Il y avait autrefois à Liège une garde bourgeoise qui portait le nom de Compagnie des Dix Hommes.
En 1594, l'existence en fut solennellement reconnue par le Magistrat, ainsi que le constate le statut ci-après publié (1).
Voici, en peu de mots, l'historique de cette compagnie.
En 1418, après l'abdication de Jean de Bavière, si justement surnommé sans-pitié, les Petits de Liège avaient repris courage. Ils étaient prêts à se soulever et à recommencer la lutte séculaire qu'ils soutenaient contre les Grands, pour faire prévaloir le principe de l'égalité politique.
Trahis par le prince, Jean de Heinsberg, ils échouèrent dans leurs généreux desseins.
Les représailles ne se firent pas attendre. Plusieurs lois réactionnaires vinrent porter atteinte au régime électoral, qui était alors si démocratique (2).
Quelques années plus tard, en 1424, par le Régiment dit de Heinsberg, on alla jusqu'à donner au prince le droit d'intervenir directement dans les élections. Cette dernière et exorbitante innovation porta le mécontentement au comble.
Il y eut des troubles fréquents. Les Petits protestaient contre le nouveau mode d'élection; ils demandaient que les bourguemestres fussent, comme par le passé, nommés exclusivement par les bourgeois. Une crise était imminente. Elle éclata la veille de la fête des Trois Rois, le dimanche 5 janvier 1433. Une mêlée terrible s'engagea dans les rues de la Cité. Les Petits combattirent bravement; mais affaiblis par de lâches défections, écrasés par le nombre, ils furent vaincus. Pas un ne fut épargné.
Entre autres mesures que prirent les vainqueurs pour prévenir ou réprimer toute tentative de soulèvement, ils instituèrent une garde permanente, la Compagnie des Dix Hommes (3). Elle fut ainsi nommée, parce que chacun des Trente-Deux Métiers devait fournir dix compagnons pour en faire partie (4).
Les Dix Hommes étaient spécialement chargés de veiller à la sûreté de la personne des bourguemestres, et de défendre l'Hôtel de Ville contre tonte agression (5).
La Compagnie était composée de trois cent vingt hommes. Elle était commandée par quatre maîtres ou capitaines, qui devaient être membres du conseil de la Cité. Il y avait deux porte-enseignes, quatre sergents, et des dizainiers nommés caporaux (6).
Chaque Dix-Hommes recevait une solde annuelle de quatre florins; il était, en outre, exempt du guet et des logements militaires.
La Compagnie devait assister à l'exécution de tout bourgeois condamné pour atteinte aux franchises.
Le corps de garde des Dix Hommes, et leur lieu de réunion ordinaire, était au rez-de-chaussée de L'hôtel de ville (7).
La Compagnie obéissait aux deux bourguemestres de la Cité. Eux seuls pouvaient lui faire prendre les armes. C'étaient eux qui en nommaient les chefs (8).
On conçoit facilement l'importance du rôle que cette garde a dû jouer dans une Cité comme Liège.
Primitivement instituée pour venir en aide à la réaction, son esprit et ses tendances se modifièrent chaque fois que l'élément démocratique dominait dans la Cité. Les bourguemestres, nommés sous son influence, faisaient alors concourir à la défense de la liberté une force armée qui avait été créée contre elle.
La Compagnie des Dix Hommes finit par devenir populaire, et fit partie des institutions de la Cité.
En 1467, la Compagnie fut supprimée par Charles le Téméraire, qui venait de s'emparer du pays.
A la mort de ce despote, en 1477, elle fut reconstituée.
En 1640, le prince-éveque Ferdinand de Bavière, maître de la Cité, cassa la Compagnie, et en confisqua les revenus à son profit.
En 1672, les bourgeois ressaisirent leurs droits. La Compagnie des Dix Hommes fut immédiatement rétablie (9).
Ce ne fut pas pour longtemps. Douze ans après, en 1684, le prince-évêque Maximilien de Bavière rentra en vainqueur dans la Cité, et abolit la Compagnie des Dix Hommes (10).
Il serait difficile de dire, en ce moment, quels services cette garde bourgeoise a rendus à la cause de la liberté, l'histoire démocratique de notre pays étant encore enfouie, en quelque sorte, dans les coins poudreux de nos archives et de nos bibliothèques.
