WWWCHOKIER


LES ENCEINTE DE LIEGE

Promenades Historiques dans le pays de Liège

PROMENADE 1 - PROMENADE 2

par le Docteur Jean-Pierre-Paul BOVY


CLIC TO ENLARGE

DEUXIEME PROMENADE.

LA MONTAGNE DE SAINTE-WALBURGE ET LA CITADELLE.


Je te salue, lieu sacré qui m'a vu naître! Salut aux doux souvenirs de ma jeunesse! Salut à ce temps de joie et de repos, à ces jours fortunés et bien courts, hélas! où j'ai rempli les devoirs et goûté les charmes de la piété filiale! Je vous salue aussi, ruines de l'asile qui abrita mes premiers ans, humble toit, séjour de la paix et des vertus!

Et vous, ormes vénérables, tilleuls fleuris, qui êtes tombés sous la coignée révolutionnaire, en même temps que la demeure de mes pères, vous ne me prêterez plus l'ombrage qui a protégé les jeux de mon enfance, lorsque, sans inquiétudes et sans soins, comme les oiseaux qui peuplaient votre feuillage, je commençais gaîment le voyage de la vie, ignorant jusqu'au nom même du malheur! O douce époque, exemple des alarmes et des tristes réalités de l'âge mûr, lorsque tes illusions ravissantes viennent se retracer à mon esprit, ne suis-je point le jouet de quelque prestige? Celui qui trace ces lignes, est-il bien l'adolescent que tu as vu croître au sein du bonheur? ...

Citadelle des règnes de Velbruck et de Hoensbroeck, salut encore! Ces pages, dans lesquelles je me suis plu à retracer ton histoire, sont le dernier adieu que je t'adresse ... l'adieu d'un fils au tombeau de sa mère!

Avant la révolution de 1789, la citadelle avec ses glacis comprenait une superficie de 11 bonniers, (9 hectares, 58 ares). Ce terrain aplani ne présentait qu'une légère inclinaison à sa partie nord-est. Les fortifications consistaient en une simple muraille, plus haute du côté de la ville que partout ailleurs et surmontée d'un parapet de terre. Deux batteries dominaient la cité. La haute, ainsi nommée à cause de ses ouvrages élevés en gazon, était située au sud, au-dessus des prairies du Péry; elle était armée des quatre Êvangelistes, superbes canons en bronze donnés aux États par Louis XV, d'un mortier de même métal et, de quatre pièces en fer, placées aux embrasures supérieures. La grande batterie était plus à l'est, en face de la Chartreuse: on y comptait 14 pièces en bronze du calibre de 36. Une plantation d'ormes majestueux couronnait les remparts en deça des parapets et formait ainsi une promenade délicieuse. La grande parade ou place d'armes était un quarré oblong encadré d'un double rang de tilleuls, entre lesquels se trouvait un chemin pavé. Du côté du nord, la plantation était double, formant une tonnelle toujours bien sablée; on l'appelait l'allée des soupirs. Les arbres, taillés avec un soin extrême, offraient une voûte de verdure impénétrable aux rayons du soleil. Des canapés élégants et soigneusement peints, placés de distance en distance, conviaient au repos et à la méditation. Cinq corps de casernes, à rez­de-chaussée et à deux étages, formaient un second cadre à la grande parade. Chaque caserne était flanquée de deux pavillons destinés à loger les officiers. Le bâtiment qui avait servi à loger le gouverneur hollandais et qui par cette raison avait retenu le nom de gouvernement, avait été converti en une chapelle dédiée à St.-Henri, patron de la citadelle; il servait aussi de demeure à l'aumônier, à qui l'on donnait le titre de curé (1), quoique son église relevât de la paroisse St-Servais. Tout auprès était l'hôpital, où l'humanité souffrante était soignée avec un zèle éclairé et un dévouement admirable par l'habile homme de l'art (2) qui en avait la direction. L'entrée de la place se trouvait où elle est encore; on y arrivait par un pont vouté. La porte était fermée par un pont-levis, qui se levait chaque soir à huit heures, après la retraite; une petite porte latérale avait son guichet ouvert jusqu'à dix heures.

A peu de distance de cette entrée, commençait une épaisse allée de marronniers d'Inde, conduisant par une pente douce à la maison du général, qui jusqu'à la révolution fut occupée par le comte de Berlaimont. Non loin de là était l'arsenal, qui ne servait guère que comme atelier de menuiserie.

Du milieu de l'allée nord-est de la parade, partait un chemin en ligne droite bordé des deux côtés par une haie d'aubépines, formant la clôture des nombreux jardins d'officiers; on nommait ce chemin la ruelle des Morts, parce qu'il aboutissait au cimetière, au centre duquel était le magasin à poudre.

C'est là que tu reposes, ô le plus révéré des pères! Henriette ta fille chérie et ses deux frères partagent ta froide demeure! Hélas! Le temps a moissonné les fleurs qu'un amour pieux avait plantées sur vos tombes et personne n'a pu les renouveller! Les ronces et les plantes sauvages ont pris leur place. Rien n'en reste, si ce n'est un douloureux souvenir dans le coeur d'un fils et d'un frère! ...

Entre la grande caserne et les remparts tournés vers la ville, était un espace de la contenance d'environ deux tiers d'hectare. C'était la petite parade bordée d'une ligne ovalaire de peupliers d'Italie. Cette jolie place était embellie par l'éclat des fleurs, aux couleurs les plus riches et les plus variées, que l'on remarquait dans les jardins d'officiers. C'était de ce belvédère que l'on pouvait le mieux embrasser l'ensemble du superbe tableau que l'on avait sous les yeux, et en saisir les détails si vifs et si animés. A droite, on apercevait la Meuse apportant à la riche et populeuse cité le tribut de ses ondes; à gauche, un horizon de magnifiques prairies et d'immenses jardins potagers; vis-à-vis, les verts côteaux au-dessus desquels la vue se perd dans les champs arides des Ardennes.

Deux puits et deux pompes fournissaient de l'eau excellente aux habitants de la citadelle. Dans les glacis, en face de la chapelle Ste-Balbine, se trouvait un troisième puits qui ne tarissait jamais. Au milieu de la grande place étaient deux bassins ou réservoirs d'eau pluviale, servant d'abreuvoir aux chevaux, mais particulièrement utiles pour les besoins domestiques.

Le grand puits, situé à l'est de la citadelle, était, depuis longtemps abandonné. Le merveilleux travail de sa construction atteste la hardiesse industrieuse de l'époque où il a été creusé. Son orgine remonte au séjour des Hollandais à la citadelle. Ils profitèrent d'une ancienne bure de la houillère de Payen-Porte , qu'ils élargirent et creusèrent à la profondeur de 600 pieds sur 80 de diamètre. Les sources y étaient si abondantes qu'elles donnaient 25 pieds de hauteur d'eau (3). En cas qu'elles vinssent à tarir, il avait été pratiqué un canal souterrain qui communiquait à la Meuse en dessous du pont Maghin. Deux seaux, de la capacité de cinq tonnes chacun, étaient mis en mouvement à l'aide d'une machine à rouages des plus ingénieuses, de la force de quatre hommes. J'ai encore vu cette machine hydraulique dans toute son intégrité.

On y arrivait par un escalier composé de 24 marches en larges dalles. Un quart de la circonférence du puits était plancheyé avec des madriers; une forte et solide balustrade permettait aux visiteurs d'en mesurer la profondeur en toute sécurité. A cet effet, on y précipitait plusieurs bottes de paille liées ensemble et allumées. La dilatation de l'air qui s'y opérait par la chaleur, la rapidité progressive de la chûte, la combustion des particules de gaz hydrogène-carboné accumulées dans les cavités aboutissant au puits, toutes ces causes réunies produisaient un bruissement pareil à celui des vagues soulevées par la tempête, et l'oeil étonné suivait le globe de feu jusqu'au fond de l'abîme.

Tels étaient les édifices et les places de la citadelle. Cependant on y comptait encore neuf maisons, propriétés de fonctionnaires militaires, qui avaient obtenu des États l'autorisation de les faire bâtir. De ce nombre était celle de mon père.

L'on aurait pu dire que la citadelle était une petite ville dans l'enceinte d'une grande cité, ayant ses portes et ses remparts séparés. J'en dirais autant de ses lois mitigées par les réglements militaires, de ses usages, de ses habitudes et même de ses moeurs; on y retrouvait sans doute les petites divisions et les dispositions cancanières inhérentes aux endroits où tout le monde se connaît; mais une simplicité et une bonne foi remarquables distinguaient le caractère de ses habitants, résultat précieux de l'isolement et du calme de la localité.

Presque tous les officiers et sous-officiers étaient mariés; les femmes des caporaux et des simples soldats étaient exclues des casernes. On comptait néanmoins à la citadelle 150 personnes du sexe, sur à peu près 1100 hommes. Beaucoup de soldats ouvriers obtenaient la permission d'exercer leurs métiers au dehors, excepté à certaines époques fixes.

L'existence douce et paisible d'alors se retrace à mon souvenir, comme une série de riants tableaux; mais hélas! après tant de jours décolorés par l'âge et par les vicissitudes de la vie, je puis à peine les représenter comme mon imagination continue à les voir. Plus notre route a été pénible et longue, plus la lassitude est grande (4); les rayons obliques d'un soleil d'hiver ne sauraient faire éclore les fleurs.

Premier mai! Quelles scènes variées n'apportiez-vous pas à la citadelle! ... Dès l'aurore, la fête du jour était annoncée par le roulement du tambour et par les fanfares joyeuses des clairons. A quatre heures et demie, la garnison était sous les armes; les officiers et les soldats apparaissaient avec la tenue d'été, qui consistait en guêtres de toile blanche, culottes et gilets de coutil blanc, l'habit de toutes saisons en drap bleu, avec bavaroise et parements rouges, chapeau à cornes, bordé de galons blancs.

Les grands exercices commençaient au son de la musique militaire, composée d'excellents musiciens, comme Liège en a toujours formés. Le pont-levis de la porte d'entrée étant baissé, une partie de la population de Liège et des environs envahissait la citadelle, pour se répandre dans les promenades et sur les remparts. Ce qui l'attirait particulièrement, c'était la jouissance du beau et magnifique jardin dit du commandant (5), ouvert au public pendant six semaines.

La foule se portait ensuite au quartier de Ste-Balbine. C'était une chose curieuse à examiner que cette grande réunion de personnes dissemblables de costumes et de physionomies. Les blouses bleues des paysans et les étoffes printanières des citadins formaient la plus singulière bigarrure de couleurs. Des flots de pèlerins se dirigeaient vers la chapelle; d'autres, renonçant à y trouver place, se mettaient à genoux en dehors; mais le plus grand nombre prenaient leurs ébats dans les cabarets. On voyait des groupes assis à l'ombre des ormes et mangeant les provisions apportées. Plusieurs tentes dressées à la file l'une de l'autre présentaient l'image d'un camp. Ces tentes étaient des cantines où l'on faisait frire des saucisses ou des oeufs. On y vendait aussi de la bière, et le pot qui contenait cette boisson bienfaisante circulait de main en main, faisant éclater sur son passage le rire et les bons mots dont l'idiôme liégeois est si bien pourvu (6).

Depuis l'arceau de Pierreuse jusqu'à la porte Ste-Walburge, on passait au milieu de rues étroites et non interrompues, formées par des tables chargées d'objets de fantaisie et par celles des marchandes de petits pains, criant à tue tête: haie! mes bais pissan tôrtais! Avec ces cris se confondaient ceux de haie! Babilone (7)! A côté, sur la prairie, se trouvaient tous les genres d'amusements: les marionnettes, les optiques, les jeux de bagues, les chanteurs ambulants, les charlatans etc., etc. Tout cet ensemble présentait une mer mouvante de têtes d'hommes et de femmes, d'où s'élevait une rumeur que l'on entendait de loin comme le bruit des vagues. Aux Tawes, ainsi qu'au fond­Pirette, étaient établies des danses en plein air, où jeunes et vieux sautaient au son de la clarinette et du violon, jusqu'à la nuit close. On disait alors que le pèlerinage de Ste-Balbine n'était pas sans quelque influence sur la population...

Ce jour du rire, de la joie et des amours offrait un autre genre d'intérêt aux jeunes filles. Elles se réunissaient au moment du lever du soleil pour lier le jonc. Confidentes de leurs mutuelles pensées, elles cheminaient vers les confins de la verte prairie pour s'arrêter de préférence près d'un buisson d'églantier, protecteur du gazon destiné à leur opération mystérieuse. Chacune d'elles choisissait trois brins d'herbe, dont elle coupait les extrémités pour leur donner la même longueur; puis elle attachait à chacun d'eux un fil de soie de couleur différente. Le noir représentait le célibat! le rouge, l'amant inconnu; le vert, symbole de l'espérance, désignait l'objet des voeux secrets de la jouvencelle. Après dix jours d'attente, l'oracle se prononçait pour la condition ou pour l'amant désigné par celui des trois brins qui avait surpassé les deux autres en hauteur.

Comme tous les hommes avancés en âge, j'aime à raconter les souvenirs de ma jeunesse. Je sais que les préjugés, quels qu'ils soient, sont une altération de notre jugement; pourtant, je ne puis m'empêcher d'attacher quelque prix à ces douces erreurs qui contribuent tant aux jouissances de l'âme.

Toutes les idées de mon enfance se représentent à mon esprit; il n'est pas jusqu'à mon oreille qui ne se ressouvienne des chants rustiques du pâtre et des pastourelles des Trixhes et des coteaux des environs de la citadelle. On sait (la remarque est juste) que les troupeaux paissent plus longtemps et avec plus d'activité au son de la voix humaine.

Je note ici le Ranz-des-vaches de la montagne Ste­Walburge, qui, selon moi, présente assez bien le rhythme de la musique du moyen-âge; j'y joins les paroles telles que je les ai retenues (8).

