. 105.

(9) Hocsem dans Chapeaville, T. II, p. 398.

(10) Aegid. Aur. dans Moon. Germ. Histor., T. XXV, p. 165.

(11) Id. Ibid. p. 44.

(12) Dans Muratori Script. Rer. Ital., T. XIII, p. 192.

(13) Et ex tunc populi coeperunt locum inhabitare et villam publicam nominare a vicino monte qui mons publicus est appellatus a nomine cujusdam Asiulfi viri: nam in latere ejusdem montis secus ripam Mose fluminis quondam sibi delectabilem habitationem preparavit tempore Augusti. Dans Aegid. Aur, Monn., T. XXV, p. 58.

(14) C'est Angelo dei Corsabini, dont l'ouvrage a été publié par Martène et Durand, Ampliss, collect., T. IV.

(15) Qu'est devenue la fontaine d'Ans que Hubert Thomas appelle Cotta? Quelle est l'ancienne rue de Liège qu'il nomme Aurunculeja, et qui aboutissait à la porte de Publémont?

(16) Connue encore aujourd'hui sous le nom de Richon fontaine. En 1244, les Frères Mineurs bâtirent leur couvent in loco qui dicitur Richeri fons super rivum nominatum Mendocius. Gesta abbreviat. in fine (Pertz, XXV, p. 135).

(17) Hom. Odyss. XXI, 144. sq.

(18) Hubert Thomas, de Tungris et Eburonibus allisque inferioris Germaniae populis commentarius. 1540.

(19) Goropius Becanus, Origines Antwerpianae; Anvers. 1569, p. 60.

(20) Unde sit Leodio nomen nobis non constat, ac ut de eo multae circumferuntur opiniones, ita nihil quod cujusquam videatur momenti. (Itinerar. p. 19).

(21) Praefectus Laetorum Lagensium prope Tungros Gerrnaniae secundae (Boecking, Notit. Imper. T. II, p. 120).

(22) V. quaedam et super libris Domini Lipsii de Milit. Rom. (Burmann, Sylloge, T. II, p. 149).

(23) Suspicari quis possit, Ligios Germaniae populos Tacito memoratos post excisam Eburoniam consedisse ubi modo Legia est, favetque siti origini pronuntiatio nostra. Foullon, T. 1, p. 19.

(24) Böcking dans la Notitici Imperii t. 1. et Grandgagnage dans son Mémoire ont fait justice de l'erreur du P. Boucher, qui n'a imaginé Lagium que pour rendre compte de Lagenses, et qui ensuite l'a identifié avec Louwaige. Tout ce qu'on peut dire sur les Lagenses de la Notitia, c'est qu'on ne sait absolument rien de positif sur leur compte!

(25) Quid vero si dicamus Tungris per barbaros excisis, destructoque Lagio, quod ex notitia Imperii Tungris vicinum fuisse constat (Lowaige) superestque ejusdem nominis vicus et castri romani reliquiae, Lagienses superstites, ut hostium excursionibus se subducerent, in vallem opacam ad Mosam se contulisse, indeque Legiam a Lagio dictam? Occurrebat enim vastato per Caesarem Eburonum agro, domibus incensis, dissipatisque cultoribus Teutonicâ voce eam provinciam solitudinem appellari coeptam indeque Leodiense nomen paulatim profectum (Ledick).

Foullon n'est pas moins bien renseigné sur l'origine des noms des lieux voisins de Liège; en toutes circonstances il se montre préoccupé de damer le pion à Hubert Thomas. Avroy ne vient pas de Aurunculejus, mais des Avares (qui valent encore moins que les Liges, et qu'on trouve du même côté de la carte géographique) ou du mot affreux, parce que les assassins de saint Lambert, qui ont peut-être demeuré là, n'avaient pas volé ce qualificatif; ou encore d'aura, parce qu’il y fait du vent. Mais, ajoute-t-il par manière de conclusion, il ne vaut pas la peine de discuter ces menus détails. Que ne le disait-il tout d'abord ?

(26) F. Henaux, Histoire du Pays de Liège, 3e, édit. T. I, p. 53, note 1, p. 71.

(27) Bulletin de l'Institut Archéologique Liégeois, T. VII, p. 311.

