On constate, dans l'histoire de l'instruction publique en Belgique sous l'Ancien Régime, une lacune aussi surprenante que regrettable: personne jusqu'ici n'a songé à consacrer une étude d'ensemble à l'activité multiple et singulièrement féconde déployée dans nos provinces aux XVe et XVIe siècles par les Frères de la Vie Commune ou Hiéronymites (1). Ils ouvrirent notamment à Liège en 1496 un Collège qui ne tarda pas à compter plus de seize cents élèves et qui exerça une profonde influence sur la diffusion de l'humanisme dans les régions mosanes. C'est cet institut, dont il avait fréquenté les cours de 1521 à 1524, que le célèbre pédagogue luxembourgeois Jean Sturm prit pour modèle lorsque, sur l'invitation du Magistrat de Strasbourg, il fonda dans cette ville le Gymnase protestant dont on fête, précisément en cette année, le quatrième centenaire (2).

Telles sont les considérations qui m'ont déterminé à retracer, dans une monographie complète, les intéressantes destinées du Collège liégeois; en attendant le moment, que j'espère très proche, où je pourrai la publier, j'ai cru opportun de faire connaître, dans cette communication, quelques-uns des principaux résultats auxquels mes recherches ont abouti. Je me propose d'y examiner les deux questions suivantes: quelles furent les circonstances dans lesquelles le Collège fut fondé? Quelles étaient les matières enseignées dans les différentes classes et les méthodes pédagogiques employées?

Ce qui frappe tout d'abord dans l'histoire du Collège liégeois, c'est l'époque tardive de son érection; il est en effet le dernier en date de ceux qui furent fondés sur le territoire de la Belgique actuelle (3). Il est vrai que, dès le début du XVe siècle, le prince-élu Jean de Bavière avait confié la direction de la Maison des Bons-Enfants, située à proximité de la Collégiale Saint-Pierre, à un Frère de la Vie Commune venu sans doute de Zwolle; mais cette expérience avait été si malheureuse que son deuxième successeur Jean de Heinsberg s'était vu obligé, en 1428, de procéder à une réforme de cet établissement et d'y installer un prieuré de Chanoines réguliers de Saint­Augustin (4). Il est probable néanmoins qu'on n'eût point attendu la fin de ce siècle pour rappeler à Liège les Frères, si le règne de Louis de Bourbon n'avait ouvert une longue période de guerres et de luttes intestines qui ruina le pays et qui ne se termina qu'en 1492, lorsque Jean de Hornes conclut la Paix de Donchéry avec les La Marck.

Quoi qu'il en soit, l'érection du Collège de Liège présente cette particularité, qu'on ne retrouve pas ailleurs, d'avoir été décidée de commun accord par les pouvoirs publics, à savoir par le prince-évêque et par le Magistrat de la Cité. Jean de Hornes avait la chance d'être entouré, à cette époque, de plusieurs dignitaires instruits, dont certains étaient même gradués d'université, et qui pouvaient le conseiller judicieusement dans le domaine scolaire. Ils connaissaient la renommée dont jouissait alors aux Pays-Bas le Collège des Hiéronymites de Bois­le-Duc, puisqu'il était situé dans le diocèse et qu'il attirait de nombreux élèves de la partie flamande de la principauté (5). Ce fut sur l'initiative du chancelier du prince-évêque, Jean Arnould de Castilione, maître ès-arts et docteur en droit canon, que des démarches pressantes furent faites auprès de Jean de Brée, recteur de ce Collège, dans le dessein d'obtenir son consentement à la fondation d'une nouvelle maison à Liège (6).

Le 30 septembre 1495, par une charte portant la signature et le sceau de son chancelier, Jean de Hornes donna son assentiment au projet de celui-ci et fit connaître les motifs qui l'y avaient déterminé: tel était le désir de la plupart des principaux citoyens de la ville, tant ecclésiastiques que séculiers; lui-même appréciait beaucoup l'excellence des institutions scolaires établies par les Hiéronymites dans divers diocèses, notamment à Bois-le-Duc, à Deventer et à Zwolle; enfin, il faisait grand cas des mérites exceptionnels de ces religieux « qui... absque alia proprietate bonorum, sine tamen mendicitate... non cessant assidue... juvenes scholares et alios sua exemplari vita ac doctrina salutari, tam in scientiis quam in moribus, virtuose erudire ». Le document nous apprend aussi que le Recteur de Bois-le-Duc avait fait choix, pour y établir le Collège, d'un endroit inoccupé et inculte, appelé l'Isleal Hochet (Insulella Globi), qui était situé près du couvent des Carmes, entre deux bras de la Meuse, en dehors des limites de la paroisse Saint-Martin-en-Ile (7). En conséquence, le prince-évêque déclarait accorder aux Frères de la Vie Commune la quantité de terrain qui leur serait nécessaire pour bâtir là leur couvent et leur église, avec un maximum de deux bonniers, et cela à perpétuité et héréditairement pour eux et pour leurs successeurs (8).