La fête de St-Henri, patron de la citadelle, ramenait chaque année des amusements attendus avec impatience. Point de fête dans ce temps-là qui ne fût précédée de cérémonies religieuses. Assister à une grand'messe en musique, c'était préluder aux plaisirs de la journée. Quel était le bonheur des jeunes garçons de figurer à la procession, vêtus en acolytes! C'était un spectacle majestueux, imposant et pittoresque tout à la fois, que celui qu'offrait la procession de la St-Henri circulant à travers les allées de verdure, escortée par un régiment de vieux soldats, drapeaux déployés, et dont les armes, lorsqu'ils tombaient à genoux à chaque reposoir, imprimaient à la terre une secousse retentissante.

Après un repas qui pouvait passer pour splendide, comparativement à la frugalité de la vie ordinaire, on courait à la danse. Là, les rangs et les grades se confondaient. J'ai vu le général, comte de Berlaimont, conduire le cramion et répéter avec les autres le joyeux refrain de: Vive ly fiesse, ly joleie fiesse, vive ly flesse dy Sint-Hinry! Le comte de Berlaimont et sa jeune, sa belle et noble épouse étaient adorés à la citadelle; ils en étaient l'âme en quelque sorte, c'était par eux qu'elle était vivifiée.

Si l'été n'était qu'une continuité d'amusements, les soirées d'hiver avaient aussi leurs charmes. L'usage patriarchal des réunions de famille régnait à la citadelle. L’on devisait d'anciennes histoires, surtout de celle du chien de la ronde, qui nous faisait tous trembler de peur, nous enfants. Cette histoire est mêlée à d'autres faits, et elle peint trop bien l'esprit d'un temps qui paraît déjà si éloigné de nous pour qu'il ne me soit pas permis de la raconter ici.

Quoique la paix et la tranquillité régnassent dans le pays, le service des remparts ne s'en faisait pas moins avec régularité. Des guérites établies à pierres et à chaux, pour mieux résister à l'intempérie des saisons, étaient placées par intervalles de 500 pas sur les parapets. Les vigies de la haute et de la grande batterie avaient pour consigne principale de veiller sur la ville. En cas d'incendie, elles avertissaient le commandant de la garde du pont. A l'instant, un canonnier, mèche allumée, se rendait à ses pièces, toujours chargées et prêtes à faire feu. Un coup de canon de gros calibre indiquait que le feu était dans la ville: deux coups, qu'il était dans un faubourg, et trois, que le feu avait pris à un édifice public.

Tandis qu'une partie de la garnison prenait les armes pour le maintien de la police, qu'une autre sortait de l'arsenal les pompes et les seaux de cuir, des ordonnances étaient dépêchées à la maison-de-ville et aux couvents des ordres mendiants pour désigner le lieu de l'incendie. Les religieux de ces ordres y couraient avec leurs pompes et leurs seaux, et tous rivalisaient de zèle et d'activité sous la direction des hommes de feu (9). Le vice de construction des habitations d'alors, presque toutes en bois, rendait les incendies fort fréquents; cependant en général, le feu ne consumait guère au-delà de deux ou trois maisons.

Les autres sentinelles veillaient uniquement à la sûreté de la place. Dans les nuits orageuses, quand les vents bruissaient à travers les branches des antiques ormes des remparts, le cri de sentinelle, prenez-garde-â-vous! Ce cri fugitif, répété de distance en distance sur toute la ligne des postes, produisait l'effet de l'écho et imprimait une sorte de sensation mélancolique à l'âme de ceux qui étaient abrités.

A la fin du règne de Georges-Louis de Berg, c'est-à-dire vers l'an 1741, il y avait à la citadelle un major de place d'une dureté inflexible. Toute son occupation semblait être de chercher à saisir les simples militaires en défaut pour se donner le plaisir de les faire punir. Il n'est point de ruses qu'il n'employât, point d'artifices qu'il ne mît en oeuvre pour les surprendre; aussi était-il craint et exécré de tous.

Au nord de la citadelle, sur l'angle saillant formé par la réunion des murailles, était située une guérite que l'on appelait la guérite des 600 degrés. Par une nuit obscure, le sévère major y va faire sa ronde. Pour mieux tromper la sentinelle, il n'a pas honte de marcher sur ses pieds et sur ses mains; mais il a été entendu et reconnu par le vieux soldat. Celui-ci, après avoir crié trois fois le qui vive d'usage, sans obtenir de réponse, fit feu de son arme, et le major resta mort sur la place. La sentinelle fut arrêtée et traduite devant un conseil de guerre; mais elle n'avait fait que suivre sa consigne, elle fut acquittée.

II régnait encore à cette époque des préjugés de toute espèce. Les uns voyaient des fantômes sous l'aspect le plus varié; à d'autres apparaissait l'esprit d'un coupable qui avait péri de mort violente. La peur, cet enfant des nuits, dénaturait les objets aperçus dans l'obscurité et leur donnait, suivant les caprices d'une imagination ébranlée, mille formes et mille couleurs bizarres. Combien de fois n'a-t-elle point fait prendre une borne pour une tour, un pygmée pour un géant! Et que l'on ne dise pas que la peur est incompatible avec l'élévation du caractère, elle n'est souvent qu'une interruption accidentelle des facultés intellectuelles ou morales.

Le régiment de la citadelle se composait d'hommes qui pour la plupart avaient servi chez les puissances étrangères; ils avaient toute la fermeté, toute la bravoure qui caractérise le vrai militaire. Pourtant ces mêmes hommes, ces braves, sont restés longues années sous l'influence d'une panique contre laquelle venaient se briser le courage et le raisonnement.

Peu de temps après la mort du major, la sentinelle des 600 degrés vit, pendant la nuit, une lanterne qui sortait du cimetière. Quoique cette lanterne fût portée par une main invisible, elle n'en rasait pas moins la terre; ses déplacements semblaient indiquer la recherche d'un objet. Enfin, on la voyait se précipiter du haut des remparts et aller se perdre dans la bure des Trixhes (10).

A cette apparition succéda celle d'un chien noir d'une grandeur démesurée, qui, suivant la direction de postes faisait mine d'en examiner les factionnaires. Lorsque ceux-ci étaient rentrés au corps-de-garde, chacun d'eux racontait ce qu'il avait vu. Pouvait-on s'y méprendre? Le chien était un esprit; c'était celui du major qui venait encore les persécuter.

Le chien de la ronde continuait chaque nuit son inspection des remparts; bientôt, ce ne fut plus un mystère pour personne aux environs. La rencontre d'un roquet, pendant l'obscurité, glaçait les pauvres houilleurs d'effroi; mais ce qui mit le comble à la terreur générale c'est l'anecdote suivante dont je puis attester l'exactitude.

Un soldat d'une trentaine d'années, sorte d'esprit fort, aimant à persiffler ses camarades sur le chien de la ronde, était, par une belle nuit, en faction à la porte Ste-WaIburge. Il avait mis son fusil par terre, et le coude appuyé sur l'orifice du canon, il restait dans cette position de repos que le fantassin stationnaire prend volontiers, quand tout à coup il fut violemment renversé par le passage subit d'un gros chien entre ses jambes et son arme. La frayeur opéra sur lui un effet si terrible que lorsque l'on vint pour le relever de sa faction, on le trouva étendu sur le sol, privé de sentiment. Transporté à l'hôpital de la garnison, il y demeura frappé d'une stupeur qui fit longtemps craindre pour sa raison ... Mais laissons là le chien de la ronde.

Nos princes, allemands d'origine, aimaient les courses en traîneaux; ils choisissaient de préférence la citadelle pour en faire le théâtre de ces parties; la surface unie et également congelée du sol se prêtait si bien à ce genre de plaisir! C'était un singulier spectacle que de voir 200 traineaux, à la suite l'un de l'autre glissant dans le carré planté de la parade. Des deux torches allumées à chaque traîneau jaillissaient des flots de lumière qui faisaient scintiller les frimats attachés aux branches d'arbres comme autant de gerbes de diamants.

Il n'était pas un seigneur de la cour qui n'eût son traîneau; les tréfonciers, les abbés, tous les dignitaires de l'État et de l'Église, avaient les leurs; il en résultait le plus singulier assemblage de costumes, qui, vu à la vive clarté de la résine enflammée, présentait un aspect féérique (11).

La citadelle avait donc de fréquents sujets de distraction en hiver, outre celles qu'apportaient le Noël, avec son réveillon et sa messe de minuit; le nouvel an, avec son aimable abandon et ses souhaits sincères; la fête des Rois, avec son gâteau à la fève; le carnaval, qui, pour être moins bruyant qu'à la ville, n'en était pas moins animé par le plaisir. C'était une succession de douces joies, qui ne sauraient être bien appréciées des coeurs émoussés par les passions fortes.

Puisque ma mémoire abonde de souvenirs, je ne passerai pas sous silence l'un de ceux qui ne se réveillent jamais dans mon âme sans y produire une vive émotion, celui du bon et vieux Lacroix.

A l'âge de 18 ans, Lacroix, entraîné par quelques-uns de ses camarades, s'était enrôlé dans un régiment irlandais au service de France, avec lequel il s'embarqua pour Pondichéry. Après sept ans de séjour dans les grandes Indes, il revint à Liège sa ville natale. Son inclination le portant toujours vers l'état militaire, il s'engagea comme simple soldat dans le régiment du Prince en garnison à la citadelle, et il y servit les 30 ans voulus pour obtenir les invalides.

Voilà Lacroix, à l'âge de 55 à 56, condamné à la plus complète inaction. Si l'on ne se rappelait la vie facile de ce temps, on comprendrait avec peine comment les invalides parvenaient à satisfaire à leurs plus stricts besoins. Ils avaient une chambre pour huit, un lit pour deux; le chauffage, la lumière; leur solde était de 14 liards, ou 20 centimes par jour. C'en était assez pour le sobre Lacroix. Bien plus, le croira-t-on? il trouvait encore le moyen de thésauriser. Ah! qu'il fut heureux quand, par ses économies , il se vit possesseur de deux patacons (9 francs 48 c. ). Avec cet argent, il fit l'acquisition d'une brouette, d'une pèle, d'une houe et d'un panier d'osier gris.

On le vit bientôt, tout fier de pouvoir sortir de son involontaire oisiveté, s'occuper matin et soir à réparer les chemins autour de la citadelle, à combler les fossés dangereux près desquels passaient les houilleurs pendant la nuit. Lorsque les pluies d'orage avaient causé de profonds sillons dans les terrains en pente des cultures des Tawes, le tonnerre grondant encore, on voyait Lacroix se diriger avec sa brouette et ses outils vers les lieux où il supposait des dégâts; il y travaillait jusqu'à ce que ses forces épuisées le contraignissent à rentrer chez lui. Le lendemain et les jours suivants, il retournait au même ouvrage s'il était nécessaire. Pendant les nuits d'hiver, la neige avait­elle nivelé le sol, avant l'aube du jour, Lacroix en débarrassait les chemins, ou du moins rétablissait la direction des sentiers, pour que l'ouvrier matinal pût y passer en sécurité (12). Lorsque la gelée avait converti le pavé de Sainte-Balbine et du haut de Pierreuse en une glace menaçante pour les piétons, il y conduisait sa brouette remplie de cendres qu'il semait, et traçait ainsi un sentier protecteur aux laborieuses Botresse qui y descendent de bonne heure avec leur charge.

Chacun bénissait l'homme charitable dont tous les instants étaient consacrés à des actes d'humanité. C'était du peuple Botresses surtout qu'il était aimé. N'était-il pas le gardien de leur vie, sur cette montagne rapide, si fertile en chûtes meurtrières? Toutes le nommaient l'binamé Lacret.

Que l'on ne s'imagine point cependant que sa bienfaisance se bornât à ces soins du dehors. Que de fois il allait, dans les casernes, visiter le soldat souffrant ou malheureux! S'il ne lui restait aucune privation à s'imposer pour le secourir, assis près de son lit, il le consolait par de douces attentions ou par des paroles compatissantes.

Le langage de Lacroix était aussi simple que son âme était pure. Il ne savait ni lire ni écrire; pourtant ce qu'il disait était empreint d'un sentiment et d'une justesse que l'on ne rencontre pas toujours même dans la classe lettrée.

Il était révéré des soldats, dont il se montrait le constant appui. Comme il y avait un poste placé à la demi-lune, plus exposé qu'aucun autre au souffle glacial du vent de nord-ouest, si, parmi les sentinelles de nuit de cette vigie, se trouvait un jeune homme non encore endurci aux veilles des remparts, Lacroix, dont la chambre n'était pas éloignée, tisonnait son feu, allait à la sentinelle et lui disait: mon fils, donne-moi ton fusil et ta capotte (13), et va te réchauffer à mon foyer.

La ronde venait-elle alors à passer, l'invalide criait un qui vive plus argentin que sa voix naturelle; il élevait ou abaissait sa taille suivant celle du remplacé. L'officier de ronde n'était pas toujours la dupe de ce manège. C'était une infraction à la discipline militaire; mais c'était l'oeuvre du vénérable Lacroix: on le laissait jouir de sa vertueuse ruse.

