Voici l'heureux temps des vacances. Nous sommes à la campagne, à Embour, dans le premier feu de nos plaisirs champêtres et de nos excursions pittoresques. Si j'ai bonne mémoire, nous avons été les années précédentes à Montfort, à Marlagne et dans maints autres lieux cette année, mes lecteurs, je vous propose d'aller à Chaudfontaine; et comme d'Embour à Chaudfontaine on ne compte pas moins d'une trentaine de minutes, ce qui fait bien deux lieues pour le vrai touriste et pour l'observateur, nous avons, avant d'arriver, deux bonnes petites heures à causer ensemble. Causons donc un peu.
Il n'y a pas mal longtemps, mes lecteurs, que nous avons fait connaissance. Vous souvient-il de ces premiers jours, et comment je débutai dans ma vie littéraire par honorer mon pays? Épris de ses beaux sites, plein de ses grands souvenirs, je chantais Beaufort, Montaigle, Franchimont, Crèvecœur; je chantai bon nombre de choses belles et glorieuses. Malgré la petitesse du chant, le public se montra on ne peut plus aimable et fit chorus avec moi. Tous les jours encore les rochers de la Meuse apprennent à répéter les accents patriotiques de la wallonnade.
J'en étais à m'essayer ainsi, quand arriva ce grand déluge des lettres qui marquera la première moitié du dix-neuvième siècle. L'Océan monta que c'était affreux. On se trouva littéralement noyé dans les eaux du Claude Gueux, de Marion de Lorme, de Lélia, de Barnave, dans les eaux des Contes Bruns et des Contes Drolatiques, dans les eaux de l'Ane Mort et de la Femme guillotinée, des Deux Cadavres, d'Un nom de famille, par M. Luchet, sans compter vingt dignes parents ou alliés de ce digne auteur. Toutes ces eaux étaient fort boueuses. Les pauvres Muses qui en avaient jusqu'au dessus du menton ne savaient que faire pour se débarbouiller. Je flairai bien vite tout ce qu'il y avait dans ce méchant margouillis d'émanations putrides, d'exhalaisons morbides, de miasmes menaçants pour l'avenir; et afin d'avertir le public qu'il eût à se boucher hermétiquement le nez sous peine d'asphyxie et demort, je mis moi-même sous le nez du public la cassolette aux miasmes; seulement je la dégageai de tout son trompeur entourage; je fis un petit livre essentiellement romantique, franchement drolatique et très-naturellement horrifique, petit livre qui restera sans doute, ne fût-ce qu'à raison de ses énormités nécessaires.
Tous les maux se tiennent toutes les calamités se produisent l'une par l'autre. Au milieu de ce vaste débordement des lettres, d'autres fléaux surgirent, et particulièrement le fléau des danseuses, des sauteurs et des musiciens. L'Europe était en fièvre; la fièvre éclatait sous toute espèce de formes. C'est l'époque des illustres Sivori, des immortels Paganini, des incomparables Elsler et des divines Taglioni. On ne trouva ni assez de couronnes, ni assez d'écus, ni assez de bravos à jeter aux violons, aux clarinettes et aux jambes sautantes. Je sifflai, moi, je sifflai vigoureusement. Je sentais la décadence qui suait partout. Certain préambule de certain recueil intitulé Wallonnades ne fut d'un bout à l'autre qu'un grand coup de sifflet. Mais plus d'une clef m'aida, hâtons-nous de le dire à l'honneur de notre bon public. Il laissa quelques sots journaux adjuger à d'autres qu'à Homère, Bossuet, Milton, les épithètes divin, sublime, qui allaient se perdre dans les contre-basses; et s'il continua d'aller voir danser les danseuses et entendre les musiciens musiquer, il cessa lui-même de tomber dans les admirations, dans les adorations, les pâmoisons et les palpitations d'un stupide enthousiasme.
Nous arrivons au terrible paroxysme. Mes grandes prophéties s'accomplissent. Les antéchrists du romantisme ont accompli leur œuvre. Le monde moral va finir; le monde se tord dans son agonie. Alors je jetai autour de moi un douloureux regard. Et que vis-je, hélas! partout, partout énervement et faiblesse, convulsions, la fièvre prenant le masque de la force, des cadavres horriblement galvanisés qui voulaient se mouvoir, ici d'absurdes exigences, là d'absurdes résistances, course désespérée en avant, efforts insensés pour retourner en arrière, ébranlement, dislocation, craquement universel. Ne trouvant plus rien qui allât à mon âme dans le temps présent, je me réfugiai dans le temps passé; et à l'étude grave de l'histoire j'alliai dans mes heures de loisir l'innocente étude de l'archéologie.
Soyez donc bien sûrs, mes lecteurs, que je ne vais pas descendre à Chaudfontaine et vous montrer ses frais paysages sans faire quelque peu l'antiquaire.
« L’antiquaire à Chaudfontaine! mais c'est impossible, allez-vous me dire; l'endroit est moderne; le nom est moderne; César n'en dit absolument rien; pas un mot non plus ni dans Strabon ni dans Pline; les annales de ce lieu, tout célèbre qu'il puisse être, ne s'ouvrent guère avant le dix-septième siècle; c'est à coup sûr trop tard pour un antiquaire. »
Oui, mes lecteurs, vous avez raison. Mais Chaudfontaine a ses alentours; mais avant César et les autres, vous oubliez peut-être qu'il y avait un vieux peuple qui habitait le pays, qui n'écrivait pas comme nous écrivons, et qui pas moins nous a transmis son histoire pesamment écrite en grosses pierres. C'est un des chapitres de cette histoire que je crois avoir découvert non loin de Chaudfontaine, ni plus ni moins, en vérité, qu'un monument druidique, qu'un dolmen celtique. Voici même le rapport que j'en ai fait à l'Académie, en y ajoutant une autre découverte faite un peu plus loin dans le fond des vallées. Ecoutez.
Les monuments du culte druidique sont rares dans nos provinces. Après la pierre de Brunehault, qui se trouve dans la commune d'Hollain, près de Tournay, et quelques pierres colossales déterminées par M. Geubel dans la province de Luxembourg, je ne sache pas que l'on signale encore d'autres restes de ce genre sur le sol belgique. La première cause de cette rareté remonte peut-être à l'antique invasion de ces peuples germains qui, longtemps avant l'époque romaine, étaient venus se fixer dans nos contrées. Les Germains refoulèrent vers le sud la population gauloise ou celtique indigène; et les monuments d'un culte qui leur était étranger, auront commencé à disparaître dès ces temps reculés. Les invasions postérieures auront fait le reste, comme aussi l'introduction du christianisme. On conçoit que les apôtres de la foi nouvelle durent s'appliquer à briser les idoles, à détruire les autels, à effacer tous les vestiges du paganisme et de l'idolâtrie; et c'est ce qu'on lit, en effet, dans maintes légendes des saints de cette époque. J'ai donc pensé que je pourrais intéresser un moment l'Académie, en lui communiquant, je ne dirai pas précisément la découverte que j'ai faite d'un dolmen, cromlech ou menhir, mais du moins quelques indications qui se rattachent à ce sujet et que j'ai recueillies dans une excursion de vacances. C'est, pour ainsi dire, le récit de cette excursion que l'Académie me permettra de lui présenter très-sommairement.
Mon but était de visiter certaines curiosités naturelles qui se remarquent à quatre lieues environ de Liége, dans une vallée descendant de la hauteur du village de Louvegnez vers les bords de l'Amblève. Ce sont comme de vastes entonnoirs où des eaux s'engouffrent. Les uns (et c'est le plus grand nombre) placés sur le cours des ruisseaux au fond de la gorge, se présentent creusés irrégulièrement dans la roche vive, offrant même aux visiteurs des commencements d'entrée souterraine. Quelques autres, placés sur le plateau supérieur, s'ouvrent brusquement au milieu de la campagne, semblables à de grandes cuves enfoncées dans le sol, parfaitement arrondies et d'une centaine de mètres de circonférence. Ces cuves, ces larges et profonds entonnoirs sont appelés chantoirs dans le pays. Les étymologistes peuvent ici s'exercer. Le mot chantoir est-il une expression pittoresque, destinée à rendre le bruit sonore des eaux qui tombent dans ces gouffres? ou bien le chantoir a-t-il quelque analogie avec l'entonnoir, et va-t-il se rejoindre aux mots français chante-pleure, décanter ou quelque autre? C'est à examiner. Quoi qu'il en soit, les chantoirs se multiplient dans toute la longueur de la vallée, à plus d'une lieue de distance du côtéde Remouchamps; on en retrouve même à des distances plus considérables, dans une direction différente, au village de Presseux, par exemple, et du côté de l'Ourthe: d'où l'on peut inférer que tout ce pays recouvre une immense excavation de plusieurs lieues d'étendue et dont les grottes de Remouchamps et de Tilf ne seraient que des branches comparativement fort petites. Ici, à leur tour, les explorateurs pourront s'exercer.
Arrivé vers le bout de la vallée (qu'il nous est peut-être permis d'appeler à présent la Vallée des chantoirs), j'observai un nouveau cours d'eau, marqué, mais sans nom, sur les cartes, qui sort d'une gorge latérale, passe sous la route et va se perdre de l'autre côté sous des roches. C'est le ruisseau qui traverse l'intérieur de la grotte de Remouchamps et que son Pont-du-Rubicon a rendu fameux parmi les touristes. J'en demandais le nom à un habitant de la localité; il me répondit que c'était le ruisseau du Menhir. On comprend que ce mot éveilla tout de suite ma curiosité. Elle augmenta, quand d'autres personnes à qui je m'adressai m'apprirent que ce ruisseau venait d'un endroit où se trouvent de grosses pierres et une roche appelée Menhir qui lui donne son nom. En effet, ayant remonté le cours d'eau, je découvris bientôt une grande roche isolée qui s'élève verticalement au-dessus de la vallée, et à ses pieds une énorme quantité de blocs épars sur les flancs de la colline et sur les deux bords du ruisseau. Ces blocs proviennent manifestement d'éboulements plus ou moins anciens. Quelques-uns pourraient bien se trouver réunis en groupes affectant jusqu'à un certain point la forme circulaire; mais je dirai pourtant que mes yeux, tout prévenus qu'ils devaient être par le mot celtique, n'ont pu reconnaître dans ces groupes une symétrie suffisamment humaine pour en faire les monuments d'un culte.
Maintenant nos archéologues auront à décider si cette roche, appelée dans le pays Menhir, a pu servir jadis aux cérémonies du culte druidique. On sait que les anciens Gaulois adoraient des montagnes; et l'on montre dans les Pyrénées quelques plateaux élevés où la tradition porte que le corps des druides se réunissait à des époques périodiques. Tout ce que je puis dire quant à la roche que j'ai signalée, c'est qu'elle se dresse comme un vaste cône dont le sommet tronqué présente une plateforme, qu'elle domine toute la vallée, tout le pays même, qu'elle est d'un aspect saisissant au milieu d'une nature sauvage, d'une contrée absolument nue, sans habitation, sans arbre, sans autre verdure que celle de la sombre bruyère, et que, si jamais le collège des druides, en longues tuniques blanches et la faucille d'or à la main, s'est réuni solennellement, sur ce point élevé, pour procéder aux sacrifices en présence de la multitude étagée sur tous les penchants des collines, ce devait être un grand et imposant spectacle.
Je crois que le mot menhir signifie pierre dressée. Peut-on se demander si le monument druidique, le menhir celtique pouvait être une roche tout simplement naturelle? si le menhir ne devait pas , au contraire, se former d'un bloc posé par la main des hommes? ou bien encore, si ce mot n'est pas plutôt une appellation générique, s'appliquant indistinctement à toute espèce de pierre, roche, bloc, dressé par les forces de la nature ou par les forces humaines, sans emporter nécessairement une idée de culte ou même de monument? Ces diverses questions (si question il y a), je les livre à l'appréciation de nos savants archéologues; je confesse, en cette matière, toute mon insuffisance.
Seulement nous devons engager les futurs auteurs d'itinéraire de la grotte de Remouchamps à restituer au ruisseau qui l'arrose son vieux nom celtique. Ils l'appellent le ruisseau de Sècheval. C'est, en effet, au hameau de Sècheval, où il passe, que j'ai appris son véritable nom; mais il vient de plus loin, il vient de la roche Menhir; et nous ne pouvons consentir à ce qu'on le déshérite de ce nom vénérable que lui ont donné nos pères de l'ancien monde, qui s'est conservé intact dans ce recoin solitaire du vieux pays des Éburons, et qui pourra désormais servir à déterminer d'une manière plus certaine quelle a été la langue parlée par les Belges dès ces temps primitifs.
Tel est le premier fait que j'ai cru devoir communiquer à l'Académie. Voici le second:
Une promenade que je faisais aux environs de Chaudfontaine m'avait conduit dans un hameau de la commune de Romsée, appelé Bouni, fort à l'écart des grandes voies de communication. Parvenu sur la place du hameau, qui est à mi-côte, je remarquai un grand et beau tilleul placé vis-à-vis d'une chapelle, mais recouvrant surtout de ses vieilles branches, et même de quelques racines traçant sur le sol, plusieurs blocs de pierre étendus horizontalement comme des tables sur d'autres pierres ou pointes de roc sortant verticalement de terre. L'idée d'un dolmen me vint tout de suite à l'esprit; la disposition de ces pierres en offrait l'apparence; et comme j'étais à observer le monument vrai ou supposé, un habitant de l'endroit s'approcha dans l'intention immédiatement réalisée de satisfaire ma curiosité. Il me dit que, d'après le témoignage des anciens, on avait autrefois adoré le diable sur la grosse pierre que j'examinais, mais qu'au moment où les apôtres étaient venus prêcher le saint Évangile au pays, la pierre s'était brisée d'elle-même, et qu'un des morceaux avait roulé jusqu'au bas de la côte où, aujourd'hui encore, il sert de pont au ruisseau; qu'après cela, pour purifier la place, on avait bâti à côté une chapelle et planté un tilleul, plusieurs fois renouvelé, tout contre l'autel païen. Il nous paraît que la tradition et le monument concordent parfaitement entre eux. Nous ferons bien de rappeler ici qu'une chapelle se trouvait également placée à côté de la Pierre-du-Diable, monument druidique qui existait encore il y a une trentaine d'années dans les environs de Namur; c'était aussi un dolmen, et un vieil arbre l'ombrageait de même. Nous en avons heureusement conservé le dessin exact.
Je finis en engageant fortement nos archéologues à entreprendre la même excursion que moi, d'abord à la Vallée des Chantoirs et à la Roche Menhir, ensuite au hameau de Bouni, non loin de Chaudfontaine. Ils auront à vérifier les faits que je viens de rapporter; peut-être en viendront-ils à confirmer mes conjectures de l'autorité de leur science. Je leur garantis au moins la plus agréable promenade dans un pays charmant; et si même je m'adressais aux artistes, je leur dirais qu'ils y trouveront à coup sûr deux sujets de tableaux des plus pittoresques. Nous pouvons espérer d'en voir figurer quelque chose dans les Bulletins de l'Institut Archéologique Liégeois qui vient de se fonder sous d'heureux auspices. N'avons-nous pas de plus à tirer cette petite moralité des indications qui précèdent, à savoir que notre pays, tout frayé et tout usé qu'il est par le pied des hommes, peut encore néanmoins offrir çà et là matière à découverte?
Vous voyez donc bien, mes lecteurs, que la vallée de Chaudfontaine n'est pas entièrement étrangère à l'archéologie, et qu'en parcourant ses beaux sites, ses bois, ses coteaux, ses riants alentours, nous pourrons nous arrêter un instant sous le toit paisible de la science. Mais faisons d'abord son histoire.
Une charte de l'an 1250, dont nous aurons soin de transcrire le texte dans les notes placées à la fin du volume, fait mention de Chaueteaul Fontaine, mais sans caractériser autrement les eaux et sans dire qu'on en fit usage. Il paraît toutefois que c'est bien de notre source thermale qu'il s'agit dans cet ancien document. Les termes qu'on y remarque représentent parfaitement l'état sauvage du pays au treizième siècle; il parle de la source comme située au milieu des bois non loin de la Fosse du Loup.
Citons encore un testament du 3 juillet 1539, dont notre savant compatriote Ernst, l'un des auteurs de l'Art de vérifier les dates, a donné quelques extraits dans son Tableau des sufragans de Liége, Liége, 1806, page 292. Cet acte contient la disposition suivante: « Item, je laisse quarante sols à l'hospital Saint Julien a Chozfontaine. »
Quel était cet hôpital? N'est-il pas permis de supposer que, dès le quatorzième siècle, un établissement charitable de bains avait été fondé dans la localité? Je sais bien qu'un célèbre médecin italien, André Baccio, dans l'ouvrage qu'il publia en 1577 sur les eaux thermales tant anciennes que modernes, ne dit rien des eaux de Chaudfontaine. Mais il s'en faut qu'un auteur étranger au pays ait pu tout voir, tout connaître, et tout rapporter. Une humble petite source, cachée dans un recoin de vallée solitaire, qui n'avait pas encore de renommée et n'était disposée que pour recevoir quelques pauvres malades, a pu lui échapper. Quoi qu'il en soit, on voit encore aujourd'hui, derrière le jardin de l'Hôttel des Bains, sur un cours d'eau dérivé de la rivière de Vesdre, un assez grand bâtiment de vieille apparence, plus élevé, plus solidement construit que ne le sont d'ordinaire les simples habitations de la campagne, tout en pierre, à trois ou quatre étages, à hauts pignons notablement aigus. L'antiquaire fera bien de les explorer. Qui sait si ce n'est pas l'ancien hôpital? Il est vrai que M. Ferdinand Henaux (Bulletin de l'Institut Archéologique Liégeois, tome I, page 62 note), après avoir dit de cet établissement qu'il était assez vaste pour héberger une vingtaine de malades, le place à l'endroit où se trouve aujourd'hui la tête du pont sur la rive gauche de la Vesdre, en face de l'Hôtel actuel des Bains; et l'auteur ajoute qu'on le voyait encore au seizième siècle. Mais il ne rapporte aucune preuve. Il ne cite aucune autorité. La tradition n'en dit rien. Aucun vestige ne marque la position assignée. Voilà une grosse question que je recommande à la science, à la sagacité de nos archéologues.
Selon toutes les probabilités, Chaudfontaine faisait anciennement partie d'une seigneurie voisine, de la seigneurie de Fléron, plus connue sous le nom d'Advouerie de Notre-Dame d'Aix-la-Chapelle. Ce qui est certain , c'est que le hameau de Chaudfontaine (car c'est ainsi qu'on le trouve presque toujours désigné jusqu'à la fin du siècle dernier) relevait de l'église cathédrale de Liége. Il paraît même que les heureux chanoines y jouissaient de certains privilèges. Une très-mauvaise route, impraticable aux voitures, y menait autrefois le long d'un rivage abrupte, hérissé de rochers, ne laissant çà et là que des pas dangereux. C'est à pied ou à cheval qu'il fallait s'y rendre. Mais à la grande époque dont nous parlerons tout-à-l'heure, quand la renommée des bains se mit une bonne fois en bon train, alors une barque, une galiote s'établit sur la rivière de Vesdre et fit régulièrement le service de Liége à Chaudfontaine dans tout le cours de la bonne saison, du moins les jours de dimanche et de fête. Or, les heureux chanoines avaient le droit, non seulement de choisir et de retenir les bains qui leur plaisaient, mais d'arrêter la barque publique jusqu'à ce qu'ils voulussent repartir. Voyez plutôt Poelnitz, dans ses Amusements des eaux de Spa, 1752, tome 3, page 208. Surtout veuillez noter, ne manquez pas de noter ce trajet par eau; il est devenu célèbre. Qui ne connait, en effet, Li voiège di Chaudfontaine? Délicieux voyage en bateau, piquant tableau de genre tout imprégné de couleur locale, excellente comédie liégeoise, en patois liégeois, en vers liégeois, où vivent, respirent, éclatent les vieilles mœurs populaires liégeoises. Est-il hors de propos d'en transcrire ici quelques lignes ? Pas tout-à-fait, je pense, et l'on m'en saura gré. Pour le lecteur étranger lui-même, s'il réussit à le comprendre, ce naïf et pittoresque langage ne peut manquer d'offrir intérêt, curiosité, plaisir. Mais je l'en avertis, c'est difficile à lire. Au bout des mots, aspirons le ch à l'allemande; prononçons le j com me le gi ou le ge italien; prononçons la finale ée à peu près comme les mots français haie et paye, l'é fortement ouvert; la finale èie se prononce de même; temps se prononce timps, tout comme le nom du village d'Embour se prononce Imbour; ne disons pas le pronom il autrement que la désinence dans les mots fusil, outil, etc.; prenons garde que chaque vers est de huit syllabes, sauf un seul; scandons en conséquence. On me ferait un sensible plaisir à ne pas estropier ces beaux vers:
Li bagne est prett; jans, mes èfants!
Por mi, ji so déjà d'grappée;
Ji'a d'fait m'corsulet à crèvée,
Cà, tapans là cotte et jipon,
El cmincans l'bouwée sains savon.
Oh, louk! ouss qui volà Marèie
Ji creus, so mi’ám', qui ciss' gobèie.
Po wagni temps,
Bac et tot, est moussée divains.
Souch! souch! èie, qu'il fait bon!
Habèie, Adile, habèie, Tonton;
A vraie, ji creus d'ess' on pèhon.
Jî a tant d'bin cial, qui ji n'veus gotte:
Ji sins, so m'foi, qui j' tresseill' totte.
Tenez, mes lecteurs, je veux vous être agréable; et pour vous mettre à même de saisir, d'étudier un instant cette belle langue wallonne qui commence à prendre ou plutôt à reprendre, je vais vous donner une pâle, froide et insignifiante traduction de ces vers. Vous les trouvez du reste, avec toute la pièce, dans un joli petit volume qui se vend partout et qui a pour titre Theate Ligeois. Quand à mon orthographe de l'idiome wallon, je la déclare mienne et bonne, mais pas du tout conforme à l'ouvrage imprimé. Soit dit bas à l'oreille, nos auteurs et imprimeurs du cru se sont fourvoyés terriblement ici, en faisant d'innouis efforts, chacun comme il pouvait, chacun de son côté, chacun à sa manière, pour accommoder l'orthographe indigène à la prononciation indigène. La prononciation, voilà leur seule règle et leur grand dada. Il en résulte que, sous la main de cinq ou six auteurs, le même mot s'est écrit et imprimé de six manières diverses. Il en résulte qu'un fameux walloniste, s'acharnant à l'ornière et hors d'état d'en sortir avec avantage, rêva une belle nuit l'invention de plusieurs lettres nouvelles qu'il ajoutait à l'alphabet patois pour arriver à exprimer la prononciation. Quelle indigente richesse! Oh, c'est vraiment curieux tel mot wallon, par exemple, est le même, identiquement le même que tel mot français; eh bien! peu importe; nos Wallons qui prononcent ce mot autrement qu'en français veulent à toute force l'orthographier autrement aussi, tout comme le parisien qui, disant versâïes, batâïe, victuâïes, voudrait absolument ne pas écrire Versailles, bataille, et supprimer les l. Mais grâce à plus d'un savant qui s'en occupe aujourd'hui, le chaos va cesser, j'espère; des règles vont s'établir; en défendant à l'écriture d'altérer les mots, on expliquera seulement comme ils se prononcent; et de la sorte l'idiome wallon abdiquera une bonne fois son étrange prétention de paraître aux yeux ce qu'il n'est pas du tout, un langage bizarre et barbare. Je garantis que, sans recourir à ces moyens factices , il conservera toujours assez de coloris, d'énergie et d'originalité.
Cela posé, voici m a traduction; mais elle est incomplète. L'interjection souch! souch! qui exprime si bien la sensation nerveuse du froid ou du chaud, selon l'occurence, est parfaitement intraduisible. Souch! souch!.... O trop heureux wallon! O pauvre et maigre français!
Le bain est prêt; allons, mes enfants!
Pour moi, je suis déjà dégraffée;
J'ai défait mon corset à crevé.
Cà, jetons là cotte et jupon,
Et commençons la lessive sans savon,
Oh, regarde! où voilà Marie!
Je crois, sur mon âme, que cette guénille
Pour gagner du temps;
Hardes et tout, est entrée dedans.
Souch! souch! Ah, qu'il fait bon!
Vite, Odile; vite, Catherine;
Au vrai, je crois être un poisson.
J'ai tant de bien ici, que je ne vois goutte:
Je sens, sur ma foi, que je tressaille toute.
Si maintenant nous passons de cette vive et verte poésie à la prose traînante pour achever l'histoire ancienne de la localité, l'histoire historique dont un épisode de l'histoire littéraire vient d'interrompre le fil, nous devons dire encore que différents documents du quinzième, du seizième et du dix-septième siècle, mentionnent une famille noble du nom de Chauxfontaine ou Chaufontaine, alliée aux familles de Horion, de Chestret, etc.
Ici, mes lecteurs, nous nous arrêtons à la grande époque. Simon Sauveur parait en 1676. Chaudfontaine va naître; Chaudfontaine va recevoir le baptême de son illustration.
Simon Sauveur, pauvre habitant du hameau, simple paysan, mais beau-frère du Major de Chaudfontaine et surtout homme de sens, d'intelligence, un wallon, en un mot, Simon Sauveur comprit tout ce qu'il y avait d'avenir dans cette bonne eau chaude. Il réunit les diverses petites sources qui jaillissaient de divers côtés aux bords de la Vesdre, fit construire des baignoires telles quelles à l'usage du public, les couvrit d'un hangar, et pour prouver que la réclame n'est pas tout-à-fait d'invention moderne, il réclama d'un certain docteur Chrouet quelques lignes laudatives, constatant que ces eaux contenaient un sel alkali fixe qui les rendait excellentes pour bain et pour boisson.
En ce temps-là les réclames étaient vraies. Les malades s'empressèrent de venir se baigner et boire. Il y eut des guérisons merveilleuses, témoin le passage suivant de l'historien de Villenfagne dans son Histoire de Spa, note historique sur les bains de Chaudfontaine, près de Liége, tome 2, page 28:
« Une femme, âgée de 40 ans, qui avoit épuisé en vain tous les remèdes de la pharmacie, fit part au docteur Chrouet de l'envie qu'elle avoit de tâter des Bains de ChaudFontaine. Elle étoit attaquée d'une espèce d'anasarque, et presque tous les membres de son corps étoient enflés. Cette pauvre femme étoit persuadée que toutes ses enflûres se dissiperoient si elle pouvoit avoir des sueurs fortes. Chrouet n'hésita pas; il approuva le dessein de la malade, et l'assura que ces Bains lui feroient merveilles; mais qu'il falloit, pour qu'elle suât abondamment, qu'elle avalât, étant dans le Bain, quelques verres d'eau prise à la Source. Elle suivit exactement son conseil, et au bout de quelques jours elle fut entièrement guérie. »
A partir de cette époque, la réputation de nos eaux thermales fut solidement établie. Tout le monde voulut en tâter, comme dit le savant et à la fois le bon Villenfagne; et tout le monde s'en trouva admirablement bien, même ceux qui n'étaient pas malades. C'est qu'en effet les eaux de Chaudfontaine, jointes à l'air vivifiant de la vallée, donnent cette humeur ronde, allègre et joyeuse qui tient la maladie en respect et l'empêche de mordre à nos pauvres corps. Il est vrai que l'usage de boire a presque entièrement cessé; on se baigne seulement; mais je tiens qu'on a tort. J'en parlais l'autre jour à deux ou trois docteurs, vrais outres de science, vieux guerriers d'expérience ayant livré cent batailles à toutes les maladies; et tous m'ont attesté, m'ont prouvé catégoriquement, non seulement qu'une jeune fille peut devenir muette, mais que ces eaux, prises même à l'intérieur, constituent un fort bon spécifique dans un grand nombre de cas, surtout dans les affections de certaines voies dont l'épithète m'échappe. Honneur donc à Simon Sauveur, inventeur des eaux de Chaudfontaine!
Vous croyez peut-être, mes lecteurs, que cet excellent citoyen fut amplement récompensé du service, de l'éminent service qu'il avait rendu moins encore à son pays qu'à l'humanité tout entière, en faisant fructifier le trésor de ces eaux précieuses. Hélas! non; et c'est ici encore l'histoire des ingratitudes, des injustices humaines. On suscita des chicanes à Simon Sauveur. On le tourmenta sur la propriété du sol où il avait fondé son établissement. Je sais bien que le terrain ne lui appartenait pas; il appartenait à son beau-frère le major; mais c'était un méchant petit bout de terre où le propriétaire lui avait donné franches coudées; et jamais, de son vivant, le major n'avait eu la pensée de chicaner là-dessus. Mais ses héritiers (des héritiers sont toujours rapaces) virent autrement la chose. Les bains de Chaudfontaine commençaient leur vogue. On ne pouvait laisser le petit paysan du hameau recueillir à lui seul tout le bénéfice. On lui fit un procès. Aux tracasseries privées vinrent se joindre les tracasseries publiques: l'autorité souveraine révoqua la concession qui lui avait été accordée. Que faire? Simon Sauveur était pauvre. Il ne put ou n'osa plaider. Il recula sans doute devant sa pauvreté ou bien devant toute la rigueur du droit. Mais les héritiers du major auront-ils du moins l'avantage? Oui, peut-être. On sait que le succès d'une opération excite toutes les convoitises; on connaît aussi l'histoire, fort heureusement ancienne, de l'huître et des plaideurs; on ne sera donc pas trop étonné d'apprendre (voyez l'Abrégé de l'Histoire de Spa, Liége, 1818, page 171 ), que la chambre des comptes, à l'aide bien en-tendu des avocats et de quelques médecins, décida, par un avis en bonne et due forme, le chapitre cathédral de Liége ayant été consulté, que les sources de Chaudfontaine étaient un trésor et que le prince pouvait en disposer. Grâce au joli calembour, il fallut alors financer. Les héritiers du major n'obtinrent la concession des bains que sous des charges plus ou moins onéreuses, et entre autres sous l'obligation de payer une rente annuelle de deux cents chapons. Les chapons se payèrent, et tout fut accompli.