L'emplacement de l'Isleal Hochet, qui est occupé aujourd'hui par les plus anciens bâtiments de l'Université, était alors contigu aux murs de l'enceinte et formé principlement de wérixhas; c'étaient des terres n'appartenant à personne en propre et dont la majeure partie provenait des alluvions du fleuve. Depuis la Paix de Flône, les revenus en étaient partagés par moitié entre la Cité et le prince-évêque. C'est pour cette raison que ce dernier chargea son chancelier de faire des « remonstrances et requestes » au Magistrat pour qu'il consentît lui aussi à la cession sollicitée par les Frères. A cet effet, une réunion plénière des « Maistres, Jurez, Conseil et Trente-deux Bons Mestiers de la Cité, Franchiese et Banlieue de Liège » fut convoquée huit jours plus tard, c'est-à-dire le 7 octobre, dans les cloîtres des Frères Mineurs situés à proximité du Marché. D'après les termes de l'octroi promulgué à cette date, l'assemblée « considérans le grand et commodieux bien et prouffit qui par la résidence et estude desdis Frères adviendra à ladite Cité, Bourgois et enffans des Bourgois d'icelle et que par ce ladicte Cité sera augmentée et renforcée », décida de céder aux Hiéronymites « ladicte plache de l'Isleal Hochet, aveuc povoir, auctorité et licence de, sur ladicte plaiche et ysleal, faire ériger, construyre une engliese et monasteire pour y faire célébrer par eulx l'office divin et aussy édiffier aultres maisonaiges et édiffices à eulx nécessaires, pour eulx, leurs familles, clers et estudians y venir habiter, résideir et demoreir et en useir comme de leur propre chose ». Il était en outre stipulé que le corps des Voirs Jurés du Cordeau déterminerait le montant du « cens ou rente héritable » que les Frères seraient tenus de payer chaque année (9).

Cette estimation fut d'abord fixée à 21 marcs, pour une superficie totale de 22 1/2 verges grandes, soit un peu plus des deux bonniers prévus dans la charte de Jean de Hornes (10). Par un acte du 19 octobre, Jean de Castro, receveur des domaines de l'évêque, et Etienne d'Ans, receveur de la Cité, revisèrent le taux de la redevance annuelle et le portèrent à 23 marcs, 12 sols et 6 deniers; ils spécifièrent en même temps que les Frères étaient autorisés à édifier sur l'Isleal Hochet « égliese ou chapelle, enclostres, habitation et maisonnaiges à eux dusables selon leur estat et pour y logier, sustenir, apprendre et demoreir tous escholiers et clercs estudians, tant des Cité et pays de Liège et de Looz, comme de dehors ». De plus, les Frères s'engageaient à enlever les décombres dont l'emplacement était rempli et à laisser libre l'accès des fortifications (11). Il ne s'agissait donc nullement, comme on aurait pu s'y attendre, d'une aliénation purement gratuite; mais la situation critique des finances publiques n'aurait sans doute pas permis une telle générosité.

On ne connait pas la date précise de l'arrivée à Liège des Frères de Bois-le-Duc; en tout cas, il ne semble pas possible d'admettre que ce fut avant l'année 1495 (12). Le diplôme émané le 30 septembre de la chancellerie épiscopale nous apprend simplement que le Recteur Jean de Brée, répondant aux vifs désirs des Liégeois, avait choisi un emplacement sur l'Insulella Globi. Mais le texte de l'octroi du Magistrat du 7 octobre est plus explicite; en voici le début « comme à la instante pryère et requeste de plusieurs gens d'englieses et bons Bourgois de ladicte Cité, les Frères, prestres, clercs et laiz qu'on dist de la Vie Commune, se soient transportez en ladicte Cité pour y tenir estude, pour aprendre et instruire les enffans en sciences et bonnes moeurs, auxquelz est nécessaire avoir lieu et place convenables pour y faire et tenir leur demourance et résidence, et il soit ainsy que lesdis Frères aient cerchiet par ladicte Cité et quéru après une plache pour faire ce que dit est, et nous aient fait avertir que la wide plache estant derière l'église et monastère des Carmes sur la rivier de Mueze appelée l'Isleal Hochet leur seroit à ce duisable et propice, et nous aient humblement suppliet leur volloir icelle, pour autant que leur en besongnerat, accorder..., etc. ». De cette partie de l'exposé des motifs fait par le Magistrat, il résulte qu'un petit groupe de Frères de Bois-le-Duc avait été envoyé à Liège par leur Recteur, aussitôt qu'il eut accueilli le projet du chancelier, c'est-à-dire vraisemblablement dans le courant de l'été de l'an 1495; ils avaient pour mission d'y chercher un emplacement propice à leur dessein. Sur leur rapport, Jean de Brée porta son choix sur l'Isleal Hochet; le prince-évêque se rallia à cette proposition et réussit à la faire admettre aussi par les autorités communales. Dans cette hypothèse, les négociations préalables à la fondation du Collège de Liège n'auraient guère duré que quelques semaines.