L'ami de tous l'était aussi des enfants, il se plaisait à partager leurs amusements. Comme sa généreuse délicatesse était bien connue, personne ne se serait avisé de lui offrir le moindre salaire; mais lorsqu'il allait dans les chaumières d'alentour, il en rapportait volontiers des fruits de la saison. Alors, il nous réunissait dans sa chambre pour nous en faire la distribution. Les cerises, les pommes, les poires de Lacroix étaient bien autrement savoureuses que celles de la table de nos parents. Et puis, il savait captiver notre attention en nous racontant de jolies histoires de ses voyages lointains. Que d'heureuses heures j'ai passées la veillée près de cet ange de paix, à qui il semblait qu'aimer les hommes et chercher à les obliger, fût la seule existence, le seul bonheur désirable! Mes yeux s'humectent de larmes, au souvenir de ce bon vieillard! Plus de cinquante hivers ont passé sur ma tête, mes cheveux, sont blancs comme les siens l'étaient alors; mais j'ai encore présents à l'esprit et au coeur tout les détails du noble usage qu'il fit de sa vie. Lacroix vécut, et mourut dans l'obscurité, parce qu'il ne soulagea, que des misères obscures. Placé sur un théâtre digne de son admirable caractère il aurait peut-être: mérité de passer à l'immortalité comme un autre Vincent de Paul,

Écrivains de nos jours, détracteurs de tous les bons sentiments, qui vous riez des liens sociaux, de ce que l'on révère et de ce qui console; qui ne croyez à aucune vertu, parce que la vertu ne peut arriver jusqu'à vous, vous regarderiez en pitié l'esquisse que je viens de tracer, si le hasard vous la mettait sous les yeux. Qui sait si vous n'accuseriez point les bonnes oeuvres de Lacroix de n'avoir été qu'un moyen adroit de satisfaire l'intérêt personnel? L'homme honnête se révolte contre vos pernicieuses doctrines. Heureusement, vos tableaux licencieux ne sont que des rêves enfantés par votre imagination, tandis que mon invalide est un être qui a existé, dont quelques contemporains parlent encore. - Si une plume exercée en écrivait la vie, il me semble qu'un tel ouvrage pourrait consoler le coeur des pages presque toujours obscènes des conteurs à la mode (14).

Je ne puis m'empêcher de parler aussi d'un autre invalide, né en France, au village de la Roquette, près de Castres. II serait superflu de dire les divers incidents qui l'avaient amené à la citadelle. Chabardèze (c'est ainsi qu'il s'appelait) n'était point un apôtre de l'humanité comme Lacroix. Si je le mentionne ici, c'est pour signaler en lui un genre d'aliénation mentale auquel les variétés innombrables d'histoires de manie rapportées dans les livres de médecine n'offrent rien d'analogue, que je sache.

L'imagination, qu'il est quelquefois si difficile, même pour l'homme doué de l'entendement le plus sain, de restreindre dans de justes bornes, avait entraîné Chabardèze dans les champs de l'illusion et dans les écarts d'esprit les plus extravagants. Cependant à l'exception d’un délire partiel qui le rendait heureux et content, il se conduisait comme le commun de ses semblables, c'est-à-dire en être raisonnable.

Vers le déclin de sa vie, il parvint à se persuader qu'il était souverain universel de l'empire des fleurs et roi des papillons. Certes, les hommes eussent envié un pareil maître; car Chabardéze n'était occupé que du bonheur de ses sujets. Tout entier au bien-être de leur existence, on le voyait, dans les grandes chaleurs de l'été, un arrosoir à la main, aller puiser de l'eau au grand bassin de la place pour en abreuver la plante qui mourait de sêcheresse. Si, en passant sous les fenêtres des dames de la citadelle, il apercevait des fleurs languissantes de soif, il s'adressait à la propriétaire, en lui disant: « Madame, le roi des fleurs vous prie d'accorder un peu d'eau à celles qui sont sur vos fenêtres. »

Il était recherché des enfants, parce qu'il les aimait beaucoup. Lorsque l'un de nous se distinguait par sa sagesse ou par son application, il s'en approchait d'un air comiquement majestueux, pour lui conférer un titre dans son empire imaginaire. S'il créait un Prince des roses par exemple, il plaçait un bouton de cette fleur à la boutonnière du jeune homme, en lui octroyant le droit de le porter constamment. On ne saurait croire quelle importance nous attachions à cette décoration. Notre ambition en était singulièrement flattée: ce sentiment si propre à chaque âge. Ici du moins il ne produisait que d'heureux effets, il nous engageait à une conduite toujours sage et régulière car le souverain des fleurs ne souffrait pas longtemps les mauvais garnements parmi les dignitaires de sa couronne.

Une jeune et fraîche villageoise nommée Ida, qui chaque matin venait avec sa tante vendre son lait et ses fleurs à la citadelle, avait été remarquée par l'invalide, qui avait fini par éprouver pour elle une sorte d'adoration; il l'associa à sa toute-puissance, en la proclamant reine des fleurs. Quelqu'un lui ayant représenté qu'Ida usurpait un empire qui n'appartenait qu'à Flore, « Flore, répartit Chabardéze, Flore est une vieille C..., qui n'est pas faite pour décrotter les souliers d'Ida: que Flore aille raccommoder les culottes de son vieux Zéphir.»

Ainsi qu'on l'a vu plus haut, le dérangement des facultés intellectuelles du bon invalide était aussi inoffensif que la cause qui y donnait lieu.

Une fois seulement on le vit sortir de la douceur de son caractère. Chacun sait qu'une collection de papillons forme le tableau le plus varié en couleurs qui puisse charmer les yeux. Mlle Philippine de Waseige, fille du lieutenant­colonel du régiment, s'amusait un jour à attraper ces beaux insectes ailés à l'aide d'un réseau. Fur-à-mesure qu'elle avait fait un prisonnier, elle le portait chez elle, le perçait d'une épingle pour le fixer ensuite à un carton. Chabardèze, que le hasard avait amené sur le lieu, regardait avec inquiétude tous les mouvements de la jeune personne en dehors d'une fenêtre. Pendant cet examen, il est tout-à-coup saisi de colère; ses yeux deviennent flamboyants; il se précipite dans l'appartement et s'écrie d'une voix de tonnerre: malheureuse! Qui t'a donc autorisée à, victimer ainsi mes pauvres sujets? Mlle de Waseige jette les hauts cris, on accourt; Chabardèze est arrêté et le colonel fait la sottise de le condamner à quinze jours de cachot.

Je ne sais si, parmi les nombreuses utopies de nos jours, il en est dont les créateurs aient aimé les hommes aussi vivement que notre monomane aimait ses fleurs et ses papillons...

Ida, la Chloris de la citadelle, abdiqua sa souveraineté en se mariant avec un cultivateur du hameau des Roches. Chabardèze, désenchanté de ses heureuses illusions, mourut peu de temps après.

Une autre histoire, qui ne m'a pas laissé une impression moins vive, quoique d'une nature différente, est celle du sergent de Launay.

La place de sergent dans une des compagnies du régiment de la citadelle était recherchée, parce qu'elle était lucrative. On n'y arrivait pas par rang d'ancienneté; elle s'achetait, ou il fallait de puissantes protections pour l'obtenir. Ce ne fut donc point sans surprise que l'on vit arriver à ce grade un Français de bonne mine dont la mise et le ton annonçaient un homme au-dessus du commun. On ignorait qui il était, d'où il venait; on savait seulement qu'il était protégé par Jean-Théodore, le prince régnant. De Launay (c'est le nom qu'il se donnait) demeura longtemps le sujet de toutes les conversations et de toutes les suppositions. Ses habitudes formaient le plus frappant contraste avec celles des habitants de la citadelle; il ne frayait qu'avec un petit nombre d'eux, et il ne sortait de son logement que lorsque son service le requérait.

Six mois après son installation, arriva chez lui une jeune et avenante Française nommée Thérèse Hamont qui prit le gouvernement de son ménage. Elle amenait avec elle des coffres, des malles contenant des livres, des instruments de physique et quantité d'ustensiles de laboratoire de chimie, qui bientôt occupèrent tous les moments de loisir de son maître. La culture de ces sciences le rendit singulièrement suspect à ses voisins. Ses expériences physiques furent qualifiées d'oeuvres diaboliques. L'usage qu'il faisait de ses fourneaux et de ses creusets le fit accuser de changer le fer en or... Tout en lui dénotait un sorcier... Aussi vécut-il dans l'isolement le plus complet.

Après deux ans de séjour à la citadelle, Thérèse fit une absence qui dura six mois, et lorsquelle revint, elle portait dans ses bras une petite fille nouvellement née. C'était sa nièce, disait-elle, l'enfant de sa soeur, qui la lui avait léguée en mourant.

Vers ce même temps, il arriva une aventure fort singulière, où de Launay figura comme principal acteur. Il était passionné pour toute espèce de sciences, mais particulièrement pour celles dont l'objet est l'observation de la nature. Une superstition encore assez commune alors dans certains pays empêchait de se livrer à l'étude de l'anatomie; on considérait l'étude de cette science comme une sorte de sacrilège, lorsqu'elle s'exerçait sur les corps humains excepté ceux des suppliciés.

Un soldat, que l'on trouva pendu dans sa chambre, donna à de Launay le moyen de se livrer à ses goûts anatomiques. Le corps du suicidé fut enterré hors du cimetière.

Le chirurgien-major-en-chef d'alors était le savant Demets, qui demeurait au-dessus de la porte Vivegnis. Sa maison (15) avait une porte de derrière qui communiquait aux 600 degrés, lesquels longeaient le mur séparatoire des vignobles et venaient aboutir à la poterne des fortifications, à proximité du magasin à poudre. De Launay obtint de Demets la permission de transporter le pendu dans son amphithéâtre et de le disséquer sous sa direction. Accompagné du chirurgien sédentaire de la citadelle et aidé par deux sergents ses confrères, il alla donc vers neuf heures du soir déterrer le corps, et tous ensemble ils le portèrent péniblement jusqu'au-dessus des 600, degrés. C'était au mois de décembre; la terre était couverte de neige et durcie par la gelée. Ils conçurent l'idée, pour se décharger de leur fardeau, de s'en servir en guise de traineau. Nouveaux fils-Aymon, chevaliers d'étrange espèce, les voilà à califourchon sur la bière, se laissant glisser sur cette pente rapide et se dirigeant de leur mieux des pieds et des mains; mais leur course, dans sa progression, acquiert bientôt une telle vitesse que le chirurgien et les deux sergents sont désarçonnés. De Launay, qui ne peut arrêter la funèbre monture, vient heurter contre la porte du vieux docteur. Cette porte est enfoncée; le cercueil vole en éclats; le cadavre et de Launay ensanglanté viennent rouler aux pieds des demoiselles Demets, qui tricotaient à côté de leur mère. Je laisse à penser quel fut leur effroi. Une d'elles en contracta la jaunisse.

Non seulement de Launay assista à la dissection du Cadavre, mais il en rapporta le squelette dans sa demeure, et en scia le sommet du crâne, qui devint la tasse à boire de la jeune Victoire, l'enfant d'adoption de sa gouvernante (16).

Au printemps de 1787, cet homme mystérieux reçut la visite d'un personnage de distinction, à en juger par la riche livrée que portait le domestique dont il était suivi. Ils restèrent renfermés ensemble pendant deux heures. Depuis ce moment, de Launay devint d'une sauvagerie farouche, il ne laissa plus pénétrer personne dans sa chambre. Peu d'heures avant de mourir, il demanda l'aumônier de la citadelle, qui lui administra les secours de la religion.

On n'avait aucun reproche à faire à cet étranger: il saisissait volontiers toutes les occasions possibles de faire le bien; et pourtant, si l'on avait osé manifester ses sentiments, son enterrement aurait été une réjouissance pour les habitants de la citadelle.

Il était, je ne sais pourquoi, haï et redouté des enfants. Chose extraordinaire! Peu d'instants après qu'il eut été mis en terre, ceux de la citadelle se réunirent, ramassèrent des pierres partout où ils purent en trouver et en élevèrent une pyramide sur la fosse, non pour perpétuer la mémoire et le nom de de Launay, mais dans la crainte enfantine qu'il ne sortit de la tombe.

Un autre étranger, dont je dirai aussi l'histoire, ne fut pas aussi inoffensif et excita, à plus juste titre, l'indignation générale.

Vers l'an 1781, un certain L., comte de L., vint se fixer à Liège. Repoussé par sa famille, dont il avait encouru la disgrâce, il s'y trouvait sans ressource et dans un état voisin de la mendicité.

Il n'est aucune ville où les étrangers soient aussi bien reçus qu'à Liège. Il suffit de la moindre recommandation pour y trouver plus que de la simple politesse, et pour être admis dans la société de ses habitants avec autant de cordialité que si l'on était né parmi eux. Aussi l'hospitalité liégeoise est-elle généralement citée.

Il ne fut donc pas difficile au sieur L. de s'introduire dans plusieurs bonnes familles. Peu de temps après, il épousa la baronne de B., dame de B., par le crédit de laquelle il obtint une compagnie à la citadelle.

De ce mariage naquirent trois enfants, un garçon et deux filles. L'aînée de celles-ci, à l'âge de treize ans s'enfuit de la maison paternelle pour se réfugier chez les parents de son père à Paris; elle y épousa son oncle (c'est la branche des L … de N... )

Quelques années après, arriva à Liège, avec grand fracas, dans une voiture à quatre chevaux, un homme d'assez mauvaise mine, se disant le prince de Chio. Par cette disposition souvent fatale à accueillir trop facilement les étrangers, celui-ci ne fut pas seulement reçu dans nos premières maisons; le prince-évêque lui-même, l'invita à sa table.