Ainsi mourut Simon Sauveur, déshérité de sa découverte. Mais au moins la postérité, la grande et impartiale postérité sera-t-elle plus juste? Hélas! non, pas davantage, moins encore peut-être. Car il est passé l'heureux temps où l'on ne disait pas les bains de Chaudfontaine, mais où l'on disait avec vérité, avec reconnaissance, les Bains de Sauveur. Ouvrez, je vous prie, telles et telles brochures du dix-septième siècle, et vous lirez partout les Bains de Sauveur simple et touchante qualification. On ne dit plus ainsi. La renommée de nos eaux thermales retentit sur tous les points du monde rhumatisé; et la mémoire de leur auteur et père, du patron, de l'apôtre, s'est tout-à-fait perdue. Soyez encore les bienfaiteurs des hommes! Quant à nous, mes lecteurs, nous devons, nous voulons, nous allons voter une réparation éclatante. Je ne dis pas précisément qu'il faille ériger une statue à Simon Sauveur, bien que de nos jours on administre la statue à Pierre, à Paul, à Baptiste, à Jean, à toutes façons de héros et de grands hommes à la douzaine. Mais que du moins une pierre simple et modeste restitue le nom du bienfaiteur. Et même, bon Dieu, pourquoi pas? Le fer national n'est pas infiniment cher et n'est pas non plus orgueilleux; allons en fondre quelques douzaines de livres dans un des nombreux fourneaux du pays de Liége, et que la fonte en sorte sous la forme de buste, et que l'humble buste aille décorer l'un ou l'autre point de la délicieuse vallée avec cette inscription:
A SIMON SAUVEUR
FONDATEUR DES BAINS
CHAUDFONTAINE RECONNAISSANT.
Chaque année, quand le doux soleil de mai rend la vie aux fleurs et le chant aux oiseaux, tous les journaux du pays annoncent à grand orchestre l'ouverture des bains de Chaudfontaine. Un magnifique dîner d'inauguration réunit la foule des amateurs, goutteux, fiévreux, bilieux, pierreux, névralgiques, splénitiques, étiques, et gastronomes. La saison commence. Les baigneurs affluent. Les guérisons éclatent. Parfois un concert, parfois un petit bal; mais toujours et partout des promenades charmantes, de charmantes excursions. Un seul été ne saurait y suffire; l'été suivant ne manque jamais de ramener les guéris eux-mêmes.
Voyez-vous la foule des promeneurs qui sort joyeuse de la cour de l'Hôtel des Bains et se divise en groupes variés d'âge et de sexe, animant tous les points de l'heureuse vallée?
Les uns, se plaisant à escalader la côte, vont à Ninane, à Beaufays, respirer un air de première qualité, comme aussi jouir d'un horizon superbe.
Il en est qui traversent la rivière en face de l'Hôtel, et par un sentier tout alpestre vont sur le pic de Chèvremont offrir à la Madone leur pieux hommage. Parfois, dans les chaumières qui entourent le pied de la montagne, ils entendent chanter la ballade de Chèvremont, et c'est chance heureuse. Les paroles sont bien, car elles sont de moi; mais la musique est mieux, car elle est de notre habile Terry. Nous l'entendrons tout-à-l'heure.
Maint promeneur, plus ménager de ses jambes, se contente d'aller s'asseoir au banc de La Belle-Vue, sur ce riant promontoire qui domine les deux mers de verdure de la Rochette et de Chaudfontaine.
Mais tous, tous, sans une seule exception, je pense, et les paralytiques se faisant transporter sur des ânes, s'empressent de franchir le haut plateau d'Embour, et descendant par le versant opposé dans la vallée de l'Ourte, vont parcourir les frais coteaux de Tilf, circulent en bateau sous les rochers de Mostrou, s'aventurent dans la Grotte immense, montent même à la terrasse de Brialmont qui est par dessus, et de là ne peuvent se lasser de contempler une délicieuse contrée.
Beaucoup aussi, aimant à suivre le fond de la vallée, remontent le rivage de la Vesdre. Ils ne manquent pas de s'arrêter au passage devant le beau château de La Rochette; puis tournant brusquement la roche, ils entrent au val de Glouri; ils vont boire à la source minérale, à la Fontaine d'Amour; ils poussent même jusqu'à la chapelle de Bouni, où ils étudient mes gros blocs d'aspect druidique sous le beau tilleul qui les couvre. Alors, cédant à l'excitation d'un pays charmant, plusieurs se hasardent, pour varier la route, à regagner le gite par les hauteurs voisines.
D'autres encore, se confiant à leurs jarrets nerveux, laissant la femme et le faible arriver au but par de bonnes grand'routes, grimpent tout droit la côte du Crucifix; et après avoir fait une halte sous le vieux chêne qui l'ombrage, soit pour reprendre haleine, soit plutôt pour dire une prière, ils gagnent la ferme de la Béole (du Bouleau) sur la lisière des bois, traversent la chaussée d'Aix, et un instant après ils s'arrêtent en extase devant le donjon en ruines du parc de Fayenbois.
Quant aux Fonds de-Forêt, tous les touristes y courent, car toutes les curiosités y abondent. C'est la grotte aux ossements fossiles; ce s?ont de grands rochers resserrant la gorge; c'est le ruisseau qui revient au jour, et plus loin c'est le chantoir qui l'absorbe; là-haut, c'est Mirmont; là-bas, c'est l'énorme tilleul, honneur de la place de Forêt; c'est enfin le retour dans la vallée de la Vesdre par le rude, mais étonnant sentier de Nafheid; c'est toute une longue chaîne de beautés diverses.
Vous croyez peut-être cette excursion accomplie? Pas tout-à-fait encore. Voilà donc nos promeneurs redescendus dans la grande vallée. Ils délibèrent. Ils sont à deux pas de la station du Trooz. Vont-ils renvoyer les ânes qui les ont attendus ici? Vont-ils retourner à pied? Vont-ils prendre de préférence le prochain convoi du chemin de fer ? Ils se décident pour ce dernier parti. Mais l'heure n'est pas arrivée. On a le temps de dessiner le vieux château du Trooz avec ses deux tourelles accouplées, bizarres, presque drôles. Plusieurs même, les voraces et les infatigables, montent la côte opposée à celle qu'ils viennent de descendre, et vont au haut du Tromli parcourir les circuits pittoresques du verdoyant promontoire.
Et tandis que le simple amant de la nature observe avec jouissance ce chatoyant pays, voyez le botaniste qui ne jouit pas moins, et la boîte verte au dos, le nez dans le gazon, rôde partout dans les bois, dans les prés, sous les roches, sur les roches, au rivage, aux montagnes, faisant très-abondante moisson de toute espèce de richesses végétales, cueillant les plantes du nord et à la fois plus d'une plante curieuse des régions du sud, comme si la Flore de ce moyen climat tendait une main à sa sœur de Russie et l'autre à sa sœur de Provence.
S'il n'est pas botaniste, le baigneur de Chaudfontaine est-il entomologiste? Il n'a qu'à parcourir le rayon d'une lieue autour de sa baignoire, et je lui promets une ample collection d'insectes, une brillante mosaïque de papillons, de demoiselles, attestant que la faune locale tient un peu de la flore et participe comme elle de deux zones diverses. Sans doute le fond de la nature est nord; mais allez faire une recherche sur les pentes solaires du pic de Chèvremont; allez, du côté de la Carrière du Prince, explorer la côte brûlée de La Sarte qui descend vers Tilf; et là, vous pourrez reconnaître une petite république, une intéressante colonie devenue parfaitement indépendante de sa métropole provençale. Il n'est pas possible cependant que vous vous arrêtiez en si beau chemin. Traversez l'Ourthe, je vous prie; suivez la ravine du ruisseau de Colonster; montez dans les grands bois qui l'ombragent; allez au Streupas, c'est-à-dire au passage étroit; grimpez à la Pierrerie pour aller redescendre aux flaques d'eau sur le rivage d'Angleur; vous me remercierez au retour; car vous aurez boîtes pleines de choses rares, curieuses, même nouvelles témoin le Cordulegaster bidentatus, la Melithea maturna, la Libellula fulva, la Libellula caudalis, l'Agrion Lindeni, ainsi nommé en mémoire de Vanderlinden par mon savant ami Edmond de Sélys. A Chaudfontaine même on a trouvé un exemplaire, un seul jusqu'à présent, un seul et unique exemplaire de cet inconnu papillon de nuit que Sélys appelle du nom de son inventeur, M. Donckier-Huart, Anaitis Donckieraria. Si vous joignez à cela vos propres découvertes, tout ce que vous allez recueillir vous-même dans les marais de Beaufays, dans sa forêt de pins, sur vingt autres points du pays dans toutes les aires du vent, vous direz avec nous que la vallée de la Vesdre et la vallée de l'Ourthe, voilà le paradis, le vrai paradis de l'entomologiste en Belgique.
Il reste à coup sûr plus d'une trouvaille à faire. Mais toutefois, je dois vous en prévenir, vous ne serez pas le premier à étudier scientifiquement la contrée. Deux amis, habiles et infatigables fureteurs, y ont fait un voyage de découvertes qui n'a pas duré moins de dix années, de 1825 à 1835: Charles Robert, de Chênée, et Alexandre Carlier, de Liége.Vous trouverez dans le Dictionnaire de la province de Liége, par Philippe Vandermaelen, un aperçu de ce fructueux voyage où les deux amis rivalisaient de zèle et se disputaient le succès. Charles Robert découvrit un genre de coléoptères aveugles, Anomata terricola; il enrichit encore la science d'un genre de diptères inconnu avant lui, très-renommé depuis, et qu'il s'empressa de consacrer à sa chère patrie, à Chênée; c'est le genre Chenesia. Alexandre Carlier ne voulut pas être en retard et répondit à ces découvertes par le genre Angleuria qu'il découvrit à son tour.
Où sont aujourd'hui ces deux excellents amis que la vallée de Chaudfontaine ne voit plus paraître? Alexandre Carlier, nouvel Achille de l'entomologie, s'est retiré dans sa tente, piqué de je ne sais quelle mouche. Mais si les insectes l'ont perdu, les fleurs et les fruits le retrouvent. Son beau jardin d'Angleur brille, resplendit, triomphe. Hélas! non loin de là , dans le cimetière de Chênée, son jeune ami repose. Charles Robert a disparu de ce monde, où son nom restera du moins dans le nom de plusieurs familles entomologiques qui lui ont été dédiées. Nous irons lui rendre un pieux hommage; et sur cette tombe précoce, nous verrons, je pense, ce même insecte aveugle que le jeune savant avait découvert, touchant souvenir de la science tristement sculpté sur la pierre funèbre.
Mais à part l'entomologie, le baigneur de Chaudfontaine à tête un peu meublée peut s'occuper ailleurs. Est-il amateur de coquilles? Les rochers, les bois vont lui procurer beaucoup d'espèces terrestres, dont plusieurs sont des plus recherchées. Est-il amateur de reptiles? Car enfin tous les goûts sont dans la nature, comme dit le berger Corydon; trahit sua quemque voluptas. Eh bien! Il peut chercher, et non sans espoir de succès, la jolie couleuvre à collier, aussi la couleuvre lisse (coluber austriacus), le crapaud à ventre bleu et orangé (bombinator igneus), le crapaud accoucheur, le lézard vivipare et mille lézards communs, la salamandre terrestre, enfin tous les tritons de Belgique qu'il verra nager dans les eaux du printemps, fiers de leur crête dorsale et de leurs vives couleurs. Est-il amateur de chauves-souris, autre goût possible? Les grottes du voisinage lui fourniront plusieurs espèces vivantes, indépendamment des fossiles. Est-il curieux d'oiseaux? Nous ne citerons pas toutes les peuplades vulgaires; mais dans ces masses puissantes de rochers crevassés, nous signalons particulièrement le grand duc et le merle de roche. Plus loin aux bruyants biez des usines, les hauts plateaux d'Ardenne envoient chaque année plusieurs familles vagabondes de bergeronnettes boarules qui viennent hardiment nicher au milieu des cascades. La mésange huppée arrive aussi de ces hauteurs et vient animer les coteaux boisés de la Vesdre. Il y a mieux encore. Remontons ce ruisseau qui descend des collines; observons ce bassin profond où le flot semble s'arrêter au passage, calme et transparent; parfois, de chance heureuse, nous y découvrirons sous les eaux cet habile marcheur aquatique, ce curieux merle d'eau qui dédaigne de nager, mais qui traverse à pied le fond des rivières, tout brillant des bulles d'air qu'il dégage et dont il s'entoure comme d'un réseau de perles. Nous omettons les bécasses; c'est par trop commun. Mais il faut noter la gélinotte qui est des plus rares. Serait-il quelque peu chasseur mon baigneur de Chaudfontaine? Voilà matière à poudre, belle matière, sans compter la perdrix des hautes plaines, le renard des montagnes, le blaireau, le lapin, le lièvre, de loin en loin quelque chat sauvage, quelque sanglier perdu, quelque chevreuil égaré, un loup même. Seulement je prie le chasseur de respecter ce charmant petit loir muscardin, le croch-neuch des Wallons Liégeois, c'est-à-dire, le croque-noisette, écureuil en miniature qu'il surprendra ça et là dans les bois, croquant la noisette avec grâce en compagnie de son parent le grand et véritable écureuil, le spirou wallon. Pour ce qui est des ours, nous n'en avons plus; nous avons tué les derniers vers le treizième siècle. Nous n'avons plus que les ours mal léchés, en d'autres termes le Béotien de Belgique. Mais le Ciel et la Vesdre me pardonnent! J'allais oublier la pêche, la pêche, ce grand et universel amusement des hôtes de Chaudfontaine. Voilà des goujons, des ables en abondance, pas mal de barbeaux, de meuniers, de rosses et de vandoises, aussi des écrevisses, quelquefois de la truite, du brochet, de la tanche, de l'anguille plat-bec et de l'anguille long-bec , de la perche ordinaire et de la perche goujonnière, dans les grands jours de fête un saumon, mais rarement, très-rarement la truite saumonée et l'ombre. Quant au nase (le hotiche wallon qui fait de si bon escavèche ou poisson mariné), vous le verrez au printemps remonter la rivière en colonnes serrées, et rien qu'avec un panier vous le prendrez sans peine. Par malheur, le progrès toujours croissant de l'industrie drapière à Verviers devient de plus en plus fatal. On peut dire que nos poissons de la Vesdre ne sont plus dans de fort beaux draps depuis qu'on en fait tant, depuis toutes ces fabriques, fouleries, teintureries, qui encombrent la vallée supérieure et dont le mal s'aggrave du lavage des mines. Mais l'Ourthe se maintient assez bien. Vous y pêcherez plus de trente espèces; vous y pêcherez même la lamproie de mer, la lamproie de rivière, le lamprillon , la bordelière et l'alose. C'estbien assez, j'espère.
Mais tandis que le pêcheur pêche et que le chasseur chasse, de leur côté le géologue et le minéralogiste ne sont pas oisifs. Les voyez-vous assis sous ce grand rocher, feuilletant avec soin quelques pages savantes de nos d'Omalius d'Halloy, de nos André Dumont? Ils se lèvent et vont constater d'abord que Chaudfontaine est situé sur le terrain anthraxifère. Puis, le marteau à la main, ils travaillent à reconnaître la haute et profonde charpente de la vallée, roches de schiste, roches de dolomie, roches prédominantes de grès argileux (psammite condrosien) qui s'exploitent largement en moellons et en pierres à paver, enfin roches calcaires(calcaire eifelien), qui fournissaient autrefois de beaux marbres de différentes couleurs, mais auxquelles on ne demande plus guère aujourd'hui qu'une excellente chaux hydraulique. Chemin faisant, ils remarquent sur plusieurs points les traces non équivoques d'anciennes exploitations d'ampélite ou schiste alunifère, de pyrite, de minerai de plomb; mais ils remarquent en même temps que le fer l'emporte, que ce royal et démocratique minerai satisfait seul maintenant à toute l'activité de nos ouvriers mineurs. Cependant ils se mettent à remplir leur sac et leurs poches. Ils choisissent en beaux échantillons la pyrite, la galène, la sperkise, l'oligiste oolitique, la limonite, la sidérose, le calcaire cristallisé, la barytine cristallisée et même la barytine concrétionnée, vulgairement pierre de tripes, assez rare ailleurs. Ils s'empressent de prendre également le quartz cristallisé, mais surtout plusieurs variétés de quartz pseudo-morphique très-intéressantes, dont l'une fut regardée longtemps, et par Haüy lui-même, comme du quartz primitif ou rhomboédrique. Leur collection n'est pas encore complète; et s'ils cherchent bien, s'ils fouillent avec soin certains recoins de la vallée, ils ne peuvent manquer de trouver l'arragonite, le gypse et la blende. Que de richesses naturelles!
Aussi l'industriel (car l'industrie elle-même est parfois malade et vient tâter de nos eaux thermales), l'industriel à son tour observe curieusement le pays. Il visite avec intelligence ces nombreuses et actives forgeries, d'où la vallée de Chaudfontaine, en échange des baigneurs que lui envoient tous les peuples du monde, envoye elle-même à tous les peuples du monde des canons de fusil. L'industriel va jusqu'à pénétrer dans le flanc des montagnes où s'exploitent de puissants gisements de minerais de fer; et au sortir de ces galeries souterraines, il porte en haut les yeux pour contempler, au-dessus des collines, les vastes amas de terres alunifères qui dressent leurs cônes d'un beau rose au milieu de la verdure des bois. Il ne peut se dispenser non plus d'aller voir plusieurs usines où l'on travaille le fer sous différentes formes, la fabrique de zinc à Prayon, mais surtout à Angleur, à côté de Chênée, le grand et magnifique établissement de la Vieille-Montagne.
Voici maintenant un dessinateur, ce me semble. Il s'arrête, il ouvre un pliant, il s'assied au beau milieu du chemin. Que vient-il donc dessiner? Ah! bien, cette fontaine d'eau froide, ce monument de pierre enchâssé dans le pied de la côte, large et haut monument d'où coulent pauvrement deux ou trois gouttes d'eau des plus pauvres. Les maçons en restaurent le devant, à ce que je vois; ils feraient certes mieux de commencer derrière, de remettre en état les anciens conduits détraqués qui amenaient les eaux en abondante cascade sur cette grande pierre cascadée elle-même. Jadis la ville de Liége y mettait bon soin. C'est elle qui entretenait à ses frais la fontaine, vu que nos pères n'étaient pas tout-à-fait aussi bornés qu'on pense. Notre vieille cité liégeoise s'imaginait alors qu'embellir et enrichir Chaudfontaine qui est à ses portes, c'est travailler à s'embellir soi-même, à s'enrichir et se favoriser. Mais que prétend ce dessinateur? Comprend-on que l'on dessine cela? Ce n'est pas trop mal, j'en conviens; c'est agréablement encadré par le vert feuillage; c'est même original et c'est dire beaucoup; mais pas moins nous avons cent fois mieux à dessiner ici. Et puis... Et puis... Ce monsieur connaît-il le fin mot de la chose ? Sait-il ce à quoi il s'expose?
Son crayon va lui brûler la main. Ne faut-il pas que je l'avertisse? Car enfin cette fontaine n'est pas des plus orthodoxes; elle est en fort mauvaise odeur au pays; un honnête homme peut se compromettre. Ce fut, je pense, en 1807, qu'une loge de francs-maçons se constitua dans ce village sous le nom de Nymphe de Chaudfontaine, laquelle loge reconnue en 1809 par le Grand Orient de France au seul rite ancien réformé, comme ils disent, sans chapitre, sous le nom de l'Etoile de Chaudfontaine, adopta le rite écossais ancien accepté en 1818, pour aller se fondre, vers l'année 1821, dans la Parfaite Intelligence de Liége. Or, je le tiens de bonne part, nos ruraux francs-maçons avaient pris pour emblème et pour sceau cette fontaine, cette même et grande fontaine que mon homme dessine. Ne faut-il pas l'avertir? Ma foi, non; c'est un anglais, paraît-il, un anglican, un philosophe, que sais-je? Un fagot de plus ou de moins sur son futur bûcher ne fera rien à l'affaire. Laissons-le; qu'il se damne à l'aise. Et nous, suivons plutôt cette bruyante caravane qui part pour Mont-Méry. Allez, allez, messieurs les voyageurs; allez visiter ces belles et riches pépinières, cette riante oasis perdue dans la solitude des bruyères. Surtout ne m'oubliez pas dans la course; et quand vous aurez franchi les hauteurs d'Embour, traversé la croupe du Rond-Chêne, dépassé le hameau des Oies, arrêtez-vous un moment dans la grande forêt, asseyez-vous au pied d'un vieux chêne, et là, s'il vous plaît, répétez ces vers de la wallonnade, de l'ancienne et très-jolie wallonnnade d'Embour à Mont-Méry:
Méry donc, à Méry!... Mais ce petit voyage
De plaire à ces messieurs aura-t-il l'avantage?
Oui, sans doute. Et d'abord la route à tout moment
Vous placera sous l'œil quelque site charmant,
Et de maints faits aussi rappelant la mémoire,
Aura le double attrait de nature et d'histoire.
Puis au bout Mont-Méry, c'est assez curieux.
Figurez-vous, amis, sur un sol rocailleux
Où j'ai vu le genêt courir après l'épine,
Où fleurissait à peine une pâle églantine,
Sur un sommet aride, aux bruyères livré,
Sans eau, presque sans terre, et partout entouré
De sauvages ravins, de méchants bois étiques,
De secs versants couverts de grands blocs erratiques,
Eh bien! figurez-vous que dans ces tristes lieux
Un homme a su créer des plants délicieux,
Où croissent à l'envi dans leur sève abondante
L'élégant tulipier, le gracieux aylanthe,
Et tout fier de ses fleurs le beau magnolia,
Et ce brillant protée ayant nom dahlia,
Enfin tous les trésors du plus riche parterre;
Et cet homme n'avait que son bras pour tout faire.
Mais le bras était fort. Ah! quand il a du cœur,
L'homme n'est plus un homme, il est un créateur.
Au revoir donc, messieurs les voyageurs; bon voyage, au revoir. Demain matin recommencez encore. Allez à Colonster, au Sart-Tilman, au Bain des Bécasses; allez, allez partout. Allez surtout à mon petit poëme, à la nouvelle et très-jolie wallonnade qui suit ce préambule; vous y trouvez tous ces beaux lieux décrits en magnifique, historique et authentique langage. Allez ensuite aux notes curieuses qui sont au bout du livre; et là aussi vous trouvez votre itinéraire tracé de main de maître.
O Chaudfontaine, aimable et poétique séjour !
Cependant, au milieu de toutes ces jouissances, que fera plus spécialement l'antiquaire, hôte passager de Chaudfontaine? Il a beaucoup à faire, quoi qu'on dise. Il a plus d'une mine riche à exploiter dans le voisinage.
Et d'abord l'antiquaire à Chaudfontaine doit explorer Chèvremont, où gisent amoncelées autour de la chapelle les ruines historiques d'un vieux donjon féodal, où même en ce moment l'Institut Archéologique Liégeois fait pratiquer des fouilles. Il doit aussi visiter Beaufays, dont l'ancienne abbaye montre encore quelques vestiges curieux du treizième siècle. Il ira surtout voir Embour, où la tradition, assez bien épaulée de l'histoire, fixe la principale demeure d'Ambiorix, roi des Eburons, et consacre même dans un lieu appelé Palais (en wallon Pala), au hameau de Sauheid, certaines vieilles murailles souterraines qu'elle rattache à la mémoire du fameux chef gaulois. Et à ce propos il devra bien revenir sur la gracieuse question de l'Aduatuca de César, de cette fameuse Aduatuca où périrent sous le fer des Belges dix mille soldats romains et avec eux leurs chefs Sabinus et Cotta, mais où un peu plus tard, par malheur, Quintus Cicéron, frère d u grand orateur, prit une certaine revanche. Nous prions en grâce notre antiquaire d'évacuer définitivement cette question et d'empêcher une bonne fois l'Aduatuca de César de changer tous les matins de place. Il saura donc que l'historien Bouille place à Embour l'Aduatuca de César. Pourquoi pas? Pourquoi l'Aduatuca de César ne serait-elle pas à Embour? Elle est bien à Tongres. Elle est bien à Fallais, à Montaigle, dans vingt autres lieux. Il est temps que cela finisse. Voilà deux cent cinquante ans que nous autres savants belges nous vivons de l'Aduatuca de César; aussi sommes-nous généralement fort maigres.
Ce vieux pot scientifique vidé, nous prions aussi l'antiquaire à Chaudfontaine d'aller explorer le dolmen de Bouni pour vérifier et confirmer, s'il se peut, notre heureuse découverte. Il devra même s'aventurer plus loin; et comme nos bains salutaires lui ont fait ou refait de bonnes jambes, il ira sur les bords de l'Ourthe admirer la haute tour romaine de Poulseur, et tout juste en face, sur la rive opposée, les restes indignement maltraités du château de Montfort que le nom des fameux fils d'Aymon, raisonnablement authentique ici, rend à jamais mémorable. Je l'engage à profiter de l'occasion et à se rendre en premier lieu chez M. le bourgmestre de la commune, puis chez M. le commissaire d'arrondissement et enfin chez M. le gouverneur de la province, pour aviser au moyen de sauver cette ruine véritablement européenne de l'atteinte des barbares paysans d'alentour qui la minent, la saccagent, la détruisent. Bien mieux, il doit une visite à l'honorable M. Burton, propriétaire de la tour de Poulseur, lequel a eu l'heureuse idée de former dans sa demeure une intéressante collection d'antiques découvertes dans le voisinage. On ne fera pas mal de rappeler à sa patriotique munificence qu'il s'organise à Liége un Musée provincial destiné à réunir tous les objets d'antiquité trouvés dans la province. Espérons.
Mais notre archéologue n'en a pas fini de la sorte. J'ai encore quelque chose à lui communiquer. Certain jour, errant à l'aventure dans les solitudes de Forêt, au milieu de ses bois, le long de ses rochers, j'avisai sur une pointe de difficile accès, isolée et solidement garnie de fortifications naturelles, des restes d'antiques murailles qui s'élevaient encore jusqu'au dessus du taillis et marquaient une enceinte assez considérable. Il faudra que notre archéologue aille étudier ces restes. Je lui souhaite même un bonheur que je n'ai pas eu; toutes mes recherches ont été inutiles; un mystère impénétrable couvre tristement ces ruines. J'ai eu beau consulter les annales du pays, feuilleter Chapeauville, Foulon, Fisen, Bouille, Bovy, Polain, toute la pléïade en un mot; rien, absolument rien; silence absolu de l'histoire. Le nom seul de l'antique manoir m'a été révélé. Un bûcheron, qui était à prendre sa pitance appuyé contre les vieilles murailles,me dit d'un air insouciantque c'était le château de Mirmont. O h , s'il pouvait parler le vieux château de Mirmont, que de sombres et tragiques aventures nous seraient sans doute racontées!
Sans même s'éloigner autant, le baigneur antiquaire a de quoi s'exercer. Nous avons parlé, dans le paragraphe précédent, d'une famille noble du nom de Chaufontaine. Eh bien, cette famille qui remonte pour le moins au quatorzième siècle devait avoir son château, son manoir; et en effet, la tradition nous montre derrière l'Hôtel des Bains, par dessus ce vieux rocher chancreux dont la base est percée d'une apparence de grotte, quelques vestiges de murs, quelques restes de terrasses signalés par les patriarches de la localité comme les derniers débris du château de Chaudfontaine. Un chemin passe au pied du rocher. C'est l'antique et unique chemin, je pense, que la vallée possédât jadis. On remarque sur ce point, non-seulement la haute maison en pierre où j'ai placé tantôt l'ancien hôpital St-Julien, mais encore toutes les plus vieilles habitations du hameau. C'est là sans doute, à l'ombre du donjon féodal, sous l'écu protecteur du châtelain, que les manants du moyen-âge étaient venus se grouper pour échapper aux dangers d'une contrée sauvage qui était alors en fort mauvais renom. Voilà, ce me semble, un beau sujet d'étude.