Il est probable également que les Frères mirent à profit la fin de 1495 et le début de l'année suivante pour faire dresser les plans de leurs locaux et pour prendre toutes les mesures préliminaires qu'exigeait leur édification dans un endroit où il devait être fort malaisé de jeter de solides fondations et qu'il fallait d'abord débarrasser des décombres qui s'y étaient accumulés.

Ils commencèrent par leur église, qui fut dédiée comme de coutume à leur patron saint Jérôme, et dont la première pierre fut posée le 27 mai 1496 (13). D'ailleurs les travaux avancèrent très lentement, puisque la consécration ne put avoir lieu que treize ans plus tard, le 21 janvier 1509. Erard de la Marck, désireux sans doute de donner une marque publique des sentiments de bienveillante estime qu'il éprouvait pour les Hiéronymites, tint à accomplir en personne cette cérémonie (14). Le Magistrat de son côté, voulant participer aux frais de la décoration du sanctuaire, leur alloua une subvention de 50 postulats destinée à payer la confection d'une grande verrière « pour l'honneur de la Cité »(15).

Quant à la construction de leur couvent, elle fut menée beaucoup plus rapidement; commencée le 26 juillet 1496, elle fut terminée en une année, grâce sans doute aux libéralités des bourgeois de Liège intéressés à la prompte ouverture des classes (16). Dans l'intervalle, c'est-à-dire pendant l'achèvement des travaux, les Frères de la Vie Commune obtinrent la permission d'habiter le prieuré de Sainte-Marie-Magdeleine, qui dépendait de l'abbaye de Saint-Jacques, et qui était située à proximité de l'église Saint-Paul. C'est dans les cloîtres de cette collégiale qu'ils rassemblèrent provisoirement leurs premiers élèves et qu'ils leur dispensèrent leurs doctes leçons (17). Enfin, dans le cours de l'année 1497, ils purent procéder à leur installation définitive dans les locaux de l'Isleal Hochet (18).

Deux ans plus tard, quand les Hiéronymites eurent fourni les preuves manifestes de leurs talents d'éducateurs et de leur dévouement aux intérêts spirituels de la Cité, le Chapitre de Saint-Lambert consentit à accorder sa haute approbation à la fondation du nouveau Collège qui, sous le nom de Gymnase Saint-Jérôme, était appelé à devenir bientôt l'un des plus florissants des Pays-Bas (19).

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Les archives locales, conservées soit au dépôt de l'Etat soit à celui de l'Evêché, fournissent des indications nombreuses et précises sur la vie économique de la communauté des Hiéronymites liégeois: acquisition ou vente de propriétés, extension des locaux scolaires, donations et legs, revenus et charges de la Domus pauperum clericorum Sancti Gregorii, etc. Mais elles sont presque totalement muettes sur l'organisation intérieure des écoles, sur le programme des études et sur les méthodes d'éducation. Or, ce sont exclusivement ces archives qui ont été utilisées par les érudits qui se sont occupés jusqu'ici de l'histoire du Gymnase Saint-Jérôme. Ils ont ignoré l'existence d'une autre source, qui offre une valeur capitale pour l'étude de l'activité pédagogique de cet institut.

Il s'agit du Rapport que Jean Sturm présenta le 24 février 1538 aux Scolarques de Strasbourg qui l'avaient chargé de procéder à la réforme des écoles latines de cette ville (20). Le jeune luxembourgeois avait été si profondément impressionné par l'excellent système d'enseignement dont il avait pu lui-même bénéficier durant les trois années de son séjour à Liège, qu'il n'hésita pas à s'inspirer de ce modèle incomparable dans l'élaboration du nouveau plan d'études qu'il voulait réaliser ultérieurement au Gymnase de Strasbourg (21).