Cependant le ton et les manières plus que, plébéiennes de ce nouveau débarqué firent naître des soupçons sur l'authenticité de son rang. Son fils, au, contraire, était un cavalier des plus séduisants; il paraissait avoir reçu une éducation accomplie. Il rencontra à là cour la comtesse Adelaide de L..., jeune personne remarquable par sa beauté: il l'aima, fut payé de retour et la demanda en mariage. Éblouis par une alliance qui flattait leur vanité, les L… repoussèrent avec indignation le conseil prudent qu'on leur donna de ne point accorder leur consentement, avant qu'il leur fut bien prouvé qu'ils ne livraient point leur fille à un aventurier. Le mariage eut lieu. Mais à peine trois mois étaient-ils- écoulés, que l'on apprit par la police de Paris que le soi-disant prince de Chio n'était qu'un vil intrigant, ancien valet-de-chambre de celui dont il usurpait le nom, et qu'il avait accompagné dans ses voyages. Son maître ayant été tué en duel, il s'était emparé de ses titres et de ses effets, et se faisait passer pour le prince de Chio. A cette nouvelle, grande fut sans doute la confusion des L... Les faux princes se refugièrent à Maëstricht. Vainement on proposa à la jeune épouse de faire dissoudre son mariage pour cause d'erreur dans la personne. Elle idolâtrait son mari, elle voulut partager son sort et sa mauvaise fortune. Ce malheureux, après avoir tenté tous les moyens possibles pour satisfaire aux premiers besoins de la vie, se vit réduit à faire le messager de Maëstricht à Herstal. Enfin, ces époux allèrent se fixer à Wetzlar, où le mari obtint une place d'huissier à la chambre impériale. Sa femme se fit laveuse de bas de soie. Ils eurent plusieurs enfants, et l'un d'eux est actuellement major au service d'Autriche.

Le comte de L... continuait à habiter la citadelle. Son fils était un grand jeune homme dont l'intelligence n'excédait pas les bornes d'une cervelle mal organisée. Dans leur voisinage logeait le major de place V…, père d'une fille unique qui, sans être belle, joignait la fraîcheur de la jeunesse à l'amabilité la plus séduisante. Les deux jeunes gens s'aimèrent et se le dirent. Grand courroux de la part du comte, en apprenant que son fils se permettait d'aimer sans son consentement: il le mit militairement aux arrêt dans sa chambre. Mais l'amour est ingénieux pour surmonter les obstacles qu'on lui oppose. Les amants communiquèrent par lettres et conçurent le projet le plus extravagant. Ils résolurent de se trouver le dimanche suivant à la grand'messe de Saint­Servais et de s'y marier. En effet, au moment de l'élévation de l'hostie, ils pénétrèrent dans le choeur, se jetèrent à genoux au pied de l'autel, se prirent par la main et crièrent à haute voix qu'ils attestaient, devant Dieu et devant les hommes, qu'ils se prenaient réciproquement pour époux et épouse. Une scène de cette espèce produisit une singulière rumeur parmi les assistants. Il faut croire que la démarche du jeune couple n'avait pas été tenue secrète; car à leur sortie de l'église, des sbires qui les attendaient à la porte les arrêtèrent et les conduisirent, Mlle V... aux Dames sépulcrines de Sainte-Walburge, et L... à la maison de réclusion des Frères Célites. La jeune personne ne sortit du cloître que pour épouser M. B..., à qui il fut donné une sous-lieutenance à la citadelle. Ce fut un bonheur pour elle; car jamais union n'a été mieux assortie. M de B... existe encore et conserve toute l'aménité de son jeune âge.

L... épousa Mlle M… et obtint la survivance de la compagnie de son père. Je me rappelle fort bien ce singulier ménage, et la vieille mère de l'époux, qui ne se nourrissait que de sucre blanc, pour arrêter les progrès d'un cancer qui lui dévorait la figure. Dans un méchant galetas, qu'ils qualifiaient du nom pompeux de grand salon, était un portrait qui représentait sa fille Adelaïde; elle ne manquait jamais de m'y conduire, et me disait: «Voyez, mon petit ami: voilà le portrait de ma fille, la princesse de Chio. »

Ce fut à l'une des plus nombreuses réunions de tout sexe et de tout rang que Liege verra peut-être, que se manifestèrent d'une manière ostensible les premiers signes des troubles qui éclatèrent plus tard.

Au mois d'octobre 1786, Blanchard vint Liège; il obtint dès États l'autorisation d'élever un ballon à la citadelle et d'y établir le laboratoire propre à lui fournir le gaz nécessaire à son expérience. A cette époque, la découverte des aérostats était considérée comme la merveille des merveilles. En effet, un homme assez hardi pour franchir les régions atmosphériques dans une frèle machine devait naturellement exciter l'admiration.

Toute la population du pays attendait la vue de ce prodige avec la plus avide impatience. Le 18 décembre, jour fixé pour l'ascension, on ne laissa entrer dans la citadelle que par le petit pont, afin de faciliter à M Blanchard la levée du paiement des cartes qui, suivant leur prix, désignaient les amphithéâtres plus ou moins rapprochés du point de départ du ballon. Pour empêcher la confusion, on y avait placé un piquet de 30 hommes. La foule, se précipitant pour entrer, forma un tel poids sur le pont que les poutres en craquèrent d'une manière effrayante. Sans deux barres de fer qui les liaient ensemble et qui furent pliées, il s'écroulait. Les masses se succédant et poussant toujours les premières en avant, des milliers de personnes allaient être jetées dans le précipice qui était devant elles. Dans ce danger imminent, l'officier de service et ses soldats firent, au risque de leur vie, des efforts surhumains pour faire reculer la multitude. On conçoit que de ce mouvement rétrograde dut résulter une grande presse. Un ancien bourgmestre, plus tard l'un des chefs de la révolution qui s'ourdissait, saisit l'occasion de faire de la popularité. Du milieu de la foule, on entendit sa voix nasillarde donner au généreux officier la qualification de satellite... Respectez le peuple, s'écriait ce don Quichotte, en brandissant sa flamberge; ne craignez rien, mes amis, je suis ici pour vous protéger: j'y laisserai ma vie, s'il le faut (17). Mais à l'instant même et en un clin d'oeil le grand pont-levis fut baissé, et la libre circulation rétablie.

Les tambours de la garnison battirent aux champs à la venue du prince, qui arrivait entouré des membres de l'ordre équestre. Il alla se placer en face de l'immense barraque en planches qui cachait le ballon à tous les yeux.

Au signal donné par une salve d'artillerie, la devanture tomba d'une seule pièce, et laissa voir le ballon gonflé, brillant de couleurs diverses et se balançant majestueusement, maintenu à quelques pieds de terre par douze hommes, au moyen de cordes. Blanchard était dans la gondole. Ayant été amené dans cet appareil vis-à-vis du prince, M de Berlaimont, assise à côté de celui-ci, descendit de l'estrade, un bouquet de fleurs à la main, et le présenta à l'aéronaute. Blanchard, affectant de se courber pour le prendre, commanda aux soldats de lâcher les cordes: le ballon partit avec la rapidité d'une flèche; mais Blanchard s'était adroitement laissé couler par terre... Alors Hoensbroeck se tournant vers les Nobles rangés près de lui, leur dit: « J'étais prévenu du tour malveillant qui vient d'être joué; mais je ne pouvais croire que cet audacieux étranger consentirait à flétrir son honneur et sa réputation en se prêtant à une action qui offense tout un peuple. »

Et puis, s'adressant à Blanchard qui simulait la syncope, il ajouta: « Je ne suis point la dupe de votre méprisable jonglerie, monsieur; vous allez être gardé à vue jusqu'à ce que vous ayez confectionné un nouveau ballon; et si vous ne partez pas avec lui, vous serez livré au bras de la justice, qui vous fera trancher la tête comme voleur des deniers publics. » Cela dit, il remonta sur le champ en voiture et retourna à son palais. (18)

Le second ballon partit en effet avec Blanchard le mercredi, 27 du même mois, à 11 heures du matin. Hoensbroeck dédaigna d'assister à l'ascension: il alla ce jour là promener en voiture au quai St-Leonard.

Le premier ballon donna naissance à l'anecdote suivante dont je ne veux pas garantir l'authenticité, quoiqu'elle ait été rapportée par les feuilles publiques du temps.

Dans un coin de l'Ardenne est un village dont l'église est aussi pauvre que ses habitants. L'habit du patron tombait en lambeaux; celui de Notre-Dame était dans le même état de vétusté. Désireux de remédier à cette misère, les paroissiens firent une collecte générale; mais la somme recueillie se trouva si exiguë qu'à peine suffisait-elle pour faire vêtir une des deux statues. Il s'en suivit une longue délibération pour savoir laquelle aurait la préférence. La pluralité des suffrages favorisa le patron du lieu; en conséquence, il parut clinquant-neux à la Solennité-suivante. Mais quelques jours après, quel ne fut pas l'étonnement des bons villageois, quand ils aperçurent un globe formé d'une étoffe d'une éclatante beauté descendre du ciel et venir se poser sur leur église! ... Ils crurent que c'était un cadeau de la Vierge, envoyé par elle à son image. Enchantés de ce miracle, ils se hâtèrent de faire dépecer le ballon et d'en faire façonner pour Notre-Dame un habit qui fit pâlir celui du saint Patron.

Je dirai peu de choses du privilège porté le 14 mai 1787, « qui défendait de donner des assemblées, des bals et des jeux de hasard dans aucun autre endroit du pays que dans les deux maisons: la Redoute et le Vaux-Hall de Spa (19).

L'empire n'a que trop et trop longtemps retenti des divisions bruyantes élevées à Spa au sujet de ce privilège exclusif .... (20), déclaré nul et illégal, comme inconstitutionnel, par l'abbé Jehain (21)(22).»

Le parti opposé à Levoz et consorts, les membres de l'ordre équestre, répondait: « Comment peut-on se refuser de voir qu'accorder la liberté des jeux, c'est ruiner Spa et en faire un désert ?... Comptons seulement, parmi les joueurs qui fréquentent ce bourg, cent maîtres-ès­arts en sciences de jeux, initiés dans le mystère de fixer la coquetterie de la fortune et de l'enchaîner sous leurs doigts. Si l'on voulait permettre de jouer dans chaque maison à des jeux de hasard, il faudrait le faire sans l'inspection de la police, qui n'a ni la qualité de la toute science, ni celle de la toute-présence. Ne se formerait-il pas alors des tripots et coupe-gorges sans nombre dans les maisons particulières? et n'en résulterait-il pas des disputes et meurtres, où l'assassinat couronnerait le vol? L'étranger fuira: la liberté des jeux entraînera la ruine de Spa (23). »

Je ferai grâce à mes lecteurs des nombreux et emphatiques écrits qui parurent à ce sujet, et où il fut fait une si forte dépense de grands mots pour exprimer de petites choses. Comme le dit fort bien un de nos savants compatriotes (24), « il est une grande vérité en morale comme en politique: on ne fait pas des révolutions avec des in-folios. »

Je ne veux rapporter, de la révolution de 1789, que quelques faits dont la citadelle a été le théâtre, en me conformant toujours à ce principe: que, lorsqu'on s'occupe de l'histoire, il faut, à l'exemple de Tacite, n'être ni pour Othon ni pour Vitellius écrire sans, haine et sans prévention sine irâ et studio.

La tranquillité cessa de régner à la citadelle dès le mois de juin 1787, lorsqu'il en partit pour Spa un détachement de cent hommes avec deux pièces de canon, commandé par le capitaine Brabant (25). Chacun craignait de voir commencer la guerre civile. Heureusement la querelle se termina alors d'une manière plus pacifique; on en référa à la chambre impériale de Wetzlar, qui par une sentence tardive condamna Levoz et l'ordre équestre, menaçant les membres de ce corps d'être punis en toute rigueur comme instigateurs de sédition.

Par suite de ces divisions intestines, les finances de l'État ayant été obérées, on rétablit l'impôt des 40 patars (frs. 2-37). Cet impôt fit jeter les hauts cris aux Liégeois, qui n'étaient assujettis à aucune contribution. L'effervescence des esprits échauffés par les agitateurs fit prévoir une catastrophe prochaine.

« Cependant, l'administration du pays de Liege, dit de Feller (26), était calquée sur les principes de douceur et de la véritable liberté. Il n'y avait pas de plage plus heureuse sur la terre, où tous les genres de propriétés, de droits, de jouissances fussent mieux assurés. »

« Quel gouvernement plus digne d'être aimé (27) que celui qui, ne présumant point qu'on pût jamais méconnaître ses avantages, ne voulait exister, que par la constante affection du peuple, plutôt que par la force réprimante de l'autorité souveraine? Ce beau caractère de notre constitution, si honorable pour ses auteurs, pouvait-il être transformé en vice, si, ce n'était par des factieux? Que lui manquait-il en, effet qu'un peuple vertueux qui se respectât ? Où aurait-on trouvé un seul pays en Europe, où. les charges publiques, fussent moins onéreuses, où le commerce et l'industrie trouvassent plus de facilités et de ressources, les pauvres plus d'aumônes et de secours; où les lois, dans la crainte de frapper l'innocence, procédassent avec plus de circonspection, s'environnassent de plus de formes? Existait-il un seul État où le peuple jouît d'une plus grande liberté, et où une sage égalité politique rapprochât et resserrât plus étroitement les citoyens des différentes classes, réunis dans tous les conseils et dans tous les tribunaux? »

Parmi toutes les constitutions connues, il n'y en avait point d'aussi avantageuse pour la liberté, et immunité du citoyen que la liégeoise (28); elle surpassait même en ce point, a dit le célèbre Mirabeau, celle de l'Angleterre si justement enviée des nations. (29) »

Depuis la Paix publiée le 26 février 1684, le calme avait régné dans le pays et particulièrement dans la ville (30). « C'est de cette époque que date l'adoucissement de nos moeurs et notre vraie liberté, dans la jouissance pleine et entière de nos droits et dans la cessation des troubles et des factions sans cesse renaissantes. Cent années d'une police mieux réglée et d'une plus sage administration avaient à peine effacé chez nos voisins des préjugés défavorables aux Liégeois, occasionnés par la fréquence de l'anarchie (31), quand des hommes cupies ou ambitieux vinrent satisfaire leurs passions aux dépens de l'ordre social et du bonheur public. »

La révolution liégeoise de 1789 n'est pas assez éloignée de nous pour qu'il soit possible d'en écrire l'histoire sans blesser beaucoup de personnes encore vivantes. Ceux qui désirent la connaître ne doivent pas s'en rapporter absolument aux nombreux écrits de l'époque, qui portent presque tous le cachet de l'un des deux partis. Il faudrait avoir la patience de lire les uns et les autres, pour discerner ainsi la vérité à travers l'exagération ou la mauvaise foi dont ils sont empreints.