Il y a mieux pourtant. Lorsque la nymphe de Chaudfontaine, fécondée par l'opération de Simon Sauveur, mit au jour ses vertus puissantes et prit rang parmi les nymphes thermales les plus renommées, la cité de Liége, toute fière de posséder la source dans le ressort de sa juridiction, se hâta d'y établir le signe de son autorité en érigeant le perron liégeois, cette illustre armoirie où la colonne, surmontée de sa pomme de pin, apparaît au-dessus de trois marches, superbe et triomphante. Je me souviens de l'avoir vu sur place ce perron liégeois. Il se dressait à côté de la source sur un haut soubassement de pierre, porté par des lions dont la bouche distribuait autrefois l'eau chaude. C'était un monument remarquable; aussi nos modernes architectes l'ont-ils mis à l'ombre: style archéologique. Qu'est-il devenu? C'est ici la question. Nous prions l'antiquaire à Chaudfontaine de rechercher cette œuvre d'art, et s'il la découvre, de la réintégrer dans le beau Musée de la ville de Liége qui est confié aux soins, au zèle, à l'infatigable activité de l'Institut Archéologique Liégeois. L'antiquaire aura sa récompense, et fort bonne encore; nous le nommons d'emblée membre correspondant de l'Institut susdit. Il ne faut pas rire. En vous conférant ce titre, mon cher et savant antiquaire, je vous garantis que nous vous faisons grand honneur; et pour vous en convaincre, je n'ai qu'une chose à dire, c'est que vous allez prendre place au fauteuil à côté des Schayes, des Gerlache, des Quetelet, de Ramet plusieurs autres. Qu'en dites-vous, monsieur l'antiquaire? Voilà certes de beaux noms; voilà tous savants de bon coin et qui se trouvent très-honorés de leur siège. Pour l'occuper vous-même, vous aurez la bonté d'attendre encore un instant. Nous avons à vous imposer une condition nouvelle; nous avons à vous faire cette question: « Que signifient ces deux lettres L. G. dont la colonne du perron liégeois se voit fort souvent cantonnée? » Cherchez, examinez, discutez les différents systèmes. A u dire de quelques érudits, ce sont tout uniment les initiales de chacune des syllabes de l'ancien nom de la cité: Legia.Vous saurez que cette explication me sourit assez; elle est simple. D'autres pourtant, en souvenir des libertés constitutionnelles que les Liégeois avaient obtenues dès le treizième siècle, nous traduisent les deux lettres par ces mots: Libertas Gentis. D'autres encore, tournant dans la même idée, se plaisent à dire en l'honneur des Liégeois: Libertate Gaudent. Moi, je propose une solution toute neuve, et je dis que les deux lettres appartiennent à deux mots qui expriment tout bonnement l'image du blason Leodiensis Gradus, ou si vous l'aimez mieux, Leodienses Gradus, les degrés de la ville de Liége, en d'autres termes, le perron liégeois. On trouve des exemples analogues dans quelques anciennes armoiries. Veuillez donc vous mettre à l'ouvrage, mon cher et honorable antiquaire. Montez tous les degrés, franchissez toutes les marches du fameux perron; et du haut de la colonne où se hissèrent aussi nos glorieux ancêtres en conquérant leurs libertés une à une, degré par degré, vous allez peut-être vous écrier avec enthousiasme: Libertatis Gradus. Mais nous verrons nous autres ce que nous avons à répondre.
Et à propos de ces études liégeoises , une petite digression, s'il vous plaît. La cité de Liége possédait jadis un recueil de lois, de chartes ou plutôt de paix, comme on disait alors à si juste titre; car les chartes politiques des Liégeois ne s'étaient guère établies qu'après de longs tiraillements, des dissensions, des batailles entre le prince-évêque et le peuple. C'étaient donc des paix. Or, le recueil des paix s'appelait, avec une assez grande variété d'orthographe, le pavillard, le pavillaar, pauvillart, pawilhaer, pawelhaar, etc. Nos savants ont sué sang et eau pour découvrir d'où venait ce mot. Aucuns, je pense, ont imaginé un certain monsieur Pavillard qui aurait fait le recueil. Je vous avoue, monsieur l'antiquaire, que je n'ai pu m'empêcher de rire; car rien ne me semblait plus simple, et je dis tout bonnement un jour que le pawillard, lepaward était lgarde-paix: pâïe-ward; en vieux langage, païe ou pâye, paix (prononcez l'â fortement ouvert), et warder, garder. Le paward était donc le garde-paix; et notez, je vous prie, qu'une copie authentique du paward était déposée au tribunal des échevins, lesquels se nommaient les gardiens de la loi. Les savants n'ont rien répondu que je sache. Je voudrais avoir leur avis et surtout le vôtre, monsieur l'antiquaire.
Il est pourtant un autre point qui nous ramène à Chaudfontaine et qu'il convient d'examiner avant tout, d'étudier, d'expliquer, d'élucider, d'approfondir. Nous avons vu plus haut que Chaudfontaine avait autrefois son Major. C'était apparemment le mayeur ou maire. Indépendamment des sergens qui se trouvaient partout, il y avait encore le capitaine de Beaufays dans le voisinage. Capitaine, major, voilà des titres militaires qui paraissent avoir qualifié des fonctions civiles ou municipales. Qu'est-ce à dire? Il est urgent de rechercher si ce fait ne va pas se rattacher peut-être à l'ancienne organisation guerrière du pays. On voit que le baigneur antiquaire aura fort à faire.
Enfin je lui signale un dernier devoir à remplir. Il ne s'agit ni plus ni moins que d'entreprendre la biographie des hommes illustres de Chaudfontaine. Oh! Ce n'est pas énorme: Simon Sauveur, un; Demany, deux. Notre antiquaire cherchera le troisième; pour ma part je ne l'ai pas trouvé.
Si, pourtant, je le trouve; c'est monsieur Coppenneur: François Remy Coppenneur, né le 1er mars 1787, mort le 14 juin 1840: né à Liége comme Rubens à Cologne, mais d'une famille fixée à Chaudfontaine homme illustre illustre comme on l'est au hameau: pas précisément un Corneille, un Racine, un Crébillon, un Voltaire: mais pas moins un auteur tragique, un tragique de Chaudfontaine, un tragique qui a fait plusieurs tragédies, et qui, dans Statira, par exemple (année 1815), s'attaque à des hommes tels qu'Alexandre-le-Grand, Darius, Xerxès, et vraiment sans trop maltraiter ses héros. Voici un échantillon de sa manière. Elle est ferme et simple. Il y avait là du Corneille; mais il fallait naître et respirer ailleurs. C'est un dialogue entre Bessus, satrape ambitieux qui aspire au trône des rois de Perse, et Pharnas, indigne flatteur qui l'encourage vivement dans son entreprise, attendu qu'il espère en retirer sa part.
BESSUS
Tu vois bien, cher Pharnas , ce qu'il faut endurer
Pour s'élever au trône et se faire honorer.
Ah! quand je dois ainsi me voir appeler traître,
Souffrir mille dédains, de plus grands maux peut-être,
L'honneur me parle encor; je me sens combattu
Par les cris de l'orgueil et ceux de la vertu.
PHARNAS
Que le vain repentir dans votre áme se taise:
Il faut qu'un prétendant pour s'élever s'abaisse.
Pourriez-vous donc, seigneur, déjà vous dégoûter
Du trône des Persans où je vous vois monter?
Darius disparaît; tout annonce sa chûte.
Lorsque vous triomphez, un seul mot vous rebute,
Et vous abandonnez votre prétention
Sans l'avoir disputée aux mains d'Ephestion!
Ah! ce n'est point ainsi qu'on cherche un diadême.
Ce n'est qu'en se pliant qu'on monte au rang suprême,
Et qui veut près des grands obtenir des faveurs
Doit prendre tous les tons des courtisans flatteurs.
La gêne est d'un moment; le prix en est durable.
Sachez mieux profiter d'un revers favorable;
Et pour tenir le sceptre immolez tour-à-tour
Votre orgueil offensé, votre impuissant amour.
Courbez-vous en sujet et vous deviendrez maître.
BESSUS
Bessus ne peut souffrir d'être vu comme un traître.
PHARNAS
Pour repousser le trône il n'est point de raisons:
Quand on veut s'élever, tous les moyens sont bons;
Et je ne vous crois point assez faible, assez lâche,
Pour tout abandonner.
BESSUS
Mon ardeur se relâche.
PHARNAS
Vous n'êtes plus Bessus; vous n'êtes à mes yeux
Qu'un de ces vains mortels qui redoutent les dieux.
Non, non; croyez, seigneur, à ma vieille sagesse,
Saisissez le pouvoir sans honte et sans faiblesse;
Lorsque vous serez Roi, plus d'un grand orateur,
Loin de vous en blâmer, va vous en faire honneur.
BESSUS
Mais le trône appartient aux droits de la naissance.
PHARNAS
Dites plutôt, seigneur, aux mains de la puissance.
Un Roi n'est qu'un sujet, s'il se laisse dompter,
Et le sceptre appartient à qui le peut porter.
Darius est un lâche indigne de l'empire.
Au milieu d'un sérail faible amant il soupire
Et traine dans les camps un essaim de beautés,
Quand le fier Alexandre opprime nos cités.
Darius ne doit plus porter le diadème.
Qui veut nous commander doit se vaincre soi-même.
L'efféminé Persan pour nous a trop vécu;
Désarmé sans combattre, il est déjà vaincu;
Notre noble Orient devient toujours plus sombre,
Et Darius enfin d'un Roi n'est plus que l'ombre.
Seigneur, il faut montrer que ce n'est pas le sang ,
Mais la seule valeur qui nous donne le rang,
Et qu'un bras sans pouvoir doit laisser la couronne
A qui peut supporter tout le fardeau du trône...
Voilà pour Coppenneur.
Quand à Demany, j'ai connu ce respectable vieillard. Il habitait, derrière l'Hôtel des Bains, sous le flanc des collines, cette maisonnette ornée d'un petit bout de jardin où conduit un escalier de pierre et que de vieilles souches de charmilles ombragent encore aujourd'hui. Là il avait consacré la principale pièce à un cabinet de minéralogie où il s'occupait constamment à réunir en beaux échantillons toutes les richesses et curiosités minérales de la contrée. Plusieurs de ses dons figurent au Muséum d'histoire naturelle à Paris, et notamment de fort beaux cristaux de quartz. Les étrangers, les amateurs, passant à Chaudfontaine, venaient tous s'approvisionner chez le père Demany, qui fut ainsi le premier, je pense, à faire connaître au monde savant tous les produits minéraux des vallées de la Vesdre. En vérité, j'aime mieux cela que les hauts faits des Tamerlan, des Attila, et même peut-être du grand Alexandre.
Notre érudit baigneur va donc s'occuper de ces biographies; c'est un service à rendre, car il faut certainement que toute localité jouisse de ses grands hommes. Il va s'appliquer en même temps à ces autres recherches que je lui ai signalées; et certes voilà d'excellents canevas, de beaux textes, d'inépuisables sujets d'articles, de notices, de dissertations, de mémoires, de brochures , même de vrais et gros livres. Je l'engage à se mettre à l'œuvre; mais je lui recommande sérieusement de n'écrire tout cela qu'avec une plume de plomb. On court grand risque ici de ne pas être apprécié à toute sa valeur, si l'on s'abstient d'écrire avec une plume de plomb. C'est l'usage au pays: il faut se conformer à l'usage. Nos braves compatriotes en sont encore à ne pouvoir imaginer qu'on écrive des choses justes, sensées, bonnes, utiles ou savantes, avec une plume taillée fine et souple et déliée.
Plume de plomb, vous dis-je; plume de plomb, plume de plomb. Et si l'on vient par hasard à discuter avec lui quelques-uns de ces points, qu'il se garde bien de se montrer aimable. Qu'il se gourme, se raidisse et fasse le gros dos; car autrement les gros barons de l'érudition (ou se croyant tels) vous le traiteront comme un pleutre, un manant, un intrus, un va-nu-pieds de la science ne faisant que de l'eau claire: eau claire où parfois Messieurs les gros barons trouvent fort commode de puiser à l'aise, mais sans daigner, comme de juste, indiquer la source. C'est même de cet air assez peu gracieux que je l'engage particulièrement, si l'occasion se présente, à parler de la roche Menhir. L'occasion se présentera certainement. L'antiquaire à Chaudfontaine ne peut manquer, ne manquera pas de se rendre au hameau de Sècheval près de la grotte de Remouchamps, et là de s'assurer par lui-même que telle est bien la seule, vraie et antique dénomination de cette roche. Puis il voudra bien s'expliquer et nous dire si cette dénomination n'est pas quelque peu remarquable, toute celtique, venant peser d'un certain poids dans la question tant débattue des premières origines des Belges. Sans doute il est bon de citer et reciter César, Pline, Ptolémée, Vopiscus, Ausone et Peutinger; mais il est bon aussi de sortir quelque fois de ses livres, de se dérouiller au grand air, d'aller interroger en personne les témoins vivants de l'antiquité et d'enregistrer avec soin leurs parlants témoignages.
Supposons maintenant que toutes ces curieuses recherches ne puissent suffire à notre insatiable antiquaire et qu'un moment d'ennui le prenne à Chaudfontaine. Eh, mon Dieu: le remède est simple. Le remorqueur est là qui hurle, éternue ou soupire. On monte dans le wagon. Quinze minutes après, l'on descend à Liége et l'on court visiter, contempler, admirer le riche Musée d'antiques de la cité liégeoise. Mais je ne me charge pas d'en spécifier plus amplement l'adresse.
Et cependant j'ai tout lieu de croire que notre antiquaire pourra découvrir le Musée de la ville de Liége au Palais de justice, ou bien peut-être à l'Université, ou bien encore à la Société d'Emulation. Qu'il cherche bien, qu'il demande, qu'il s'enquière et s'informe à tous les dignes citoyens liégeois; il finira par trouver le Musée.
Car grâce soit rendue au ciel et à la science que le ciel inspire et aux archéologues que le ciel suscite sur tous les points du pays, nous avons enfin réussi à fonder, dans les divers chefs-lieux de nos provinces, des établissements publics, des établissements durables, où vont se rassembler et s'offrir à la curiosité tant des étrangers que des nationaux tous les restes précieux de l'antiquité qui se retrouvent journellement dans chacun des ressorts. Voilà bientôt vingt ans que je parle, crie, chante, écris, travaille de pieds et de poings, de vers et de prose pour arriver à ce but: jugez de mon bonheur. Le Musée de la ville d'Arlon devient des plus intéressants et s'enrichit considérablement chaque année. Le Musée de la ville de Namur, indépendamment d'une multitude d'objets remarquables, présente déjà une collection à peu près complète et parfaitement classée de toutes les monnaies, médailles et jetons namurois, sans compter toutes les pièces gauloises et romaines trouvées dans la province. Récemment encore, deux grands tombeaux y ont été transportés; et l'on n'attend qu'un local plus convenable pour les rétablir curieusement comme ils gisaient en terre depuis deux mille ans, avec tout leur mobilier funéraire de vases, d'urnes, de trépieds et de lampes. Ce sera l'histoire en relief des sépultures romaines ou barbares. Le Musée de la ville de Tongres ne fait que de s'ouvrir; mais il mérite déjà l'attention des savants, des artistes, comme des simples amateurs. La ville de Liége s'est-elle aussi dignement exécutée? Pourquoi pas, s'il vous plaît? Liége... Liége... l'Athènes de la Belgique!... la vieille terre d'intelligence, de savoir et de liberté!... N'en doutez pas, mes lecteurs; un Musée d'antiques s'est organisé dans la ville de Liége, lequel se compose pour le moment de seize membres réunis sous le nom d'Institut Archéologique Liégeois. C'est réellement étonnant comme tous les braves citoyens liégeois, comme toutes les autorités liégeoises s'empressent à l'envi de favoriser le Musée liégeois, de lui procurer un local sérieux, de le doter d'une quantité de choses .C'est tellement étonnant qu'on s'y perd, et que nous ferons bien, je pense, d'en revenir à mon ancienne, à ma première idée. Oui, oui, c'est cela même. Tâchons de faire inscrire au nombre des électeurs l'Institut Archéologique Liégeois, et vous verrez alors comme on va le choyer, le caresser, le faire prendre en voiture pour venir voter, l'héberger, le griser, etc., mais l'héberger surtout, c'est là le nécessaire. D'abord le parti catholique va lui offrir un fort bon local de Musée. Mais le parti libéral va lui en offrir un bien plus magnifique. Nous nous ferons prier;nous dicterons les clauses et conditions; puis, ayant accepté, nous entrerons dans notre nouvelle demeure, certains de notre avenir; et l'ameublement ne se fera pas attendre. Je connais, non pas une, non pas deux, non pas trois, mais vingt, mais trente personnes on ne peut mieux disposées, et qui n'attendent que l'établissement d'un local honnête, surtout définitif, pour faire don au Musée liégeois de bon nombre d'objets qu'elles ne veulent pas exposer aujourd'hui à toutes les chances fâcheuses de transports et de déménagements. Cependant... cependant... il y aurait bien quelque chose à y dire. Une fois porté sur la liste électorale et lancé dans l'arène, il faudra prendre couleur, tandis que la science, la bonne et vraie science a sa couleur propre, sa belle et noble couleur de souveraine indépendance, et qu'elle n'entend s'inféoder à qui que ce soit au monde. Toute réflexion faite, je crois qu'il vaut encore mieux rester dans la rue et continuer à frapper aux portes pour trouver à loger. Espérons qu'une âme charitable, une âme tant soit peu lettrée, une âme scientifique pourra nous entendre. Mais gare le Béotien de Belgique! En fait d'intelligence , je crains moins les chiens enragés et les taureaux furieux que les bêtes stupides , entêtées et à front étroit. Je sais,en effet,que l'ona faitdu Musée de fort jolies gorgeschaudes . Il y a partout, et plus particulièrement dans la partie tout-à-fait reculée des faubourgs de la Béotie, d'adorables plaisants qui... que... dont... et auxquels... C'est égal. Marchons, marchons toujours. Allons du moins, en attendant qu'il s'en élève d'autres, nous reposer sous les savants portiques des Musées d'Arlon, de Namur, de Tongres. On n'en rit plus de ceux-là. Ils ont acquis une consistance qui défie le sourire ignare. S'il se trouve encore quelque grande cité qui n'ait rien su fonder, c'est à nous seuls à hausser les épaules, à lui souhaiter sans rancune un trésor qui sera plus sien que nôtre, à nous écrier enfin dans une langue que le Béotien de Belgique ne saurait comprendre: O science, quel que soit ton objet, combien tu es belle!
Nous pouvons conclure à présent. Il est bien démontré, je pense, que Chaudfontaine satisfait à tous les désirs, répond à tous les goûts, se plie à toutes les marottes, obéit à toutes les exigences. Antiquaire ou naturaliste, ignorant ou savant, promeneur, pêcheur, bien portant ou malade, le baigneur de Chaudfontaine trouve partout son affaire. Et qu'il ne craigne pas la fatigue. Il peut hardiment grimper toutes les côtes, escalader les rochers, pousser au loin ses courses, s'éreinter, s'épuiser, perdre haleine; il n'aura au retour qu'à se rendre au bain et s'étendre délicieusement dans cette bonne eau chaude, pour sentir aussitôt les muscles s'assouplir, les poumons se dilater, l'esprit se réveiller, l'appétit titiller la bête et le doux sommeil annoncer de loin sa bienfaisante influence.
Je dirai même que l'eau de Chaudfontaine est une vraie panacée. Peu de maux lui résistent, à partir des névralgies modernes jusqu'au vieux rhumatisme. L'an passé, atteint de je ne sais plus quelle indisposition assez légère peut-être, mais qui s'obstinait à durer plus d'un jour, j'écrivis un mot à mon excellent médecin, au savant docteur Frankinet, pour qu'il eût à venir me guérir sur le champ selon son habitude. Ecoutez sa réponse: « Voilà six ans que vous faites usage des bains de Chaudfontaine; voilà par conséquent six ans que je ne vous vois plus comme malade; aujourd'hui vous venez vous plaindre d'une affection bien grave puisqu'elle vous dure depuis vingt-quatre heures; au lieu d'un bain par jour, allez en prendre deux, et n'en parlons plus.
J'en pris trois, et je n'en parlai plus.
C'est, en effet, le propre de nos eaux thermales qu'on peut y rester, y prolonger presqu'indéfiniment l'immersion sans se faire du mal; au contraire. Un de nos docteurs les plus en renom, l'énergique et habile Lombard, en a étudié plus particulièrement les propriétés, les vertus. Tout va s'expliquer. Voici la note qu'il m'a remise; je m'empresse de la communiquer à mes lecteurs qui vont en profiter grandement ou y prendre tout au moins plaisir.
Les eaux de Chaudfontaine sont du petit nombre des eaux thermales dont la chaleur uniforme est précisément la plus favorable à l'usage des bains. Leur température est de 24° (Réaumur), 32° (Centigrade).
A une température plus élevée ou plus basse, les bains ne pourraient être pris, dans l'état de maladie, que d'après un mode et dans des conditions particulières déterminées par un médecin.
A 24° R. les bains conviennent à tous les âges et ne peuvent guère nuire à aucun malade. Telle est même la température à laquelle les bains produisent généralement les meilleurs effets thérapeutiques. Aussi ne voit-on jamais d'accident à Chaudfontaine, tandis que dans d'autres localités l'usage de bains plus chauds est fréquemment suivi de résultats fâcheux. A Plombières, à Aix-la-Chapelle, il faut refroidir l'eau jusqu'à 24° environ avant de l'employer en bain. On conçoit que l'opération du refroidissement doit nuire assez souvent à la régularité de la température. A Chaudfontaine ni oubli ni imprudence possible: on ne peut aller au-delà de 24° et l'on s'y tient aussi longtemps qu'on veut.
Cette uniformité de chaleur à un degré merveilleusement approprié aux conditions physiologiques de l'homme est une véritable faveur, un véritable privilège qui semble acquis aux bains de Chaudfontaine.
L'excellence de ces bains doit aussi quelque chose à la pureté de l'eau. Nous en donnons l'analyse faite avec grand soin par feu Lafontaine, pharmacien à Liége.
Cent livres d'eau contiennent :
Hydrochlorate de magnésie 15 grains.
Hydrochlorate de chaux 5
Hydrochlorate de soude 88
Sulfate de chaux 14
Carbonate de chaux 91
Alumine 12
Silice 15
Un fait que tout le monde a constaté, c'est que ces bains ne fatiguent pas lors même qu'on y reste plusieurs heures, ce qu'on ne peut faire impunément dans des bains plus chauds.
La tête reste libre. Les personnes qui ont l'haleine courte n'y souffrent pas, tandis qu'un bain ordinaire, artificiel, leur est insupportable.
La peau se nettoie; des lamelles épidermiques s'en détachent; elle blanchit, devient douce. Souplesse du corps au sortir du bain, activité des fonctions, réveil de l'appétit chez les faibles, exaltation de l'appétit chez les autres: tous effets produits par l'absorption d'une grande quantité d'eau qui pousse vivement au-dehors et débarrasse ainsi l'économie d'une foule de matériaux organiques.
Ajoutons les qualités tempérantes, émollientes, de cette eau; et l'on comprendra comment tant de malades viennent chaque année se guérir ou améliorer leur santé à Chaudfontaine; comment les femmes nerveuses, vaporeuses viennent s'y rétablir; comment les névralgies rebelles s'y affaiblissent par degrés; comment enfin les rhumatisants, les goutteux, les calculeux, graveleux, etc., ne manquent guère d'atteindre le bout de la saison, si non radicalement guéris, du moins avec une très-notable amélioration.
Mais c'est surtout contre les irritations abdominales chroniques, avec resserrement, etc., que ces bains, suffisamment prolongés et convenablement répétés, produisent de merveilleux effets. Depuis quelques années un médecin de Plombières combat cette affection invétérée par des bains ainsi prolongés; mais l'excessive température des eaux de cette localité ne lui permet pas d'avoir autant de succès que nous en obtenons à Chaudfontaine.
Telle peut donc être la devise de nos eaux thermales: « A beaucoup utiles, à personne nuisibles. »
En vérité, mes lecteurs, à la lecture de toutes ces bonnes et vraies choses, on serait tenté de se faire malade pour le plaisir d'aller se refaire dans cet heureux bain. Il est mieux toutefois, quand on le peut, d'aller s'y délecter avec une santé parfaite; c'est un moyen de la maintenir.
Assez dit et causé, mes lecteurs. Nous arrivons au but. J'entrevois à travers ces ombrages la première maison du village de Chaudfontaine; j'entends la voix de sa rivière qui commence à étouffer la mienne; j'entends surtout le bruit assourdissant d'un poëte qui veut dominer tous les autres bruits. Pauvre poëte! le voilà qui fouille soigneusement dans un petit portefeuille. Il en tire un doux souvenir de jeunesse qu'il s'apprête à lire. Faisons semblant de l'écouter; c'est l'affaire d'un instant, et cela lui fera plaisir.
GGGG
Embour, 1 septembre 1852.
CHAUDFONTAINE.
WALLONNADE.
Chaudfontaine est charmant; n'est-il pas vrai, mesdames?
Charmant pour tout le monde, il plaît surtout aux femmes.
Et vous savez pourquoi? parce que... vous savez...
Oui, parce que son eau rend au beau sexe... Assez;
Je ne puis autrement révéler ce mystère:
Mais vous avez compris, et je n'ai qu'à me taire.
Or donc à Chaudfontaine on accourt de tous lieux.
Spa non plus n'est pas mal; mais Chaudfontaine est mieux.
Spa se farde un peu trop, sent un peu trop la ville;
Spa fait de l'embarras et fait le difficile;
Spa veut de beaux habits, veut de riches atours,
Gants blancs, souliers laqués, la soie et le velours;
Spa veut trois fois par jour brosser ma redingotte,
Tandis que Chaudfontaine admet un peu de crotte.
Ici point de grand bal, point de salon doré,
Point de temple profane aux dieux du jeu livré;
Mais des toits de verdure et des grottes moussues
Des berceaux, des coteaux, des eaux, et point de rues:
C'est la campagne enfin, campagne au naturel,
Où le bon vieux sarrau de la couleur du ciel,
La robe de coton et la simple cornette
Sont d'un commun accord points fixés d'étiquette.
Spa se targue beaucoup de ses petits chevaux
Trottant et galopant par les monts, par les vaux;
Mais Chaudfontaine aussi n'a-t-il donc pas ses ânes?
Et quels ânes, bon Dieu! des ânes quadrumanes ,
Tant leurs pieds montagnards, adroits comme des mains,
Savent vous rendre unis les plus rudes chemins,
Tâtant le meilleur sol, évitant chaque pierre,
Faisant plutôt rasseoir que voler la poussière,
Et quelquefois sur l'herbe, en des ébats plaisants,
Dressant vers le soleil quatre fers bien luisants.
Et cela pour jouer, non pour tomber, je pense.
J'en pris un l'autre jour de fort belle apparence.
Il s'appelait Cocotte; et pour un jeune ânon
L'on ne peut certes pas trouver plus joli nom.
En avant donc, Cocotte! En avant, ma commère!
Filons! La côte est douce. Allons, filons, ma chère!
Je montai vers Ninane. Oh! le charmant pays!
L'œil ne sait où courir, de tous côtés surpris:
Sous mes pieds la rivière à deux ou trois cent toises;
Liége là-bas, là-bas, avec ses toits d'ardoises;
On dirait un lac bleu que de sombres vapeurs
Nuancent par moments de flottantes couleurs.
Ici, devers l'ouest, la montagne éburonne:
Jadis Ambiorix y porta la couronne.
Il y vécut grand roi, mais il n'y mourut pas.
Un jour du fier César quelques traîtres soldats,
Sur les sommets d'Embour grimpant à la sourdine,
Au roi des Éburons vinrent montrer leur mine.
Le roi cacha la sienne et ne put mieux, vraiment.
Il sauta sans mot dire au poil de sa jument,
Et serrant à son dos son vieux manteau de gloire,
Disparut à jamais d'Embour et de l'histoire.
Ambiorix....Eh bien! qu'en dis-tu, maître ânon?
Voilà, certes, voilà le plus illustre nom.
Oh! ce n'est pas le seul le pays où nou ssommes
A produit en son temps maints bons petits grands hommes.
Mais nous, plomb sans ressort, belges insouciants,
Nous avons beau créer des héros, des géants;
Nous les laissons se perdre au gouffre où tout s'oublie.
Le berceau de ces lieux le connais-tu, mamie?
Ecoute. Ah, j'en rougis; nous devons tous rougir.
Dans son vallon désert, attendant l'avenir,
Chaudfontaine dormait; et sa source profonde
Fumait et jaillissait, mais inconnue au monde.
En la voyant fumer dans sa douce tiédeur,
Un pauvre paysan, nommé Simon Sauveur,
Se dit: « Par Saint Lambert, cette source excellente »
Pourrait fort bien servir l'humanité souffrante;
Nous allons l'arranger, la soigner, la peigner;
Puis nous inviterons les gens à se baigner;
Et si quelque docteur veut nous prêter main forte,
La foule avant deux ans fera queue à la porte. »
Le pauvre paysan disait la vérité.
Il donna Chaudfontaine à la postérité,
Et lui mourut, hélas! dans sa triste indigence.
Mais si d'un siècle injuste il endura l'offense,
Si, marquant dans l'histoire un exemple nouveau,
La noire ingratitude a fermé son tombeau,
Si notre âge a lui-même oublié sa mémoire,
Au moins pour le venger, pour le remettre en gloire,
Nos vers lui resteront: honneur, toujours honneur
Au pauvre paysan, au bon Simon Sauveur!
Cocotte, il faut un jour que nous allions en France
Apprendre à faire un peu mousser notre opulence.
Oh, là-bas, que de mousse! et comme on sait vanter,
Louer, prôner, chanter, célébrer, exalter
Tout ce qui porte gloire à la sainte patrie!
Soit dit m ême entre-nous (tais-toi bien, je te prie),
Je les soupçonne fort ces Français si charmants
De nous avoir pillé quelques noms des plus grands.