Il est vrai que certains historiens allemands, en acceptant la thèse formulée d'abord par Henri Veil, ont essayé de minimiser la portée du témoignage si catégoriquement favorable de l'ancien élève des Hiéronymites liégeois passé au protestantisme; ils ont prétendu que ce dernier, dans le but de faire adopter plus aisément ses projets de réforme, aurait exagéré considérablement l'importance du Gymnase Saint-Jérôme et en aurait composé une image idéalisée (22). Je ne puis ici que m'inscrire en faux contre de telles allégations, qui ne reposent, à mon avis que sur de simples conjectures et de hâtives déductions (23).

Dans l'analyse du Rapport de Jean Sturm, je passe rapidement sur la première partie où l'auteur expose les raisons pour lesquelles il convient de n'avoir qu'une seule école pour toute la ville; c'est l'usage qui est observé par les Frères de la Vie Commune, notamment à Deventer, à Zwolle, à Wesel et surtout Liège, dont la population est cependant supérieure à celle de Strasbourg (24): « or, de ces écoles, il sort d'ordinaire des hommes distingués en plus grand nombre que des académies voisines; il arrive même souvent que ceux qui y ont été formés au savoir et à la piété, vont se corrompre dans ces gymnases qui se prétendent de niveau supérieur ».

La deuxième partie du Rapport expose le programme détaillé des études tel qu'il était établi à Liège, où la population scolaire était répartie en huit classes; en voici la traduction littérale: « 1. La classe la plus basse, appelée huitième, comprenait les élèves qui apprenaient à lire, à former les lettres, à décliner les noms et à conjuguer les verbes. - 2. Dans la septième, les élèves apprenaient à réunir les mots en propositions; ils approfondissaient l'étude de la conjugaison et traduisaient quelques passages faciles des orateurs et des poètes; ils les décomposaient en leurs éléments et en expliquaient sommairement le sens, puis ils regroupaient les mots en les faisant entrer dans d'autres phrases pour préluder ainsi à la composition. -3. En sixième, une heure spéciale était réservée aux préceptes de grammaire: on n'y enseignait rien de nouveau, mais on y faisait la révision de tout ce qu'on avait appris jusqu'alors; on ajoutait quelques détails qu'il était nécessaire de savoir et qui auraient été hors de propos en septième; on y expliquait avec plus de soin les auteurs et on s'y exerçait à écrire, du moins sur des sujets familiers et en prose; puis on scandait les vers en observant la mesure et l'on commençait l'étude de la prosodie. - 4. En cinquième, on répétait les règles de grammaire apprises auparavant, et, compte tenu des auteurs étudiés jusqu'alors, on en ajoutait de nouveaux, à savoir les historiens; on travaillait à mieux polir le style; on s'exerçait davantage à faire des vers et l'on abordait certains préceptes de grammaire grecque. - 5. En quatrième, étude approfondie de la grammaire grecque, ainsi que des préceptes de dialectique et de rhétorique qui n'avaient été qu'effleurés en cinquième. Les élèves ne faisaient pas seulement des exercices de style mais, après avoir réfléchi et médité, ils exposaient un sujet en guise de déclamation. Quant à la manière dont ces exercices doivent se pratiquer, elle doit être exposée à part. - 6. En troisième, révision des préceptes de la dialectique et de la rhétorique; ensuite explication des poètes et des orateurs grecs; exercices de style non seulement en latin, mais aussi en grec, et cela avec une étude plus attentive et une imitation plus soignée des auteurs. Ici aussi il faut expliquer la façon d'imiter et indiquer comment on doit s'entraîner à ces exercices. - 7. En seconde, on expliquait l'Organum d'Aristote, on achevait les préceptes de rhétorique; on lisait Platon, Euclide; on apprenait le droit; il y avait des déclamations (on indiquera ailleurs la façon de s'y exercer). - 8. La première faisait une étude approfondie de la théologie; on y engageait des disputes sur des questions proposées, mais on y faisait assister les élèves de seconde avec ceux de première. - Il faut surtout veiller à maintenir toujours les mêmes préceptes de grammaire, de dialectique et de rhétorique; rien n'est plus pernicieux que d'y introduire des changements. Aussi faut­il, donner en quatrième et en troisième ces préceptes de dialectique et de rhétorique de façon à ce qu'ils servent d'introduction à la seconde et à Aristote, pour qu'il n'y ait rien à y désapprendre ou à y changer de ce que l'on a déjà appris. - Même aux jours de fête on avait leçon, mais de religion, et chacun dans sa classe, deux fois par jour, avant et après le dîner. Cela se faisait ainsi pour que les enfants pussent se rendre avec leurs maîtres aux services publics, dont les sermons paraissaient ainsi continuer les leçons. Le jeudi n'était pas absolument libre de cours, mais cela dépendait de la décision du Recteur ».