LETTRE DES MAISTRES ET DIEX HOMES DE LA CITÉ
Nous les Burgemestres, Jurez, Conseil et Université de |a Cité, Franchiese et Banlieu de Liège, à tous ceulx qui ces présentes lettres veront et oront, salut. Scavoir faisons que come nos predicesseurs considerans de quele importance est la bonne garde et seureté de ceste Cité, ayent trouvé bon, util et nécessaire de dresser une Compagnie appellee des Diex Hommes, prins et choisis des gens de chascun des Trengtedeux Bons Mestiers de ceste-ditte Cité, aieans domicille et vacation honeste en icelle, pour y faire les services requis, et reciprocquement joyr des previleges, franchieses, libertez et droits y appartenant: Nous aussy cognoissans que dez toute mémoire et antiquité icelle Compagnie des Diex Homes a légalement servy et fait tout bon debvoir et office y requis, et pour ce ne vuillans que rien soit derogué à leurs drois et privilèges anchiens, nonobstant que diceux présentement n'appereroit par lettres et chartes, attendue linterception et perdition dicelles advenues par les guerres du temps passé; veu que assez effectuelement il en appert par lexercice et continuation ultramemoriale: par ces raisons et autres teles qui ont esmeu noz predicesseurs et qui nous doibvent movoir à sy juste cause, avons unanimement accordé, ordonné et conclu, come par cestes accordons, ordonnons et concluons, irrévocablement et à perpétuité, que la dicte Compagnie des Diex Homes soit continuée, restablie, munie et entretenue en son estât come sensuyt, cest assavoir: Que ladicte Compagnie doibt estre complète en nombre de trois cens et vingt hommes, prins et choisis par diexaines; en chascune desqueles diexaines deverat avoir deux muskettes, siex musketiers et deux pickes ou ung court baston avec corseletz. Et advenant quilz nen ayent, incoureront en lamende dung postulat et destre cassez et y remettre aultres desdits XXXII Bons Mestiers qui soient gens de biens, ydoines et équipez de leurs propres armes et aieans domicilie, habitation et vaucation honeste en icelle Cité, à ce que Ion se puisse asseurer de leurs personnes au besoing; et serviront actuellement sains fraude touttes et quantes fois ilz seront mandez et comandez, par nous les Burgemestres à nécessité occurente. Et serat mis en la grande sale de la Violette ung tableau contenant les noms et surnoms desdis compagnons, qui serat renovelé par chascune année, et à touttes monstres quil plairat aux Burgemestres les mander. Et affin que iceulx compagnons puissent scavoir coment de ce jour en avant ilz auront et debveront se maintenir, régler et user, nous leur ordonnerons quattres hommes suffisants pour leurs capitaines, lieutenans de nous les Burgemestres, qui seront, come de toutte antiquité ont estez, appeliez les Maistres des Dïex Hommes, avecq deux porteurs densengnes, recognoissans pour leurs supérieurs et capitaines en chieffz les Burgemestres, et à tel tiltre seront come tousjours sont estez du Conseil de la Cité et de lestât dicelle, ausquels lesdis compagnons deveront porter obéissance sur paine de quattres florins liegois, à aplicquer la moitié à la diexaine obéissante et lautreaux officiers. Lesquelsdis Diex Hommes deveront avoir quattres sergeans, qui seront admis par lesdis Burgemestres et ausquelz deveront faire et prester seriment. Item deveront eslyer hors de chascune diexaine ung diexenier pour les semondre et mander à toutte occurrence et les conduyre selon que lesdis maistres leur ensegneront; spécialement come ladicte Compagnie ayet esté tousjours tenue pour la garde des corps et personés de nous les Burgemestres, ilz seront tenus de nous suyvre et obeyr à toutte nécessité pour la défense et seureté de la Cité et des affaires publicques, et miesmement pour estre presens avec lestanclart de la Cité à toutte exécution criminele qui serat faicte des transgresseurs de la franchiese condamnez à mort par justice, selon les Regimens, sur paine et amende et à aplicquer come dessus; ensqueles dites diexaines