Mais de par Charlemagne et Bouillon et Commine,
Ils n'y reviendront plus... J'ai plume et carabine.
Poursuivons: j'aperçois le pic de Chèvremont,
Pic fameux où Satan reçut plus d'un affront,
Grâce à la Sainte Vierge en ces lieux souveraine.
Oh! oui,j e le sais bien; la chronique mondaine
Reproche à Chèvremont quelques petits méfaits:
On dit que les amours n'y manqueront jamais;
On dit qu'au pied du mont il est trop de guinguettes
S'ouvrant aux pélerins, tant garçons que fillettes;
On dit que Chèvremont vaut Notre-Dame-aux-Bois,
Doux lieux où l'on va deux pour revenir à trois.
Moi, je dis que c'est faux. Mais la vérité pure,
C'est que le triste époux, accusant la nature,
Parfois de la Madone obtint un fils chéri.
Je vous dirai de plus que, cherchant un mari,
La fille qui là-haut va porter sa prière
Très-souvent dans l'année a trouvé son affaire.
Voilà tout. C'est assez; c'est beaucoup, par ma foi!
Montez à la chapelle; allez tous, croyez-moi;
Priez et demandez; vous obtiendrez, j'espère:
Marie est le lien du ciel avec la terre.
Mais la voix de l'histoire ici va retentir.
Ecoutons! Ecoutons! c'est un grand souvenir.
Voyez là-haut, sur ce mont solitaire
Qu'un long sentier gravit en tournoyant,
De vieux tilleuls un groupe verdoyant:
C'est Chèvremont; c'est la chapelle austère
Bâtie aux lieux où d'un traître baron
Dans l'ancien temps s'élevait le donjon.
Sire Idriel, terreur de la contrée,
Pillait, tuait les malheureux manants,
Comme un larron tombait sur les passants,
Puis remontait à la cime escarpée
Où ses gros murs et ses tours à créneaux
Lui poussaient l'âme à des forfaits nouveaux.
En ce temps-là, dans la cité de Liége
Règnait Notger, cet évêque au grand cœur
Qui porta Liége à si haute splendeur.
Touché des maux qui désolaient son siége:
_ « Je veux , dit-il, abattre sans retour
Le nid sanglant de ce cruel vautour.»
Or, il advint que la noble baronne
A Chèvremont mit au monde un enfant;
Et le baron, d'orgueil tout triomphant,
Fit demander que l'évêque en personne
Voulût venir dans le noble donjon
Pour baptiser le noble rejeton.
- «Oui, dit Notger; j’irai; c'est ma promesse. »
Et le voilà qui sort de la cité
La crosse en main, grandement escorté
De son chapitre éclatant de richesse,
En blancs surplis, en manteaux de lampas,
Avec camail, aumusse et cætera.
Et du manoir ils ont franchi l'entrée,
Poussant au ciel des chants religieux,
Quand tout-à-coup le cortège pieux,
Jetant à bas la tunique sacrée,
Fait retentir les accents du clairon,
Tire le glaive et court sus au baron.
Car vous saurez que tous ces beaux chanoines
N'étaient, ma foi, que bons et forts soldats
Cachant haubert, cuirasse et coutelas
Sous les surplis et capuchons de moines:
Tant il y a qu'en moins d'un memento
Le prince-évêque était maître au château.
Incontinent du haut de la tourelle
Comme un payen le baron fut lancé;
Puis des débris du castel renversé
Notger bâtit cette sainte chapelle
Où pélerins s'en viennent tous les jours
De Notre Dame implorer le secours.
Demain, à l'heure où l'oiseau des ténèbres
Au fond des bois commence à soupirer,
J'aurai peut-être, amis, à vous conter
De Chèvremont les légendes funèbres.
Mais pour ce soir, avant de nous quitter,
Redisonstous: « Honneur au grand Notger! »
Telle est donc de ces lieux l'intéressante histoire;
Je l'ai vingt fois contée; et vous devez y croire,
Car j'ai là mes auteurs que je pourrais citer.
Et puis j'ai pris pour loi de ne rien inventer.
Je suis vrai, vrai je suis ainsi que la nature,
L'histoire est assez belle en sa vérité pure
Sans qu'il faille à plaisir au creux de nos cerveaux
Chercher pour l'embellir de brillants oripeaux.
Soyons justes pourtant, et disons, je vous prie:
« Le roman à l'esprit, mais l'histoire au génìe. »
Maintenant au levant nous porterons les yeux.
C'est Forêt grand château de ses tours glorieux.
Là vécut un Goër, baron chevaleresque,
Aimant les jeux, les ris, même le pittoresque;
Vous allez en juger, c'est encore un récit.
A Chaudfontaine un jour, par six chevaux conduit,
Un beau carrosse arrive. Une belle princesse
En descend lentement et d'un air de faiblesse.
Trente ans forment son âge; Hortense elle est de nom.
Bien que marchant la sœur du grand Napoléon,
Elle a peine à marcher, se croit un peu malade,
Et ne vient que pour l'eau, non pour la promenade.
Matin et soir un bain. Mais après qu'inventer
Pour alléger du temps le poids à redouter?
Le temps d'une princesse est plus pesant qu'un autre.
Pauvre femme! Ah! vraiment, quel malheur est le vôtre!
Voilà de verds coteaux, des bois délicieux,
Des chemins suspendus sur des rocs sourcilleux;
Mais ces hardis sentiers veulent de plus ingambes,
Et pour être une reine il faut encor des jambes.
L'âne dans ce temps-là n'était pas inventé.
Très-galant par bonheur et serf de la beauté,
Le baron de Goër descend à Chaudfontaine;
Il vient complimenter l'aimable souveraine.
« Madame, lui dit-il, je comprends vos ennuis.
Ces prés, ces monts, ces bois, ces agrestes réduits ,
Vous désirez les voir, les parcourir sans doute;
Eh bien, dès ce jour même il faut se mettre en route.
Je pars, mais je reviens. » Avant la fin du jour
Le chevalier courtois est déjà de retour.
Il n'est plus seul alors; il a pompeuse escorte.
Huit laquais chamarrés s'arrêtent à la porte,
Chargés d'un palanquin, d'un coquet palanquin,
Voilé de mousseline et brillant de satin,
Tel qu'on en vit au temps de la chevalerie
Dans les fêtes d'amour portant la plus jolie.
La belle Hortense y monte en riant aux éclats;
Déjà la maladie a reculé d'un pas,
Et l'heureuse malade est gaîment voiturée.
Durant six jours entiers l'on vit par la contrée
Le coquet palanquin se percher sur les monts,
S'enfoncer et se perdre au détour des vallons,
S'arrêter aux rochers, serpenter aux rivages,
Ou disparaître enfin dans la nuit des ombrages,
Incessamment suivi d'un appétit parfait
Et souvent sous le chaume allant goûter du lait.
Partout, dans ces hameaux que charma sa présence,
On dit encor le nom de la charmante Hortense.
Je ne sais rien de plus. Mais le hameau des bois
En sait plus long peut-être... Assez pour cette fois.
Et voilà de Forêt l'impériale histoire.
Mais Forêt n'a-t-il pas d'autre titre à la gloire?
Sans doute il n'offre point d'antiques monuments,
De vastes tumulus, de grands arceaux romans;
Mais s'il n'a rien qui parle au cœur de l'antiquaire,
Ni de vieux pots cassés ensevelis sous terre,
Ni le pot de César, ni le pot d'Annibal,
N'aurait-il pas du moins son passé végétal?
Voyez ces deux tilleuls, verte archéologie,
Valant bien à coup sûr les pots d'académie;
Voyez ces larges troncs, ces gros nœuds vermoulus,
Ces énormes rameaux par l'ouragan tordus.
Devant eux ont passé bien des misères d'hommes:
Nous passerons aussi, nous tous tant que nous sommes;
Et dispersés, broyés sous le pied du passant,
Nos ossements perdus s'envoleront au vent,
Que ces arbres sacrés, vieux donjons de verdure,
Reprendront tous les ans leur superbe parure.
Venez, peintres fameux; accourez à m a voix;
Contemplez, admirez ces géants d'autrefois;
Donnez-leur vos pinceaux; ils vous rendront la gloire.
Ma Cocotte, à présent, si vous voulez m'en croire,
Regagnons Chaudfontaine. Il suffit aujourd'hui:
Trop de description entraîne trop d'ennui.
Si vous le permettez, j'aurai demain, ma belle,
L'honneur et le bonheur de remonter en selle,
Et nous irons encor découvrir le pays.
Nous irons, par exemple, explorer Beaufays
Et son vieux prieuré d'aspect sombre et sévère,
Mais changé par dedans en villa qui sait plaire,
Où le riche salon a pris place au parloir,
Où l'antique cellule est élégant boudoir.
Jadis (et c'est très-vrai, l'histoire en est écrite),
Ce trop doux monastère était hermaphrodite,
Moitié moines joufflus, moitié fraîches nonnains:
Il survint par malheur maints accidents mondains,
Si bien que Jean l'évêque, austère et saint apôtre,
En dépit de Satan sépara l'un de l'autre.
La nonne alla pleurer sa faute à Vivegnis,
Et le moine en repos resta dans Beaufays,
Ce n'est pas tout, Cocotte; oh! nous avons encore
A courir bien des lieux du couchant à l'aurore.
Mais surtout, vers le nord, par delà ces grands bois,
Gardons-nous d'oublier la tour de Fayenbois,
Débris gothique et jeune, étonnante merveille,
Couvrant d'un vieux toupet son front né de la veille.
Quel rocher! quel donjon! je m'en vais te narrer
Ce que cette œuvre énorme un jour sut m'inspirer.
« Tout-à-coup du sommet de l'aride colline
Le diable avec fracas roula de vastes rocs,
» Eleva, suspendit, empila blocs sur blocs,
» Puis posa par dessus cette antique ruine,
» Donjon tout crevassé, de fort mauvaise mine.
» Un ange était au ciel ... » Eh quoi! tu m'interromps,
Cocotte; et tu me fais le dernier des affronts.
Interrompre un poëte!... Eh bien, je vais me taire;
Je ne dis plus un mot. Toi, continue à braire.
Mais qu'as-tu, ma Cocotte? Ah, oui, ce vieux donjon,
Bâti par Lucifer, répugne à ta raison.
« Fi donc! fi! me dis-tu; cette histoire du diable
» Chez vous toujours si vrai n'est pourtant qu'une fable. »
D'accord; mais je réponds que dans ses fiers efforts
Le hardi bâtisseur avait le diable au corps.
Cependant, quelque part que le plaisir nous mène,
L'Ourthe sera toujours l'Eden de Chaudfontaine.
Allons donc revoir Tilf et ses rocs caverneux
Et sa folle rivière aux pertuis écumeux.
Et si Cocotte est sage et surtout moins chantante,
A Tilf je lui promets une barque excellente,
Où nous pourrons, filant au cours léger des eaux,
Jusqu'au port de Chênée admirer les coteaux,
Admirer et Sinval assis sur le rivage,
Et la villa de Lancre au haut du paysage,
Et du grand Colonster les poétiques tours,
Plus loin de Campana les gracieux contours,
Le hameau de Sauheid aux bruyantes usines,
Aux cottages semés sur le flanc des collines,
Enfin de Beaufraipont le donjon féodal.
Un jour peut-être, un jour le grand et fort cheval
Viendra te seconder sans t'effacer, bel âne.
Alors des voyageurs l'errante caravane
Poussera vers Montfort, vers Poulseur; c'est charmant;
Mais c'est beaucoup trop loin pour toi, ma chère enfant.
Là s'élevait jadis, comme écrit la chronique,
Des vaillants fils d'Aymon le manoir authentique,
Fier manoir, vastes murs sur dix pieds d'épaisseur;
Mais on brise, on saccage; et bientôt, ô douleur!
Plus rien ne restera de ces saintes murailles.
Venez plutôt, venez m'arracher les entrailles,
Vandales, Goths, brigands, massacreurs de l'enfer
Que je voudrais tenir sous ma fourche de fer,
Que ma plus acre plume, à ses fureurs livrée,
Voudrait percer au cœur de sa pointe acérée.
Mais va, n'en parlons plus; cela me fait du mal.
Attention, Cocotte! Il est surtout un val
Qu'il faut avec grand soin te graver en mémoire,
Un val beau de nature, encor plus beau d'histoire,
Où tes habitués se plairont grandement,
Où se plairait lui-même un institut savant.
Et quand un voyageur à la mine pensive ,
Laissant sur tes longs crins flotter la bride oisive,
Au hasard et sans but te permettra d'errer,
Dans le val de Glouri tu le feras entrer.
Il te remercira, j'en suis bien sûr, ma chère.
Et si de chance heureuse il est un antiquaire,
Oh, comme il va jouir! comme il va discourir
Et dans le temps passé se plonger à plaisir!
Surtout, en l'écoutant, garde-toi bien de braire.
Un jour donc, cheminant en ce lieu solitaire ,
Et remontant le cours du ruisseau de Glouri,
Je découvris bientôt le hameau de Bouni
Et son humble chapelle et son tilleul antique.
Tout-à-coup je m'écrie: « Un autel druidique! »
O fortune, ô bonheur! Oui, Cocotte, vraiment
J'avais d'un Teutathès trouvé le monument,
Un gros quartiercde roc posé comme une table
Sur d'autres rocs figés dans ce sol vénérable.
J'approchai, j'observai, j'admirai, je pleurai,
Puis, les deux bras levés, tout fier je déclamai:
« Brisant des dieux païens la statue éphémère,
» Trois mille ans ont passé sur cette énorme pierre,
» Et depuis trois mille ans, abandonné, perdu,
« Par moi, moi le premier, ce bloc est reconnu. »
Quoi voyant, entendant, un vieux du voisinage
M'aborda poliment et me tint ce langage:
« Monsieur, sur cet autel à demi renversé
» On adorait, dit-on, le diable au temps passé;
» Mais quand la croix du Christ apparut sur la terre ,
» Tressaillant sur sa bâse on vit l'horrible pierre
» Se briser toute seule; et là, sur le ruisseau,
» Voyez ce petit pont qu'on a fait d'un morceau.
» Alors, du noir Satan pour effacer la trace,
» On bâtit la chapelle où le vrai Dieu prit place,
» Et sur le tertre même on a mis un tilleul
» Renouvelé cinq fois, m'a dit mon grand aïeul. »
Ces mots comme un miel pur coulaient droit à mon âme.
Je saute au cou du vieux comme au cou d'une femme.
Il se défend en vain. J'embrasse, embrasse encor
Et de rechef embrasse. Oh! je tiens mon trésor.
Je le tiens mon dolmen, mon vieux dolmen celtique,
Mon dolmen, mon peulven, mon menhir druidique;
Liége aura son dolmen; Namur pleure le sien,
Et Tournai n'est plus seul à posséder ce bien.
Je suis décidément un illustre antiquaire.
J'embrasse encor le vieux, j'embrasse aussi la pierre;
Et de retour chez moi, dans le premier transport,
J'écris à la minute un superbe rapport
Dont le style éloquent, même assez pathétique,
M'ouvre à deux grands battants la porte académique.
Eh quoi! tu brais, Cocotte... Oui, oui, l'on te comprend;
Si tu savais parler un peu plus proprement
Comme un cheval d'Achille ou bien l'âne au prophète,
Tu dirais: « Teutathès! quelle est donc cette bête? »
Oh, mais ce n'était pas une bête, parbleu!
C'était bien pis, Cocotte: un grand diable de Dieu
Qu'un faux prêtre honorait en tuant sur des pierres,
En pendant, rôtissant nos bonaces de pères.
Nous irons à Bouni; tu verras, et bientôt.
Mais demain cependant si nous allions plutôt Visiter
La Rochette et son vaste domaine?
Ah! par le dieu du goût, il en vaut bien la peine
Ce superbe château posant avec grandeur
Au milieu du vallon tout fier de cet honneur
Et du haut de la roche où son nom prit naissance
Montrant de ses jardins la moderne élégance.
Mais nous irons plus loin; et prenant nos ébats,
Jusqu'aux Fonds-de-Forêt nous porterons nos pas;
Et là, du premier monde explorant les reliques,
Nous fouillerons la grotte aux os géologiques,
Où, depuis cinq mille ans entassés, confondus,
De monstrueux mammouth, de grands ours inconnus,
Rendus par la science à leurs antiques formes,
Un jour ont redressé leurs charpentes énormes.
Là gisent à la fois des lions, des oiseaux,
Des hyènes, des cerfs, des loups et des agneaux.
Quelle heureuse union! quel charmant tête-à-tête!
Oh! ce fut à coup sûr le bon temps de la bête;
L'homme n'existait pas; l'innocent animal
Ne voyait pas encor les exemples du mal,
Et les héros, les rois, les puissants chefs d'empire
N'enseignaient pas non plus le grand art de détruire.
Mais d'âne pas un brin. Tes illustres aïeux,
Cocotte, je le crois, ne sont pas des plus vieux:
L'âne n'est apparu qu'assez tard sur la terre.
Mais il multiplia de façon si prospère,
Que l'âne avant dix ans sera majorité.
Déjà même aujourd'hui... Ma chère, en vérité,
De nos jours on discute, on dispute, on raisonne,
Et l'on raisonne tant que l'on en déraisonne.
Tout marche cependant: progrès de toutes parts:
La science déborde: on voit grandir les arts:
Mais au point capital ignorance profonde.
Voilà mille et mille ans que l'homme est en ce monde,
Et l'homme en est toujours, Cocotte, à chicaner,
A discuter comment il doit se gouverner,
Heureux, heureux encor, quand sa triste logique,
Ne va pas se tremper au sang patriotique!
Le monde finira sans voir ce train finir.
Mais nous, moins agités, plus naïfs au plaisir,
Contents, toi d'un chardon, moi d'un beau paysage,
Demain encor, petite, allons faire un voyage.
Surtout ne quittons pas la grotte aux ossements
Sans toucher un sujet des plus intéressants.
Là, remplaçant des ours les tribus enfouies,
Vivaient, dit-on, jadis de bons petits génies
Qui sous l'antique nom de Nutons, de Sottais,
Au pays d'alentour prodiguaient leurs bienfaits:
A forger les métaux artisans fort habiles,
Partout ils procuraient les meilleurs ustensiles,
Et ne demandaient rien pour prix de leurs travaux
Qu'un pain, un pot de lait ou quelques fruits nouveaux:
Le soir, devant la grotte, on posait le salaire;
Car ils craignaient du jour la perfide lumière.
En ce temps -là le peuple était encore païen.
Mais dès qu'il eut reçu le baptême chrétien,
Que du haut de ces monts la voix de Saint Remacle
Eut proclamé du Christ le solennel oracle
Soudain tout disparut et Nutons et Sottais;
Et le monde depuis ne les revit jamais.
Leur nom peut exercer l'esprit de l'antiquaire:
Ils s'appelaient Sottais, car ils vivaient sous terre;
Ne sortant que la nuit, ils s'appelaient Nutons:
Voilà, j'en suis bien sûr, le secret de leurs noms.
Mais voyons, qu'étaient-ils ces prétendus génies?
Des vérités toujours aux fables sont unies.
Êtres mystérieux, ils ont été, je croi,
Les premiers messagers de la nouvelle foi
Qui, venant des faux dieux renverser la puissance,
Dans les antres profonds cachaient leur existence,
Ne sortaient qu'en secret, et dans leurs saints labeurs
Cherchaient par des bienfaits à captiver les cœurs;
Et quand sous les efforts, sous l'ardeur de leur zèle,
Tout le pays s'ouvrit à la Bonne Nouvelle,
Alors, vainqueur d'un culte abattu sans retour,
Le signe du Seigneur apparut au grand jour;
Et la grotte a perdu ses hôtes, ses mystères.
Nous irons saluer ces célestes tanières.
Mais là, pourrons-nous bien nous arrêter?
Oh, non; Je veux, je veux atteindre aux confins du vallon;
Et dans ces bois baignés par les eaux, par les brises,
Sous ces rochers gaulois, sous les Plates-Falises ,
Nous verrons l'antre obscur, retentissant chantoir
Où vont tomber les eaux au fond d'un gouffre noir.
Les entends-tu mugir ces ondes souterraines?
Ah! pour le voyageur quels superbes domaines!
Et là-bas, dans les monts, sur ce pic isolé,
Ne vois-tu pas aussi le manoir écroulé?
C'est Mirmont qui périt dans son désert sauvage,
Sans laisser à l'histoire un mot de l'ancien âge,
Mais nous montrant toujours et ses ravins obscurs
Et ses rocs verticaux, inébranlables murs:
Les vieux châteaux s'en vont, mais la nature reste.
Oui, demain, bel ânon, de ton pied sûr et leste...
Demain, ah! oui, demain... Bizarre aveuglement!
Disposer de demain, c'est disposer du vent,
C'est disposer des flots, disposer d'une femme.
Nous y voici de main, et du neuf, sur mon âme!
L'aurore aimable et pure, et le front souriant,
De sa main rose ouvrait les balcons d'orient;
Et moi, debout aussi pour des courses nouvelles,
J'avais armé mes pieds de rustiques semelles,
En me disant : « Voyons, j'ai fait hier très-mal;
» J'ai fatigué le dos de ce pauvre animal;
» Fi donc! c'est déroger... Moi l'ancien de la marche!
» Pardon, mon vieux bâton, mon bon vieux patriarche;
» Je te reprends, marchons! J'ai le cœur aux jarrets.
» Laissons, laissons Cocotte aux chétifs damerets .»
Je partis, mais sans but. Où diriger ma course?
Ce cher val de Glouri jadis eut une source
Ayant un nom bien doux, la Fontaine d'Amour,
Mais perdue, a-t-on dit; serait-ce sans retour?
Il faut la retrouver. Oh! je le sais de reste,
Trop souvent, par malheur, en ce siècle funeste
Où coulent à pleins bords les flots calculateurs,
Source de pur amour tarit au fond des cœurs.
Si nous la retrouvions, quelle gloire immortelle!
Je dirai tout pourtant: la naïade infidèle
Versait bien dans nos mains un cristal pur et clair,
Et nous buvions gaîment; mais le soufre et le fer
Teignaient son lit de roche en couleur un peu louche,
Sans flatter, j'en conviens, ni les yeux ni la bouche.
Mais combien elle avait d'étonnantes vertus!
Recélant en son sein tous les trésors perdus,
La santé, la beauté, la jeunesse et ses charmes,
D'amour elle avait l'art de retremper les armes,
Rendait aux vieux printemps quelques nouvelles fleurs,
Et du jeune âge usé ravivait les couleurs:
Plus d'un volcan éteint y ralluma ses flammes.
Allons! venez, messieurs; venez aussi, mesdames;
Cherchez, fouillez le sol, refouillez nuit et jour;
Rendez-nous la fontaine, oh! rendez-nous l'amour.
Ainsi parlant, rêvant en mon âme inquiète,
Je venais de doubler le cap de la Rochette:
J'entrais au val qu'amour arrosait autrefois,
Quand un vague murmure, une magique voix
S'éleva tout-à-coup le long de la colline;
Et le val retentit du nom de Séraphine;
Et l'écho répétait: « Séraphine et bonheur!
» Elle est jeune, elle est belle, et céleste est son cœur.»
Au même instant le nom prit un corps adorable.
J'adorai. Tout en elle était grâce ineffable.
Je craignis, j'espérai la fin de ce beau jour,
Et j'avais retrouvé La Fontaine d'amour.
Ici je dois finir. L'occident se colore.
J'avais pourtant beaucoup à raconter encore.
Mais le soleil décline, et la nuit va venir,
Et Séraphine attend. Je dois, je dois finir.
Cependant, mes lecteurs, conservez l'espérance.
Oh! vous n'y perdrez rien. Soit dit en confidence,
Mon héros favori, mon Alfred Nicolas,
Réveillé d'un sommeil qui ne finissait pas,
Doit un de ces matins se remettre en voyage
Et devers Chaudfontaine apporter son bagage.
Il obtint au début tous vos plus grands bravos;
Mais c'est encor bien mieux depuis son long repos.
Comptez, comptez sur lui. Mon héros preste et leste
Plus carrément que moi vous dira tout le reste.
Au revoir, mes lecteurs; et mille fois pardon
De vous avoir commis avec un pauvre ânon.
Si ce n'est pas permis, que le ciel me confonde
Si je sais où trouver à causer par le monde.
1.
Wallonnade.
On lit ce qui suit dans certain ouvrage: « Sapho a créé l'ode. J.-B. Rousseau a créé la cantate. Théocrite a créé l'idylle. Homère a créé l'épopée. Moi, wallon, je crée la wallonnade, et je suis tout fier de mon petit enfant. »
Si quelques lecteurs ignorants me demandent la définition de la wallonnade, je répondrai que c'est une sorte de poésie toute simple, dont la patrie belge fait le fond et dont la forme comporte un peu de négligence. Du reste, pour connaître ce qui constitue essentiellement le genre, o n peut recourir au tome 1, chapitre X, du fameux livre qui a paru sous ce titre: Voyages et aventures de M. Alfred Nicolas au Royaume de Belgique.
2.
...Son eau rend au beau sexe
de belles couleurs, un beau teint, des joues fraîches et potelées, un bon sommeil, un bon appétit, du nerf et de la vigueur, de riantes idées et des jambes alpestres, même encore autre chose... Mais je laisse la partie médicale à nos grands ministres d'Hippocrate.
Et à ce sujet nous avons deux observations à faire sur la note insérée au préambule relativement aux effets salutaires des bains de Chaudfontaine: la première, c'est qu'on n'y dit rien, et sans doute par quelque motif, de certaine influence de ces bains sur le sexe aimable qui fait notre joie, comme dit le bon Lafontaine; la seconde, c'est que la pureté attribuée à cette eau dans la même note est seulement relative. Nous autres ignorants, nous pourrions croire qu'un liquide contenant magnésie, chaux, soude, alumine, silice, acide hydrochlorique, acide sulfurique, acide carbonique, ne constitue pas une eau bien pure. Mais les savants sont là pour nous apprendre que toutes les eaux les plus claires dont nous nous abreuvons journellement à table contiennent de ces matières étrangères en beaucoup plus grande quantité.
3.
Mais Chaudfontaine aussi n'a-t-il donc pas des ânes?
Il a un peu plus à présent. Il a deux ou trois chevaux, même une voiture de louage. Quel progrès Espérons toutefois qu'on n'ira pas plus loin, et que la vie habituelle de Chaudfontaine restera ce qu'elle était, simple, champêtre, même un peu rustique, comme à l'époque où cette wallonnade a été écrite.
4.
Je montai vers Ninane. Oh, le charmant pays!
Je me suis borné à signaler dans la wallonnade quelques promenades principales. C'est au promeneur, à l'amant de la nature, comme disaient nos pères, à courir, à chercher, à monter, à descendre, à s'éloigner de la grande vallée pour s'enfoncer dans la solitude, à pénétrer dans les bois, à suivre à l'aventure le sentier de la montagne, le ravin du torrent, le cours du petit ruisseau qui tombe en cascades; je lui promets les plus heureuses découvertes.
La côte de Ninane est une des plus hautes du voisinage: huit à neuf cents pieds au dessus du niveau de la mer. On y visitait, il y a peu d'années, le joli cottage qu'un anglais, M. Morritt, y avait créé au plus grand avantage du pays qui là enfin pouvait apprendre, en fait de maison champêtre, à sortir de la banalité. Mais depuis le départ du fondateur et le changement de maître, la herse est tombée; le pont-levis ne s'abaisse plus que rarement.
5.
Ici, devers l'ouest, la montagne éburonne.
C'est en se fondant sur l'analogie des noms, mais de plus sur la situation et l'état des lieux, que la plupart de nos historiens placent à Embour le point à peu près central de l'antique peuplade des Éburons, ainsi que la principale demeure de leur roi Ambiorix: vaste plateau qu'isolent de toutes parts les escarpements assez rudes des vallées de la Vesdre et de l'Ourthe, et qui ne se rattache au pays voisin que par une langue étroite, au sud, du côté de Beaufays. Ce fut sans doute par ce défilé, par cette espèce d'isthme, qu'Ambiorix , surpris par Basilus, lieutenant de César, réussit à se sauver, protégé par quelques amis fidèles qui défendirent vaillamment ce passage. La wallonnade d'Embour à Mont-Méry rappelle le fait en ces mots:
Le mont des Eburons, le haut plateau d'Embour,
De versants escarpés bordé tout à l'entour,
Entre la Vesdre et l'Ourthe est comme une presqu'île
Tenant au grand pays par un isthme qui file,
Qui file étroit et mince entre deux creux profonds:
Voyez, plongez de l'œil au sein de ces vallons;
D'un côté Colonster et de l'autre Ninane.
Ce fut par là, dit-on , que loin de sa cabane ,
Pour échapper au fer des conquérants romains,
Ambiorix vaincu s'enfuit chez les Germains.
Sa cabane!... Oui, messieurs, Sa Majesté Celtique
N'avait pour tout palais qu'un mauvais toit rustique.
J'ai entendu quelques officiers de la garde civique des campagnes soutenir qu'Ambiorix, au lieu de fuir, devait se faire tuer sur place; et j'ai la profonde conviction que ces Messieurs, en pareille occurrence, se feraient tous hacher. Mais on oublie que les guerriers barbares, comme les guerriers des temps primitifs, ne connaissent guère cette sorte de point d'honneur. Voyez les héros d'Homère. Quand ils ont en face un ennemi et qu'ils se sentent hors d'état de lutter, ils se retirent, ils fuyent. Ambiorix a fait comme les héros d'Homère, comme plus tard le terrible Attila lui-même.