C'est le 16 août 1789 que se manifestèrent Ies avant-coureurs de la révolte par des rassemblements tumultueux. Le nom de l'avocat Piret (32) était dans toutes les bouches; on avait excité contre lui l'animosité publique, en le présentant comme auteur d'un mémoire qui défendait les droits du Prince et des États (33).

On promena dans tous les carrefours de la ville un mannequin formé de chiffons et de paille, représentant cet avocat. A chaque halte, on lui donnait des soufflets; quelques hommes de la lie du peuple s'érigèrent en tribunal et condamnèrent l'effigie à être exécutée. L'exécution eut lieu; ensuite, la cohorte, poussant des hurlements affreux, traîna le mannequin décollé sur le pavé jusque près de la garre, au commencement du quai St.-Léonard; puis elle le jeta dans la Meuse, et comme il flottait sur la rivière, elle le poursuivit à coups de pierres jusqu'à Coronmeuse.

Le 17, on vit de nouveaux rassemblements; la cocarde patriotique (34) fut portée ostensiblement. La fermentation du mouvement révolutionnaire allant toujours croissant, les deux bourgmestres, de Ghaye et de Villenfague de Sonne, se rendirent à la maison-de-ville, où ils convoquèrent le corps municipal. Les membres de ce conseil n'y arrivèrent qu'en traversant une foule menaçante. Réunis en assemblée, la plupart d'entre eux étaient saisis d'effroi, et la parole expirait sur les lèvres.

Le bourgmestre Ghaye seul présentait un front calme. Inaccessible à la crainte, l'un des traits les plus distinctifs de son caractère était une aversion profonde pour les actes illégaux et les démonstrations subversives de l’ordre. Austère pour lui-même, il l'était aussi pour les autres:

« Que celui qui sera trouvé porteur d'une cocarde, dit le courageux magistrat, soit arrêté sur le champ et conduit dans les prisons de l'État. Messieurs, ajouta-t-il, en s'adressant au conseil, si, depuis des siècles, les lois qui nous gouvernent constituèrent notre magistrature comme asile protecteur du peuple, elle est aussi la gardienne fidèle de ses pouvoirs. Les lois éternelles des sociétés fixent à chacun ses droits. C'est sur leur garantie que reposent la durée des États et la prospérité publique. Si ma franchise vous intimide, organe- de la justice, je ne songe qu'à remplir les devoirs sacrés qu'elle m'impose; ceux qui en sentent l'importance savent au besoin mourir pour elle, parce qu'elle est la base de l'ordre et du-bonheur de la patrie. »

Cette courte allocution rendit de la fermeté au pusillanimes; le recès contre les porteurs de cocardes fut signé, malgré la protestation du second bourgmestre et de ses conseillers Dethier de Grimonster, Wéry, Bourguignon, Dewandre et Palante (35). Mais ce recès demeura sans effet, parce que les citoyens paisibles, quoi qu'en plus grand nombre, restèrent inactifs. II en est presque toujours de même au commencement des révolutions.

Le lendemain 18, le tocsin, se fit entendre; les ouvriers sortirent de leurs ateliers pour parcourir les rues. Les habitants des faubourgs et des villages voisins, obéissant à ce sinistre signal, se hâtèrent de se rendre sur les places publiques et notamment sur le grand marché, où se trouvaient, pêle-mêle, l'armurier à la figure noircie, le maçon avec sa veste de travail, le charpentier, le menuisier et le forgeron avec leurs tabliers de peau souillés de boue ou de cendre. Le plus grand nombre portait la blouse bleue; on y voyait aussi des citadins, formant un contraste par l'élégance de leurs vêtements.

Le bourgmestre Ghaye, bravant les insultes et les vociférations de la multitude, qui encombrait les avenues de l'hôtel-de-ville en monta l'escalier avec le sang froid qui lui était nature!.

Le marché représentait une espèce de mer en tourmente, quand il en sortit environ 200 personnes armées. A leur tête se remarquaient Chestret, Fabry, Cologne et Gossuin, tenant l'épée nue à la main. Ils montèrent à la maison­de-ville et arrivèrent près de Ghaye comme il se mettait en devoir d'ouvrir son porte-feuille, pour lui annoncer que la voix du peuple avait déclaré son élection nulle et que la nation lui ordonnait de remettre les clefs magistrales (36). Ghaye répond qu'il est surpris que l'on ose parler avec si peu de respect au premier magistrat de la ville; il ajoute que, ne tenant point son mandat de gens égarés (36), il n'a rien à leur rendre et qu'il ne quittera l'hôtel-de-ville qu'à la dernière extrémité. Ces hommes, de plus en plus furieux, ne se proposaient rien moins que de le jeter par la fenêtre, quand Chestret, aidé de quelques bons bourgeois, parvint à le soustraire à la rage populaire, et le reconduisit chez lui en le faisant passer par des rues détournées. Son collègue, de Villenfagne, retourna tranquillement à sa maison sans avoir besoin d'escorte.

Les bourgmestres étant expulsés de l'hôtel-de-ville, les patriotes se mirent à saccager leurs armoiries et celles des deux bourgmestres leurs prédécesseurs, MM. de Mélotte et Plomteux. Lorsqu'il n'y eut plus rien à briser, une voix s'écria: chez Ghaye ! Allons citez Ghaye ! Tous répétèrent le même cri et, sortant comme un torrent, l'épée nue à la main, ils se dirigèrent vers la place St-Jean, où demeurait le bourgmestre Ghaye (37). Arrivés là, ils lui demandèrent les clefs magistrales d'un ton impérieux. Ghaye répondit avec calme qu'il ne pouvait les leur livrer. Alors, un de ces forcenés lui mit la pointe de son épée sur la poitrine, en disant: fais-y attention: est-ce oui ou non (38) ? Le vieillard allait périr victime de sa rigoureuse probité magistrale, lorsque le grand greffier Cologne s'élança entre lui et l'assassin. Les clefs furent prises et non livrées, ainsi que le porte-feuille du bourgmestre.

De la place St.-Jean, la cohorte, faisant trophée de sa glorieuse conquête, se porta en Vinave-d'Ile, chez le second bourgmestre (39), qui ne fit aucune difficulté de rendre ses insignes. De son balcon, il vint même saluer le peuple de son chapeau, auquel on remarquait une énorme cocarde patriotique. A cette vue, les cris de vive Villenfagne! éclatèrent. N'ayant plus d'ennemis à vaincre..., plusieurs remirent leur épée dans le fourreau; mais, dans ce mouvement, un maladroit blessa le greffier Cologne au-dessous du mollet (40).

Satisfaite de ce premier exploit, la troupe reprit le chemin de la maison-de-ville, tambour en tête. A son arrivée sur le marché, Chestret, monta sur le perron et prononça cette courte harangue:

Mes amis, vous devez être contents; vous avez cassé l'ancienne magistrature. Procédez maintenant l'élection de vos nouveaux magistrats .....Chestret et Fabry! cria-t-on ... Sic factum et l'heureuse révolution (41) fut à l'instant proclamée à son de trompe.

Sous cette perspective où butte le bonheur,

Où chacun va bientôt devenir grand seigneur,

On vit d'abord le peuple, au bruit toujours agile,

Venir de tous côtés à la maison-de-ville,

Où déjà des mutins le nombreux escadron

S'était, par violence, emparé du Perron;

D'où, de l'ancien conseil, en mépris de ses titres,

Etc., etc .................. (42).

Tandis qu'une députation de la nouvelle régence va au château de Seraing engager le prince Hoensbrocck à revenir à Liège pour donner son adhésion à l'acte de la régénérescence nationale, et que, pour d'autant mieux célébrer sa rentrée, la populace va aux prisons élargir les prisonniers détenus pour dettes, avec lesquels les voleurs et les assassins furent également délivrés (43), jetons un coup d'oeil sur ce qui se passait à la citadelle.

On y était en parfaite sécurité. Pouvait-on présumer que des gens inoffensifs eussent quelque chose à redouter de leurs concitoyens?

Vers deux heures de l'après-dînée, une multitude d'hommes de la lie du peuple conduits par deux furies s rua dans les places et s'empara des casernes. Les soldats essuyèrent les plus cruels traitements; les insurgés, s'étant saisis de leurs armes, entrèrent bayonnette au bout du fusil chez le commandant, M. de Buchwald, en criant: Les drapeaux! donnez-nous les drapeaux? Le vieillard presque nonagénaire se leva du fauteuil où il était assis et leur répondit avec calme: les drapeaux appartiennent à mon maître; je suis trop faible pour les défendre; mais vous les donner volontairement, plutôt périr! (44)

Après l'enlèvement des drapeaux, ils forcèrent le magasin à poudre. Cent tonneaux de poudre et six plus petits de pierres à fusil furent défoncés à coups de bâche; le tout se répandit sur le plancher, de manière que les dévastateurs, avec leurs gros souliers garnis de clous, y marchaient jusqu'aux genoux! On se demande par quel prodige il n'en est point jailli une étincelle, qui, en allumant la poudre, aurait fait sauter la citadelle. Les débris de cette masse de constructions auraient écrasé une partie de la ville.

Les deux furies amazones, voulant emporter un glorieux trophée de leur incursion, conduisirent les patriotes à la haute-batterie pour la démolir. Elles attendirent au pied des remparts la chûte du premier fragment; elles le mirent dans un mouchoir, avec lequel faisant le moulinet, elles reprirent le chemin du Péry, escortées de la populace, qui faisait retentir l'air du cri de vivat!

Je les vois encore descendre, avec leurs robes blanches, les cheveux épars, la figure enflammée par la passion, offrant l'image de deux Bacchantes, courir à la maison-de-ville, offrir ce premier débris du séjour de la tyrannie (45).

A la fin du jour, le canon, les cloches de toutes les églises, les trompettes, les tambours et les vociférations de la multitude ivre, - horrible concert, formant un tapage infernal! - signalèrent l'arrivée du Prince, accompagné des modernes triumvirs (46).

Ses chevaux furent dételés au quai d'Avroy, près de la chapelle du Paradis. Sa voiture, traînée à bras, était entourée d'une foule immense, d'où s'échappaient, au milieu des cris de: ès l'aiwe, hierchil' ès Mouse, ly rossai chin. (A l'eau , trainez-le à l'eau, le chien de roux), quelques cris plus rares de vive Constantin !

Le cortège étant parvenu à l'hôtel-de-ville, un ancien fripier, nommé Bouquette, fut un de ceux qui se présentèrent pour ouvrir la portière. Il prit le prince par le bras, et tout en montant les marches du, perron il lui fixa sur la manche la cocarde aux deux couleurs, en disant d'un ton goguenard à son vénérable bienfaiteur (47): Louki, grand'père, ki soula v'va bin! n'âï nin paou; vo n'polè ma. (Voyez, grand père, que cela vous va bien! n'ayez pas peur, vous ne risquez rien) (48).

Le tremblant Hoensbroeck fut introduit dans la salle du conseil éclairée d'une seule chandelle, et où se trouvaient environ 200 personnes l'épée à la main. « Là, il fut contraint par la force et par la menace de renoncer au peu de droits que les limitations antérieures de son pouvoir lui avaient conservés (49); » et comme il hésitait à signer le résultat de la résolution prise le matin (50) une voix menaçante, venant du dehors, fit entendre ces mots: la nation fait demander s'il a signé. Qu'il se dépêche, ajouta la même voix; sinon, l'on va monter ! ...

Après cette nuit orageuse, le prince retourna à Seraing. Le 27 au matin, son chancelier et un officier de ses gardes parurent à l'hôtel-de-ville pour annoncer « qu'il avait pris le parti de s'éloigner de son château, dans l'appréhension que la prochaine journée d'États ne fût trop tumultueuse » (51).

Les écrits du temps mentionnent en détail et jugent diversement tous ces faits. Voici. l'extrait d'un discours adressé par un curé à ses paroissiens:

« ... Mais je crois entendre une voix sortir de cet auditoire et m'objecter ce que les insurgens ne cessoient de répéter: eh! pourquoi est-il parti? que ne restoit-il parmi nous? Il auroit contenté son peuple, et il ne lui seroit rien arrivé de funeste. Ils le désiroient, ces hommes audacieux, qui trouvoient leurs jouissances dans les malheurs publics, dans l'établissement d'une liberté, à tout faire qui nous a coûté tant, de larmes, et qui a fait répandre tant de sang. Ils l disent effrontément dans le triomphes de leur délire; mais les scènes qui s'étoient déjà passées sous les yeux du Prince même, n'étoient-elles pas le présage, ou plutôt le prélude et l'essai de ce qu’on lui préparoit? Livré à des ennemis qui, depuis son avènement à l'épiscopat, le, poursuivoient avec un acharnement incroyable, qui venoient d’envahir toute son autorité, qui l'avoient fait souscrire à sa propre ignominie, qui s'étoient emparés de toutes les forces de l'État, qui avoient désarmé les soldats en dépit de leur serment, pouvoit-il, dans une situation si affreuse, rester au milieu de cette tourbe de conjurés? Et où auroit été la prudence, surtout ayant sous les yeux l'exemple de ce qui se passoit dans la malheureuse France, sur laquelle nos insurgens se mouloient? (52) »

Tout est confusion à Liège; on arme, sans connaître d'ennemis à combattre: la citadelle devient le champ des parades militaires les plus burlesques. C'est là que j'ai vu les campagnards hesbignons armés de fourches, de tridents, de faulx, de bâtons, etc., marchant par quatre de front, l'un du pied droit, l'autre du pied gauche, réglant leur pas sur le son du violon du ménétrier du village. Ceux qui n'avaient point cette musique instrumentale à leur tête y suppléaient en faisant la trompette de leurs lèvres; les autres imitaient la caisse du tambour en prononçant d'une voix grave: tum, tum, tum tum tum. Pour se donner un aspect plus redoutable, plusieurs s'étaient peint d'énormes moustaches avec du charbon brûlé. Cette mascarade, imitée des enfants jouant aux soldats par des hommes en délire, offrait un côté trop plaisant pour ne pas provoquer le rire, si elle n'avait été suivie de scènes dramatiques et de dévastations.