Dans la troisième partie de son Rapport, Jean Sturm décrit l'organisation interne du Gymnase liégeois et expose notamment les prérogatives considérables qui y étaient dévolues au recteur: « C'était à lui seul à qui étaient subordonnées toutes les classes, qui prescrivait les livres à expliquer, qui divisait les classes en décuries, qui jugeait le savoir des élèves, qui avait le pouvoir disciplinaire sur tous: car telles étaient les quatre taches que comportait son office.

Personne en effet n'est si instruit ni si expérimenté qu'il ne lui arrive de suivre sa volonté plutôt que sa raison. Il arrivait souvent que les maîtres des classes supérieures blâmaient l'enseignement donné dans les précédentes et donnaient de nouveaux préceptes de grammaire, de dialectique et de rhétorique, imposant ainsi aux élèves un travail nouveau et superflu. Quelques­uns, avant que les enfants prissent en dégoût l'explication prolongée faite dans le même livre, le rejetaient avant qu'il fût terminé. Il y en avait qui, par intérêt pour leurs propres études, pour complaire au désir des adolescents ou pour faire montre d'un savoir plus étendu, interprétaient des auteurs ne convenant pas à cet âge. D'autres même lisaient des auteurs qui pouvaient nuire aux moeurs ou pervertir le jugement. C'est pour prévenir ces maux qu'un seul chef fut établi pour diriger les autres, pour soumettre à ses ordres et à son autorité les leçons, les exercices et, en résumé, toutes les études. De plus, à Liège, le supérieur du couvent des Hiéronymites et le couvent lui-même surveillaient le recteur pour l'empêcher de s'écarter de ses devoirs...

La première tache de l'office du recteur était de fixer la liste des auteurs.

La seconde de former les d'écuries. Chaque classe en effet ayant deux cents élèves et plus, on groupait ceux-ci par dix ou par huit, parmi lesquels on en choisissait un qui surveillait la conduite, notait les fautes, les signalait au recteur, lequel les punissait proportionnellement à leur gravité. Si le décurion, qui changeait chaque semaine, ne notait personne et se montrait négligent, il était puni pour les autres. Tous les mois, les élèves apportaient quelque argent pour acheter un livre ou un objet pareil, que l'on remettait à celui qui avait commis le moins de fautes, qui avait le mieux su ses leçons, qui avait composé avec le plus d'élégance: c'était le maître de chaque classe qui en décidait.

En troisième lieu, le recteur appréciait les progrès des enfants. Chaque année, en effet, on procédait au passage dans les classes suivantes; dans chacune, on était placé par ordre de mérite. C'était le maître qui classait ainsi ses élèves; mais comme celui-ci pouvait commettre une erreur ou se laisser guider par la partialité, il était loisible à tout élève désavantagé de défier celui qui était placé avant lui et de lutter avec lui sur un thème proposé, ou en style, ou en improvisation, ou en quelque débat de ce genre. Vainqueur, il prenait le rang du vaincu sur l'ordre du recteur; battre son adversaire était le plus grand honneur, comme c'était une honte d'être battu et de perdre sa place. Dans ces promotions, le premier et le second obtenaient des prix offerts par le couvent des Hiéronymites; mais le prix du premier valait davantage, car si l'on donnait au premier un Virgile complet, on ne donnait au second que les Géorgiques. Toutefois, si le second provoquait le premier et réussissait aussi bien que lui, il obtenait un prix de même valeur. Les promotions dans les classes supérieures avaient lieu à la date du 1 octobre, c'est-à-dire, à mon avis, à une époque bien choisie... »

Jean Sturm parle aussi des maîtres, de leur nombre et de la façon dont ils doivent comprendre leur rôle: « Les six premières classes ne doivent avoir chacune qu'un maître; dans la seconde et la première, il vaut mieux qu'il y en ait plusieurs, en raison de la variété et de la difficulté des études, auxquelles le talent d'un seul titulaire ne peut suffire... Autre chose est d'enseigner ou d'apprendre: on peut tout apprendre successivement, mais le même ne peut tout enseigner à la fois...

