Un amusement instructif très en vogue au XVIIIe siècle était celui de l'optique. Voulant tirer profit de l'engouement général pour cet objet de curiosité, des éditeurs à l'esprit inventif et mercantile surtout, produisirent des vues polychromées de monuments, de places publiques ou sites remarquables, prises dans les villes les plus connues sous ce rapport. Les appareils de physique de ce temps n'ayant pas la perfection de ceux de nos jours, on donnait à ces illustrations des dimensions beaucoup plus considérables qu'aux modernes.
Les spécimens d'une de ces collections, intitulée « Collection des prospects » et parue vers le milieu du XVIIIe siècle, mesurent 39 centimètres de longueur sur 25 1/2 de hauteur. Ils se vendaient, suivant la suscription des images, « à Augsbourg, au négoce commun de l'Académie impériale d'Empire des Arts libéreaux, avec privilège de Sa Majesté impériale et avec défense ni d'en faire ni de vendre les copies ». Pour la confection de ces représentations, on s'était adressé à des artistes de talent, ce qui ne veut pas dire que ces productions ont été toutes des chefs-d'oeuvre, ni qu'elles ont retracé avec une fidélité absolue les sujets choisis. C'étaient souvent des dessins tels quels, qui devaient suffire à plaire aux yeux du vulgaire. Les détails étaient négligés.
La collection susdite renferme, pour ce qui concerne Liège, les descriptions du Palais princier, de l'église St-Lambert et de l'abbaye St-Jacques dues au graveur Bergmüller; la description aussi de la place du Marché avec l'Hôtel de Ville et les fontaines, dessinée par Jos. Xhrouet et gravée par Nabholz.
Une autre collection parue un peu plus tard, dans le même siècle, « à Paris, chez Daumont, rue St-Martin », a été employée à faire connaître les principaux édifices et ouvrages d'art des villes belges et hollandaises.
L'une de ces gravures, très réussie, a pour légende: « Vue perspective du pont et de la ville de Ruremonde dans le Pays Bas. » La plupart des Liégeois la regardèrent d'un oeil indifférent. Quelques-autres plus attentifs furent intrigués. Ils n'ignoraient pas, en effet, que jamais à Ruremonde un pont en pierre n'a été jeté sur la Meuse. M. le docteur Alexandre, le zélé et infatigable conservateur de notre Musée, qui possède cette vue devenue rare, s'est montré plus perspicace encore. L'ayant examinée attentivement et aidé de ses souvenirs si vivaces d'un lointain passé, il a constaté formellement qu'elle se rapportait non à Ruremonde, mais bel et bien à la ville de Liège. C'est ce qui lui a inspiré l'idée, partagée aussitôt par l'Institut, de faire reproduire ici cette illustration curieuse du XVIIIe siècle, longtemps méconnue des Liégeois. Grâce au talent approfondi de notre confrère, M. l'ingénieur Alfred Philippart, habile photographe amateur, la pensée de M. le docteur Alexandre a pu être réalisée avec toute la perfection possible.
Peut-être ne sera-t-il pas superflu de donner quelques renseignements sur le sujet représenté: L'avant-dernier pont des Arches avec ses abords.
Le pont est pris d'aval, ce qui ne s'est fait qu'exceptionnellement. Voici le quai des Tanneurs, ou Tanneurue, comme on disait jadis. On y découvre encore, proche d'un groupe d'arbres, quelques maisons, de la rangée gauche, en encorbellement au dessus de la Meuse. Tanneurue formait, en effet, autrefois, une véritable rue, avec double ligne de constructions. En face, est le quai de la Ribuée, y compris le passage sous la dernière arcade du pont. Immédiatement an dessus de la culée, de ce côté, on retrouve notamment la maison qui très longtemps a été le siège de la pharmacie Werixhas (actuellement Germain).
Au fond du tableau, se dresse la flèche très élancée de l'église des Jésuites wallons qui, bâtie au commencement du XVIIIe siècle, fut démolie en 1818, pour faire place à la salle académique de l'Université. Sur la rive gauche encore, s'échelonnent les maisons du quai Sur Meuse, parmi lesquelles l'hôtel de l'Ancre, toujours debout, où les nautonniers de l'Ourthe s'arrêtaient après avoir conduit à Liège leurs bateaux de conformation spéciale, à proue élevée et aiguë, ce qui les faisait qualifier de bèchettes.