La citadelle ouverte au premier venu est bientôt envahie par la populace, munie de bâches, de couperets, out d'autres instruments tranchants. Le beau jardin du commandant tombe d'abord sous ses coups. Les tulipiers, les catalpas, les cèdres qu'avait plantes Velbruck, sont convertis en fagots: les plantes les plus rares, les serres les plus riches sont détruites pour le seul plaisir de détruire. Les croisées de ceux que l'on soupçonne être restés fidèles au Prince sont brisées, leurs personnes molestées. Un spectacle plus hideux, ce fut la promenade que vinrent faire à la citadelle les paysans de Vottem, traînant avec eux leur curé garotté, couvert de boue et d'ordures. Après avoir délibéré entre eux pour savoir s'ils le précipiteraient dans le grand puits, ils trouvèrent plus beau de le conduire à Liège et de l'attacher par le cou au carcan du Pont­d'île, à l'aide d'un collier de fer tenu par une chaîne à l'un des montants du garde-fou. Là, pendant six heures, le malheureux prêtre demeura exposé aux insultes ignominieuses de ces forcenés. Plus tard, il fut tué à coups de fusil par l'un de ses paroissiens.

Le désordre allait croissant: la journée du 7 octobre vint y mettre le comble. Les ouvriers des faubourgs, poussés en avant par les anarchistes, attaquèrent la cité. Le sang des citoyens coula dans les rues. Parmi les victimes de ce combat se trouva un jeune homme à la fleur de l'âge, dont la mort remplit Liège d'un deuil universel (53) (54).

On était dans la crainte d'événements plus sinistres encore, quand le 30 novembre arrivèrent successivement neuf bataillons d'infanterie prussienne, 1200 hommes de l'Électorat de Cologne, et 800 de l'Électorat de Bavière, avec 200 dragons Palatins, sous le commandement du lieutenant-colonel baron de Schlieffen, gouverneur, de Wesel. Les premiers furent casernés à la citadelle; les troupes des princes co-directeurs du cercle cantonnèrent dans les faubourgs. Si les Prussiens ne firent rien autre chose chez nous que boire, manger et bien se goberger, du moins, tant que dura leur onéreuse présence, les méchants n'osèrent commettre aucun excès. Leur séjour fut de quatre mois et demi; ils quittèrent Liège le 16 avril 1790. Peu de jours après leur départ, 1000 hommes furent employés à démolir la citadelle; tout y fut renversé, à l'exception de la maison du général et de la chapelle. En renversant la citadelle, les citoyens se réintégrèrent dans tous leurs droits (55).

Les Autrichiens, ayant mis fin à la révolution brabançonne, vinrent occuper le pays de Liège. Le retour de Hoensbroeck, qui eut lieu le 13 février 1791, produisit un sentiment général d'allégresse, que l'on n'aurait guère dû prévoir. Parmi les illuminations extraordinaires qui eurent lieu à ce sujet, les contemporains doivent se rappeler, celle de la cathédrale, dont les majestueuses tours en sable et la grande flèche étaient éclatantes de lumière; toute la ville était éclairée comme en plein jour.

On doit dire qu'après la rentrée du Prince, ses officiers n'usèrent point d'une sage modération à l'égard de beaucoup de personnes qui n'avaient été qu'égarées. Certains agents du pouvoir exercèrent de basses vengeances qui révoltèrent les gens sans passion. II n'était pas jusqu'aux sergents de ville qui ne fussent devenus de petits tyrans. La conduite brutale des troupes impériales ajoutait encore aux justes récriminations du parti vaincu.

La première chose dont s'occupèrent les États du pays, ce fut de faire relever les casernes de la citadelle, où s'établit le parc d'artillerie autrichien. On réorganisa le régiment national, qui reprit bientôt son ancienne garnison; tout rentra dans l'ordre accoutumé des choses.

Hoensbroeck, dont la santé était restée chancelante depuis un an, mourut dans son palais épiscopal, le 3 juin 1792. François, des comtes de Méan de Beaurieux, qui lui succéda, fut élu le 16 août suivant. Les fêtes qu'occasionna son avènement étaient à peine terminées lorsque, le 27 novembre, on entendit, entre 8 et 9 heures du matin, une forte canonnade, qui dura jusqu'à 7 heures du soir sans interruption; c'était l'avant-garde du général Dumourier, qui attaquait le corps autrichien posté entre Oreye et Liege. Après une longue résistance et un dernier combat donné à Voroux-Goreux, les Autrichiens se replièrent sur Liege; le Prince en partit le jour même à trois heures de l'après-midi, prenant la route de Dusseldorf. Le régiment quitta la citadelle pendant la nuit. Dirigé d'abord sur Limbourg, il revint le lendemain à Verviers, où le général comte de Berlaimont le fit assembler sur la place, pour lui annoncer qu'il était licencié ...

A cette nouvelle, les officiers rompirent leurs épées, les soldats leurs fusils, de désespoir. « Pourquoi, disaient-ils, nous avoir fait abandonner nos familles, nous amener ici et nous exposer gratuitement à périr victimes de la fureur populaire, ou à être fusillés, comme émigrés, par les Français? Qu'allons-nous devenir? »

C'était un spectacle déchirant à voir que la détresse de ces braves gens. La plupart allèrent se renfermer dans Maëstricht; les autres prirent les chemins les moins fréquentés pour revenir à Liège; ils y rentrèrent en se glissant à travers les convois de guerre de l'armée républicaine, qui passaient par la porte d'Amercoeur se dirigeant sur Herve.

L'ancien régiment français Royal-Allemand monta à la citadelle pour y garder un parc d'artillerie de 150 pièces.

Quel ample catalogue de maux et de misères pourrait fournir le court séjour des armées républicaines dans notre pays! En tenter le récit serait s'exposer au reproche d'exagération. Mais fiez-vous aux écrits du temps! ... La pureté de l'histoire n'est si souvent altérée que parce qu'elle nous est ordinairement transmise par certains hommes, partisans des révolutions, et qui en atténuent les déplorables conséquences.

« Enfin, dit de Feller, dont je cite les paroles sans vouloir l'approuver en tout, le ciel se rendit propice aux voeux des nations opprimées. Le 2 mars 1793, nous vîmes repasser par Liège les débris de l'armée patriote française, battue à Attenhoven. Un grand nombre de bourgeois quitta la ville. Les 3 et 4 furent des jours affreux pour notre malheureuse patrie. On compte au moins trente victimes innocentes assassinées; on promena des têtes dans les rues; les prêtres émigrés fusillés furent jetés dans les fossés des prisons Saint-Léonard (56). Plus de 700 personnes étaient notées: et dans l'espoir que Maëstricht se rendrait, il devait être nommé des commissaires liégeois pour reconnaître les émigrés de leur nation et leur faire subir le même sort. Le 4, Liège était presque désert; ces scènes sanguinaires y répandaient la consternation. Quelques scélérats achevèrent de dépouiller les églises, avant de quitter une ville qu'ils venaient de ruiner. Pendant la nuit, l'on n'entendit que chariots et voitures se dirigeant sur Namur ou Bruxelles. La terreur des volontaires patriotes fut si grande que, dans leur fuite précipitée, ils abandonnèrent leurs magasins. Le 5 fut le jour de la délivrance. Le prince Ferdinand, duc de Wurtemberg, lieutenant-général des armées de l'Empereur, fit son entrée à Liege vers six heures du soir. La joie de cet heureux événement ne put se soutenir à l'aspect des ravages qu'avaient causés les Français, secondés par un certain nombre de Liégeois. Pendant trois mois, cette infortunée ville a offert le spectacle le plus affligeant ... Les églises changées en casernes, en boucheries, en écuries; les prêtres massacrés, les bourgeois vexés jusqu'au dépouillement; la justice anéantie, le règne de l'anarchie, du brigandage, de l'assassinat, substitué à celui des lois, de l'ordre: telle est la somme abrégée des meurtres et excès qui ont comblé cette capitale ... (57)»

Que tous ces charlatans, populaires, larrons,

Et du patriotisme insolens fanfarons,

Purgent de leur aspect cette terre affranchie! … (58)

Guerre, guerre éternelle aux faiseurs d'anarchie! (59)

Les Autrichiens prirent à la citadelle 105 bouches à feu délaissées par les Français. Ils prirent également sur Avroy 12 obusiers, 42 caissons de poudre, des caisses remplies de fusils, et d'immenses magasins d'avoine et de grains (60).

Le 21 avril, le Prince-Évêque rentra dans sa capitale aux acclamations de tout le peuple, au bruit du canon, au son des cloches et des instruments. Les rues, sur son passage, étaient garnies de lauriers, d'arbres verts, et d'arcs de triomphe décorés de ses couleurs.

La citadelle ayant été préservée de la dévastation commune par la garnison qu'y tinrent les républicains, le régiment national, qui sortit presqu'en entier de Maëstricht le 3 mars, jour de la levée du siège de cette ville, vint l'occuper de nouveau. Ses douze compagnies furent remises au grand complet, et il fut augmenté du personnel d'une batterie de campagne.

Si aux grandes convulsions anarchiques succèdent la tranquillité publique, la sûreté des propriétés et des citoyens, effets d'une administration sage et paternelle, il me semble que cet état peut être appelé heureux, au moins relativement; c'est celui dont jouirent les Liégeois, lorsque leur gouvernement se fut reconsolidé. L'industrie, le commerce étaient redevenus actifs et prospères; la ville était animée par la présence d'une innombrable quantité d'émigrés. Pauvres ou riches, tous y étaient accueillis avec cette bienveillance d'hospitalité due au malheur.

Delille a célébré la charité du Prince-Évêque comte de Méan par ces vers:

Pontife des Liégeois, accepte mon hommage!

Le plus près du volcan, tu défias l'orage.

Tes États sont bornés et tes dons infinis (61).

« Le Prince-Évêque de Liège se montra, dès le commencement de l'émigration, l'un des plus empressés à secourir les malheureux Français obligés de quitter leur patrie; mais ses généreux secours ne leur furent pas longtemps utiles; le Prélat vit bientôt ses États envahis, et il fut lui-même bientôt obligé de fuir devant les ennemis de la religion et de la monarchie (62). »

La charité se montra surtout active envers les prêtres fugitifs âgés, pour lesquels s'ouvrirent de fructueuses souscriptions.

La nationalité liégeoise est à l'agonie; encore quelques instants, la principauté de Liège sera rayée de la liste des États européens. Elle va perdre son caractère distinctif et ses libertés, dont elle était si fière, pour lesquelles elle avait combattu pendant tant de siècles. Désormais Liège sera asservie ... et qu'importe pour elle d'appartenir à un grand ou

à un petit empire ... ? Il y a dans le souvenir de l'ancienne indépendance, un charme invincible, un attrait caché, je ne sais quoi de puissant que rien ne peut traduire, ne peut remplacer ... O mon pays! patrie de tant d'hommes courageux! De tous les peuples qui couvraient la face de la terre, le tien possédait seul le premier des biens sociaux, une sage liberté! ...

Ainsi que nous l'avons déjà dit (63), le 26 juillet 1794, le régiment de la citadelle était sous les armes depuis le matin. Le bruit du canon français se rapprochait progressivement. Les souffrances de l'âme se peignaient dans les traits de chacun de nous. C'est que la plupart allaient quitter une épouse, une mère, un fils ou un autre objet cher à leur coeur; ils arrivaient à l'âge où les affections, les habitudes ne se recomposent plus; ils quittaient le lieu de leur naissance, où tout les retenait, pour aller souffrir en pays étranger! Toujours ils reportèrent leurs voeux et leurs souvenirs vers ces lieux si chers; toujours ils songèrent aux amis qu'ils avaient quittés, aux parents qui les attendaient, près desquels ils espéraient encore vivre et mourir... Mais hélas! Ces amis, ces parents attendirent longtemps, et en vain ... La guerre, la misère, le chagrin, terminèrent l'existence de ces infortunés; de 1100 hommes qui sortirent de la citadelle, il en revint à peine cinquante. Aujourd'hui, il en reste ... UN!


(1) Il était aussi chargé de tenir école pour les enfants de la citadelle.

(2) Le célèbre docteur Demest père.

(3) Ce puits est creusé dans le terrain houiller ainsi qu'il est dit; mais plusieurs galeries d'autres anciennes houillères y aboutissent et y laissent couler leurs eaux.

(4) Ségur les quatre âges de la vie.

(5) Le jardin du commandant passait dans ce temps-là pour être un des plus beaux de l'Europe. Commencé sous Jean-Théodore, c'était à Velbruck qu'il devait sa richesse et ses principaux embellissements. Ce prince, ami des arts et des sciences, n'avait rien négligé pour se procurer les graines les plus rares des quatre parties du monde. Il avait envoyé un nommé Mathieu Humblet en Hollande pour y acquérir la connaissance de l'éducation des plantes exotiques. Lui-même cultivait le caféyer dans ses serres de Seraing. Son plaisir était d'en faire servir le produit lors de ses grands repas de cour. Ce qu'on admirait le plus dans ce jardin, c'était un parterre orné des plus belles fleurs. L'ensemble de ses contours dessinait avec la plus scrupuleuse exactitude les armes de Velbruck. Le jet d'eau était aussi remarquable par la hauteur de sa gerbe.