Quand j'étais à Liège, un désaccord s'était élevé entre les maîtres, et certains se mirent à enseigner séparément; si leurs desseins avaient été couronnés de succès, c'en était fait du céIêbre Gymnase Saint-Jérôme. Car, comme chaque professeur cherchait à attirer les jeunes gens, il leur enseignait, non ce qui était le meilleur, mais ce qui plaisait le plus et il obéissait plus au goût des auditeurs qu'à la raison. Même ceux qui blâmaient cette façon très vicieuse de comprendre de graves devoirs, étaient cependant obligés de sacrifier aux circonstances pour retenir auprès d'eux la jeunesse. Cette dissension dissipait les études, troublait l'ordre des leçons et empêchait tout progrès. Mais comme ces inconvénients finirent par frapper tous les yeux, on rétablit l'ancien ordre ».

Je ne m'attarderai pas à la dernière partie du Rapport, où Jean Sturm expose les mesures à prendre pour adapter aux anciennes écoles de Strasbourg le plan d'études propre à Liège; je n'en citerai que la conclusion: « Une telle institution sera utile aux citoyens, libérale envers les villes et nations voisines, nécessaire à nos descendants; toute l'espérance des états repose sur la formation de la jeunesse et je ne vois pas d'autre moyen, pour faire cesser cette pénurie des études dont souffre l'Allemagne, que d'établir de cette manière l'éducation du premier âge » (25).

Cette analyse sommaire du document strasbourgeois est suffisante pour dégager les traits caractéristiques du système pédagogique pratiqué par les Hironymites liégeois; en voici les principaux : attribution à chacune des classes d'un programme précis comportant le développement progressif de l'enseignement selon une méthode unique; division des classes en décuries placées sous la direction de moniteurs; promotions solennelles chaque année avec une concertation; distribution de prix aux élèves les plus méritants; nomination de maîtres spéciaux pour les cours des deux classes supérieures; attribution de pouvoirs discrétionnaires au recteur sur tout l'enseignement, avec cette réserve que le recteur lui­même était soumis à l'autorité du supérieur de la communauté; enfin, inscription au programme des deux classes supérieures de branches comme la Géométrie d'Euclide, la Logique d'Aristote, le Droit et la Théologie, qui constituaient généralement alors le monopole des universités (26).

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Ainsi donc le Collège liégeois des Hiéronymites avait connu de bonne heure une ère de brillante prospérité; fondé en 1495, ouvert dès l'année suivante, il compta, après un quart de siècle d'existence, un nombre d'élèves si élevé qu'il ne fut jamais atteint par les autres écoles des Frères de la Vie Commune, sauf par celle de Deventer.

Comment expliquer un succès aussi rapide et aussi éclatant? Peut-être fut-ce le résultat de la protection éclairée du cardinal Erard de la Marck? Ce qui est certain en tout cas, c'est que, sous le règne de ce prince-évêque, le Collège de Liège eut la chance de posséder une pléiade de maîtres éminents, dont la postérité a laissé tomber les noms dans un oubli immérité

Arnold d'Eynatten, Nicolas Nigmann, Henri de Brême et Macropedius, pour ne citer que les principaux d'entre eux.

Il est vrai qu'à partir du milieu du XVIe siècle la période de décadence s'ouvre pour le Gymnase Saint-Jérôme; il perd peu à peu son abondante population scolaire; les Frères eux-mêmes se recrutent difficilement et font plus souvent appel au concours de maîtres étrangers à leur institut; l'ancienne vigueur de leur discipline semble se relâcher. C'est alors que les princes­évêques, d'abord Robert de Berghes, puis Gérard de Groesbeek, se détournent des Hiéronymites pour réserver désormais leurs faveurs aux membres d'un ordre nouveau, la Compagnie de Jésus, qui leur paraissait plus apte, par son organisation fortement centralisée et par la perfection de ses méthodes d'éducation, à contribuer efficacement au triomphe du mouvement de la Contre-Réforme. Après de laborieuses négociations, les Hiéronymites finirent par céder leur maison aux Jésuites, qui en prirent possession le 10 novembre 1581 et y ouvrirent leurs classes le 30 avril de l'année suivante, au début du règne d'Ernest de Bavière (27).

Mais jusqu'à cette date et pendant près d'un siècle, les Frères de la Vie Commune avaient eu le mérite d'organiser à Liège un établissement d'enseignement d'un type très original, puisqu'il groupait, dans ses huit classes, non seulement des collégiens proprement dits, mais aussi de véritables étudiants. C'est ce qui permit au Gymnase Saint-Jérôme, pour le plus grand avantage de la jeunesse studieuse du diocèse, d'y jouer à la fois le rôle d'un séminaire avant la lettre et celui d'une université en miniature. C'est aussi ce qui valut aux écoles liégeoises de retrouver enfin cette célébrité qu'elles avaient perdue depuis l'époque lointaine de Notger et de Wazon.