« Les nomades, dit Amédée Thierry, ne se font pas, comme nous, un déshonneur de la fuite; attachant plus d'importance au butin qu'à la gloire, ils tâchent de ne combattre qu'à coup sûr, et, lorsqu'ils trouvent leur ennemi en force, ils s'esquivent, sauf à revenir en temps plus opportun. C'est ce que faisait Attila: trompé dans ses prévisions sur Sangibar et maudissant Aëtius, il ne songeait plus qu'à mettre pour le moment ses troupes et son butin en sûreté. Il décampa donc silencieusement pendant la nuit... » Attila dans les Gaules, Revue des Deux-Mondes, 1852, p. 945.
Quant au nom d'Embour, les uns l'écrivent ainsi, tandis que les autres disent Embourg. J'ai toujours incliné pour l'opinion de ceux qui ne veulent pas de g final, opinion qui me semblait un peu plus favorable à la parenté de mon village d'Embour avec les Eburons. Mais je tiens toutefois de l'un de mes plus érudits confrères de l'Académie que le g ne fait pas grand chose à l'affaire, attendu que les Romains n'y mettaient pas beaucoup de cérémonie, et que, dans leur impuissance à rendre parfaitement la forte gutturale des barbares, ils la supprimaient sans façon, faisant d'Emburghon ou d'Emburghen, Eburones, Eburo.
M. Delecourt, dans sa lettre savante au savant Bormans, propose une autre étymologie. Embour, selon lui, n'a rien de commun avec les Eburons; c'est tout simplement le château d'Emma, Emmenborg. Voici le passage hollandais:
« Embourg, aen de Ourthe, prov. Luik. heeft met de Eburonen (thia éuburon, d. i. de wetburen, de wettelike bewoners) niets gemeen; het is blootweg Emmunburg middeld. Emmenborg, d. i. borg ofkasteel van Emma. » - De Verbuigingen der oud - middel - en niew - nederduitsche sprake, Brief aen Professor Bormans, door » dr V. H. Vanden Hove.
Embour a du moins cela de commun avec les Eburons, que c'était à peu près le centre du pays occupé par cet ancien peuple. Je ne sais si je me trompe; mais dériver les Eburons de éuburon et en faire sans expliquer ni pourquoi ni comment les habitants légitimes du pays, venir ensuite placer à Embour une Emma quelconque dont l'histoire ne dit mot, tout cela me semble quelque peu friser l'érudition de l'imagination et le champ sans limites de la conjecture. On a le droit d'être plus exigeant, plus difficile, avec un savant de cet ordre.
Nous avons dit au préambule que, dans une dépendance de la commune d'Embour, au hameau de Sauheid, on trouve d'anciennes constructions, aujourd'hui ensevelies sous terre, au milieu d'un groupe de maisons nommé par les Wallons pala, c'est-à-dire, palais, et que maints historiens y placent la demeure d'Ambiorix. Mais une raison bien simple m'empêche de me ranger à cette opinion; c'est que ledit palâ n'est point sur la hauteur, qu'il est à peine à mi-côte, dans une situation tout autre que celle qu'on recherchait dans les temps anciens pour pouvoir se défendre avec avantage. Ajoutons que le mot palais ne pourrait que difficilement s'appliquer à la modeste habitation du chef barbare cachée au fond des bois. Delvaux, dans son Dictionnaire géographique de la province de Liége, au mot Embourg, parle d'un vieux château qui était à l'endroit appelé Hassette, au haut de la commune, au-dessus d'une masse de rochers dominant le cours de l'Ourthe; c'est plutôt là, ce me semble, qu'il faudrait placer la demeure du roi des Eburons. Voyez aussi Dewez, Histoire générale de la Belgique, tome 1, chapitre 1, § V , et le recueil des Wallonnades, Liége, 1845 , page 101.
Le chapitre, où César rapporte la triste déconvenue du grand général belge, mérite bien qu'on le cite en texte:
Basilus, ut imperatum est, facit; celeriter contraque omnium opinionem confecto itinere, multos in agris inopinantes deprehendit; eorum indicio ad ipsum Ambiorigem contendit, quo in loco cum paucis equitibus esse dicebatur. Multum quum in omnibus rebus, tum in re militari potest fortuna. Nam sicut magno accidit casu, ut in ipsum incautum atque etiam imparatum incideret, priusque ejus adventus ab hominibus videretur, quam fama aut nuncius adferretur: sic magnæ fuit fortunæ , omni militari instrumento, quod circum se habebat, erepto, rhedis equisque comprehensis, ipsum effugere mortem. Sed hoc eo factum est, quod ædificio circumdato silva (ut sunt ferè domicilia Gallorum, qui vitandi æstus caussa plerumque silvarum ac fluminum petunt propinquitates) comites familiaresque ejus angusto in loco paullisper equitum nostrorum vim sustinuerunt. His pugnantibus,
illum in equum quidam ex suis intulit: fugientem silvæ texerunt. C. J. Cæsaris de Bell. Gall. lib.VI, cap. XXX.
Voici la traduction à l'usage des dames:
« Basilus, suivant ponctuellement les ordres de César, s'avance à marches forcées, arrive à l'improviste, et, après avoir fait dans la campagne un grand nombre de prisonniers, se dirige aussitôt, sur leur indication, vers l'endroit où on lui dit que doit se trouver Ambiorix avec quelques cavaliers. La fortune peut beaucoup en toutes choses, mais surtout dans les armes; et si ce fut par un grand effet du hasard que Basilus tomba tout-à-coup sur Ambiorix avant qu'aucun message eût pu lui parvenir, ce fut par un hasard non moins grand que le chef ennemi, privé de ses chevaux, de ses chariots, de tous ses équipages militaires, put échapper à la mort. Il en advint ainsi par suite de l'usage où sont les Gaulois de choisir en général leurs demeures, pour éviter les chaleurs de l'été, dans le voisinage des forêts et des fleuves. La retraite d'Ambiorix, entourée qu'elle était de bois, permit à ses compagnons et amis de soutenir un instant le choc de nos cavaliers dans un passage étroit. Un des siens profita du moment pour le mettre à cheval. La forêt protégea sa fuite. »
A partir de ce jour néfaste, Ambiorix, comme le dit un peu plus loin César et comme le dit aussi la wallonnade,
Disparut pour jamais d'Embour et de l'histoire.
A ce vers succédait une tirade que l'on a supprimée pour éviter le moi, ce terrible moi d'auteur qui n'apparaît que trop souvent dans les livres. Mais comme le diable ne perd jamais ses droits ,nous nous empressons de rétablir ici cette excellente tirade. On disait donc à propos d'Embour:
Là se voit maintenant, loin du monde et du bruit,
Non plus d'Ambiorix le champêtre réduit,
Mais le haut, mais le bas, mais l'étonnant cottage
Que l'auteur a créé comme il crée une page,
Où l'ar dans un caprice alla se rire un jour,
Où l'étranger s'arrête, admirant tour-à-tour
Vingt objets variés, lyrique architecture
Narguant de nos Perrault la monotone allure,
Où toujours de tout cœur le voyageur reçu
Lit sur un marbre ami: Soyez le bien-venu.
Aussi, quand le printemps de sa féconde haleine
Vient caresser les bois de Tilf, de Chaudfontaine ,
Au cottage étonnant voyez-vous accourir
L'essaim des promeneurs, bourdonnant de plaisir?
Voyez-vous même, assis au milieu du parterre,
Cet artiste qui peint la wallonnade en pierre?...
Il est triste seulement que ce qu'il y a mieux dans ce vers ne soit pas de l'auteur, et que la wallonnade en pierre, cette heureuse expression qui, dit-on, rend si bien la chose, appartienne tout entière à notre bon et fécond ami, Albert d'Otreppe de Bouvette, président de notre Institut Archéologique Liégeois. Je regrette aussi de ne pouvoir citer ni le livre ni la page où j'ai fait cet emprunt. Mais je ne trouve aucune table un peu détaillée dans aucun des dix à vingt volumes que l'infatigable, l'intarissable et l'inépuisable président a fait imprimer coup sur coup depuis quelques mois:
1° Lettre à mes amis et à mes collègues de l'Institut Archéologique Liégeois; 2° Recherches et Fouilles dans le but de former un Musée provincial à Liége; 3° Causeries d'un antiquaire; 4° Catalogue des objets recueillis dans le Musée de Liége; 5° Le Progrès; 6° De l'Esprit et du Cœur (deux volumes); 7° Du Passé et de l'Avenir de la Société d'Emulation; 8° Essai de Tablettes Liégeoise (4 volumes ), etc. , etc. , etc. , etc. , etc. J'apprends que le pauvre imprimeur, l'honnête M. Carmanne, en est sur les dents, mais non pas au bout.
6.
Dans son vallon désert, attendant l'avenir,
Chaudfontaine dormait...
Ainsi que nous l'avons dit dans le préambule, c'est au XIII°siècle, dans une charte de l'an 1250, que le nom de Chaudfontaine semble apparaître pour la première fois. Nous reproduisons ici le texte de cet acte d'après une brochure du XVII° siècle devenue fort rare et intitulée: Manifeste des droits de la Révérende Abbesse de Robertmont et le Révérend Prieur des Chartreux et leurs couvents touchant la dispute leurs faicte par les Mangons (bouchers) de la cité de Liége, es an 1632 et 1633. Liége, Jean Ouwerx, 1633. in-4° de 91 pages, appartenant à M. Ulysse Capitaine. La charte est insérée à la page 49. Elle émane d'un évêque de Verdun.
« L’Église de Verdun, nous dit l'historien liégeois de Villenfagne, possédait anciennement beaucoup de biens-fonds aux environs de Chaudfontaine et de l'abbaye de Robertmont. » Histoire de Spa, tome 2, p. 21, à la note.
Nous lisons dans la charte chaueteaul fontaine, mot qui semble étrange au premier abord, mais qui néanmoins peut se décomposer de la manière suivante: chaueteaul fontaine, chauet-eaul-fontaine, fontaine d'eau chaude. Ces monstruosités d'orthographe ne doivent guère effrayer au XIIIe siècle.
« Octroye en date de l'an 1250 concernant l'acquest de cincq journalz en la champagne de Boxhea desseur le Chaisne de Buvegnée, movants en fief de l'Evesque de Verdun.
Io: Dei gratia Vird' Electus, omnibus præsentes litteras inspecturis, salutem in Domino; noviter universitas vestra, quod donationem quam venerabilis Pater Robertus Dei gratia Prædecessor noster fecit conventui de Robertmont Cisterciensis ordinis de nemore de Nigierreu, ratam habemus et approbamus sicut in ejusdem litteris continetur. Propterea concessimus eidem conventui pro remedio animæ nostræ et antecessorum viginti bonarias nemoris sitas inter locum, qui dicitur Fovea lupi, et Bochon, charni, et si nemus idem esset nimis remotum, dictus conventus loco nemoris potest tantundem accipere per ministrales nostros, qui de terra nostra Iupille sunt de campis sitis inter dictam foveam et fontem, qui est in nemore, qui dicitur Chaueteaul Fontaine. Concessimus etiam dicto conventui pondus duorum equorum, totius nemoris prædicti possint ducere ubi voluerint, et sibi viderint expedire. Consentimus etiam, et ratum habemus, quod dictus conventus possit acquirere pratum situm subtus quercum à Boegneis, et quinque jugera terræ sita desuper eundem quercum quæ tenet a nobisin feudum Renerus de Chaienees; ita tamen quod pro quolibet bonario terræ tenetur nobis dictus conventus annuatim reddere et solvere quatuor denarios monetæ Leodien, et pro dictis prato, et quinque jugeribus duos solidos ejusdem monetæ in Festo Beati Andræ Apostoli cum sensu quinque solidorum dicta monetæ, quem nobis debent annuatim solvere pro dicto nemore de Nigierreu, termino supradicto. In cujus rei testimonium sigillum nostrum præsentibus litteris est appensum. Datum anno mille IJco quinquagesimo, in crastino beatorum Philippi et Jacobi apostolorum.
PHILIPPUS HENNIN, notarius, per extractum
ex registro stipali D. D. de Robertmont. »
Je dois la communication de cette pièce, ainsi que plusieurs autres renseignements qui font l'objet de ces notes, à mon jeune et savant ami, M. Ulysse Capitaine, dont l'ardente activité ne veut laisser inexplorée aucune partie de l'histoire de notre pays de Liége. Je lui dois notamment la liste de tous les ouvrages publiés sur les eaux de Chaudfontaine, liste intéressante à plus d'un titre et que nous croyons devoir insérer ici. On verra que, depuis l'an de grâce 1713 jusqu'à l'an de wallonnade 1853, nos auteurs et nos imprimeurs n'ont cessé de puiser gloire et argent dans nos eaux thermales.
BIBLIOGRAPHIE DES EAUX DE CHAUDFONTAINE.
1. La connaissance des eaux minérales d'Aix-la-Chapelle, de Chaudfontaine et de Spa par leurs véritables principes. Envoyée à un ami par W. Chrouet, docteur en médecine.
Leyde, Schouten, 1714 in-8°, - Nouvelle édition, Liége. Barchon 1719, in-12.
2. Défence des eaux minérales de la Gadot, scituée dans le vallon de ChaudFontaine, par J.-H. Bresmal, docteur en médecine, Liége. Bronckart, 1714, in-12.
3° Lettre du docteur Chrouet au docteur Bresmal sur les eaux du Gadot, Liége. 1714, in-8°.
4° Deuxième lettre, ut supra, Liége 1715, in-8°.
5. Li voëgge di Chôfontaine, es treuz act (par de Cartier), Lige. 1768, in-8°.
La partition de cette pièce wallonne est de Jean Hamal, maître de chapelle de la cathédrale de Liége. Le voyage de Chaudfontaine, publié d'abord à part, fut réuni vers l'an 1786 aux opéras qui constituent li théate Ligeois et réimprimé dans cette collection, format in-32, en 1810, 1827, 1830, et format in-8° en 1846 et 1847.
6. Les délices de Chaudfontaine ou description de la promenade de Liége à cet endroit célèbre, par D. Malherbe.
Liége, Bourguignon, 1801 , in-8°.
7° Voyage à Spa par Chaudfontaine (opuscule en vers par Fréd. Rouveroy).
Liége, 1811, in-8°.
8. Analyse des eaux thermales de Chaudfontaine faite (en 1717), par le collége des médecins de Liége. Liége, Rongier, sans date, in-12.
9° Chaudfontaine et ses environs, illustré de vues dessinées d'après nature.
Bruxelles, Hauman et comp.,1844, in-32.
Indépendamment de ces traités spéciaux, nous trouvons des renseignements sur Chaudfontaine dans un grand nombre d'ouvrages parmi lesquels nous mentionnerons surtout:
- Poelnitz. Amusemens de Spa, 1752 ,t.III,p.208.-
- Saumery. Délices du pays de Liége.
- De Limbourg. Amusemens de Spa, 1763, p.104.
- De Villenfagne. Histoire de Spa, t. II, p. 21.
- Les eaux de Chaudfontaine par B. et F.-A. dans la Revue de Liége, 1844, t. II , p. 43.
- Abrégé del'histoire de Spa, par J.-B.-L. (Leclerc) 1818, p. 163.
- Wolff. Itinéraire curieux des environs de Spa, 1816.
- Bresmal. Parallèle des eaux minérales du diocèse de Liége, 1721, p. 38.
- Bovy. Promenades historiques dans le pays de Liége. t. I , p. 131.
- Courtois. Statistique de la province de Liége, t. II, p. 9.
- Les Dictionnaires géographiques de la province de Liége, par M M. Del Vaux, Van der Maelen et Van der Maesen.
- Les Guides de Liége et des environs de M M. Henaux, Ferrier, etc.
- Guide du Touriste en Belgique, 1845, p. 164, etc., etc.
Nous citerons enfin un ouvrage tout frais sortant de la presse et que nous recevons à l'instant, l'Essai de Tablettes Liégeoises, par Alb. d'Otreppe de Bouvette, 3e livraison, chapitres VIII et IX, où l'auteur décrit Chaudfontaine et le voisinage de ce style parlant, abondant et singulièrement diversifié qu'on lui connaît. Seulement nous nous réservons de discuter plus tard l'opinion qu'il émet à la page 78 sur l'étymologie du nom de Pépinster. Station de Pépin, dit-il; mais nous ne sommes pas de cet avis. Dans un ouvrage qui paraîtra probablement un jour, nous examinons ces désinences en ster de certains noms de lieux, et nous y voyons autre chose.
7.
Et si quelque docteur veut nous prêter main forte,
La foule avant deux ans fera queue à la porte.
Le docteur ne fit pas défaut. Comme il s'agit de constater ici les parchemins de Simon Sauveur et les premiers titres authentiques de Chaudfontaine, nous devons donner à nos lecteurs la relation contemporaine faite par le docteur Chrouet dans sa lettre à un ami. Après avoir parlé des eaux d'Aix-la-Chapelle, il continue en ces termes:
« J’aime mieux employer une partie de ma Lettre à vous parler d'une autre espèce d'eau chaude, qui commence à acquérir beaucoup de réputation en ce Païs; sa source est sur le bord de la riviere de Veze (le nom de Vesdre a prévalu depuis), à deux lieues de Liège en remontant cette riviere; sa chaleur n'est que tiède; l'eau en est fort clair, son goût est un peu salé, et elle a une petite senteur de vin soufré. L'endroit, qui n'est qu'un petit hameau, porte le nom de Chaud-Fontaine; ce qui fait juger qu'il y a longtemps qu'elle a été découverte; cependant il n'y a que quelques années qu'on a commencé à la croire de quelque usage pour la santé. Peut-être l'a-t-on meprisée et jugée inutile pour les Bains, à cause de son peu de chaleur, et que d'un autre côté on n'en a fait aucun cas pour l'interieur, à cause du voisinage des eaux de Spa, auxquelles les Médecins de Liege ont de tout temps fait attention. Je ne sçai méme si elle ne seroit pas encore aujourd'hui dans le mépris, sans un certain homme nommé Sauveur, qui accablé de pauvreté s'avisa d'en faire les éloges, et d'y construire une espece de chaumiere avec de petits Bains pour y gagner sa vie. Il attira d'abord quelques femmes credules, et comme il vit qu'on se plaignoit qu'ils n'étoient pas assez chauds, il y remedia en faisant chauffer une partie de cette eau sur le feu.
Plusieurs personnes y ayant trouvé du soulagement, leur reputation s'est tellement accruë ces dernieres années, que presentement on y vient de tous côtez. Il y a même apparence, qu'elle ira toûjours en augmentant, puisque Messieurs du Chapitre de la Cathedrale de Liege, Mr. le Chancelier, et Messieurs de la Chambre des Comptes prévoyant le bien et l'avantage qu'il en reviendra au Public, ordonnerent au mois de Mai 1713, de creuser en terre, pour dégager la source chaude de l'eau froide qu'on soupçonnoit de s'y joindre; ce qui aiant assez bien réüssi, fit naître l'envie à un Particulier de Liege d'acquerir le droit de la Chambre, dans l'esperance qu'avec les connoissances qu'il avoit du terrain il pourroit pousser l'entreprise à une plus grande perfection. En effet ayant reconnu que cette eau venoit d'une montagne voisine, et qu'elle traversoit une prairie qui lui appartient, il la fit couper en quatre grands puits, où il la trouva si chaude, si forte et si abondante, qu'à l'instant il prit la resolution d'y construire une belle et magnifique Maison avec quarante Bains de differente grandeur, dans lesquels cette eau chaude coulera continuellement par le moyen de plusieurs pompes, qu'une roue sur un bras de la riviere, fera agir; ce qui sera avantageux en plusieurs façons, parce que sans parler de la netteté que ce renouvellement continuel apportera aux Bains, on peut aisément juger, qu'elle en sera beaucoup meilleur pour l'usage surtout voïant qu'il ne sera plus necessaire de la rechauffer, comme on étoit obligé de faire celle de Sauveur.
A cent cinquante pas de là, on a découvert en jettant les fondemens d'une Maison une autre source, qui sans être tiéde, mais à peine degourdie, a eu le bonheur en naissant d'obtenir l'Approbation de Messieurs du College des Medecins de Liege.
Approbation de la Fontaine tiede nommée vulgairement Gadot, située dans le Vallon de Chaud-Fontaine, donnée le 13 Novembre de l'an 1711, par les Prefect et Medecins composans le College de Liege, specialement convoquez au lieu ordinaire, à la Requête du Sr. de Chession, Capitaine de Beaufays.
Nous Prefect et Medecins composans le College de Liege, vù le rapport des Srs. Burdo et Brosmal specialement deputez à la visite de cette fontaine nouvellement decouverte, les experiences réiterées en notre presence, et celles que nous y avons ajoûtées par un entier éclaircissement. Declarons que cette source est impregnée du soufre et du Mars, et par consequent très-utile au Public. Premierement pour debarrasser par la boisson de ces eaux les premieres voyes, retablir les levains viciées, corriger l'acrimoine des humeurs, ôter les obstructions des visceres, et guerir plusieurs maladies de la poitrine. Secondement, nous jugeons ces eaux propres à faire des Bains pour diverses maladies de l'exterieur. En foy de quoi avons ordonné à notre Greffier d'enregistrer la presente Approbation, et d'en donner copie audit Sieur de Chession, et d'y apposer notre séel ordinaire.
Lieu (†) du Séel.
A. ANRAET , Greffier d u College de la Medecine.
J'ai copié cette Approbation sur un exemplaire imprimé, que le Proprietaire de cette fontaine m'envoya, dans la croyance que je souscrirois aveuglement à une decision si authentique, et que je serois un de ses Protecteurs. Mais avant de lui donner cette satisfaction, je voulus sçavoir, si effectivement elle étoit telle que le rapport en avoit été fait, ayant un peu de peine à me mettre dans l'esprit, qu'à si peu de distance il se trouvât deux fontaines chaudes si opposées par rapport à leurs principes; car notez ici par parenthese, que pour satisfaire aux importunitez du bon homme Sauveur, j'avois analysé il y a plus de vingt-cinq ans les eaux de son Bain, et il me souvient très-bien qu'étant alors nouvellement gradué, je me fis une espece de devoir et d'honneur d'envoyer ce que j'y avois trouvé à nos Professeurs de Leide, qui jugerent que c'étoit un sel
fixe Alkali tenant beaucoup du lixiviel. J'entrepris donc aussi d'en faire l'analyse. »
Suit une longue et minutieuse analyse des eaux de Chaud-fontaine avec le curieux système de l'auteur sur la manière dont ces eaux se chauffent et se chargent de certains sels dans les entrailles de la terre; passant ensuite à leurs vertus, comme il dit, il poursuit en ces termes:
« D'abord que j'eus reconnus la qualité de l'eau de Sauveur, je conclus qu'elle étoit bonne, non seulement à s'y baigner, mais aussi à boire. Mais la difficulté étoit de persuader le monde à en venir là. On vouloit des exemples, qui en fait de remedes, persuadent bien mieux que les raisons les plus fortes. D'ailleurs j'étois jeune Medecin, et par consequent sans grande autorité sur les Malades. Je fus donc plus de deux ans sans rencontrer personne qui voulut commencer le premier. Mais enfin le hazard me fournit une occasion pour en faire l'épreuve, sans m'exposer à aucune reproche en cas de mauvais succès. Une Femme âgée de quarante ans étant ataquée d'une espece d'Anasarque avec une enflure considerable à la region hypogastrique, ne trouvant aucun soulagement dans les remedes de la Pharmacie, me communiqua l'envie qu'elle avoit d'éprouver les Bains de Chaud-Fontaine, dans la pensée que si elle pouvoit suer fortement, toutes ses enflures se dissiperoient. Je pris la bale au bond, et je lui répondis qu'ils feroient merveilles; mais que pour y suer bien fort, il falloit, étant dans le Bain, avaler, comme cela se pratique à Borset, quelques verres d'eau prise à la source. Elle suivit mon conseil, et dès le premier jour cette eau fermenta tellement dans son corps, qu'elle vomit plusieurs fois très-copieusement. Le lendemain les gens qui s'étoient baignez avec elle, lui voyant le visage, les mains, et les jambes à demi desenflées, l'encouragerent encore à boire et à se baigner, et ayant continué ce manege quatre ou cinq jours elle les quitta, delivrée non seulement de son Anasarque, mais aussi de cette espece d'hydropisie de matrice qu'elle y avoit apporté. Cet exemple a servi ensuite comme de pont pour y faire passer plusieurs personnes incommodées de differentes maladies, qui sans cela n'auroient jamais voulu les boire, et jusques à present je n'en connois aucune qui se soit repentie de les avoir bûës, Il faut pourtant que je vous avouë, que cette eau agit rarement par le haut, et que cela n'arrive que lorsque la matiere morbifique se rencontre dans l'estomac; elle opere plus souvent par le bas, et ne manque jamais de passer abondanment par les voyes de l'urine, et lorsque ces parties sont chargées de viscositez herissées d'acretez acides, comme dans l'Ischurie, ses effets sont si prompts et si efficaces, que j'ai eu autrefois bien de la peine à croire, que la petite quantité de sel qu'elle contient, fut capable de produire des effets si merveilleux; mais ayant reflechi sur la force avec laquelle le feu soûterain brûle et calcine les matieres don tce sel est tiré, et la comparan tavec celle du feu artificiel qu'on employe dans la preparation du sel dont on fait la liqueur Alkahest de Glauber, ou du sel de tartre pour en tirer la teinture, ma surprise a cessé, et j'ai crû être en droit d'inferer, que puisque dix grains de ces sels ainsi preparez par l'art peuvent adoucir plus de deux onces du plus fort vinaigre, le sel de nos eaux, qui a quelque chose de plus doux, pourroit bien aussi adoucir une quantité considerable d'humeurs acres dans les reins, dans les ureteres, dans la vessie, et puis par sa qualité detersive detacher et entraîner les viscositez, qui les tenoient attachées à ces parties sensibles. »
Copie exacte et même fac-simile du livre intitulé La Connoissance des eaux minerales. D'Aix-la-Chapelle, de Chaufontaine et de Spa. Par leurs veritables principes. Envoyée A un Ami , par W. Chrouet Docteur en Medecine. Pages 24 et 36.
Il est bien constaté maintenant que le bon homme Sauveur a été le fondateur des bains de Chaudfontaine. C'est une gloire modeste, mais qu'il fallait restaurer pourtant. Je sais plus d'un grand homme qu'on serait plus heureux de pouvoir appeler bon homme.
Depuis que les Belges s'appartiennent, il se fait partout un mouvement favorable pour restituer à la patrie tous ses titres d'honneur. Nous-même, dans le précédent recueil des Wallonnades, nous avons cherché à réveiller la mémoire de plusieurs hommes remarquables, et particulièrement de Georges Chastelain d'Alost, surnommé en France le Tacite belge, mais tombé chez ses compatriotes dans un indigne oubli. Du reste nous n'avons fait en cela que procéder de concert avec tous nos confrères et amis. Ces jours derniers encore, un poëte national, vrai poëte, Adolphe Mathieu de Mons, nous envoya un recueilde poésies, Givre et Gelées (titre fort peu d'accord avec la chaleur des accents), et entre une foule de belles choses nous y avons lu ces belles strophes que nous nous plaisons à répéter ici:
Quand de nos gloires communales
Le sublime tableau se déroule à nos yeux
Quand nous les parcourons ces splendides annales
Qu'en lettres d'or burinaient nos aïeux,
Nous montrons nos guerriers, nos savants, nos poëtes,
Nos sculpteurs, nos musiciens,
D'un passé radieux éloquents interprètes,
Témoignages vivants, flambeaux des jours anciens...
Amis, concitoyens, que je frappe à vos âmes,
Que j'en fasse jaillir ces généreux élans,
Ces pures et sublimes flammes
Dont s'inspirent nos cœurs brûlants,
Alors qu'au nom des arts, au nom de la patrie,
Il est un saint devoir, frères, à partager,
Que notre honneur commun, l'équité, tout nous crie:
« Un talent a surgi qu'il nous faut protéger. »
8.
On dit que Chèvremont vaut Notre-Dame-aux-Bois...
Si de chance fâcheuse la curiosité seule attire le promeneur en ce lieu, c'est surtout le lundi de la Pentecôte qu'il doit aller voir le pèlerinage. La côte fourmille de toute une remuante fourmilière de pèlerins, de pèlerines, qui montent, descendent, se répandent partout et semblent agiter la montagne autour de la chapelle. Des tentes sont dressées au sommet du pic où les rafraîchissements abondent.Tout cela est le côté mondain; mais je tiens que la vraie piété a aussi sa part.
Quant à la destruction de l'ancien château dont on remarque encore çà et là plusieurs monceaux de ruines, on va voir que je n'ai fait dans ma petite ballade que suivre littéralement le récit des chroniqueurs. Seulement le nom du châtelain varie; quelques-uns le nomment Immond, quelques autres Idriel. Voici, en traduction simple et littérale, la vieille narration des chroniques:
« Notger délivra le pays de Liége, avec autant de vigueur que de prudence, du joug mortel du château de Chèvremont. Pour savoir combien ce château avait pu être la désolation continuelle du pays, il suffit d'observer sa position naturelle et les ruines de ses remparts, de ses tours et de ses hauts édifices.