(28) Cette revue de pathologie intellectuelle ne serait pas complète, si j'omettais de signaler le passage suivant d'une brochure qui m'est arrivée pendant que je corrigeais les épreuves de cette feuille, et qui est intitulée: Quelques notes historiques sur l'ancienne Belgique depuis vingt siècles, par Jules Pirard, prêtre liégeois (Liège, chez Vaillant-Carmanne 1882). Je cite textuellement sans changer un iota à cette page stupéfiante:

« Quant à la ville de Liège, Luyks en flamand, Lüttich en allemand, Legia ou Leodium en latin, si l'on s'en rapporte à la dénomination allemande Lüttich, Liège tirerait sa signification du mot allemand Lutter, la première distillation d'eau-de-vie; en effet, les Cérèses s'occupaient de la distillation du jus de raisin, brasserie et le reste. Mais nous croyons que Liège vient du mot grec ????, legia ou leodium, les cotes de la Meuse et la route en pente qui fait le vallon de Liège à droite et à gauche de la Meuse; le mot latin alligatio (ligare), l'allège, expliquerait aussi fort bien le nom de Liège; on sait que sur la pente du coteau de Liège, il faut enrayer les roues des chariots pour la descente, et employer les chevaux d'allège à la remonte.

Enfin le terme flamand luyks semblerait venir de leuk, leuca, la lieue, et indiquer que Liège était bâti à une lieue de Tongres. On sait que la ville de Tongres s'est étendue Jusqu'à Voroux-Liers, à une lieue de Liège.

Nous aimons mieux croire que le latin Legia, Liège, qui traduit aussi le nom de la rivière la Lys, est la reproduction du grec ????, les côtes de Liège, ou la limite des Cérèses, et de même dans les Flandres, l'eau de la Lys (ligia ou legia,) était la limite des terres des Minépiens et des Nerviens.

Le nom complet de Liège se retrouve dans un nom de famille très ancien et assez rare aujourd'hui, croyons-nous, au pays de Liège: c'est Villegia.

Dans ce nom de famille s'est conservé le vieux nom de Liège, qui appartient à l'époque de la basse latinité, et aux premiers temps de la langue française en formation: villegia correspond au mot villaige ou village. Qui faisait un groupe d'habitations dans une vigne et la clôturait de haies, faisait village, c'est-à-dire donnait des côtes ou des limites à la vigne: vineae ou vigne-legia. De là est venu le mot Liège: qui dit Liège dit village, hameau au milieu des vignes, à la porte de la ville de Visé, près le faubourg Vivegnis.

De là est venue l'expression: aller en villégiature (le mot n'est pas reçu néanmoins par l'autorité académique de France). »

La brochure de M. Pirard contient 134 pages, qui sont toutes dans le même gout. Le but de l'auteur n'a pu être, évidemment, que de se moquer des étymologistes ridicules en leur montrant qu'on peut aller plus loin qu'eux. Il me permettra cependant de lui faire observer qu'une plaisanterie trop prolongée dépasse le but et peut paraître fade.

(28) La leçon Leodosio est incontestablement fautive, et due à une erreur de copiste. Un MS. des Gesta Regum Francorum qui faisait partie de la collection du baron de Crassier, et que dom Bouquet estimait fort, portait ici la bonne leçon Leudico, que j'ai rétablie à dessein.

(29) Biblioth. nation. Paris 12. 598 Saint Germain olim 671.

(30) Biblioth. de Saint-Gall, n° 551.

(31) A partir du XIe siècle, toutes les formes sont fixées, sauf la française Liège qui n'apparaitra que vers le milieu du XIIIe siècle dans les textes. L'emploi simultané de Leodium et de Legia devient une règle générale. Le poète anonyme de 1118 emploie neuf fois Leodium et huit fois Legia. La forme Leodicum disparaît peu à peu: le plus récent emploi qui en soit fait est dans le Vita Notgeri du XIIe siècle, dont il sera parlé plus loin.

(32) C'est ainsi qu'on écrit indifféremment Theodericus et Theudericus, feodum et feudum, etc.

(33) Monn. Germ. hist., T. IV, cc. 38. 47.

(34) lb., T. VII, praef. ad Harig., bis; praefat. ad Anselm., puis cc. 23 et 24.

(35) lb., T. IV, cc. 1 et 29.

(36) Rouleaux des morts du Xe au XVe siècle, recueillis et publiés par L. Delisle. Paris, 1866.

(37) Monn. Germ. hist., T. XII, c. 4, 8, 10, 15, 16, 22 (bis) et 25 (bis).