(6) Notre idiome, est assez doux au parler et singulièrement énergique. Le vieux Liégeois aimait sa langue; on la parlait il y a soixante ans jusque dans les classes élevées de la société; et encore aujourd'hui, quand on veut exprimer une idée forte et originale, on recourt souvent à l'ex­pression liégeoise. Nos pasquinades surtout lui doivent leurs tours pleins de sel et de malice.

(7) Jeu de hasard, qui consiste en des dés jetés dans une petite tour en spirale.

(8) voyez à la fin du volume.

(9) C'est ainsi que l'on nommait la compagnie des pompiers; elle ne portait d'autre marque distinctive qu'une médaille en cuivre de forme ovale. L'une des faces de cette médaille représentait une guirlande de feuillage et le perron avec les lettres L. G. Au revers, aussi dans une guirlande de feuillage, étaient inscrits les mots homme de feu, avec le millésime. Cette médaille n'est point mentionnée dans l'histoire numismatique de la province de Liège par le comte de Renesse.

(10) Il est inutile, je pense, de dire que cette prétendue lanterne n'était autre chose qu'un feu follet, nom donné à certains gaz que l'air atmosphérique enflamme et qui s'échappent assez souvent des cimetières.

(11) La plus belle partie de raineaux dont le souvenir me soit présent eut lieu à I'occasion des relevailles de Mme de Berlaimont, Il y avait eu ce jour-là grand gala à a cour. Le Prince fit à la comtesse la galanterie de cette visite brillante; toutes les dames y assistaient couvertes de riches fourrures.

(12) C'était une chose déplorable que le peu de soin que l'on apportait alors à boucher les excavations profondes qui résultaient de l'extraction de la terre glaise dans les champs fréquentés des Trixhes, de même que les bures des houillères abandonnées, restées ouvertes à côté des chemins, sans que rien empêchât l'homme égaré de tomber dans ces précipices. Ce ne fut qu'en 1801 qu'un règlement de police obligea les propriétaires de combler les uns et de couvrir les autres par une voûte maçonnée.

(13) Il y avait une grosse capotte d'hiver à chaque guérite.

(14) Le 6 juillet 1794, le régiment resta en bataille sur la grande parade de la citadelle, depuis dix heures du matin jusqu'à sept heures du soir. Tandis que les boulets des batteries françaises placées à Hovémont, abattaient sur nos têtes les branches fleuries des tilleuls sous lesquels nous étions rangés, le vieux invalide parcourait tristement les rangs et pressait les mains aux uns et aux autres: « Adieu, Lacroix entendait-on répéter de ligne en ligne! « - « Adieu , mes fils; adieu mes amis, répondait le vieillard ... » Ce fut l'adieu de l'éternel départ! Trois mois après, il mourut au faubourg Sainte-Walburge, sur un misérable grabat, dans une maison où il avait été recueilli par charité.

(15) Elle existe toujours et n'a éprouvé aucun changement.

(16) Cette Victoire Hamont exerce maintenant le métier de sage-femme.

(17) Voilà comme sont beaucoup de ces hommes; ils protestent de leur dévouement à la cause publique avec la pensée secrète de ne rien faire pour elle. Leur patriotisme n'est qu'un habit d'arlequin dont ils se couvrent pour arriver aux honneurs et aux emplois. II est des exceptions sans nul doute; mais pour reconnaître le patriote de bonne foi, attendez que l'effervescence politique soit dissipée: vous le retrouverez presque toujours à la même place.

II et curieux de lire, dans la gazette révolutionnaire du 7 Pluviose an III de la république, un passage d'une proclamation des représentants du peuple français dans laquelle il est dit: « que les Belges ont toujours succombé dans leurs efforts pour conquérir leur liberté, parce qu'ils n'étaient dirigés que par des chefs ou des partis dont les vues ambitieuses et particulières n'avaient pas pour but le bonheur du peuple ni l'égalité... »

(18) Blanchard adressa la lettre ci-dessous à Lebrun-Tondu, alors rédacteur du Journal général de l'Europe, qui s'imprimait à Herve. Elle est rapportée dans le N° 13, du 19 décembre 1786.

Monsieur!

Vous aurez sans doute appris l'événement fâcheux qui a empêché, à Liege, mon expérience aérostatique... Quelle que soit l'opinion que l'on conçoive du désagrément qui m'arrive, j'espère m'excuser parfaitement, en renouvelant à mes frais l'expérience que j'avais annoncée, mercredi 27 du courant. MiM. les souscripteurs retrouveront de nouveaux billets sans payement ultérieur, etc. M. Henkart avocat s'en fiera à leur probité pour les leur fournir.

J'ai l’honneur d'être avec les sentimens les plus distingués, etc. etc.

Liége le 18 Décemb. 1786.

Blanchard.

(19) Levoz: Recherches sur la constitution du pays de Liège 9 in-4 pag. 150.

(20) Bassenge: Adresse à S. M. l'empereur au nom des Liégeois pag. 32.

(21) Franchises et Paix générales de la nation Liégeoise, etc., etc. pag. 77.

(22) Cet abbé fut décrété de prise de corps, comme auteur et distributeur d'un libelle intitulé: Le cri général du peuple.

(23) De Paix: Mémoire instructif sur la révolte liégeoise, pag. 4,

(24) Dethier, de Theux : Souvenirs patriotiques. - Paris, vendémiaire an 9.

(25) Auteur du Martyre de Louis XVI, roi de France, poëme élégiaque. Liège, 1827. Production d'un vieillard et d'une cervelle mal organisée. Le capitaine Brabant est mort en 1837.

(26) Journal historique et littéraire, cahier du 1er décembre 1795 pag. 496.

(27) Lettre pastorale du Prince-Évêque au clergé séculier et régulier et à tous les fidèle de son diocèse, Liège , 1793, in-4°, pag.18.

(28) Voyez: Mémoire sur la révolution liégeoise en 1789, et l'Exposé de la révolution de Liège en 1789 , par Dohm, traduit de l'allemand par Renier, pag. 9.

(29) Un peu avant le 19 août 1789, Mirabeau vint à Liège; il descendit à l'hôtel de la Cour de Londres, rue Hors-château. Désireux d'avoir des renseignements exacts sur la constitution liégeoise, il invita à dîner le tréfoncier de Paix, Bassenge et Hankart, l'élite des deux partis qui divisaient alors la ville de Liège. Une dame de haut parage et une certaine demoiselle Crossée, (c'est de cette dernière que l'on tient ces particularités) faisaient aussi partie des invités. C'était un jour maigre; mais la table était abondamment servie de viandes et de poissons. Mirabeau, s'apercevant que de Paix s'abstenait de la soupe, lui dit finement: « Vous pouvez en manger, M. l'abbé; ce n'est véritablement que de l'eau ». A la fin du repas, il engagea ses convives dans une conversation relative à nos dissensions domestiques. « Mirabeau était, par conviction attaché à la forme monarchique du gouvernement; peut-être même n'aurait-il pas eu trop d'éloignement pour le pouvoir absolu, si la main de l'arbitraire ne s'était pas appesantie si longtemps sur lui. » (Galerie historique des contemporains; édit, de Bruxelles.) Après avoir écouté attentivement la discussion établie entre de Paix et ses adversaires, il s'écria: « Eh! messieurs les Liégeois, que voulez-vous donc? Nous ne faisons une révolution en France que pour conquérir la moitié de vos droits. »

C'est qu'en effet la constitution de l'ancien pays de Liège offrait un mélange sagement combiné de tous les éléments qui peuvent créer et maintenir le bonheur politique d'une nation. J'en donne ici comme preuve une analyse succincte que je tiens de l'un de mes amis.

O jours! ô moeurs d'éternelle mémoire!

Le peuple était heureux,

VOLTAIRE.

La principauté de Liège, enclavée dans les Pays-Bas et faisant partie du cercle de Westphalie, était une espèce de république, que présidait un chef dépositaire du pouvoir exécutif.

Remarquons d'abord que l'Allemagne, cette confédération de princes et de villes libres, protectrice de la neutralité du pays de Liège, ne pouvait porter atteinte à ses lois: l'autorité des dicastères de l'empire germanique se bornait à les protéger et à veiller à ce qu'on les respectât. Les États primaire, noble et tiers, composaient les trois ordres du gouvernement. Comme dans les républiques fédératives, il y régnait une association de toutes les villes du pays; nulle loi ne pouvait se faire, ni aucun impôt être levé sans le concours de ces trois ordres; et il fallait l'uniformité des suffrages de tous les trois. C'est ce qui a donné lieu à ce dicton: deux États, point d'États. Leurs ordonnances unanimes se nommaient le sens du pays (Méan: Observ. 515, pag. 4). C'est donc dans les trois États, comme le remarque très-bien de Villenfagne, que résidait la souveraineté ainsi qu'elle réside en Angleterre dans les deux chambres du parlement et le Roi.

Ces corps ne pouvaient s'assembler, se réunir, que lorsque le Prince ou chef de l'État les convoquait: ils ne pouvaient délibérer que sur les propositions qui leur étaient soumises; et leurs recès, pour avoir force de lois, devaient nécessairement être insérés dans le mandement exécutoire du Prince. Ces assemblées avaient ordinairement lieu une fois tous les ans; et plus souvent, lorsque des événements inattendus le demandaient.

La tenue de ces assemblées générales pendant dix jours consécutifs se nommait une journée d'États.

L'historien Bouille rapporte que, les États s'étant assemblés (du temps d'Ernest de Bavière) pour régler les affaires de la province, il fut agité, entre autres points, la question de savoir si les résolutions prises par deux États seraient mises à exécution nonobstant la résistance du troisième. Les députés du chapitre s'y opposant, en vue d'éviter que dans la suite le clergé ne fût foulé par les deux autres ensemble, le tiers-état, qui-appréhendait les mêmes inconvénients, adhéra à là négative.

Le principe de cette décision, qui exigea l'unanimité des suffrages des trois États, est on ne peut plus libéral et plus juste; car s'il eût été admis que l'adhésion de deux ordres était suffisante, en gagnant le troisième, des chefs ambitieux eussent pu aisément faire adopter les projets qu'ils auraient conçus.

Le chef du, gouvernement était élu par le chapitre cathédral, composé de 59 membres; après son élection, le chapitre lui présentait les règlements et les Paix (c'étaient les pactes qui avaient été consentis par la nation): il devait jurer, de les observer.

Le chef du gouvernement formait avec son chapitre l'État primaire, et concourait à la formation des lois..,,

Les mandements exécutoires et ceux de police étaient exclusivement dans ses attributions; mais son chancelier, qui devait les contresigner, répondait de leur légalité. Le Prince avait le droit de faire grâce.

Des capitulations réglaient le pouvoir du chef de l'État. D'après celle de 1603, il ne pouvait céder son siège ni se donner un coadjuteur sans le consentement de son chapitre. Il ne pouvait pas non plus consentir au démembrement de son Évêché, ni être pensionnaire des rois, ni lever d'impôts, ni faire une alliance ou entreprendre une guerre, sans le consentement du sens de pays.

L'État noble composait le second ordre.

L'État tiers était composé de tous les bourgmestres, tant de Liege que des autres villes du pays, et de toute la bourgeoisie.

Seize chambres, substituées par un règlement de 1684 aux trente-deux métiers, représentaient la généralité de la bourgeoisie de Liège. Tout bourgeois devait se faire inscrire dans l'une de ces chambres pour jouir de ses droits civiques; et de plus, pour pouvoir posséder des charges, il devait être né et nationné Liégeois, c'est-à-dire l'être d'origine, nom seulement par sa naissance, mais encore-par celle de son père.

Ces chambres s'assemblaient à la St.-Lambert chaque année, pour l’élection de la magistrature. L'élection de l'un des deux bourgmestres appartenait au peuple, et celle de l'autre au Prince; l'un était plébéien, l'autre tiré de la noblesse.

Les noms des trois citoyens qui réunissaient le plus de voix de la part des électeurs, étaient jetés dans une urne pour être tirés au sort; ci celui dont le nom sortait le premier était proclamé bourgmestre, élu par le peuple.

Les noms des trois candidats proposés par le Prince étaient, de la même manière, tirés au sort, et le premier sortant était proclamé bourgmestre, de la part du Prince.

Cette opération terminée, le choix des bourgmestres était annoncé au peuple par les trompettes de la ville; le peuple y répondait par des acclamations. Une multitude de bourgeois, qui attendaient ce moment avec la plus vive impatience, courait, ivre de joie, chercher ses nouveaux magistrats, et les amenait à l'hôtel-de-ville. Placés près du Perron (c'étaient les armes du pays), ceux-ci faisaient serment d'administrer fidèlement les deniers publics, de maintenir les privilèges de la cité, de faire observer les lois, et de n'avoir rien donné directement ni indirectement pour obtenir des suffrages.

Ce serment, prononcé à haute voix et devant tout un peuple, était de l'effet le plus imposant. Quel moment plus attendrissant, en effet, que celui où une foule de citoyens couraient embrasser les chefs qu'ils s'étaient donnés, et qu'ils avaient tirés de leur sein! On s'étonne moins des révolutions que produisit autrefois la création de cette dignité chez les Liégeois, quand on a été témoin de l'impression profonde que ce renouvellement d'année à autre faisait toujours sur leur esprit.

La nomination de deux magistrats annuels, dont l'un simple bourgeois et l'autre noble, n'est pas la seule institution que Liège eût empruntée à l'ancienne Rome; le droit de maintenir (jus connubii, comme s'exprime Méan), en vertu duquel la femme passait par mariage avec tous ses biens à la puissance de son mari, parait encore, dit cet auteur, être tiré de l'ancien droit romain, avec cette différence, à l'avantage de notre pays, qu'au lieu que les Romains ne pouvaient déroger à un droit si exorbitant, les Liégeois pouvaient même l'exclure par contrat de mariage. - Voyez les articles 1er et 4 des Coutumes du pays de Liège; et Méan: Observation 55.