Quant au pont des Arches, il est très reconnaissable également par le type de ses piles terminées au sommet en contreforts couronnés d'une boule en pierre. Le nombre de ses arcades est exactement observé. Les six arches variaient, dans leur ouverture, de 45 à 62 pieds. Quatre des voutes formaient plein cintre, tandis que la première et la dernière étaient surbaissées. L'ensemble du pont mesurait une longueur de 465 pieds et une largeur de 46. Au XVIIe siècle, on le proclamait le pont « le plus beau, le plus grand, le plus superbe qu'il y ait sur la rivière de Meuse (1) ». Depuis lors, il avait été orné l'an 1711, par l'installation sur les gardes fous, de lanternes - visibles sur la gravure - avec représentation du perron et les chronogrammes suivants inscrits sur des plaques en fonte:
SVB
LiBERT ET LEONARD
jMILITE LIBERTI ESTIS
ET
VOBIS LAMPADES LVCENT (2)
Le pont, on le sait, avait été construit de l'an 1645 à l'année 1657, en remplacement d'un autre édifié dans la première moitié du XVe siècle et qui, trop lourdement chargé, comme son prédécesseur, de bâtisses particulières et publiques, avait été emporté par la terrible inondation de janvier 1648. Instruit par cette désastreuse leçon, on avait défendu cette fois de dresser n'importe quel bâtiment sur le nouveau pont. Par l'article 45 et dernier du règlement concernant l'érection de l'ouvrage d'art, les autorités princière et communale s'étaient engagées à « ne plus passer acte, comme a esté fait d'aucune permission de bastir, et enfoncer caves sur et à l'endroit du pont des Arches à peine du nullité ». En application de cette clause, l'on grava sur une énorme dalle en pierre qui fut posée au centre du parapet, côté amont, l’inscription suivante:
IL EST INTERDIT DE BASTIR SVR LE PONT
PERMIS A VN CHACVN DE S'Y OPPOSER ET DÉMOLIR
SELON L'ARTICLE FINAL DES MOYENS ESTABLS
POVR LA STRVCTVRE PAR LES SS. B0VRGEM(EST)RES
FOVLLON ET BEECKMAN
L'AN 1655 (3).
Néanmoins, certaines circonstances firent passer outre à la défense de bâtir (4). Le prince Maximilien-Henri de Bavière, ayant dû raffermir son autorité l'an 1684, en réprimant des actes d'insubordination dont les fauteurs, à ce moment, vivaient, pour la plupart, au quartier d'Outre-Meuse, il crut ne pouvoir mieux garantir l'ordre et prévenir toute tentative d'insurrection qu'en érigeant une espèce de petite citadelle sur le pont. Le fortin, que le Prince fit édifier l'an 1685, apparaît distinctement, pris en flanc, sur la reproduction ci-contre. Il devait, en somme, empêcher au besoin les trop belliqueux Grignoux d'Outre-Meuse de porter la perturbation sur la rive opposée.
Comme nous l'avons fait observer autre part (5), de cette difficulté de circulation sur le seul pont qui mit en relation les deux parties de la ville, l'Europe et l'Asie de la cité liégeoise, est venu, sans doute, le nom Dardanelle, par allusion au fameux détroit des Dardanelles. La redoute formait une tour carrée, massive, assez élevée et crénelée. Elle avait quarante pieds de développement et couvrait le pont sur toute sa largeur. L'ouvrage était armé de huit canons - on en remarque plusieurs sur la vue - et défendu par un corps de garde.
Au sommet du modeste monument militaire, la Ville éleva un crucifix en bronze, oeuvre du sculpteur Jean Delcour et fondu à Dinant, par Perpète Wesprin, de cette même ville, au prix de 32 patars la livre de cuivre (6). Il se dressait antérieurement au dessus d'une pierre commémorative, à l'emplacement de la Dardanelle (7).
A la base de celle-ci s'ouvrait un arvau large et élevé, plus ou moins cintré. C'est par là que se faisait le passage.
Le contrat entre ce fondeur et la cité date du 23 février 1663; il est reproduit dans le registre de la Compagnie du Pont des Arches, aux Archives de l'Etat.