(38) Stamboul, Stanco, et autres noms de lieux modernes doivent leur origine à la même manière barbare de parler, avec cette différence que d'un côté on a employé l'ablatif de repos, et de l'autre l'accusatif de direction.

(39) Diplôme du roi Hugues Capet: Leodiae quoque silvae venationem sicut antecessores ejus (A. episcopi) visi sunt habuisse, eidem matri ecclesiae (S. Crucis) habere concedo. Diplôme du roi Robert: Venationem quoque silvae leodigae quam per quandam convenientiam subripueram reddo. Adrien de Valois, Notitia Galliarum, p. 270. Ducange, art. Leodicus. On voit ici, par un nouvel et curieux exemple, se vérifier la loi phonétique qui d'abord altère leodicus en leudigus pour en faire ensuite leudius. Ainsi, quand même on ne posséderait pas pour le nom de Liège la forme Leudegus que Florus nous a conservée, on aurait le droit de la supposer comme une transition naturelle.

(40) La royauté avait tout intérêt à le rappeler le plus souvent possible. De là la différence entre villa publica indominicata et villa publica in beneficium data: cette différence est fort nettement indiquée dans un diplôme de Charles le Gros en 884: mancipia ... utriusque sexus ... de quocunque nostre fisco sint aut ex dominicato aut ex beneficicito universa... concedentes. (Chapeaville, I, p. 161).

(41) Les diplômes carolingiens distinguent entre la villa publica (Thion­ville, Braisne sur Vesle, etc.) le vicus publicus (Liège) le castrum publicum (Tolbiac) la civitas publica (Worms, Orléans) le palatium publicum (Compiègne, Vern, Attigny, Neumagen, Brumat, Blanzy, Thionville, Quiersy, Aix-la-Chapelle, Ratisbonne, Toulouse, etc.).

(41) Témoignages anciens sur le mons publicus.

1051. Publica quam montis praefert via Leodicensis

Concio Laurenti martyris ignicremi.

(Rouleaux mortuaires du Mont Canigou, p. 119.)

1060. (circa) Mons publicus (Translat. S. Jacobi dans Gilles d'Orval, Monn. XXV, p. 85).

1270. (circa) Monasterium S. Petri apostoli in Leodio ad pedem publici montis situm. Ecclesia sancti Egidii in publico monte juxta Leodium. (Gilles d'Orval, Monn. XXV, p. 98).

1312. Saint Gisle en Publérnont deleis Liège (Paix d'Angleur).

(42) La colline de Publémont s'appelle aujourd'hui Mont Saint-Martin, et le nom primitif est tout à fait oublié. Cependant le nom de Mont Saint-Martin est lui-même fort ancien, et a subsisté pendant des siècles à coté de celui de Publémont avant de le supplanter complètement. Il apparaît déjà au milieu du XIe siècle dans Anselme, pas même cent ans après la construction de l'église du même nom.

(43) C'est ce que je crois avoir démontré sans réplique dans mon Etude critique sur saint Lambert et son premier biographe, chap. II (Annales de l'Académie d'Archéologie de Belgique 1877). La version qui fait périr le saint dans la chapelle des saints Cosme et Damien, bien que fort ancienne déjà, ne repose que sur une confusion manifeste entre l'oratoire et la maison, et le mauvais latin du premier biographe a notablement aidé à ce malentendu.

(44) Eo quod ille locus par solitudini esse videretur et ab urbanae plebis segregatus frequentia. (Vita Balder, dans Pertz, Script., IV, c. 17). Le biographe donne à cet endroit le nom d'Amerina Curtis, en français Amercourt, d'où l'on a tiré Amercœur par voie d'étymologie populaire.

(44) Gesta abbreviata dans Pertz, XXV, p. 130.

(46) Pulsans ostiuni camerae ... In accubitu domus ipsius ... januis fractis ostiis sepibus disruptis desuper ascendere coeperunt ... lanceas suas in parietes defixerunt ... super tectum cubiculi Vita Lamberti dans Acta SS. sept., T. V, p. 577 et 578 (et Mabillon, Acta SS. Ord. S. Ben., T. III).