Quiconque désire en connaître la tradition et la chûte n'aura qu'à suivre le récit que nous allons écrire comme nous l'avons reçu de nos pères. L'accès en était si difficile et ses fortes murailles le protégeaient si bien, qu'il ne pouvait craindre absolument aucun assaut, aucun siège.
Or il advint, par décret de la divine providence, que le seigneur et maître eut un enfant mâle de sa très-noble dame. Ne voyant autour de lui aucune personne de plus grande dignité que l'évêque de Liége pour conférer à l'enfant la grâce du baptême, le père alla prier instamment le pontife de daigner visiter sa femme dans cet état d'infirmité et de venir plonger le nouveau né dans la sainte fontaine.
L'évêque ayant accepté d'un visage joyeux, fixa le jour où il irait voir la malade avec un grand cortège de prêtres et baptiser le petit enfant en toute solennité. Ravi de cette promesse, le sire de Chèvremont retourne à son manoir, où il attend tout content le jour de la cérémonie. Or il était riche dans le siècle, fort puissant, issu d'une famille franque des plus nobles.
Cependant le sage prélat, voyant une occasion de mettre fin aux maux et innombrables calamités du pays, rassemble en silence une assez forte compagnie de soldats et leur explique en secret le plan qu'il médite. Il les exhorte à exécuter l'entreprise avec lui, leur promet le secours du ciel, parle aussi de très-grandes largesses, s'ils marchent hardiment et tiennent ferme. Après cela il leur donne les instructions nécessaires sur la manière dont il faut agir et les retient près de lui pour tout disposer. Il avait eu la prudence de prendre date pour le baptême; mais de peur de faire manquer son œuvre de salut, il ne voulut pas attendre le jour fixé, craignant que le sire de Chèvremont n'accourût à Liége ce jour même et ne vînt d'une façon ou de l'autre à découvrir cette ruse bonne et méritoire.
Aussi le lendemain, dès le point du jour, il ordonne aux soldats de s'armer d'épées et de cuirasses; il leur fait endosser par dessus l'habit religieux, cacher des casques sous les chapes et la chevelure laïque sous des bonnets de laine. Cela fait, le cortège se met à défiler, l'évêque à la suite, tous s'avançant processionnellement selon le mode de l'église. Aux approches de Chèvremont, annonce que l'évêque arrive escorté de presque tout son clergé. Aussitôt le châtelain, suivi de la population du château, accourt à la rencontre du prélat, le reçoit avec dévotion et l'introduit dans la forteresse avec tout son monde.
Mais, pour abréger, disons d'un seul mot que l'évènement changea tout-à-coup de face avant qu'on eut pris le temps de s'asseoir. A un signal du chef, l'habit clérical tombe; ce merveilleux clergé se fait troupe guerrière; on sort tout cuirassé des chapes noires; les têtes s'arment de casques; et tous d'une course rapide se répandant partout abattent les édifices, détruisent les chapelles, et sans trouver de résistance renversent les hauts remparts.
L'affaire ainsi faite à souhait, la troupe reprend le chemin de la ville en habit militaire; et emportant avec elle beaucoup de saintes reliques, elle va les déposer avec grand respect et décence dans l'église de Liége. »
Voyez Chapeauville, Gesta pontificum Tungrensium, trajectensium et leodiensium, tom . 1 , cap. L.
Au sujet de cet évènement, nos braves historiens et philosophes ont écrit presque des volumes pour et contre Notger: polémique assez curieuse où le moderne esprit de parti s'est quelque peu faufilé, où les uns prétendent que ce fut bien fait, où les autres soutiennent au contraire que le prince-évêque fut un homme sans foi, un menteur et un traître. Naguère encore, dans un petit poëme qui a paru l'an passé, et que l'auteur, J.-F. de Bassompierre, a eu la bonté de m'envoyer, ce dont je le remercie bien cordialement, le poëte, grand admirateur de Notger, ne trouve pas mieux pour le justifier du sac de Chèvremont que de nier l'histoire, et il plaide en ces termes:
Qui peut croire, en effet, qu'un prince vertueux
Ait pu tremper les mains dans un drame odieux?
En vain invoque-t-on, comme règle suprême,
Le salut de l'Etat qui suspend la loi même,
Qu'aux devoirs qu'un évêque est tenu de remplir
Un prince ne saurait toujours s'assujettir:
Soit !mais nulle raison ne peut rendre excusable
Ce qu'on réprouve enfin comme un acte coupable.
La morale a des droits qu'on ne saurait braver;
En tout temps, en tous lieux, on doit les observer.
Quelque puissant que soit l'intérêt qui domine,
Si l'on peut abuser de la sainte doctrine,
Tout subira la loi de la nécessité,
Et l'on verra partout règner l'iniquité.
Non, l'évêque Notger, prince juste, équitable,
N'a pu participer à cet acte blâmable;
Du voile pur, sacré, de la religion
Il ne s'est pas couvert pour une trahison.
Cependant le poëte ne tourne pas autour de sa pensée pour qualifier de bandit le sire de Chèvremont.
Un seigneur l'habitait, un de ces hauts barons
Qui se rendait l'effroi de tous les environs:
Le pillage, le vol, le meurtre et l'incendie,
Tels étaient les exploits qui flétrissaient sa vie.
Sur les brigands armés dont il était le roi,
Il régnait en ami, mais leur dictait la loi.
Ce chef et ses bandits, etc.
Bien tapé. Mais notre honorable confrère de l'Institut Archéologique Liégeois , M. Fabry-Rossius, ne voyant lui aussi qu'un bandit, un brigand dans ce baron du moyen-âge, nous disait un jour à propos du fait de l'évêque Notger: « C'est un coup de gendarme. »
Nous sommes un peu de cet avis. Mais pour éviter les reproches et même les invectives des moralistes austères, nos bons gendarmes feront bien, je pense, de s'abstenir à l'avenir d'user de ruse et d'adresse pour arrêter les brigands.
Notger est le grand homme, le Charlemagne de l'ancienne histoire du pays de Liége. Il règnait au X° siècle. Voici ce que j'en ai dit dans ma notice sur cette province, Belgique Monumentale, tome II, page 131:
Notger recula les frontières, acquit plusieurs villes et les fortifia, élargit également le cercle des fortifications de Liége, fit de nombreux, de sages règlements, et mieux que cela, les fit exécuter, maintint un ordre sévère dans un siècle de troubles et d'anarchie, purgea le pays des brigands qui l'infestaient, ouvrit des écoles et protégea les lettres: grand homme dans un petit État, comme je l'ai dit ailleurs. »
Un de nos vieux poëtes latins s'est écrié jadis,en s'adressant à la ville de Liége:
Notgerum Chisto, Notgero cætera debes.
(Tu dois au ciel Notger, à Notger tout le reste).
Je crois que Liége lui doit aussi une statue; mais il était bien juste de commencer par Grétry !...
9.
Et voilà de Forêt l'impériale histoire.
Ce fut au mois d'août 1812 que la reine Hortense vint passer six jours aux eaux de Chaudfontaine, accompagnée de ses deux fils, l'aîné âgé de sept ans, mort depuis, le second, Louis-Napoléon Bonaparte, âgé de cinq ans, aujourd'hui Empereur des Français. Voici quelle était la suite de la reine; peut-être quelques-uns de ces noms figurent-ils encore à la cour des Tuileries. - Chambellans: comte d'Arjuzon; comte de Villeneuve. Dames d'honneur: comtesse d'Arjuzon, comtesse de Villeneuve, baronne de Broc. Gouvernantes des enfants: Madame de Boucheborne, comtesse de Mailly-Couronnel. - Ecuyer cavalcadour: M. Théodore Del Marmol. Lectrice: Mademoiselle Cochelet.
Je tiens cette liste, ainsi que l'anecdote, du héros lui- même, de mon excellent et respectable ami M. le baron Philippe de Goër, dont les quatre-vingt-six ans n'ont altéré ni la mémoire ni la gaieté ni l'étonnante verdeur. Il était alors maire de la commune de Forêt et de plus beau-frère de Madame de Mailly-Couronnel, l'une des deux gouvernantes.
La reine, qui faisait usage des bains deux fois par jour, le matin etle soir, s'entrouvait on ne peut mieux. Mais elle aurait voulu parcourir en même temps le pays qui lui semblait fort beau, chose peu facile à une princesse qui n'avait guère l'habitude de se promener à pied, surtout dans une contrée inégale, pierreuse et raboteuse. A cette époque les chemins des environs de Chaudfontaine n'étaient nullement praticables pour des voitures à quatre roues. Ce n'étaient que petites voies (et les meilleures même notablement scabreuses), ouvertes seulement à des charrettes à deux roues qu'on attelait de deux ou trois chevaux placés l'un devant l'autre. Ce fut donc avec grand plaisir qu'on accepta le galant palanquin offert par M. Philippe de Goër et servi par huit hommes qui se relevaient quatre à quatre de distance en distance.
10.
Voyez ces deux tilleuls, verte archéologie...
L'un est sur la place du village deForê tvis-à-vis de l'église: c'est le plus plus beau selon les artistes; c'est le plus laid selon le vulgaire, car son tronc inégal, chargé d'énormes nœuds, laisse en outre apercevoir quelques branches mortes dans sa vaste coupole de verdure. L'autre est moins vieux, moins gros, moins pittoresque; il se trouve à mi-côte sur le sentier mêm e qui de la vallée de la Vesdre monte âprement vers Forêt, sentier nommé le chemin de Navette (Naf heid?) et que j'engage les touristes à suivre pour aller, sauf pour le retour à redescendre par le grand chemin communal, mieux encore sauf à faire toute cette promenade des Fonds-de-Forêt comme elle est indiquée au § IV du préambule.
En vérité, ce sont à peu près les deux seuls arbres que je puisse signaler aux amateurs dans le voisinage; et même, il faut bien le dire, ne seraient-ils guère remarqués ailleurs, surtout en Angleterre. Chaudfontaine est encore moins riche en ce genre que le reste de la Belgique. Je compte un peu plus sur l'avenir, et je dirai pourquoi. Le tant renommé Palais de cristal a conduit naguère aux bords de la Tamise plusieurs de nos richards et grands propriétaires; ils auront remarqué là-bas comme on sait respecter et conserver les vieux arbres, comme on sait les soutenir au besoin de barres de fer, de cercles de fer, voir d'ouvrages en maçonnerie.
Mais ce qu'ils n'auront pas remarqué peut-être, ce sont les idées de respect, d'ordre et de conservation que le gouvernement et les riches particuliers du pays entretiennent de la sorte dans la population, justement convaincus que toutes les idées d'un peuple tiennent ensemble. Espérons que nos excellents compatriotes seront touchés d'exemple, qu'ils prendront quelques-uns de leurs vieux chênes ou tilleuls en bonne et sincère affection, fût-elle intéressée au point de vue social, et qu'eux et leurs enfants se décideront enfin à montrer à leur tour comment on conserve et respecte.
Nous avons bien par-ci par-là quelqu'ancien géant végétal, ici sur la place du village ou près du cimetière, là dans quelque carrefour des campagnes ou le long des routes sous la protection d'un christ, d'une madone: citons le magnifique chêne de Liernu qui a plus de trente pieds de circonférence; le chêne d'Afflighem que je n'ai pas vu, mais qu'on dit desplus remarquables; l'Arbre du Bon Dieu, à Opleeuw, qui vient d'obtenir, dit-on, les honneurs de la wallonnade; le tilleul de Scy, mais surtout le tilleul de Maibelle qui nous a reçus, mon cheval et moi tout entiers, dans la profonde cavité de son tronc cinq ou six fois séculaire. Citons encore, dans quelques propriétés particulières, les châtaigniers d'Argenteau, le chêne de Jannée, la superbe avenue du château de Waleffe, les grandes colonnades de hêtres dans les allées de Deurne, les arbres majestueux du parc de Hamal, l'orme colossal de Borset, le cyprès distique de S'heeren-Elderen qui a douze pieds de tour (grosseur considérable pour un arbre de cette espèce), enfin le tremble de l'Orno, ce beau tremble qu'on remarque non loin du château de Mielmont au fond de la vallée. Certes le touriste étranger aura peine à m e croire; mais en bonne conscience, je crois qu'en désignant nominativement ces diverses curiosités végétales, je n'omets pas grand'chose.
En général, dans nos propriétés privées où le propriétaire peut tirer d'un arbre quelques centaines de francs ou seulement quelques vingtaines de fagots, pan! pan! pan! la cognée joue sans cesse. Le propriétaire a-t-il cinquante mille francs de rente, cent mille francs de rente, c'est égal; pan! pan! pan! il faut faire de l'argent, de l'argent, de l'argent. Voilà un chêne énorme, monumental, dont le saint ombrage abrita plus d'une fois mon père, ma mère, tous mes aïeux, mais qui vaut cinq cents francs comme un liard; pan! pan!pan! c'est à vendre. Il s'agit bien de père et de mère au temps où nous vivons! cinq cents francs de ce chêne; oh! nous savons compter; cela fait juste, à raison de cinq pour cent, vingt-cinq francs de rente, lesquels vingt-cinq francs, ajoutés comme une goutte d'eau dans la mer aux cinquante mille francs prémentionnés, nous donnent fort honnêtement cinquante mille et vingt-cinq francs de rente. Que c'est beau! Quel magnifique supplément ! Quelle excellente aubaine! Pan! pan! pan!...
II y a fort heureusement plus d'une honorable exception. J'ai signalé le chêne de Jannée, le tremble de Mielmont, les tilleuls de Waleffe, d'autres encore: honneur aux dignes propriétaires de ces arbres superbes! On peut nommer aussi les chênes-Lannoy dans la forêt de la Neuville, les chênes-Copis dans les bois de Gorsleeuw: honneur, toujours honneur aux dignes propriétaires! Et même, si nous rentrons à Chaudfontaine, nous pourrons faire remarquer sur un îlot de la Vesdre, un peu au-dessus de l'église, un chêne pas très-vieux encore, mais d'un charmant effet. Il vieillira celui-là; il va continuer à croître, à s'arrondir il se prépare à prendre rang dans m a verte archéologie. Car il appartient, je pense, à M. Philippe Grisard de la Rochette; et si je suis bien renseigné, M. Philippe Grisard a juré par Pan, Flore et Palès, comme il a fait jurer ses enfants par Palès Flore et Pan, que jamais cet arbre ne serait volontairement abattu: honneur, honneur au digne propriétaire!
Si m o n lecteur peut me découvrir en Belgique quelques bons conservateurs de cette espèce, je le prie très-sérieusement de m'en donner les noms; ils seront mentionnés aussi honorablement qu'ils le méritent dans la prochaine édition de cet ouvrage. Non pas, s'il vous plaît, que j'aie la moindre idée de prétendre qu'un riche propriétaire doive négliger la coupe de ses hautes futayes. Non, ce n'est pas cela. Mais il me semble qu'on peut, sans un énorme dommage, conserver çà et là quelque gros chêne, quelque vieux hêtre, pour les laisser passer à l'état historique et transmettre à la postérité la plus reculée les noms de leurs seigneurs et maîtres. On lira peut-être l'an prochain ce que je dis en bonne poésie de l'Arbre du bon Dieu, et je garantis qu'on sera content Allons! prenons l'espérance que, dans un siècle ou deux, les voyageurs, les artistes et les poëtes, comme aussi les conservateurs avisés, iront visiter, en ôtant respectueusement leurs chapeaux, les chênes d'Aremberg et les tilleuls de Ligne, les ormes de Jamar, les platanes de Richard, les hêtres de Beaufort et lespeupliers d'Ursel. Croyez-moi, ce vert blason ne nuira pas à l'autre.
Et à ce propos, j'aurai encore une demande à faire; je voudrais bien savoir où en sont tous ces arbres, placés généralement sur des hauteurs très-apparentes, et dont la plantation officielle a marqué dans toutes les communes du grand Empire français, la naissance du Roi de Rome. Quelles que puissent être les opinions individuelles sur le mérite de cette époque, chacun doit convenir que le règne de Napoléon restera un des grands faits de l'histoire moderne; et j'engage Messieurs les bourgmestres, commissaires d'arrondissement, commissaires-voyers, etc., à protéger de tout leur pouvoir ces vivants souvenirs.
J'engage aussi, j'engage surtout les honorables membres de l'administration communale de Chaudfontaine, eux qui font tout ce qu'ils peuvent pour attirer, charmer et retenir l'étranger, à ne pas oublier une chose qui me semble essentielle; ce serait de réserver à perpétuité, dans les coupes des bois communaux, non seulement çà et là quelques arbres de haute futaye (et même les plus bossus, les plus tortus, les plus mauvais pour la vente, car ce sont parfois les plus pittoresques et les plus artistiques), mais aussi la plupart des cépées de taillis qui bordent les larges chemins tracés dans la montagne. On vendra quelques fagots de moins; mais on aura constamment des chemins ombragés, et les dessinateurs seront heureux plus tard de trouver dans ces touffes vieillies de bons sujets d'étude.
Nous ne pouvons mieux terminer cette note qu'en donnant l'extrait suivant d'une wallonnade inédite, intitulée les Bords de l'Amblève; c'est un dialogue quelque peu végétal entre un poëte et un certain monsieur.
LE POÈTE
Ah! monsieur, voyez donc tous ces noirs charbonniers,
Là-bas, dans la forêt, allumant leurs foyers;
Et déjà la fumée, errant sur la montagne,
Retombe à flots d'azur dans la verte campagne.
Quel charmant paysage et quel heureux tableau!
Notre ami Roffiaen saisirait son pinceau.
Oui, monsieur, je le vois, votre âme en est émue:
Vous mesurez des bois la profonde étendue,
Admirant et ce hêtre au fût majestueux
Et ce robuste chêne au vieux tronc tout noueux.
LE MONSIEUR
Non pas, je mesurais cet autre excellent chêne.
Comment est-il debout? Je le comprends à peine;
Car il est net, bien mûr, ne gagnant plus du tout;
C'est bois de marchandise, et le voilà debout!
Il a pourtant, parbleu! six pieds d'équarrissage,
A fournir trois cents pieds de très-bon refendage,
Des vernes tout autant, de gros et forts quartiers,
Des planches, des chevrons et de fameux sommiers.
LE POÈTE
C'est étonnant, monsieur, vous parlez un langage
Que je ne puis saisir, mais qui sans doute est sage.
Allons donc nous asseoir sous le chêne à sommiers,
Et veuillez m'éclaircir vos discours forestiers.
LE MONSIEUR
Autrefois nos seigneurs, nos grands propriétaires,
Laissaient par-ci par-là des arbres séculaires
Qui transmettaient leur nom à la postérité,
Qu'admirait bêtement le poëte hébêté,
Qui cachaient dans leur sein de petites madones
Où pendaient sottement des bouquets, des couronnes,
Et que nos Raphaël, autre ordre d'animaux,
Barbouillaient bêtement du poil de leurs pinceaux.
Et non moins sottement nos mayeurs de village
Plantaient orme et tilleul qui, passant d'âge en âge,
Vieillissaient bêtement sans produire un seul sou,
Creusaient leur tronc pourri qui n'était plus qu'un trou,
Et couvraient sottement de leur rustique tête
Les danses du hameau, les doux jeux de la fête.
Nous, parbleu! nous dansons dans le chaud cabaret
Où se boit à pleins pots l'industriel pequet,
Ce pequet qui maintient le prix des céréales.
Amis du géographe et bornes végétales,
Ces ormes, je le sais, ces tilleuls grands et gros
Guidaient le voyageur sur nos vastes plateaux;
Mais, bon Dieu! le wagon et la locomotive
Ont enfoncé des vieux la voie improductive.
Suivre la vieille voie!... Ah, mille fois malheur
A qui va s'égarer loin du rail producteur!
Et ce chêne est debout! Je n'y puis rien comprendre.
Il appartient sans doute à l'âme heureuse et tendre
D'un poëte cossu, chantre exceptionnel
Ayant trouvé de l'or au coffre paternel.
Mais nous autres, vraiment, nous voyons mieux la chose.
Pour nous, ce beau gros chêne est une aimable rose
Que nous cueillons à point, que nous offrons au nez
Des sensibles charrons et des doux charpentiers.
Et quant à vos hameaux, à vos superbes places,
Frais théâtres de danses et verdoyants espaces
A la vache du pauvre offrant son seul repas,
Nous riches nous allons les métrer pas à pas,
Et rendant leur valeur à ces terres stériles,
Les rognant, les vendant en parcelles utiles,
Nous plantons ce qui reste en beaux grands canadas
Qu'on coupe à quarante ans, et qu'on ne viendra pas
Admirer sottement en faisant un voyage
Qui coûte bêtement de bons francs sans rendage...
11.
Nous irons, par exemple, explorer Beaufays.
Le prieuré de Beaufays remonte au 12° siècle, à cette grande époque de la fondation des monastères, comme le 15° siècle fut ensuite la grande époque de leur réformation, comme le 18° siècle a été la grande époque de leur suppression, comme le 19° siècle devient de nos jours la grande époque de leur restauration. Voilà ce que je disais dans une note du recueil des Wallonnades. Espérons que l'humanité n'est pas condamnée à rouler éternellement dans le même cercle et qu'elle finira par trouver un point fixe où la voie des abus sera close.
Ce fut l'évêque de Liége, Henri de Verdun, qui fonda Beaufays, en 1123, au milieu de vastes bois qui s'étendaient depuis les hauteurs où se trouve le couvent jusqu'au fond de la vallée de la Vesdre, jusqu'aux prairies de Prayon (Prailhon dans notre historien Bouille, pré long d'après une étymologie que l'état actuel des lieux justifie encore). Il n'existait presque plus rien de ces bois, du moins sur le plateau supérieur que l'agriculture envahissait chaque jour; mais depuis un certain nombre d'années un de nos grands propriétaires, M. Vincent Lamarche, a créé une immense forêt d'arbres verds, percée de longues avenues avec des ronds-points rayonnants qui offrent au baigneur de Chaudfontaine un but de promenade des plus agréables.
Le prieuré de Beaufays, composé dans l'origine de clercs et de religieuses suivant une coutume assez fréquente à cette époque, avait établi au village de Vivegnis, près de Liége, une maison secondaire que l'un et l'autre sexe peuplaient également. « Mais comme la plupart des Ecclésiastiques désapprouvoient cette manière de vivre, l'Evêque Jean d'Eppes, en 1235, ordonna que les Clercs de ces deux Monastères demeurassent seuls à Beaufays, et les Religieuses séparément à Vivegnis. » Bouille, Histoire
de la ville et du pays de Liége, règne dAlbéron.
Le mot wallon faïs ou fays veut dire hêtre: Beaufays, Beau-hêtre.
12.
Gardons-nous d'oublier la tour de Fayenbois.
Elle appartient à M. le baron Amédée de la Rousselière dont elle orne le beau parc; et c'est le propriétaire même qui en a été l'architecte. Voici la légende de ces ruines dans son intégrité; elle a paru contenir quelque chose de trop fantastique, de trop imaginaire, pour être insérée entièrement dans le texte d'une wallonnade qui a la prétention d'être exclusivement historique. Mais la légende a du moins le mérite très-réel de peindre exactement les lieux.
Tout-à-coup du sommet de l'aride colline
Le diable avec fracas roula de vastes rocs,
Eleva, suspendit, empila blocs sur blocs
Puis posa par-dessus une antique ruine,
Donjon tout crevassé, de fort mauvaise mine:
Un ange était au ciel qui riait à le voir.
- « Essayons à mon tour si je ne puis rien faire,
Dit l'habitant céleste en volant vers la terre;
Cet infernal maçon, cet architecte noir
Ne saura bâtir, quoi qu'il fasse,
Qu'un donjon tout fêlé, qu'une horrible carcasse.
Mais un ange…, Oui, je veux essayer mon savoir;
Je veux aussi toucher à ce manoir. »
Ayant ainsi parlé, sur la roche maudite
Le chérubin versa trois gouttes d'eau bénite,
Et pst... aussitôt Lucifer
Du haut de la tour décrépite
Saute, pique une tête et replonge en enfer.
Alors le chérubin, en refermant son aile,
Entre au donjon purifié.
« Je vais, dit-il, fonder une chapelle
Dans ce réduit sanctifié;
Mais je voudrais l'orner d'une façon nouvelle.
Allons, noble Océan, prête-moi ton trésor.
Je ne veux point ici la banale peinture;
Je ne veux point l'argent et l'or :
Pour honorer en Dieu l'auteur de la nature
Je veux , noble Océan, ta brillante parure. »
Il dit. Sous son doigt immortel
On vit au même instant de riches coquillages
Dessiner à l'envi les plus saintes images;
Partout, partout, aux parois, à l'autel,
Au lustre, à la lampe sacrée,
Au tronc lui-même, au pieux chandelier,
A la burette, au bénitier,
Partout, partout, la coquille nacrée,
Ou rose ou noire ou pourpre, azurée ou dorée,
S'étale avec éclat sous mille aspects divers,
Eblouissant hommage au Dieu de l'univers.
L'œil en est enchanté: l'âme aussitôt s'élance
Vers la toute puissance
Qui suspendit les cieux sur l'abyme des mers.
Très-satisfait de son architecture,
Le chérubin sourit d'un air plein de douceur.
« J'ai fait, dit-il, la part du créateur,
Or, à présent, soignons la créature. »
A ces mots l'ange du Seigneur,
Déployant de nouveau son aile,
Vole au-dessus de la chapelle,
S'assied dans un recoin du vieux donjon désert
Sur un mur menaçant qui s'affaisse entr'ouvert.
Mais ô prodige! ô vertu surhumaine!
D'un seul clin-d'œil l'ange a changé la scène;
Et voilà qu'un charmant, un élégant boudoir,
Avec sopha moëlleux et radieux miroir,
Paraît, aux doux loisirs promettant bien des choses:
Azyle de mystère où l'esprit du manoir
Viendra maintes fois sur le soir
Avec quelque bel ange effeuiller quelques roses.
- « Oui, vraiment, j'ai bien fait, dit l'heureux chérubin,
Et je mérite mon salaire.
Je vais m e rafraîchir. » Et de son pied divin
Frappant légèrement la terre,
Il fait sortir un filet d'eau bien claire
Qui jaillit vers le ciel, et replié soudain
Retombe en humide poussière
Sur les flancs décharnés du rocher solitaire.
Et l'ange, en y puisant dans le creux de la main.
- « A ta santé, dit-il, hardi propriétaire
Du vieux donjon de Fayenbois,
A ta santé, toi pour qui l'on sut faire
Cette œuvre d'ange et de diable à la fois,
Bravo! vivat! à ta santé je bois. »
En retombant dans la prose, nous devons rappeler que le mot wallon faïs, fays ou fawe signifie hêtre, et que Fayen-bois est apparemment le bois de hêtres.
13.
Allons donc revoir Tilf et ses rocs caverneux...
Oui, voir et revoir; car l'excursion à Tilf est une des plus agréables, et il n'est pas peut-être un seul baigneur de Chaudfontaine qui ne l'ait faite pour le moins une fois. On y trouve des gondoles à rames pour naviguer sur l'Ourthe, où l'on remonte d'habitude jusqu'aux rochers de Mostrou, jusqu'à la Chapelle de sainte Anne; on parcourt les prés, les bois et les coteaux voisins; on monte à Brialmont, au Sart-Tilman, au Bain des Bécasses, etc.
Quant à la fameuse grotte, elle est toujours visitée; mais elle a malheureusement perdu sa fleur de beauté, flétrie par la fumée des torches et le suif des chandelles, déshonorée surtout par le stupide vandalisme de ces touristes de rebut qui, sous prétexte d'emporter des souvenirs de leurs voyages oubpar pure bêtise de destruction, mutilent, brisent, saccagent et font disparaître à jamais ces splendides jeux de nature quivsont l'ouvrage des siècles. Il faut avoir été un des premiers à visiter la grotte quelques jours après sa découverte en 1837, pour imaginer l'éclat et la magique splendeur qu'elle étalait partout. Je me rapelerai longtemps notre entrée dans certaines salles où personne avant nous n'avait pénétré et où l'on ne se décidait qu'à regret à poser le pied, tant le sol même étincelait de magnifiques cristaux. La Salle des Harpes était toute fantastique, toute ossianique, avec ses mille cordes fines et déliées qui étaient comme tendues de la voûte au sol.
Ce qui peut encore y amener les curieux , c'est la vaste étendue de cette grande cité souterraine. Nous y avons fait un voyage d'exploration qui a duré sept heures; il a fallu s'arrêter et revenir au jour sans avoir aperçu les colonnes d'Hercule. Je doute fort qu'un pied humain ose encore se risquer dans plusieurs de ces longues galeries profondément reculées. Qui sait pourtant? Un plus hardi peut y rentrer un jour, prudemment suivi d'un porteur avec bonne provision de vivres, de chandelles, d'allumettes et d'amadou de plus d'une espèce. Eh bien!il ne faudrait pas trop s'étonner si le nouvel explorateur, entré sous terre à Tilf, allait ressortir à deux ou trois lieues de là par la grotte de Remouchamps ou par l'orifice de quelque chantoir.
Nos lecteurs seront charmés sans doute de lire un extrait de la description que nous avons faite dans le premier moment, alors que la grotte encore vierge sortait, en quelque sorte, des mains du créateur pour se montrer aux hommes. La notice a paru dans la Revue Belge, tome VI, page 261. On s'apercevra tout de suite qu'elle est l'œuvre de deux plumes diverses et que ce n'est pas la mienne qui a commencé.