et chascune dicelles deverat avoir deux pickiers avec harnas , deux musketiers et siex harkebousiers bien équipez et armez; et affin de donner meilleur moien et occasion aux officiers et compagnons de bien et fidèlement servir, nous déclarons quilz jouiront et useront de tous previleges, droits, franchieses et profits accoustummez, nommeement les quattres maistres auront leurs gages, torses et liverees ordinaires, et poront porter armes de jour et de nuicte, et aussy les compagnons sans en abuser; et ne seront tous les dis maistres et compagnons subjectz aux guaitz et gardes ordinaires qui se commandent par les portiers de la Cité, sinon en temps de troubles, de guerre et autres occasions urgentes, ny aussy aux surguaitz que Ion soloit comander aux Borgois sur les vinables. Et auront pour corps de garde ordinaire la Maison de la Cité, sy (come dit est) les Burgemestres ne trovoient nécessaire ou expedyent les employer autrement pour le bien publicque, en quele événement deveront tous et par rottes et diexaines aller ou que par lesdis Burgemestres ou lun diceulx conduis et eminez seront, et faire ce que ordonné leur serat. Item que survenant nécessité davoir garnison de gens de guerre en la Cité pour quelcque cause que ce soit, lesdis Maistres et Diex Homes seront exempts sains estre tenus les loger. Item auront chascun desdis Diex Hommes pour gage annuel quattres florins monoie de Liège. En oultre lesdis quattres Maistres des Diex Homes, à touttes vacations occurrentes des offices des mayeur et tennans de la Court jurée delle Halle jugeans des biens des Absentis, les poront, come de toutte antiquité ont fait, conférer à gens ydoenes et qualifyes pour estre en judicaturre et administrer justice des causes qui viendront pardevant eulx, desqueles lesdis Maistres et Diex Homes seront chieff et cognoistreront en dernier resort de touttes causes qui seront dévolues par appellation hors des miesmes actz des sentences définitives rendues par ladicte Courte jurée; voir que pour éviter confusion par la multitude de leur grand nombre, chascune diexaine deverat jecter lotz pour y tumber ung seul et revenir tant seulement en nombre de trengtedeux persones pour vacquer à la cognoissance et détermination desdites causes et instances dappellation. Et auront aussy lesdis Maistres, come semblable ont heyu du passé, puissance et authorité à toutte vacation survenante, deslyer ung greffier et varlet, qui jouiront des gages et salaires acoustumez. A moien de tous lesquels points bien observez et entendus à la bonne foid et sains fraude, nous leur avons accordé les présentes lettres et y fait appendre le grand scel de la dicte Cité avec les seaulx desdis Trengtedeux Bons Mestiers, assavoir: Febvres, Charliers, Charwiers, Moulniers, Bolengiers, Vignerons, Houilleurs, Pexheurs, Cuveliers et Sclaideurs, Porteurs, Brasseurs, Drapiers, Retondeurs, Entretailleurs, Vaireuxhohiers, Vieulwariers, Neaveurs, Soyeurs, Mairniers, Charpenthiers, Massons, Covereurs, Corduaniers, Corbesiers, Texheurs, Cureurs et Toiliers, Haregers et Fruitiers, Mangons, Tanneurs, Chandellons et Flockeniers, Merchiers et Orphevres, sur lan de la nativité de nostre Seigneur mille cincque cents nonante cincque, le XXIIII jour de mois de janvier.
Nota pour mémoire. Que come ladicte Compagnie fuisse assemblée en la maison et convent de Bearepart pour passer monstres, la susdicte lettre fut en la présence des Seigneurs Burgemestres leutte hault et publiquement; et come il y fut trouvé quelcque difficulté sur aucuns mots et dictions, iceulx furent modérez et reformez, assavoir: en lieu quil y avoit: où que par lesdis Burgemestres ou lung deulx conduys et eminez seront, a este changé et dict: où par lesdis Burghemestres ou lung deulx conduys ou eminés seront.
(1) Nous avons pris notre copie sur la minute même du document, transcrite dans le volume de 1594 des Recès de la Magistrature de la Cité de Liège, fol. 198. (A la Bibliothèque publique, à l'Université.)