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(1) On trouvera d'excellentes esquisses du sujet dans H.- PIRENNE, Histoire de Belgique, t. II, pp. 474-478 et t. III, pp. 289-291 (Bruxelles, 1908 et 1907), et dans A. ROERSCH, L'humanisme belge à l'époque de la Renaissance, t. I, pp. 9-20 (Bruxelles, 1910). - Le chanoine P. F. LEFEVRE vient de publier d'intéressants documents sur les Frères établis à Bruxelles, dans le Bulletin de la Commission royale d'Histoire, t. CIII (1938), pp. 41-114. - Voyez enfin R. R. POST, Studien over de broeders van het gemeene leven, dans les Nederlandsch Historiebladen, t. I (1938), pp. 304-335.

(2) Dans la bibliographie relative au Collège liégeois des Frères de la Vie Commune, il n'y a guère que deux travaux qui méritent d'être signalés ici J. DARIS, Le Collège des Frères Hiéronymites à Liège, dans le Bulletin de l'Institut archéologique liégeois, t. XI, 1872, pp. 223-232 (réimprimé dans les Notices sur les églises de Liège, t. IV, pp. 197-206). - Th. GOBERT, Les rues de Liège, t. I, pp. 552-553, et Liège à travers les âges, t. III, pp. 95-97, s. v° Fratres (Liège, 1926).

(3) Les Frères s'établirent à Louvain en 1433, à Gand avant 1447, à Bruxelles avant 1450, à Grammont avant 1469.

(4) Voyez notamment G. DELPRAT, Verhandeling over de broederschap van G. Groote, 2e édit., pp. 170-171 (Arnhem, 1856) et J. ACQUOY, Het Klooster te Windesheim en zijn invloed, t. III, pp. 101-102 (Utrecht, 1880).

(5) La Fraterhuis de Bois-le-Duc avait été fondée en 1425; sur son Collège, qui compta jusqu'à 1.200 élèves, voyez F. SWEERTIUS, Athenae Belgicae, p. 83: Testabitur Lovanium eos (studiosos) caeteris scholis palmam praeripuisse (Anvers, 1628). Cf. L. SCHUTJES, Geschiedenis van het bisdom 'S Hertogenbosch, t. IV, pp. 403-414 (St Michiels-Gestel, 1873). - Le célèbre dominicain Placentius, né à Saint-Trond vers l'an 1500, avait commencé chez les Frères de Bois-le-Duc ses études d'humanités, qu'il acheva chez ceux de Liège; cf. J. A. FABRICIUS, Bibl. ecclesiast., p. 131.

(6) Sur Jean-Arnould de Castilione, voyez J. DARIS, Histoire du diocèse.., de Liège pendant le XVe siècle, p. 639, et Notices, t. VII, p. 207. Cet humaniste, qui avait pris ses grades à l'Université de Rome, fonda près celle de Pavie un Collège dont il réserva quelques bourses à la collation du Chapitre de Saint-Lambert.

(7) L'expression Isleal Hochet se traduisait donc alors en latin pa Insulella Globi, ce qui voulait dire que l'îlot dont il s'agit présentait l'aspect d'une boule et avait la forme ronde ou du moins ovale. Aucun texte ne fait allusion à la fabrication de hotchets en cet endroit. Cf. GOBERT, o. c., t. III, p. 260.

(8) E. PONCELET, Cartulaire de l'église Saint-Lambert, t. V (1913), p. 235, n° 3281. Le texte de ce document a été publié partiellement par FISEN, Hist. eccl. Leod., t. II; (1696) p. 319 et par STEPHANI, Mémoires, t. II (1877), pp. 322-323. - Sur sa date, voyez BALAU, Chroniques liégeoises, t. I, p. 501 n. 1 (Bruxelles, 1913).

(9) E. PONCELET, o. c., t. V, p. 234, n° 3278. - Le texte de cet ôctroi a été publié par BRIXHE, Doc. judic. et hist., p. 103 (1841) et par A. MOREL, Annuaire de l'Université de Liege, t. I (1860), pp. 14-16, d'après une copie de F. Hénaux.

(10) E. PONCELET, o. c., t. V, p. 234, n° 3279 (le 12 octobre 1495).

(11) E. PONCELET, o. c., t. V, p. 234, n° 3280.

(12) Comme le pre-tend Th. GOBERT, o. c., t. III, p. 95.

(13) Par erreur, les chroniques placent cette cérémonie en 1486. Cf. BALAU, o. c., t. I, p. 501, n. 1, et t. II, p. 523. - CHAPEAVILLE, Catalogue des Evesques, n° 88.