(46) Les éléments de cette description sont puisés en partie dans la Lex Salica, dont les formules, toutes sèches et barbares quelles sont, fournissent tant de précieuses notions sur la vie privée des Francs. J'y ai ajouté les remarquables indications qui se dégagent, pour Liège en particulier, de la rédaction primitive du Vita Lamberti. Les traits dont j'ai fait usage sont déjà effacés dans la révision de Godescalc, dont le texte ne peut être d'aucun secours ici. (V. mon Etude critique sur saint Lambert et son premier biographe). Il va sans dire que je me suis gardé de demander à Tacite des renseignements sur un état économique postérieur de six siècles à l'époque où il écrivait. Pourtant, mon tableau tracé, je n'ai pu m'empêcher d'être frappé de la ressemblance qu'il offre, dans ses traits essentiels, avec le chap. 16 de la Germanie. Ce qui est dit là des anciens Germains s'appliquerait presque mot pour mot aux Liégeois primitifs, tant les conditions extérieures de la vie domestique ont peu changé!

(47) Encore vers la fin du IXe siècle, Stavelot, en pays bien wallon aujourd'hui, le Miracula Sancti Remacli, sur douze noms de paysans de la contrée, n'en a que deux latins contre dix germaniques: ce sont Joseph et Dominicus; les autres sont Amalgerus, Hrotlindis (nom de femme) Ermenrada (idem) Lungulfus, Notherus, Theodardus, Goderannus, Grimvâra (nom de femme) Leutfried et Hezelo.

(48) Juxta quam (la maison d'Asiulf sur le Publémont) est wallis quae dicitur Puteus Inferni. Dicuntur etiam ab incolis fulgura et tempestates de eodem loco ascendere (Vita Notgeri, c. 50, dans Aegid. Aur. Pertz, XXV). Nul ne s'étonnera de me voir attribuer au VIIe siècle une croyance superstitieuse qui n'est consignée qu'au XIIe. A quelque époque qu'on trouve des croyances de ce genre, on peut hardiment les faire remonter à l'origine de notre société leurs racines plongent jusqu'à la plus profonde de toutes les couches historiques. A quel cycle mythologique appartient la tradition du Puteus Inferni? Est-elle celtique, germanique ou romaine? Où faut-il chercher dans le Liège actuel le Puits d'Enfer? Ce sont des questions qu'il est plus facile de poser que de résoudre.

(49) Sanus demum ab ipso loco non discessit, sed ad ipsum locum servire disposuit. Vita Lainberti (Acta SS., T. V, sept., p. 579 D.).

(50) Et non dans la chapelle des saints Cosme et Damien, comme plusieurs écrivains liégeois l'ont encore redit après la publication de mon Etude sur saint Lambert et son premier biographe. Je ne crois pas qu'il y ait lieu de refaire ici la démonstration de leur erreur: les personnes qui savent ce que c'est que la critique historique se contenteront des pages 52 à 56 de mon mémoire; les autres sont incorrigibles.

(51) Je n'oserais l'affirmer. Les Annales de Lobbes le disent; celles de Saint Gall le nient implicitement. On essaie de les concilier entre elles; je n'ai pas à trancher ici cette question controversée.

(52) V. Henri Pirenne, Sedulius de Liège, dans les Mémoires de l'Académie Royale de Belgique, T. XXXIII.

(53) Sedulius de Liège, ed. Dümmler, XX, n° 9-13.

(54) Id. dans Grosse II.

(55) Mense maio in vico Leudico, in quo corpus sancti Landberti quiescit, tanta subito pluviarum inundatio effusa est, ut domos et muros lapideos seu quaecunque aedificia cum hominibus et omnibus quaecunque illic invenit, usque ad ipsam ecclesiam memoriae S. Landberti violenta irruptione in Mosam fluvium praecipitaverit. Prudentius Trecensis Ann. ad a. 858 (Pertz, Script., 1).

(56) Ruperti chronic. leod. c. 5, dans Pertz.

(57) Erat in hujus urbis editissimo loco spatium quod talis videretur esse capax aedificii, unde reliqua urbs ab ejusdem arcis habitatoribus violenter posset impugnari.

Et le prévôt Robert, pour s'excuser d'y avoir édifié son église, dit entre autres: terram ibidem inveni vacuam per multos annos alicujus utilitatis immunem (Anselme dans Pertz, VIl, c. 26, p. 203). Voilà comme s'exprime un écrivain liégeois contemporain et des plus dignes de foi: n'importe! Il restera convenu à Liège, sur la foi de Jean d'Outremeuse, qu'il s'élevait là un chateau Sylvestre bâti par Ogier le Danois, et que Notger le fit détruire. Il y a trois ans à peine que le Conseil communal de Liège, qui semble décidément brouillé avec l'histoire, a même attribué le nom de Sylvestre à une rue nouvellement percée sur l'emplacement du prétendu castel.