Venons aux principaux tribunaux qui formaient l'ordre judiciaire. C'étaient:

1° Celui des échevins, - le plus ancien de tous; car il devait son premier établissement au fondateur même de Liège, à St.-Hubert. Les échevins, au nombre de quatorze, étaient nommés par le Prince; ils siégeaient pour les affaires civiles en premier ressort, et pour les affaires criminelles en dernier.

2° Le tribunal de l'officialité. - Ce tribunal était juge, à l'exclusion de tout autre, en matière ecclésiastique, et concourait au civil avec les échevins de Liège.

3° Le conseil ordinaire, conservateur des privilèges impériaux. - Il était juge en première instance des contraventions à ces privilèges, et juge en appel des sentences des échevins.

4° Le tribunal des vingt-deux, créé l'an 1373, composé de personnes nommées par les trois États du pays et par les députés des principales villes. - Il était hors de la classe de tous les autres, et indépendant du Prince.

Il s'assemblait à toute heure du jour ou de la nuit, à la requête de l'une des parties; il jugeait de fous les attentats contre l'honneur, la liberté et même les biens des citoyens; il lançait contre les condamnés des arrêts nommés mandements de foule.

Sa juridiction s'étendait tant sur les hommes publics que sur les particuliers; la personne seule du Prince était inviolable et à l'abri de ses arrêts; mais le ministre ou chancelier du Prince pouvait y être cité et il l'a souvent été. Voilà bien les attributs d'un gouvernement représentatif.

L'exécution des sentences des vingt-deux ne souffrait aucun délai; les condamnés étaient déchus de tous droits, jusqu'à ce qu'ils eussent réparé la foule. Il n'y avait pas appel de ses sentences; mais elles pouvaient être, en redressement de griefs, soumises aux Etats réviseurs, composés de douze jurisconsultes nommés de la même manière, mais à vie, tandis que les vingt-deux étaient renouvellés tous les ans.

Voy. Louvrex, tom. 1, pag. 425.

Ce tribunal des vingt-deux inconnu aux autres nations, était regardé comme l'appui de la constitution liégeoise, et le palladium de la liberté du pays; mais ce n'était pas la seule garantie de ce gouvernement paternel. Un savetier, disait un vieil adage, est roi chez lui. Le maire ou mayeur ne pouvait saisir un bourgeois (hors le cas de flagrant délit) dans sa maison, qu'après un décret de prise de corps, et qu'avec la clef magistrale.

Et qu'il en coûtait peu pour vivre dans cet heureux pays! Les impôts, comme nous l'avons fait observer, ne pouvaient être frappés que par les trois États. Ajoutons que ceux-ci ne les accordaient jamais que pour un temps limité; l'on ne connaissait pas ceux qui sont nommés de nos jours impôts directs, ni les droits de timbre et d'enregistrement: la réalisation des actes ne coûtait que peu de chose. Quant aux impôts nécessaires pour l'entretien du gouvernement, et qui se percevaient en général sur la consommation, ils étaient tellement modiques qu'un impôt de quarante patars, qu'on avait établi dans les derniers temps sur une certaine quantité de tonnes de bière, a servi, en 1789, de prétexte à quelques mécontents, pour commencer une révolution fatale, source empoisonnée de tant de maux.

Liège a été nommée la fille de Rome: l'hérésie ne l'a jamais infectée. Aussi, n'a-t-elle jamais pris part aux guerres si terribles et si cruelles de religion qui ont ensanglanté, pendant tant d'années, les pays limitrophes: elle est restée calme au milieu de tant d'orages...

Mais, comme il n'est rien de parfait en ce monde, signalons un abus inhérent, non pas à la constitution du pays, mais à ses rapports avec l'Allemagne. D'après la Caroline, on pouvait appeler à la chambre impériale, lorsque l'objet en litige s'élevait au taux fixé par cette loi. Il est vrai que la somme a été majorée par des constitutions postérieures (article 6 et suivants du chapitre 16 des coutumes de Liège); mais toujours est-il qu'en certains cas les appels pouvaient être portés à Wetzlar. Alors, le numéraire sortait du pays, les procès s'éternisaient en quelque sorte en cette chambre impériale, on n'en sortaient qu'après un grand nombre d'années et souvent pour la ruine de l'un des plaideurs ou de sa postérité. Enfin, la position géographique de ce beau pays de Liège l'exposait à des révolutions. Voisin de plusieurs grandes puissances, il était hors d'état de leur résister; et dans les guerres étrangères, dont il a été souvent le théâtre, il était faiblement défendu par sa neutralité.

Mais ces inconvénients ne doivent point empêcher de convenir que sa constitution ancienne était admirable. Les chartes modernes ne l'ont point surpassée, et je ne sais si l'on n'est pas en droit de dire que plus libérales peut-être en apparence et dans les termes, elles assurent moins bien en réalité la liberté individuelle et la sécurité publique.

(30) Louvrex, tom. 1.pag 86.

(31) De la souveraineté des Princes-Évêques de Liège, et du pouvoir des États. in-4°, pag. 44, 1787.

(32) M. l'avocat Piret, conseiller à la cour supérieure de Liège, mort le 12 janvier 1838 à l'âge de 82 ans, n'avait fait que signer le mémoire, dont le véritable auteur était le savant tréfoncier de Paix.

(33) De la souveraineté des Princes-Évêques de Liège et du pouvoir des États. in-4° de 81 pages, Liege 1787.

(34) Aux couleurs de la ville, rouge et jaune.

(35) Feuille nationale Liégeoise tom 1, p 192.

(35) Feuille nationale Liégeoise, tom. I, pag. 29.

(36) Il est à remarquer que Ghaye avait été l'élu du peuple en sa qualité de bourgmestre, et de Villenfagne celui du Prince.

(37) Maison, portant aujourd'hui le N° 822; elle appartient encore à sa veuve.

(38) Feuille patriotique, tom. I, pag. 14.

(39) Maison Berleur, n°906.

(40) Un jeune chirurgien, encore aujourd'hui plein de vie, qui demeurait dans le quartier, vint bander sa plaie et lui continua ses soins.

Rien ne pouvant mieux peindre les moeurs de certains hommes de la révolution liégeoise que le récit de quelques traits de leur vie privée, je laisse ainsi parler M. V.:

« Lorsque sa blessure fut entièrement cicatrisée, Cologne voulut célébrer sa guérison par un festin, auquel assistèrent une grande partie des chefs subalternes de la révolution. Comme son chirurgien, je ne pouvais me dispenser de paraître au festin. A la fin du repas, les esprits échauffés par les vins et les chants bachico-patriotes, le maître de la maison proposa de boire à la santé de son père mort depuis plusieurs années; on s'était levé pour y répondre, lorsqu'il s'écria: non, ce n'est point ici que nous la boirons, c'est sur son corps. Cette proposition impie me fit dresser les cheveux sur la tête; mais elle fût accueillie par acclamation, il aurait été dangereux pour moi de ne pas faire comme les autres.

Chacun de nous, une bouteille de vin de Champagne mousseux à la main droite, en guise de cierge, et de l'autre tenant un verre, (il était minuit passé quand, nous sortîmes de la maison (Qui fait le coin de la rue Velbruck avec celle de Féronstrée, portant le n° 452 bis.)) nous marchâmes deux par deux, processionnellement, jusqu'à l'église Saint­Jean-Baptiste, dont nous n'étions séparés que par la rue Féronstrée; les portes en furent aisément forcées.

Sans respect pour le temple divin, outrageant la vénération due aux morts, (la profanation des sépultures détruit l'échelon le plus essentiel de la civilisation; c'est l'un des crimes qui, selon moi, ont le plus déshonoré les auteurs de la révolution.) - à la lueur d'une torche résineuse, la pierre qui recouvrait le caveau de la famille Cologne étant levée, on y descendit pour en tirer le cercueil de son père. Alors, il invoqua ses mânes à s'unir à leurs hymnes patriotiques et à se récréer de leurs libations. On décoiffa les bouteilles en brisant leurs goulots contre la carne de la pierre sépulcrale; le vin coula par flots, et les toasts les plus sacriléges furent portés.

J'ai conservé de cette scène ténébreuse une impression telle qu'elle ne s'est jamais effacée de ma mémoire. »

(41) Elle fut aussi nommée la glorieuse. Voy. Plan de municipalité pour Liège. in-4°, pag. 45.

(42) Poème en IV chants, imitation du Lutrin, sur la révolution de Liège. 18 août 1789.

(43) Feuille nationale Liégeoise, tom. 1, pag, 17.

(44) M. de Buchwald, surnommé le beau Danois, était un officier de mérite craint et chéri de ses subordonnés. Observateur religieux du serment prêté à son prince, il répondit aux chefs des séditieux, qui l'engageaient à rester à son poste, qu'il ne voulait pas souiller ses derniers jours par un parjure.

Il quitta la citadelle pour se réfugier au château d'Envoz, chez son beau-frère, M. de Mélotte. Des brigands coururent cerner cette maison; les MM. de Mélotte s'en évadèrent; le chevalier Delchef, qui s'y trouvait, sauva sa vie en demeurant caché dans un privé. Mme de Mélotte n'échappa qu'au poids de l'or. Alors, ces misérables attelèrent quatre chevaux à la voiture et y firent monter M. de Buchwald, que son grand âge avait empêché de fuir; ils l'y étranglèrent avec leurs mains. Arrivé à Huy, son cadavre offrait les marques hideuses des violences qui avaient été exercées sur lui; il fut enterré dans cette ville, à l'église St-Pierre.

Le brave et généreux Buchwal

Ne montera plus à cheval;

Menacé d'être à la potence,

II est péri de sa souffrance.

(L'Eburonade en vers burlesques, ou Guerre des Liégeois, pag. 80.)

(45) « Le peuple voulant détruire le plus sûr instrument de despotisme, cassa ce jour là le régiment national. » Feuille nationale Liégeoise, tom. I , pag. 4.

(46) Tout est pour le mieux: Étrennes aux Liégeois, pag. 4.

(47) Cet homme était redevable de son existence au prince Hoensbroeck qui lui avait octroyé la fourniture des matelas des casernes de la citadelle avec le droit exclusif d'en faire laver les draps de lit.

(48) A l'Hôtel-de-Ville on avance;

Tout était dans l'impatience.

Mille cris de ces gens de bien

Eurent tôt fait doubler le train.

On vit lit le sobre Bouquette

Saisir notre chef par le cou.

Grand père, n'âï nm paou,

Lui dit-il, et pretend ensuite

Lui donner un pas de conduite.

CONSTANTIN plus mort que vivant

S'avance et monte tremblotant:

Lors il s'arrête, et considère

De ses ouailles la misère.

L'Eburonnade en vers burlesques, ou Guerre des Liégeois , pag. 22.

(49) Mémoire instructif sur la révolution liégeoise, pag. 5.

(50) Bassenge: Adresse à S. M. l'Empereur, Pag. 137.

(51) Ibid.

(52) Discours d'un curé à ses paroissiens sur l'insurrection liégeoise.

(53) De Dohm: Exposé de la révolution de Liège en 1789, pag. 99.

(54) C'est le sujet d'une estampe gravée par Dreppe. Sur le second plan de cette composition allégorique, se voit une urne, sur laquelle on lit: Ici repose Guillaume Pinsmay, né â Liege, volontaire de la cavalerie patriote, qui, surpris par la trahison, accablé par la force , succomba le 7 octobre 1789, à l'âge de 21 ans, et mourut à son poste en soldat citoyen.

Cette épitaphe est de Reynier, qui fit aussi à ce sujet les quatre vers suivants:

De ce jeune héros conservez la mémoire,

Liégeois! pour la patrie il fut sacrifié;

Respectez ce tombeau, monument de sa gloire,

Et des regrets de l'amitié.

Journal patriotique, tom. 1 pag, 67.

Il y a cela de remarquable que Pinsmay fut inhumé à pareil jour, à pareille heure, dans la même église Ste-Aldegonde, que le vénérable Macors, décapité le 9 octobre 1684. Leurs cendres reposèrent à côté l'une de l'autre (1).

Journal patriotique. tom. 1, pag. 65.

(55) Journal patriotique. tom. 1, pag. 9.

(56) Deux massacreurs, Tilkin et Henrotai, attendaient les victimes au pied des remparts, et les achevaient à coups de massue. On vit aussi une exé crable furie, nommée Baitri (Béatrix) Reinwart, balayeuse de la maison­de-ville, arrachant les pierres du parapet des WaIles et se livrant au plaisir féroce de les jeter sur les corps palpitants des prêtres gisants dans les fossés.

(57) Journal historique et littéraire. Cahier du 15 Mars 1794, pag. 468 et suivantes.

(58) Enfer! nuit! mort! sang! race meurtrière!

La république est un grand cimetière!

La France n'a que la peau sur les os;

Mais thermidor survint à propos.

Vois-tu là bas cette figure antique?

Là bas, au loin?-Oui. - C'est la république.

- J'en suis ravi; mais ... -Quoi? - Je meurs de faim.

- Tais-toi, maraud, et sois républicain.

Extrait de La révolution Française, poème en huit chants, de Henri Delloye. Cette pièce fut insérée dans le Troubadour Liégeois. Elle fit mettre son auteur en prison.

(59) Réflexions sur le caractère des Belges, par Lesbroussart; à Liége, chez Lemarié. 1793.

(60) Voy. les feuilles du temps.

(61) Poème de la Pitié, chant IV.

(62) Poème de la Pitié, note du chant IV.

(63) Voyez la note qui termine l'épisode de l'invalide Lacroix.

PLAN DU SITE