(14) Cf. Léon-E. HALKIN, Le cardinal Erard de la Marck, p. 36, n. 2 et p. 81, n. 1 (Liège, 1930).

(15) E. PONCELET, Bulletin de l'Inst. archéol. liégeois, t. XXIV, pp. 110 et 118.

(16) Jean de Los, Chronicon, p. 112. - BALAU, o. c., t. I, p. 501, n. 1 et t. II, p. 649.

(17) BALAU, o. c., t. I, p. 501, n. 1 et t. II, p. 649. - FISEN, o. c., t. II, p. 313. - FOULLON, Hist. leod., t. II, 1, p. 194. - ERNST, Tableau des Suffragans, p. 337, n. 3.

(18) BALAU, o. c., t. I, p. 501, n. 1 et t. II, p. 649. - CLERx, Bull. Inst. Arch. liégeois, t. VII, p. 288. - Leur premier Recteur fut Henri de Diest.

(19) FISEN, o. c., t. II, p. 319. - STEPHANI, o. C., t. II, p. 323. - BALAU, o. c., t. I, p. 501, n. 1. - L'acte émané du Chapitre est joint au diplôme de Jean de Hornes en date du 30 septembre 1495 (Archives de l'Etat, Cartul. de Saint-Lambert, n° 3281).

(20) L'original autographe de ce Rapport est conservé dans les archives de Saint-Thomas, à Strasbourg (Inventaire, col. 347). Le texte en a été publié par C. ENGEL, Das Schulwesen in Strassburg (1886), pp. 67-71 et par M. FOURNIER, Les Statuts et privilèges, des Univ. françaises, t. IV, 1 (1894), pp. 18-22, n° 1977.

(21) J. Sturm a exposé ce plan dans son célèbre ouvrage: De literarum ludis recte aperiendis, Strasbourg, 1538. - On en trouvera une bonne analyse dans Ch. SCHMIDT, La vie et les travaux de J. Sturm, pp. 285-286 (Strasbourg, 1855) - Voyez aussi la notice sur J. Sturm publiée par A. ROERSCH dans la Biogr. Nation., t. XXIV, col. 204-214 (1926).

(22) H. VEIL, Zum Gedächtnis Johannes Sturm, dans le Festschrift... des protestant. Gymnasiums, pp. 21-34 (Strasbourg, 1888). - G. F. PAULSEN, Gesch. des gelehrten Unterr., 2e éd., t. I, p. 283 (Leipzig, 1896) et Th. ZIEGLER, Geschichte der Paedagogik, 5e édit., pp. 51-52 (Munich, 1923).

(23) J'ai déjà eu l'occasion de formuler sur ce point des réserves dans la communication sur Jean Stum et le Collège liégeois des Frères de la Vie Commune que j'ai présentée au Congrès de l'Asosciation G. Budé à, Strasbourg en avril 1938 et qui est résumée dans L'humanisme en Alsace, pp. 28-29 (Paris, 1939).

(24) II est assez piquant de constater que les deux premiers érudits qui ont commenté ce rapport ont traduit le mot Leodium, non par Liege, mais par Leyde, comme si Sturm avait écrit Lugdunum (Batavorum). Cf. C. ENGEL, o. C., p. 60 et M. J. GAUFRES, Bulletin de la Soc. de l'hist. du Protest, français, t. XXV (1876), pp. 500, 503, 505.

(25) Le Rapport est suivi d'un tableau d'ensemble qui résume fidèlement le plan des études dans les huit classes du Collège de Liège; toutefois, le programme de la première ne donne pas l'indication de la Théologie, mais celle des trois professeurs qui étaient chargés de cet enseignement à Strasbourg.

(26) Ii faut y ajouter encore l'usage des représentations de pièces latines, puisqu'aussi bien J. Sturm rapporte ailleurs que, pendant son séjour à Liège, il joua le rôle de Géta dans le Phormion de Térence, en face de la petite église St-Martin­en-Ile, située non loin du Gymnase Saint-Jérôme (Epistolae classicae, Strasbourg, 1565, p. 23. - Cfr la nouvelle édition de ce recueil publiée par Jean ROTT, Strasbourg, 1938).

(27) On trouvera l'exposé détaillé de ces négociations dans mon mémoire sur Les origines du Collège des Jésuites et du Séminaire de Liège, publié dans le Bull. de l'Inst. archéol. liégeois, t. LI (1926), pp. 83-191, et à part Liège, Librairie Demarteau, un vol. de 108 pages in-8°.