TILF, LE 1 JUIN1837.
Notre pays comptait deux grottes célèbres: celle de Han et celle de Remouchamps. Désormais il en comptera une de plus, celle de Tilf. Quand le bruit de la découverte de cette dernière se répandit à Liége, il y a un mois, on ne l'accueillit qu'avec défiance. On crut même que c'était une mystification. Une grotte à Tilf! Mais c'est une fable inventée. Tilf n'a reçu que de rares visiteurs l'année dernière; la réputation qu'on lui a faite est à son déclin; il faut la ranimer. Mais comment? En y improvisant une grotte, inaccessible au plus grand nombre, et dont on pourra, sans être démenti trop hautement, vanter les mystérieuses beautés. Les dupes accourront de toutes parts; elles croiront y trouver des palais de cristal, on les laissera s'extasier devant des fours à chaux. Allez donc voir la grotte!
Et c'est ainsi qu'on calomniait Tilf, le vallon le plus délicieux des bords de l'Ourthe; Tilf qui pourrait s'enorgueillir de ses montagnes si richement boisées, de ses promenades si ravissantes, de sa rivière si limpide, mais qui est trop modeste pour aspirer aux jouissances de la plus innocente vanité; Tilf que ses rochers et ses âpres sentiers protègent contre les excursions de la foule dorée qui fait retentir le pavé des villes du fracas de ses équipages; Tilf qui permet à ses hôtes de secouer le joug fastidieux de l'étiquette, dès qu'ils ont touché le sol velouté de ses pelouses, et de s'abandonner sans contrainte aux inspirations des plaisirs pacifiques des champs; Tilf dont la chatoyante robe de verdure n'est jamais ternie par la poussière des grandes routes et par la fumée des usines; Tilf qui ne s'émeut à d'autres bruits qu'au murmure de ses cascades, qu'au chant des oiseaux, qu'au tintement de la cloche qui appelle à la prière; Tilf qui s'éveille et s'endort, insouciant et calme, sous un ciel toujours embaumé; Tilf où règne cette douce quiétude des lieux solitaires qui distrait l'esprit des pensées irritantes, et verse dans l'âme l'oubli des misères qui s'agitent et bruissent au-delà de l'horizon.
L'entrée de la grotte est située à cinquante pieds au-dessus du niveau de la rivière. Elle n'a rien de la sombre majesté qu'offre celle de la grotte de Han et n'a pas même la moindre ressemblance avec la crypte de Remouchamps. On dirait une tanière de bêtes fauves. Deux ou trois marches grossièrement disposées conduisent sous une voûte basse qui se relève, s'incline, et se prolonge jusqu'à un endroit où des blocs de rochers, entassés les uns sur les autres, semblent s'opposer à tout passage. On les gravit. Parvenu au point culminant, on aperçoit une ouverture à travers laquelle on passe sans trop de difficulté, et on se trouve dans une salle magnifique.
A droite s'élèvent un grand nombre de stalagmites plus blanches que la neige. L'une d'elles attire surtout l'attention. Elle affecte les formes d'un sceptre surmonté d'une tête humaine. Singulier jeu de la nature! Comme si le génie de ces lieux souterrains appelait l'homme à la conquête de ses domaines, et l'attendait, au seuil même de son palais, pour lui remettre son sceptre éblouissant et abdiquer en sa faveur la souveraineté mystérieuse qu'il y exerça depuis des milliers de siècles! Mais le spectacle qui s'offre à gauche est bien plus merveilleux. Un large réseau de fils cristallins d'une ténuité et d'une délicatesse telles qu'on les prendrait pour les cordes d'une harpe, descend de la voûte et vient toucher à terre. Ces fils sont d'un blanc mat légèrementnuancé, creux et remplis la plupart d'une eau limpide. On regrette qu'ils soient si fragiles. Le moindre choc les brise.
En les contemplant, on sent renaître en soi la croyance aux fées, et l'on baisse involontairement la tête pour chercher sur le sol la trace des pas fugitifs d'Urgèle ou de Morgane.Tous ces contes magiques dont on berçait notre enfance reviennent à la mémoire, et l'imagination s'abreuve avec délices à ces sources de fraîche poésie. Le réseau de stalactites disparaît: on se trouve en face d'un grillage de cristal élevé par les Gnomes pour se défendre contre les Vampires. Mais l'illusion ne dure pas longtemps. Un coup-d'œil vous rappelle à la réalité. Les masses noires et confuses qui vous environnent, éclairées çà et là par une blanche apparition, attestent une autre puissance que celle des Nains. Regardez en face de vous ce roc anguleux, tout chargé de stalactites. N'est-ce pas un autel hérissé de cierges et paré pour le divin sacrifice? Le prêtre y manque; mais Dieu y est présent. Sa grandeur plane sous ces arches ténébreuses aussi visiblement que sous le dôme illuminé de nos Basiliques, et si l'on n'écoutait que la voix de sonâme, on tomberait à genoux pour prier et adorer. Oui, Dieu et Satan ont ici lutté, et la terre a gardé l'empreinte du combat. Mais l'ange de la destruction a été vaincu. Sur les ruines de l'ancien monde s'est épanoui un monde nouveau. La vie est sortie de la mort. Au-dessus de vos têtes se déploie une nature luxuriante et splendide, dont les mille voix se fondent en une hymne de triomphe, de reconnaissance et d'amour. Pas un écho de ces bruits sublimes n'arrivait à nous . Le silence et l'obscurité s'étendaient de tous côtés et doublaient la solitude de ces lieux. La chûte intermittente des gouttes d'eau qui filtrent à travers la voûte, accompagnait seul l'inégal retentissement de nos pas.
En quittant la Salle des Harpes, il fallait descendre...
Ainsi s'exprimait notre excellent ami Théodore Weustenraad qu'une mort cruelle nous a depuis ravi; et il décrivait ensuite, dans ce même et poétique langage, toutes les beautés souterraines, le Détroit de Rhodes, le Saut de l'Enfer, la Salle du Palanquin, la Salle des Carapaces, la Galerie Beckmann et la Galerie Duménil (les deux premiers et hardis explorateurs de la grotte), la Salle des Echarpes, la Galerie d u Désespoir, la Salle des Cristaux, toutes salles magnifiques. Puis après ce brillant début le poëte me cédait la plume; à la poésie succédait la prose; et je retraçais en ces termes le souvenir de notre excursion dans les entrailles de la terre:
TILF, le 11 JUIN 1837.
Que de pays n'ai-je point parcourus!
J'ai parcouru la Suisse, l'Italie et la France; j'ai parcouru l'Allemagne, l'Angleterre et la Hollande; et dans tous ces pays, sauf le dernier peut-être que je ne cite que par vanité de voyageur, j'ai franchi des pas bien difficiles et bien périlleux. Mais je viens de parcourir un vallon tout uniment belge, et m'étant dérobé quelques heures à la lumière du jour, j'aitraversé le passage le plus dangereux, le plus long, le plus étroit, le plus large, le plus gracieux, le plus effroyable, le plus haut, le plus bas, le plus rocailleux, le plus boueux, le plus humide, le plus sec, le plus chaud, le plus frais, le plus souterrain, le plus noir, enfin le passage le plus admirable, le plus incroyable, que mensonge de voyageur ait jamais décrit.
Vous comprenez que je veux vous parler de la grotte de Tilf, où se heurtent mille et mille contrastes. Et d'abord voulez-vous savoir en deux mots ce que c'est qu'une expédition dans la grotte de Tilf? Eh bien! un mur de roche vient à m'y barrer brutalement la route. Je m'arrête, et je demande au guide:
- Par où faut-il aller?
Et le guide, levant l'index au-dessus de sa tête:
- Par là, monsieur, me dit-il.
Et je lève la tête, et je vois là-haut une sombre ouverture par où je dois monter.
Un peu plus loin un nouveau mur de roche vient encore à me fermer le passage, et de rechef je demande au guide:
- Par où faut-il aller?
Et le guide, abaissant l'index vers la pointe de ses pieds:
- Par ici, monsieur, répond-il.
Et je vois sous moi u n trou noir qui s'enfonce, et je descends bravement, car j'ai fait à l'entrée de la grotte mon testament olographe.
C'est ainsi qu'en montant, descendant, remontant, rampant et partout admirant, j'arrivai enfin au fameux Passage du Ramoneur, vraie et damnée cheminée où il faut se hisser en s'aidant du dos tout autant que des jambes.
Ce pas franchi, et il faut absolument le franchir, et grâce à u n e échelle on le franchit aujourd'hui sans peine, un nouveau spectacle se développe aux yeux, ou plutôt se révèle, ou plutô téclate, ou plutôt... la langue française me fait ici défaut. On voit bien qu'elle est née, non sous terre où elle devient impuissante, mais à l'éclat d'un radieux soleil.
Est-ce l'eau qui distille qui a formé ces merveilles ?
Oui, ici, dans ces diverses salles où la voûte et les parois transpirent, où l'eau s'arrondit en se coagulant, mais non pas là, dans ces autres salles, où l'on ne voit aucune apparence d'eau qui tomberait goutte à goutte, et où sont tous durs cristaux à vives arêtes, à angles appréciables et comme taillés à facettes.
Je considère ces dernières salles comme d'immenses géodes, lesquelles, dans les temps du vieux monde, étaient toutes pleines d'une eau calme et dormante qui contenait en dissolution les divers éléments de ces superbes cristaux; et je dis que ces éléments se sont rapprochés, combinés, en s'attachant aux voûtes, aux parois, au sol même, en un mot , dans toute la circonférence; et quand ces eaux primitives se furent écoulées ou évaporées par une cause quelconque, ces vastes géodes conservèrent la splendide parure dont la main des siècles les avait décorées.
Respect donc à l'ouvrage des siècles!
Mon explication est fort bonne pour tous ces durs cristaux à pointes aigues, régulières; mais elle ne peut suffire pour certaines autres salles où l'on remarque également aux voûtes, aux parois, au sol, un revêtement complet de petits tubes transparents et bizarrement contournés, renflés, bifurqués, ne ressemblant pas mal à du verre soufflé, mais paraissant narguer la loi de la gravité des corps dans leurs ramifications qui divergent, s'allongent horizontalement ou se redressent dans le sens vertical. Nulle part ailleurs je n'avais observé cet étrange phénomène. Or, n'est-il pas permis de supposer que des masses d'eau se trouvaient suspendues tout autour de ces salles , où elles ont tout-à-coup et violemment pénétré en perçant les parois comme un crible, et en faisant irruption, comme par un immense arrosoir, en une innombrable quantité de petits jets d'eau chargés des éléments cristallins qui se sont en quelque sorte coagulés peu à peu. Je le dis dans le plus grand sérieux; la grotte de Tilf ne ressemble à nulle autre et paraît offrir des problèmes qui ne sont pas du tout indignes de la science. A vous de discuter, messieurs les savants; à nous, de pousser au terme de notre expédition, et après avoir admiré la Cascade d'Albâtre, la Baignoire des Nymphes, la Descente du Casse-Cou, la Grande Blanchisserie des Fées, d'entrer enfin dans la plus belle des salles qui est le Paradis. Mais, hélas! il nous reste un petit bout d'Enfer à traverser encore, et c'est un Enfer d'eau. Nous voilà donc nous aplatissant sous une voûte écrasante, contre une énorme stalagmite toute blanche, d'où une eau limpide découle en nappe légère qui vous remplit agréablement les manches et le gilet, les pieds baignant dans l'onde. Il faut s'applatir, s'applatir encore, plus, toujours plus... C'est en rampant qu'on parvient, dit-on. C'est aussi en se faisant bien plat... Passage du Laminoir.
Ouf! Il faut respirer.
Asseyons-nous un instant au terme du voyage, et contemplons la dernière des salles, la plus jolie de toutes et la plus cristalline: charmante petite géode dans la grande géode, gracieuse et élégante chapelle de la vaste et imposante cathédrale.
A présent un nouveau chemin va nous ramener, longeant une crevasse qu'il faut bon gré mal gré franchir, crevasse sombre, effrayante, de profondeur inconnue, où la pierre qui tombe va retentir dans une eau sans nom qui gronde un instant et se tait pour dévorer sa proie. C'est le Saut du Diable.
Je crois, au fait, que si le diable y tombait, il tomberait chez lui.
Un mot encore, s'il vous plaît. Il y a des voyageurs qui, visitant la grotte, brisent les stalactites, mutilent les stalagmites, ravagent ces délicats et magnifiques ouvrages que des milliers de siècles ont produits goutte à goutte, et emportent chez eux ces tristes trophées, non de leur victoire, mais de leur sotte et puérile vanité. Ces touristes de rebut n'ayant rien à mettre dans leur tête mettent pauvrement dans leurs poches.
Quant à nous, le génie de la grotte nous a fouillés à la sortie. Il n'a rien trouvé, rien, absolument rien. La grande et majestueuse nature n'eut aucun de ces crimes à nous imputer. C'est que nous n'étions ni des enfants ni de stupides vandales.
Règlement convenu entre tous les voyageurs de bon sens qui visitent la grotte:
Art. 1° . On ne prend rien ici.
Allez donc tous, allez bien vite explorer, affronter, admirer la belle grotte de Tilf; mais n'oubliez ni l'article premier du règlement, ni le testament olographe, ni surtout le nom de la trois cent et soixante-dix-huitième salle, la Salle des Quatre G.
GGGG.
14.
Où nous pourrons, filant au cours léger des eaux,
Jusqu'au port de Chênée admirer les coteaux.
C'est, en effet, une fort agréable excursion que celle de Chaudfontaine à Tilf par la montagne, et de Tilf à Chênée par la rivière. On trouve aisément de petits bateaux à louer, et l'on peut même embarquer son âne. Pourtant le mieux est de renvoyer la bête; car à Chênée on a le chemin de fer, même la voiture de place pour retourner à Chaudfontaine. Le plus heureux de tous est le voyageur qui voyage à pied; sans doute il pourra se permettre de descendre la vallée en bateau; mais aussitôt débarqué, il passera le pont de la Vesdre, se dirigera vers l'église, et tenant constamment la rive droite, suivra le pittoresque chemin qui conduit à Vaux et de Vaux au gîte.
Chênée est une bourgade importante, qui prend chaque jour de nouveaux accroissements et paraît tendre à devenir un des immenses faubourgs de la ville de Liége. C'est là le confluent de deux rivières. Il s'y trouve deux ponts; on n'a qu'à traverser celui de l'Ourthe pour visiter le vaste établissement de la Vieille Montagne où l'on travaille le zinc.
Plusieurs localités portent le même nom en divers pays. II y a près de Blois, en France, lechâteau de La Chesnaye. La dénomination de notre village, Chainée dans les anciens livres, provient sans doute aussi de quelque forêt de chênes, de quelque chaynaie qui en occupait autrefois la place et qui aura disparu, soit sous le pas des boeufs et la charrue civilisatrice, soit par suite d'une grande catastrophe; car il y a vingt à trente ans, je pense, que des fouilles pratiquées dans le voisinage ont mis au jour une quantité de troncs d'arbres qui paraissaient révéler une forêt enfouie depuis nombre de siècles.
Chênée est la patrie de Charles-Joseph-Dominique Robert, le savant entomologiste dont nous avons déploré dans le préambule la mort prématurée. La Société des Sciences Naturelles de Liége alla lui rendre un dernier hommage dans le champ funèbre; et c'est elle qui avait donné l'heureuse idée de faire graver sur la pierre l'insecte remarquable qu'il avait découvert. L'idée s'est-elle réalisée? On vient à l'instant de me faire concevoir un doute à ce sujet. Notre ami, notre excellent chimiste, botaniste et minéralogiste, Charles Davreux, prononça sur la tombe quelques paroles que nous devons reproduire. Ne laissons pas tomber Charles-Joseph-Dominique Robert dans ce même oubli où nous avons laissé tomber tant de nos titres de renommée; tâchons une bonne fois d'avoir quelques égards pour d'autres que pour les savants étrangers, que pour les auteurs étrangers. Nous sommes devenus nous-mêmes; sachons vivre de nos propres gloires. Voici les paroles de M. Davreux:
« Les devoirs les plus tristes de l'amitié nous appellent pour la troisième fois depuis neuf ans dans cette vaste enceinte de la mort. Aux débris des dépouilles mortelles de nos anciens collègues, Eugène Robert et Louis Leclercq, moissonnés au début de leur carrière scientifique, vient se joindre aujourd'hui le corps inanimé de notre ami Ch. Robert, décédé le 2 8 janvier 1837, après quelques jours de maladie, à l'âge de 34 ans.
Charles-Joseph-Dominique Robert, né à Chênée en 1802, appartenait à une famille qui compte plusieurs personnes de science dans son sein. Il se fit remarquer dès l'âge le plus tendre par un caractère doux et aimant et un esprit observateur. Arrivé à l'âge où l'on se décide ordinairement sur le choix d'un état, il parut vouloir s'adonner au commerce que sa famille exploitait; mais une véritable vocation pour les sciences l'entraînait vers l'étude des sciences naturelles. Il s'y adonna et suivit à dater de 1819 les cours de minéralogie, de botanique et de zoologie, qui venaient de s'ouvrir à l'Université de Liége. A partir de cette époque, il fit des excursions nombreuses dans la province et porta surtout son esprit d'observation sur l'entomologie, cette belle et intéres-sante partie de la zoologie. Lié par toutes les sympathies de l'amitié avec les jeunes gens qui fréquentaient alors les cours de la faculté des sciences de l'Université de Liége, il fonda avec eux dans cette ville, le 14 novembre 1822, la Société des Sciences Naturelles, dont j'ai aujourd'hui la triste fonction d'être l'interprête.
La passion de Ch. Robert pour l'objet principal de ses recherches lui fit former des collections. Les insectes qu'il a amassés, étudiés et classés forment un des trésors entomologiques les plus précieux de la Belgique et qui sans doute ne sera pas perdu pour la science.
Charles Robert a publié bon nombre de travaux importants pour l'étude de l'entomologie. Les archives de la Société des Sciences Naturelles renferment plusieurs mémoires et notices sur différentes classes d'insectes: entre autres une faune commencée des hyménoptères des environs de Liége. Le dictionnaire géographique publié en 1831 par M. Vandermaelen contient un catalogue des insectes coléoptères, orthoptères, hémiptères, hyménoptères etvdiptères observés par Ch. Robert dans notre province.
Les annales que publie la Société entomologique de France renferment plusieurs notices très-intéressantes sur diverses espèces nouvelles de coléoptères et diptères recueillis par Ch. Robert.
L'histoire naturelle des insectes diptères, fesant suite à l'histoire naturelle de Buffon, contient de nombreuses notices sur les insectes diptères observés par Ch. Robert. Enfin l'ami auquel nous rendons aujourd'hui les derniers devoirs s'occupait encore, il y a huit jours, de la rédaction d'un catalogue raisonné de tous les insectes diptères de la province de Liége, avec une description très-exacte d'une quantité d'espèces inédites. Cet ouvrage est d'autant plus important, qu'il renferme une foule d'observations nouvelles du plus grand intérêt pour l'entomologie, sur les mœurs et les habitudes de beaucoup d'insectes nouveaux ou peu connus jusqu'à ce jour. Nous avons la presque certitude que ce travail sera terminé sous le nom de Ch.Robert par deux de nos collègues qui se sont offerts généreusement à cet effet.
Ch. Robert, qui se distinguait par une modestie parfaite, était lié avec tout ce que la Belgique renferme de marquant en naturalistes. Ses relations avec les entomologistes français, allemands et anglais étaient étendues et auraient puissamment contribué à faire connaitre l'importance scientifique de notre belle patrie. Ch. Robert fesait partie de la Société entomologique de France et de quelques Sociétés savantes de la Belgique. Le célèbre entomologiste Macquart lui a dédié plusieurs insectes.
Ici va se terminer notre triste mission: la fosse a déjà reçu la dépouille mortelle de notre ami; la terre va recouvrir et détruire peu à peu le corps de celui qui était une illustration de notre pays. Puisse l'âme de Ch .Robert jouir du bonheur des justes et recueillir les témoignages d'estime que lui vouent tous ceux qui ont partagé son amitié et ses travaux.
En parlant d'une famille qui compte plus d'une personne de science dans son sein, M. Davreux faisait allusion, indépendamment du chanoine et physicien Robert, au fameux aéronaute Robertson, oncle du savant entomologiste et auteur de piquants mémoires qui ont été publiés à Paris, en deux volumes, dans l'année 1833. Pourquoi ce son final? Robert tout court était son nom; mais l'addition s'explique. L'aéronaute E.-G. Robert naquit à Chênée, en Belgique, à une époque où les Belges, effacés de la liste des peuples, ne jouissaient pas d'un énorme crédit au dehors, et même au dedans n'avaient presque plus foi en eux-mêmes Il anglisa son nom, et il fit fortune.
Je ne sais si parfois encore ce moyen-là ne serait pas de mise.
15.
Admirer et Sinval assis sur le rivage...
C'est, en effet, une fort belle villa placée au pied des coteaux et des bois sur un brillant tapis de velours vert dont les franges viennent tremper dans les eaux de l'Ourthe.
La dénomination de Sinval ou Sainval, donnée à cette partie de la vallée, m'est un peu suspecte. Je la crois née d'hier et dénaturant le véritable nom. Les Wallons du pays disent Chinvá (prononcez le chi comme le ci italien), c'est-à-dire, le val des chiens, canum ou canis vallis. L'antiquaire adoptera bien certainement la leçon wallonne et dira Chien-val, s'il veut absolument franciser le mot.
16.
Et la villa de Lancre au haut du paysage...
Cette agréable maison de campagne, placée sur un contrefort de la chaîne des collines, appartenait autrefois à l'abbaye de Saint-Laurent près de Liége; et c'est là que le respectable abbé, en remontant la rivière de l'Ourthe, venait parfois jeter l'ancre pour se distraire des soins du monastère. L'étymologie est jolie. Elle est du dernier abbé de Saint-Laurent qui la trouva un jour entre la poire et le fromage. Quoiqu'il en soit, il paraît que les douceurs de la vie champêtre ne faisaient pas oublier le ciel. Notre poëte Weustenraad, cet ami que nous regretterons à jamais, gravissant un matin le pic du Rond-Chêne au-dessus de Lancre, trouva au sommet, sous une touffe de broussailles, un crucifix de forme ancienne que l'on peut supposer y avoir été laissé par quelque bon chrétien, assez piètre étymologiste. Quand on descend l'Ourthe en bateau, on ne manque pas de remarquer au passage ce pic du Rond-Chêne, pareil à un grand cône volcanique qui domine la vallée.
Serait-ce peut-être du même et révérend abbé de Saint-Laurent que procéderaient deux autres étymologies signalées plus haut, Prayon ou Prailhon qui viendrait de Pré-Long, Navette qui viendrait de Naf-Heid? C'est possible; car je tiens que le digne prélat se plaisait grandement à naviguer et même parfois conduisait sa jolie barque de Lancre dans les eaux de la Vesdre. Il aura pris note de ces prés verdoyants qui s'étendent le long du rivage entre La Rochette et Prayon; il aura cinglé plus avant, et à l'aspect des lieux, il aura soupçonné quelque altération dans le nom de Navette, dans le nom de ce petit groupe de maisons placé au bord de la rivière sous une côte aride, escarpée, sous la Heid, en un mot, qui monte au village de Forêt.
Il faut donc savoir qu'autrefois (et cet état de choses a duré jusque vers l'année 1824, époque de la construction de la route nouvelle qui parcourt la vallée), il faut savoir, disons-nous, que la Vesdre desservait une navigation régulière de Liége à la Haute-Fraipont. Mais comme sur plusieurs points la rivière manquait de profondeur, le service ne se faisait que deux jours par semaine, et alors on retenait l'eau des usines qui devaient chômer. Quand les bateaux devaient s'arrêter, soit dans les crues si subites de cette folle rivière, soit pour tout autre cause, leur station ordinaire, placée en dehors de la voie de halage, était le rivage de Naf-Heid. Or, ce rivage n'est que le pied d'une côte aride, escarpée, comme nous venons de le dire, et naguère encore recouverte uniquement de bruyères: une heid dans l'idiome wallon; hei ou heide, bruyère, lande, en hollandais, en allemand. Ce qu'ayant observé, le savant abbé de Saint-Laurent nota soigneusement, sur le journal du bord, l'ancien mot wallon nave ou naf, bateau, naiveu, batelier, et enfin la côte des bateaux, nafheid.
Ce n'est pas trop mal. Mais il y a pourtant une petite difficulté; c'est que le mot heid se prononce généralement hé. Comment donc Nafheid s'est-il fait Navette?
Je suppose que le brave abbé aura dit ce que disent les gros hères de l'érudition en pareille occurence: Par une déviation bizarre dont on ne saurait rendre compte; par une étrange altération que les principes ne peuvent expliquer dans une langue inculte; par une sorte d'euphonie, une espèce toute particulière d'euphonie bien naturelle dans la bouche de ces criards bateliers qui adorent les finales à consonnes solides, etc., etc., etc.
17.
Et du grand Colonster les poétiques tours.
Je ne sais si le titre de grand convient encore à ce château qui, depuis certains embellissements modernes qu'il a eu à subir, a perdu beaucoup de son caractère monumental. Le corps principal de logis avec sa haute chapelle et ses tours, relié par une longue muraille à une tour plus éloignée du côté de l'ouest, ne formait naguère qu'un ensemble, vaste, imposant, d'un admirable effet à tous les points de la vallée. Aujourd'hui la tour de l'ouest se trouve détachée; elle n'a plus aucune place, aucune signification dans le tout. Le mur qui la raccordait au château a été rasé à niveau de la terrasse; de plus, il se trouve caché par des plantes grimpantes, mais surtout masqué par un malencontreux massif de sapins, u n vrai poing sur un œil. Aussi le château a l'air de se sentir rapetissé, retréci; il paraît se resserrer sur sa pointe de colline; on le dirait honteux et battu de ne plus être armé de toutes ses tours extérieures, de ne plus tenir à la main toutes ses sentinelles avancées. Si du moins, au lieu d'un misérable morceau de balustrade en fer, on avait laissé subsister cette longue muraille d'un bout à l'autre jusqu'à hauteur d'appui, en la revêtant de larges dalles, en la découvrant tout-à-fait, en lui rendant la couleur des autres bâtiments, o n conservait ainsi le cachet primitif, l'effet majestueux de ces grandes constructions. La vue du château et de sa terrasse sur la vallée n'y perdait absolument rien; mais la vue de la vallée sur tout ce vaste et royal ensemble y gagnait beaucoup. Rien de plus beau d'ailleurs, de mieux approprié, qu'un solide et massif parapet de pierre sur ces hautes terrasses des anciens manoirs. Aussi nous engageons les artistes qui viendront encore dessiner Colonster à le prendre, non pas comme il est, mais comme il a été.
18.
Le hameau de Sauheid aux bruyantes usines...
Nous retrouvons ici cette même désinence heid dont il a été question dans une note précédente en allemand, en hollandais, hei ou heide, bruyère, landes.
L'auteur du Dictionnaire étymologique de la langue wallonne écrit hé, en se conformant à la prononciation usitée au pur pays wallon, mais en s'écartant ainsi de la racine et de l'orthographe la plus généralement suivie dans nos livres, documents et cartes, où nous trouvons cette longue série de noms de lieux en heid, Massouheid, Grand-heid, Baronheid, Ernonheid, Poleuheid, Chauveheid, Chin-heid, Heydt, Heid, etc., etc. Y a-t-il des raisons suffisantes pour introduire la confusion d'une orthographe nouvelle?
C'est à bon droit que l'auteur du Dictionnaire critique les écrivains qui définissent la heid ou hé un terrain plat couvert de gazon et dépourvu, totalement ou en majeure partie, d'arbres; mais nous pensons qu'il n'est pas lui-même tout-à-fait exact, quand il ajoute que presque tous les terrains stériles nommés chez nous heidz ou brouïrez sont situés sur des éminences, sur le sommet des collines. Cela est ainsi pour les brouïres, les bruyères, mais non pour les heids; et nous pensons que ce n'est pas le haut des collines, mais la colline même le versant stérile de la colline, qu'un usage constant et général désigne en notre pays sous le nom de heids. Les heids sont des bruyères pendantes, m e disait d'un mot expressif un habitant du village de Louveigné. Et en même temps (car j'étais sur les lieux; il faut toujours être sur les lieux pour éclaircir ces choses), mon homme me montrait l'énorme croupe de montagne pelée qui s'élève au nord du village, en me disant: « C'est la heid », tandis qu'il me montrait au sud le haut plateau de bruyères unies qui s'étend vers Theux, en l'appelant la Fagne. « Du côté » de l'Amblève, ajoutait-il, on voit une fameuse heid. » Epithète qu'il appliquait manifestement à une côte élevée, escarpée; et en effet,i lfaisait allusion à laHeid des Gattes, à la côte des chèvres qui domine comme une immense muraille le hameau de Sougné, et dont l'aspect sombre et sauvage au fond de la vallée frappe le voyageur arrivant à la grotte de Remouchamps du côté de Spa. La Heid des Gattes est même devenue célèbre. Disons, en passant, que les diables de soldats français emportèrent d'assaut cet effrayant rempart, en 1794, et par un miracle de bravoure chassèrent les Autrichiens qui occupaient le haut. Du reste la même explication nous a été donnée dans d'autres localités. A Forêt, le plateau supérieur ne porte aucun nom spécial;
mais tous les âpres et arides versants sont appelés les Heids. Notons surtout un point que remarquent la plupart des voyageurs en parcourant la vallée de la Vesdre; nous parlons de cette crête aigue, de cette pointe isolée, sans nulle partie plane, que surmonte un groupe de sapins du plus bel effet: la Heid de Poïonsart. Au contraire, portez regard de l'autre côté de la vallée sur ces hauts et vastes plateaux naguère encore stériles, mais que la culture envahit chaque jour; demandez le nom, et chacun vous répondra La Bruyère, non pas heids. Plus loin, à Goffontaine, vous trouverez de même une côte aride, tellement aride, si doublement aride, qu'elle porte avec elle sa désolée épithète et se nomme Pelée-Heid. Il y a aussi Chauve-Heide; et ces deux épithètes ne peuvent guère s'appliquer qu'à des côtes. Allez aux heids de Fraipont, aux heids de Mortroux, aux heids de Dalhem, de Magnée, d'Andrimont, d'Aywaille; allez dans vingt autres lieux; partout vous ne verrez que des versants plus ou moins escarpés, tandis qu'au dessus vous aurez fort souvent des terrains fertiles, des bois, des cultures, ou bien encore çà et là la pure et véritable bruyère. Nous ferons une dernière remarque: la presque totalité des lieux habités dont le nom se termine en heid se compose de simples hameaux,de très-petits groupes de maisons qui se placent et s'ajustent comme elles peuvent sur des terrains en pente, sur des heids, où les constructions sont nécessairement gênées et n'ont guère pu se multiplier. Je ne connais qu'un seul et véritable village, Ernonheid; et encore n'a-t-il que seize habitations; et de plus lisez la description qu'en donne Del Vaux de Fouron, dans son Dictionnaire géographique: Superficie très-élevée, et entre-coupée de collines; la plupart des coteaux sont en pentes très-rapides. Nous croyons donc que le mot wallon s'est un peu écarté de sa racine allemande, et qu'il faut définir la heid wallonne une côte stérile.