L'arvau était muni d'une porte que l'on fermait la nuit, dès que la cloche du couvre-feu, la Copareye, en avait donné le signal. Un guichet seulement restait ouvert jusqu'à onze heures. Après la fermeture tout retardataire devait solder un aidant au portier pour obtenir passage.
Sur une pierre, enchâssée immédiatement au dessus de la clef de voûte, avait été incrusté en lettres d'or, ce distique significatif, qui faisait en même temps connaître la date d'érection du fortin:
DIsCiTE paCate sVb prIxCIpe VIVere CIVes
seDItIo poexIs xVLLa Carere soLet (8)
Ce qui doit être traduit:
« Bourgeois, apprenez à vivre en paix sous le prince: nulle sédition ne peut rester sans châtiment ».
C'était évidemment le pendant d'une autre inscription tracée au-dessus de la porte St-Léonard, remontant à l'année i555 et ainsi conçue ;
LEGIA. SIS. FELIX. AQVILEQVE. TVTA. SVB. ALIS.
SEMPER ET IMPERII FIDA. FOVERE. SINV
VOTA POTESTATI TEMERARI SEPE. REPVGNAT.
QVOD. POSSIS. IGITVR NON. POSSE VELIS (9)
On peut interpréter ces vers comme suit :
« Liège, sois heureuse et en sûreté sous les ailes de l'aigle
Toujours fidèle à l'Empire, tu seras chère à son coeur.
Les aspirations téméraires sont souvent hostiles au pouvoir
Sois modérée dans tes désirs; ne demande que ce qui peut être accordé.
Il faut voir dans la finale de cette inscription une allusion à la devise du prince Robert de Berghes, l'évêque régnant: « Velis quod possis » =- « Veux ce que tu peux (vouloir) ».
Les ennemis du prince Maximilien-Henri de Bavière avaient naturellement vu de mauvais oeil dresser sur le pont des Arches l'espèce de petite bastille. Déjà, lors de sa construction, elle avait fait couler des flots d'encre en protestations vives et haineuses. Aussi, peu de temps après la proclamation de la Révolution liégeoise de 1789, les « patriotes » d'Outre-Meuse réclamèrent-ils de la municipalité la démolition de la fortification. Le conseil révolutionnaire accéda naturellement à semblable objurgation et, le 19 mars 1790, il ordonnait la destruction du fortin.
L'oeuvre de démolition commença le 20 mars, à une heure après-midi, aux sons, paraît-il, de trompettes et de timbales. Elle fut continuée jusqu'au 15 avril, sous la surveillance de Jean Bapt. -Win. Digneffe, conseiller de la cité, plus tard conseiller de préfecture (10).
Le pont des Arches qui figure sur notre vue, a été lui-même renversé en 1859,
(1) Grati : Discours de Droit moral et politique, t. II, p. 88.
(2) ABRY: Recueil héraldique des Bourgmestres, p. 547.
Trois de ces plaques, découvertes dans la Meuse eu 1859, reposent, depuis lors, au Musée de l’lnstitut.
(3) La pierre a été déposée au Musée de l'Institut.
(4) GOBERT. Rues de Liége, t. III, p. 232.
(5) GOBERT : Rues de Liège, t. I, p. 375.
(6) Manuscrit 149, f° 347, à l'Université
(7) Ce crucifix subsiste; il a été recueilli depuis le commencement du XIXe siècle à l'église St-Paul.
(8) Mouhin, dans sa chronique, [Bulletin de l'Institut archéologique, t. II, p. 153) et Dognnée, dans son Histoire du Pont des Arches, ont reproduit fautivement ce chronogramme.
(9) Cette inscription, dont la pierre est conservée au Musée de l'Institut, a été publiée d'une façon inexacte par Et. Rausin dans sa Delegatio.
(10) Le conseil de la Cité, nommé après la restauration princière au début de l'an 1791, songea à réédifier la Dardanelle. A cette fin, il réclama, le 1er avril, les matériaux provenant de la Dardanelle, à la Commission impériale. Décision avait été prise de rebâtir le fortin, mais aucune suite sérieuse ne fut donnée au projet. Le 12 septembre 1791, le conseil se borna à faire remettre, par le sculpteur Vivroux, le crucifix de Delcour, sur le parapet du pont, à sa place primitive.