(58) Aegid. Aur., dans Pertz, XXV.

(59) Dans Pertz, Script., XXV, p. 57. Notez ce patens, ô vous qui croyez à la muraille de saint Hubert comme à un article de foi !

(60) Chose curieuse! Les historiens Liégeois, qui ajoutent foi à toutes les légendes topographiques de Jean d'Outremeuse et de ses pareils, même les plus incompatibles avec les données de l'histoire et avec le témoignage des sources, ont imaginé, sans ombre de raison, de révoquer en doute un fait aussi bien attesté que celui du canal creusé par Notger.

(61) Pertz. Script,, T. XXV, p. 52.

(62) Hoc anno scilicet 1338 tam aspera fuit hyems, quod tribus vicibus Mosa congelatus exstitit inter duos pontes, lnsulae videlicet et Auroti, et quod hommes sicco pede de civitate ad insulam transitum faciebant. (Hocsem, 11, 24 dans chap. II, p. 448).

(63) Quicherat, p. 74, donne une longue liste de noms de lieux français qui sont le produit d'une substitution de ce genre.

(64) Fredeg. continuat, II, ad ann. 714 (Dans Migne, p. 672).

(65) Chapeaville, I, p. 154, 161, 162.

(66) Pertz, Legg., 1, 504. Hincm. Ann. ad a. 869.

(67) Ann. Lob, dans Pertz, Scriptor, Il, p. 195.

(68) C'est dans un passionnaire conservé à la Bibliothèque publique de Namur que j'ai relevé cette forme (Vita Maximini).

(69) Le flamand eeuw, leeuw représente assez bien le son de ce leudium.

(70) Förstemann nous apprend que même au pays allemand, on trouve cet é à la place du gothique iu et du franc eo: cela ne fait que confirmer ce qui est dit ci-dessus (Altdeutsches Namenbuch, 2e édition, n° 1010). Grimm Gramm., 3 édit., p. 6o, 95, 258.

(71) Voyez la preuve de ce fait dans l'ingénieuse dissertation de J. Quicherat, o. c. p. 147, V. encore le même auteur, p. 31, sur la désinence icus ica icum transformée en -che ou -ge dans les dérivés français, comme Aventicum, Avenche; Luxaricas, Luzarches; Perticus, le Perche; Uticus, Ouche; Cozaticus, Conzages; Uriaticum, Uriage; Aganticum Ganges; Brevitica, Beuvrage; Gemmeticus, Jumièges; Bituricus, Bourges.

(72) Aegid. Aur. dans Pertz, Scriptor., XXV.

(73) Vers extraits d'un poème du Xle siècle sur Notger, dans Aegid. Aur.

(74) Epitaphe de l'abbé Olbert de Saint-Jacques (+ 1048) dans Sigeb. Gemblac. Gest. abb. gemmel. dans Pertz, Scriptor., VIII, p. 541.

(75) C'est aussi à cette époque qu'on rencontre Belgia, (Gozechin dans Mabillon, Anal., p. 438) et Sarchinia au lieu de Sarchinium dans un diplôme de 1065 (Pertz, Scriptor., X, p. 325).

(76) Förstermann, Altdeutsches Namenbuch, 2e édit., n° 1010.

(77) Recueil des Edits et Ordonnances de la principauté de Liège, p. 41, 43, 47.

(78) Pertz, Scriptor., T. VII, p. 516, 523 et passim.

(79) Bibliothèque du British Museum à Londres, Reg. 20 D. VI,

(80) Annuaire de la Société de l'histoire de France pour 1880. C'est peut-être l'écrit de J. d'Hemricourt sur la guerre des Awans et des Waroux.

(81) Adr. de Valois, Notitia Gall., 1. 1.

(82) Cet adjectif lige exista de bonne heure; il apparaît déjà en 1076 dans une charte du roi Philippe I. Son antiquité est établie par ce fait que dès le XIe siècle, lorsque les écrivains latins ont besoin de s'en servir, ils ne font que traduire la forme romane et disent par conséquent ligius, au lieu de remonter au primitif leudicus déjà perdu.

(83) Ortelii, Itiner. per nonnullas Gall. Belgic, partes, 1584, p. 19.

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