(2) Voir notre Histoire du pays de Liège, t. I, p. 281 et suivantes. Après avoir perdu ses privilèges en 1312, le patriciat les avait recouvrés en partie en 1331, et dès lors, d'accord avec le prince, il avait constamment cherché à refouler les Petits dans le néant. En 1381, il se vit de nouveau ravir tous ses droits politiques. La lutte entre les partis n'en devint que plus acharnée.
(3) Elle aurait été mieux nommée la Garde prétorienne, dit Fisen: Aptè nominaveris praetoriam cohortem. (Hisioria Ecclesiae Leodiensis, t. Il, p. -200.)
(4) Deinceps de consensu omnium Ministeriorum Civitatis,decretum est eligi de quolibet eorum decemviros fortes et animosos, qui sicas vel cullellos longos ad latera continue déferrent, eo fine ut si contigeret similem vel majorent casum in Civitate suboriri, illi confestim vocarentur, et promos se ad succurrendum Civitati et Civibus deberrent offerre, ipsisque Burgimagistris in omni necessitatis articulo, quotiescumque opus foret subvenire. (Zantfliet, Chronicon Leodiense, dans l’Amplissima Colleclio, t. V, p. 432.)
(5) Dans les troubles civils, on cherchait tout d'abord à s'emparer de l'Hôtel de Ville. Etquia Basilica seu Domus Civica ab antiquo solita est per vigiles eodem tempore custodiri, tanquàm in Urbis medio et centro sita, et cujus conservatio ab ipsius Urbis tuitionem facit, è singulis Tribubus delecti sunt decem, qui aliarum immunes excubiarum, in illius Basilicae atrio vigilarent. Si quid subitarii tumullus exsurgit, quia magis sunt ad manum, et in Basilicam Consilium advocatur, eodem jubentur armati convenire, velut Civicae Domus custodes. Les Dix Hommes n'étaient réellement institués que pour défendre l'ordre établi et la personne des bourguemestres. Consules habent armatam custodiam, que sunt cohortes Civium dictae Decemvirum, pro tuitione franchisiae Civilatis. (Inclitae Civitatis Leodiensis Delegatio, p. 94. etc.)
(6) Il fallait être réputé grand ami de l'ordre établi pour faire partie de la Compagnie Qui inter Decemviros fuerinl malae conditionis, per Collegia removeantur. Aucun des Dix Hommes ne pouvait faire partie d'une autre garde armée. Item quod Decemviri non sint de Societatibus juratis. (Barlollet, Epitoma chartarum Civitatis Leodiensis, §§ 243, 434.)
(7) Littera Civiltatis 1549, 19 februarii. Consilium Civitatis statuit, quod in Domo Civica excubent Decem Homines armati. Ils prenaient les armes, à toute heure de jour et de nuit, au premier coup de la cloche de l'hôtel de ville. Litltera Civitatis 1516, 4 februarii. Campana armorum appenditur in Domo Civica ex Consilii Civitatis decreto, ad Decemviros evocandum die et nocte cum armis ad Civitatis defensionem, et statuitur quod singuli Consules suam loci campanae clavem habeant, ne ea pulsetur absque licentia et assensu ipsorum Consulum. (Barlollet, ibid., §§ 198, 203.)
(8) « Les Maistres de la Cité ont élection des quattres Maistres des Diex Hommes esleuz par chascun des Trengte-Deux Bons Mestiers; lesquels sont deputeis et esleus pour la garde et tuilion des Magistrats, se trouvant avecque l'estandart a l'exécution d'iceulx qui doient mourir pour la franchiese, affin qu'elle ne soit aulcunement empechée » (Document de 1571, dans le Pawilhâr.)
(9) « L'an 1672, le 28 avril, jour de la translation St Lambert, ont esté restablis les Dix Hommes des Trent-Deux Mestiers, en somme de trois cents et vingt, lesquels avoient esté demis passé environ vingt-deux ans. » (Chronique, de Liège.) .
(10) Voici comment est rédigé l'article du violent Règlement de 1684, qui supprime la Compagnie des Dix Hommes. « Nous jugeons convenable de casser les capitaines et quatre compagnies des Dix Hommes... et de réunir a la Cité, et à son profit, leurs biens, revenus, maisons et jardins avec leurs charges. » (Dans le Recueil des édits du pays de Liège, t. I, p. 96.)
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