C'est à propos de Sauheid que cette note a été écrite. Mais la forme française du nom de ce hameau n'est pas à l'abri du soupçon. Les Wallons disent quelque chose comme sawehî.
19.
Enfin de Beaufraipont le donjon féodal...
Autrefois, selon toute apparence, le château de Beaufraipont se composait de l'unique tour carrée qui en forme aujourd'hui le centre, dont les murailles ont six pieds d'épaisseur et qui avait environ le double de sa hauteur actuelle. Le canon de Louis XIV, dirigé par le maréchal de Boufflers, l'a réduite aux proportions que nous lui voyons maintenant.
Le château courut de nouveaux dangers à l'époque de la révolution du dernier siècle. Plusieurs centaines d'individus, tant bien que mal armés, se présentèrent à ses portes, non pas pour en former le siège, mais pour abattre les girouettes qui leur faisaient ombrage. Le propriétaire, le vieux baron Berthold de Libert, un de ces hommes fortement trempés du vieil âge, prit son fusil, arma quelques serviteurs, et en homme qui sait ce qu'il veut faire, marcha droit aux assaillants qui criaient à tue-tête: « A bas les girouettes! Vive la liberté! »
- Oui, oui, vive la liberté! dit le vieux Libert; citoyens, vous prenez la liberté d'attaquer mes girouettes; moi, je prends celle de les défendre. Et en disant cela, il abaissait horizontalement le canonde son fusil sur la troupe menaçante qui se retira prudemment. Beaufraipont appartient aujourd'hui à M. le baron Patrick Osyde-Zegwaert. On n'y entend plus le bruit du canon, et la mousquetterie n'y saurait que faire. Le propriétaire actuel, qui manie on ne peut mieux la vie, préfère de beaucoup le bruit d'une aimable gaîté et la voix joyeuse de ses nombreux hôtes. Aussi la wallonnade inédite, intitulée Embour, se permet-elle de faire allusion à cette cordiale hospitalité.
Mais que vois-je ... A h ! c'est vous, aimable Coralie;
Vous ici! Quel bonheur! Mon âme en est ravie.
Que c'est bien fait à vous de me surprendre ainsi
Dans mon verd hermitage , humble et rustique abri,
Où, me sauvant des bruits, des ennuis de la ville,
Je viens parfois me faire une me plus tranquille
Et du haut de mes monts voir au fond des ravins
Patauger pauvrement tous ces pauvres humains.
Venez-vous donc de Spa, de Tilf ou Chaudfontaine?
Non pas, de Beaufraipont; oh! je le crois sans peine.
Qui donc à Beaufraipont n'irait soir et matin
Voir et revoir encor l'excellent châtelain,
Faisant tout simplement de sa riche demeure
Un séjour d'amitié, de plaisir à toute heure?...
(J'écrivais cette note au commencement du mois d'octobre 1852. Peu de temps après, le 16 au matin, M. Osy et moi, nous partions pour Cologne; et le soir du même jour, au milieu d'une obscurité profonde, j'entendais tout-à-coup un cri terrible, un cri suprême d'angoisse; mon malheureux ami périssait dans le Rhin. Pour nous tous qui l'avons connu je n'ai pas besoin de faire son éloge. Nous perdons un amiaffectueux, dévoué, qui s'oubliait lui-même et ne pensait
jamais qu'au bonheur et aux plaisirs des autres. Un homme de bien a quitté ce monde, où il laisse d'amers et unanimes regrets.)
20.
Alors des voyageurs l'errante caravane
Poussera vers Montfort, vers Poulseur...
En effet, depuis que les ânes ont obtenu le renfort de quelques chevaux de selle, voire même d'une voiture légère, les baigneurs de Chaudfontaine poussent plus loin l'aventure. J'en rencontre qui me demandent la route des ruines de Montfort et de la tour de Poulseur. Ils peuvent aussi visiter en passant les pépinières de M. Fastré à Mont-Méry, fraîche et riante oasis au milieu de la bruyère aride. Tous ces routiers trouvent un excellent campement au village pittoresque d'Esneux, où ils peuvent même se procurer des bateaux pour le retour par l'Ourthe.
Ainsi que nous l'avons dit, les ruines historiques de Montfort ne peuvent tarder, si l'on n'y prend garde, à disparaître tout-à-fait. C'est à l'année 1495 que se rapporte la destruction de ce château, devenu le repaire d'une troupe de brigands qui s'en étaient emparés et qui ravageaient au loin la contrée. Le duc de Juliers, avec la permission de l'évêque de Liége et l'aide de quelques princes allemands, vint en former le siége, finit après de grands efforts par emporter la place et la renversa funditus, comme dit la chronique belge. - Voyez les Documents relatifs aux troubles du pays de Liége, publiés par M. le chanoine de Ram dans la collection des chroniques belges inédites.
J'avais d'abord pensé que la ruine et tout le terrain qu'elle occupe pouvaient appartenir aux descendants des La Marck, à la famille d'Arenberg. C'est à examiner. Mais toutefois de nouvelles recherches me porteraient à présumer que c'est une dépendance du domaine public. Avis au gouvernement. Je ne dis pas qu'il faille restaurer le manoir; mais on peut charger le garde-champêtre d'arrêter la main des démolisseurs. Qui sait même? Ne peut-on le vendre? Ce serait du moins le soustraire à la merci du premier occupant, comme il est aujourd'hui.
Nous ne pouvons résister au désir de citer un fragment de l'ancienne wallonnade intitulée Montfort, où déjà l'auteur s'évertuait à prêcher l'œuvre de salut. C'est donc un dialogue entre un Anglais laconique
Qui voudrait bien savoir
Tout ce qu'on voit ici de curieux à voir,
et un faucheur pas mal bavard qui riposte en ces termes:
Voir, voir; suffit, milord. Du curieux à voir,
En voilà plein vos yeux. Voyez ces vieux décombres;
Voyez ces vieux platras et ces vieux trous tout sombres;
Voyez ces vieux remparts. En voilà-t-il du vieux!
En veux-tu? En voilà... Ho, que c'est curieux!
Admirez donc, morbleu! Ce n'est-il pas merveille?
Tenez, milord, faut-il vous le dire à l'oreille?
J'aime aussi Montfort, moi; j'aime beaucoup Montfort,
Montfort qui tous les ans m'est d'assez bon rapport.
Mais par malheur on brise, on ravage, on saccage;
Les petits ne sont pas les moins forts au carnage;
Car ici, voyez-vous, l'enfant joue, et l'enfant
Qui, s'il brise et détruit, se croit un vrai géant,
A sapé peu-à-peu ces énormes murailles.
Parmi nos manants même, un vient pour des pierrailles,
L'autre pour du ciment; c'est banal et commun;
L'autorité du lieu laisse faire à chacun;
Et mon pauvre Montfort, s'en allant pierre à pierre,
Ne sera plus bientôt que terre et que poussière.
A h! vraiment, c'est pitié; vraiment, ce n'est pas bien;
Avant trois ans d'ici l'on ne verra plus rien.
Et pourtant, cher milord, cette vieille carcasse
De gens aux bords de l'Ourte attirait une masse.
Puisqu'ils aiment cela, ma foi, chacun son goût.
Nousy gagnons un peu, n'y perdons rien du tout;
Et permis à quiconque a le cœur aux masures
D'en parler, d'en rimer, d'en tirer des peintures.
C'étaient donc tout l'été des Anglais, des Français,
Quelques Belges aussi parmi les moins épais,
Nous arrivant de Tilf, de Spa, de Chaudfontaine,
Qui buvaient notre lait, qui payaient notre peine,
Qui semaient quelques sous au pays que voilà:
Avant trois ans d'ici plus un seul ne viendra.
h! je voudrais qu'enfin, se mettant en campagne,
La Belgique allât faire un tour en Allemagne.
Elle apprendrait là-bas c omme on sait conserver,
Acheter au besoin et toujours réparer
Tous ces vieux monuments, l'honneur de la patrie.
C'est ce que me disait un monsieur d'Italie
Qui nous vint l'autre jour; il arrivait du Rhin,
Et n'avait vu que burgs le long de son chemin;
Car c'est ainsi qu'au Rhin tout vieux château s'appelle.
« Votre gouvernement perd-il donc la cervelle
» Pour laisser, me dit-il, périr ainsi Montfort,
» Montfortque l'on connaît du midi jusqu'au nord,
» Et que des fils d'Aymon l'histoire populaire
» Depuis bientôt mille ans montre à l'Europe entière? »
Puis il me demanda si nous avions céans
Une commission, veillant aux monuments,
Qui s'enquêt de quel droit les voisins, les voisines,
Venaient creuser, miner et fouiller ces ruines,
De quel droit les manants du village prochain
Se rendaient pas à pas les maîtres du terrain,
Qui voulût bien chercher si ce manoir antique
Ne serait pas plutôt propriété publique,
Qui prît garde, en effet, que Montfort autrefois
Etait un château-fort des citoyens liégeois ,
Et s'il fallait enfin racheter ces vieux restes,
Qui pût, pour les payer, ramasser quelques zestes.
Cet étranger, vraiment, parlait comme un milord.
« Souscrivons, disait-il, pour conserver Montfort;
» Souscrivons ! Souscrivons!... » Moi, ne sachant que dire,
Je dis que pour ma part je voulais bien souscrire.
Et vous, milord, et vous?
L'ANGLAIS .
Je voudrais bien savoir
Tout ce qu'on voit ici de curieux à voir.
21.
Liége aura son dolmen, Namur pleure le sien,
Et Tournai n'est plus seul à posséder ce bien.
Je ne sache pas, en effet, qu'il existe d'autre vestiged u culte druidique dans la province de Liége. Nous devons toutefois engager nos archéologues à étudier la Table du diable, non loin de l'Ourthe et du château de Plainevaux, bloc colossal posé carrément sur la crête d'une colline. Ils feront bien aussi d'aller en Condroz examiner de plus près les grosses pierres de grès qui se trouvent placées à des distances à peu près égales dans un chemin entre Ellemelle, Warzée et Sény; on y remarque un bloc énorme, oblong, qui a, je pense, cinq mètres. Citons encore dans la commune de Beaufays, à deux pas de Chaudfontaine, le hameau des Grosses-Pierres. D'où provient ce nom?
Quant à la ville de Namur, elle est à pleurerson dolmen, son antique et fameuse Pierre du diable, qu'elle avait en quelque sorte sous la main dans la plaine de Jambe. On sait qu'un propriétaire du voisinage a brisé en morceaux ce beau monument pour réparer, proh pudor! le mur de son jardin. Nous renvoyons ce monsieur aux Voyages et aventures de M. Alfred Nicolas au royaume de Belgique, tome 2 ,chapitre VII, où on lui dit son fait. Je ne sais quel pressentiment (comme le porte mon rapport à l'Académie inséré dans le préambule) m'avait fait prendre le dessin de la Pierre du diable; je l'ai communiqué à la Société Archéologique de Namur qui ne manquera pas de le publier dans ses intéressants bulletins. On dit qu'une pierre du même genre a été détruite également près de la ville de Binche dans le siècle dernier. Il était grand temps que des sociétés conservatrices se formassent en Belgique.
Le pays de Tournai conserve heureusement son haut menhir, nommé la Pierre-Brunehault, qui se dresse dans la campagne d'Hollain, et dont le salut est désormais assuré grâce à l'intelligente munificence du Roi Guillaume qui dépensa une s omme assez considérable pour le relever et le fixer solidement en terre.
A l'exclamation que je pousse en face du monument de Bouni:
Brisant des dieux païens la statue éphémère,
Trois mille ans ont passé sur cette énorme pierre, etç.,
chacun a reconnu la source où j'ai puisé. Qui ne se rappelle, en effet, ces admirables vers d'André Chénier dans son Epitre à Voltaire?
Brisant des potentats la couronne éphémère,
Trois mille ans ont passé sur la cendre d'Homère,
Et malgré trois mille ans Homère respecté
Est jeune encor de gloire et d'immortalité.
22.
…Si nous allions plutôt Visiter
La Rochette et son vaste domaine?
« La Rochette comptait jadis parmi les forteresses de l'État, dit Bovy. O n n'y voit plus qu'un débris de tour carrée assez insignifiante; la forteresse a fait place au nouveau château bâti dans le siècle dernier. » Promenades historiques dans le pays de Liége, tome II, page 14.
D'après le même auteur, le château est assis sur une roche formée de grès ancien schisteux et de calcaire magnésien. Nous espérons que La Rochette conservera la roche qui lui donne son nom, et que cette partie abrupte et pittoresque continuera d'échapper à la loi terrible du nivellement moderne.
Les Anglais ont pour principe de ne pas découvrir toutes les vues de leurs habitations rurales, d'abord pour ne pas s'y blaser, et ensuite pour justifier la promenade par une variété d'aspects inattendus. Je suis pour le système anglais.
Il est vrai que dans la plate Hesbaye on construit des rochers et que dans le hérissé Condroz on les rase. O humanité! Mais rassurons-nous; La Rochette est en de fort bonnes mains, et ce n'est pas ici que l'on peut appliquer les observations que j'ai faites dans un ouvrage précédent sur certains jardins de Belgique. Voyez Le Désert de Marlagne, page 125 .
23
Nous fouillerons la grotte aux os géologiques.
La grotte de Forêt est devenue célèbre par la grande quantité d'ossements fossiles qu'on y a déterrés; c'est au docteur Schmerling qu'on en doit la description scientifique dans l'ouvrage qu'il publia en 1835 sous ce titre: Recherches sur les ossements fossiles découverts dans les cavernes de la province de Liége. O n peut y vérifier l'exactitude de l'énumération que j'ai faite de quelques espèces d'animaux retrouvés dans la grotte de Forêt: des mammouth, des ours, des lions, des oiseaux, des hyènes, des cerfs, des loups et des moutons. Mais je ne pouvais tout dire; et à cette liste il faut ajouter le chien de l'ancien monde, le renard, le blaireau, la martre et le putois, le rhinocéros, le cheval, la taupe, la chauve-souris, plusieurs ruminants, le rat même, ainsi que la souris et le campagnol. Rien de l'homme.
On sait que deux opinions partagent les savants. Selon les uns, ces divers animaux ont jadis vécu tout naturellement dans nos contrées; les carnassiers ont rempli des restes de leurs repas le fond de nos grottes où ils sont morts eux-mêmes, et où de grandes inondations postérieures ont enseveli ces débris sous un épais limon. Selon les autres, des eaux diluviennes nous ont apporté de bien loin les ossements qui sont venus rouler et s'engloutir pêle-mêle dans nos cavernes.
Les savants peuvent disputer. Mais les ignorants, dont nous faisons partie, s'empresseront de se ranger à cette dernière opinion qui laisse la terre et le soleil à leur place; qui n'est pasvobligée d'assigner à nos climats une température constante de quelques vingt degrés Réaumur, pour permettre aux éléphants, aux lions et autres bêtes du sud de vivre et de multiplier parmi nous; qui transporte tout simplement ces os, avec le limon qui les couvre, dans des lieux favorables à leur conservation; que justifie pleinement l'effroyable désordre où tous ces débris sont jetés, brisés, confondus les uns dans les autres, sans qu'un seul squelette se retrouve quelque peu entier; que justifie encore l'aspect même de ces os, et surtout de ceux appartenant à des animaux étrangers au pays, tout usés qu'ils sont, frottés, polis, arrondis par des chocs et un long roulement dans les eaux; que justifient enfin la hauteur et la profondeur de certaines parties de nos grottes où l'on retrouve ces restes, et où les animaux n'ont pu pénétrer l'un portant l'autre ou même seuls; qu'on ne détruit pas, ce me semble, en disant (dit-on vrai?) que des os de bêtes innocentes portent encore la m arque de la dent des carnassiers qui les ont dévorées, puisque les m êmes eaux terribles qui nous amenaient les bourreaux ont pu nous amener à la fois la dépouille des malheureuses victimes.
Belles questions.
24.
Là, remplaçant des ours les tribus enfouies,
Vivaient, dit-on, jadis de bons petits génies
Qui, sous l'antique nom de Nutons, de Sottais,
A u pays d'alentour prodiguaient leurs bienfaits.
Mes lecteurs voudront bien excuser, en faveur de l'intérêt du sujet, la longueur de la note qui va suivre, et qui doit prendre décidément les proportions d'une véritable
NOTICE
Sur les anciens et mystérieux habitants des grottes.
On retrouve sur plusieurs points de l'Europe, mais particulièrement dans le nord, la tradition de ces petits êtres mystérieux qui habitaient les grottes dans les temps anciens, qui redoutaient la lumière du jour, et se montraient ouvriers fort habiles en toute espèce de métiers, surtout dans la fabrication des métaux. Leur nom varie selon les pays. On les appelle Nutons dans une grande partie de notre pays wallon, Lutons dans d'autres localités, et aussi Sottais, mais seulement, pensons-nous, dans quelques communes du pays de Liége. Une tradition aussi généralement répandue fait soupçonner au fond quelque chose de vrai et de purement historique. Je me suis donc demandé depuis fort longtemps ce que pouvaient avoir été les Nutons; j'ai fait des recherches, entrepris quelques courses, noté soigneusement les détails, m'appliquant toujours, autant qu'il était possible, à recueillir les renseignements de la bouche des anciens. Cette précaution est devenue absolument nécessaire en ces sortes d'investigations. On ne peut se faire une idée combien les vieilles histoires des aïeux se sont altérées, perdues même depuis le commencement de ce siècle. Les contes du temps passé, les récits fantastiques, historiques même de la veillée ont entièrement disparu pour faire place aux nouvelles du jour que le journal quotidien fait pénétrer partout. Et à la fois le vieux langage ne s'altérait pas moins. Il est une quantité de mots que j'ai entendus dans mon enfance, qui ne s'employent plus aujourd'hui, et qu'on a même assez de peine à retrouver en y mettant des soins. Idiome de nos pères, usages de nos pères traditions de nos pères, tout s'efface de plus en plus chaque jour. Il faut franchir ou briser la herse de fer qui, vers la fin du siècle dernier, vint tomber entre le monde ancien et le monde moderne, pour retrouver langue, coutumes et traditions dans toute leur pureté primitive. C'est ce que j'ai tâché d'obtenir à propos des Nutons, en m'adressant de préférence aux vieillards. Les vieillards me racontaient les faits avec simplicité, généralement avec foi. Leurs fils au contraire, commençaient à dénaturer, confondre, broder, embellir, faisaient les esprits forts, sentaient le feuilleton. Tant il y a que, n'ayant pu naguère ressaisir m a légende comme je l'avais exactement notée, je me fais un devoir, pour la rétablir ici pure et vieille, de citer deux de mes principales autorités: Gilles Foccroulle, ancien greffier des États de Stavelot, et Antoine-Joseph Detaille, ancien maître de carrières, homme des rochers, dirais-je, tous deux nés et morts au centre du canton de Louveigné, sur la terre classique de la grotte au pays de Liége. Interrogés par moi, même à de longs intervalles, ces deux patriarches, qui auraient aujourd'hui plus de cent ans, m'ont toujours raconté la même tradition des Nutons dans les mêmes termes, dans le même esprit du vieux temps, avec cette minutieuse exactitude d'une époque où la lecture et l'écriture bien moins répandues qu'aujourd'hui, surtout dans les campagnes, laissaient à la mémoire une importance majeure.
Ainsi que nous l'avons dit au début, les anciens hôtes de nos grottes ont laissé dans un grand nombre de lieux le souvenir de leur existence vraie ou imaginaire. « Toutes les nations du nord, dit Reiffenberg dans son introduction au tome II de la Chronique rimée de Philippe Mouskes, page XCVI, croyaient à l'existence d'une espèce de nains, habitant les rochers et les montagnes, et ressemblant assez aux hommes on les considérait comme habiles dans tous les arts, surtout dans la fabrication des armes, et on leur donnait le nom de Doeckalfar, Svartalfar ou de Dvergar.
- Duergi plerumque in saxis (quæ sponte aperiri et miraculose recludi solebant) habitasse dicti sunt, ac
arma præstantia, annulos aureos et alia cimelia fecisse et heroïbus nolentes volentes tradidisse referuntur. Hinc permultæ vulgares de Dvergis et Alfis narrationes et superstitiosæ opiniones, quæ adhuc per totum septentrionem dispersæ reperiuntur. Edda sæmundar, t.111, Lexicon mythologicum, p. 322. »
Nous ne sommes pas les premiers qui ayons fait quelques recherches sur ce sujet. Dès le XVIe siècle, non seulement des poëtes, mais de graves savants allemands paraissent y avoir appliqué des études sérieuses. Dans la même introduction de Philippe Mouskes, page CXXX, à la note, nous trouvons les noms et les ouvrages suivants, où nos Sottais et Nutons figurent sous la dénomination de Pygmées ou de Génies souterrains, d'esprits apparaissant dans les mines ou de petits hommes mineurs: P. Reidanus, Pigmæi seu dæmones subterranei carmine descripti, Coloniæ, 1576, in-4°; Casp. Posnerus, De virunculis metallicis, Jenæ, 1662, in-4°. C'est une thèse
académique. Jo. Henr. Rumpelius, De spiritibus infodinis apparentibus seu de virunculis metallicis, Lipsiæ, 1672 et 1677, in-4°. Autre thèse. Nous n'avons pu nous procurer aucun de ces ouvrages. Mais à les juger sur le titre, il semblerait que nos petits hommes des grottes n'y ont été envisagés que dans un ordre surnaturel.
Pour la Belgique nous ne connaissons aucun livre spécial. Mais dans le savant traité de magie, publié à Louvain, en 1599, sous ce titre: Disquisitionum magicarum libri sex, auctore Martino Delrio, societatis jesu presbytero, l'auteur consacre plusieurs pages aux génies des mines et des cavernes, aux esprits souterrains, animi subterranei. Il accuse hautement Paracelse d'en avoir fait des hommes, et il les range dans la dix-septième classe des démons, tandis qu'il place dans la quatorzième les dames blanches et les fées. Du reste le portrait qu'il en donne ne s'accorde qu'en partie avec nos traditions populaires. Il en est donc de deux sortes: les uns (et ce n'est bien probablement que le feu grisou personnifié) sont le fléau des mines, ont l'aspect terrible, tuent d'un souffle les ouvriers mineurs par douzaines; ils se cachent parfois sous un capuchon noir; parfois aussi ils apparaissent sous la forme d'une chèvre aux cornes d'or, ou bien encore sous la forme d'un cheval à la haute encolure, au regard farouche. Les autres n'ont rien de fantastique; ils rappellent nos Nutons du pays: ce sont les nains des cavernes, inoffensifs sauf quand on les ricane, paraissant assez vieux, vêtus à la façon des mineurs, casquette en tête, camisole au corps, et les reins garnis d'une lanière de cuir; ils montrent beaucoup d'habileté dans la recherche et le travail des mines; on les nomme quelquefois les petits hommes des montagnes, virunculi montani. Ainsi parle l'auteur; et certes une telle description semble absoudre Paracelse d'en avoir fait des hommes. Nous allons voir que nos pères commettaient la même faute.
Detrooz, dans son Histoire du Marquisat de Franchimont, première partie, p. 150, parle en ces termes d'une caverne située à un quart de lieue de la ville de Verviers, vis-à-vis de la ferme appelée Crotte, dans le bois et sur la hauteur:
« On a inventé, au sujet de cette caverne, un conte plus singulier, dont j’ai vu, dans ma jeunesse, beaucoup de mes crédules compatriotes très-persuadés. Elle étoit (disoient-ils) habitée par des Pigmées, ou des hommes de très-petite taille, inconnus aux habitants du lieu, auxquels ces derniers donnèrent le nom de Sottais, à cause de leur petite taille. Cette race de nains, disoient-ils encore, s'occupoit à filer la laine et le chanvre qu'on leur mettoit à l'entrée de la caverne, et dont ils remettoient les fils moyennant une rétribution honnête; qu'ensuite cette petite race avoit disparu tout d'un coup, de la même manière qu'elle étoit venue, sans que jamais on en ait plus entendu parler. »
» Tel est le conte que l'on faisoit touchant cette caverne: il donna lieu de la nommer, comme on fait encore aujourd'hui, le trou des Sottais. Mais ce nom ne seroit-il pas une dérision de ceux qui ajoutoient foi à cette ridicule fable? Puisque ce mot Sottai, bien loin d'avoir rapport à ce que nous appelons Pigmées, ne signifie rien autre, dans l'ancien langage, qu'imbécille ou crédule; ainsi le nom de la caverne étoit, trou des imbécilles ou des gens crédules. Aujourd'hui dans l'idiome du pays, le mot Sottai signifieroit petit sot. »
On le voit, l'auteur n'est plus un homme de l'autre âge. Il publiait son livre en 1809; il appartient à notre siècle; il se rit de la sotte crédulité des hommes de l'ancien temps qui lui avaient raconté sérieusement cette histoire, et il n'y voit rien autre chose qu'un conte de vieille femme. Néanmoins le passage ne laisse pas d'être intéressant à plus d'un titre. Selon l'auteur, le mot Sottai signifierait aujourd'hui un petit sot. Mais il nous dit lui-même que les anciens n'y attachaient pas cette idée; pour eux le mot Sottai indiquait tout simplement des nains; et telle est aussi l'idée que m'en donnaient mes deux vieux légendaires, Foccroulle et le père Detaille. Pour tous ces anciens il ne s'agissait là ni de génies ni d'esprits follets. Il s’y voyaient bien du mystère; mais ils n'avaient pas l'air d'y voir quelque chose de surnaturel. Nous remarquons aussi que ces hôtes des cavernes variaient leur industrie selon les pays. A Verviers, pays d'une industrie drapière qui remonte très-haut, ce n'est pas à forger les métaux qu'ils se montraient habiles, mais dans l'art de filer la laine. C'est enfin une race de petits hommes, habitant les grottes où ils travaillent moyennant salaire, et qui disparut tout d'un coup comme elle était venue.
Schmerling, dans ses Recherches sur les ossements fossiles, Liége, 1833 , tome I, page 43, dit en parlant de la caverne du fond de Forêt:
« Ces ouvertures sont connues des habitants de l'endroit sous le nom de Trous de Sottais. Ils prétendent que jadis ces grottes servaient d'habitation à une espèce humaine d'une très-petite taille, Sottais, nains, pygmées, qui y vivaient de leur industrie, et restauraient tout ce qu'on déposait près des ouvertures, à condition que l'on y ajoutât des vivres. En très-peu de temps ces effets étaient réparés, et remis à la même place. La fable ajoute que, un jour, on déposa un pain dont on avait ôté la mie; il ne restait que la croûte; les Sottais, indignés de cette conduite, quittèrent leur demeure et se retirèrent dans un autre pays. »
Ici encore les Sottais se traduisent petits hommes. Il n'est pas question de génies; et les vivres qu'il faut déposer prouvent bien qu'il s'agit d'êtres tout corporels.
Mêmes croyances plus ou moins altérées dans le pays flamand, où nos petits ouvriers s'appellent Halvermannekens, Kabotermannekens. Voici comment en parle le confrère Schayes dans son Essai historique sur les usages, les croyances, les traditions des Belges, chapitre XIII, page 230:
« Au village de Gelrode , les paysans montrent une col line, appelée Kabouterberg, dans laquelle sont creusés plusieurs souterrains. Ils soutiennent gravement que ces grottes étaient la demeure des nains, que , lorsque le meunier du lieu avait besoin d'aiguiser sa pierre, il n'avait qu'à la placer à la porte de son moulin avec une beurrée et un verre de bière; qu'alors on voyait arriver de nuit un
de ces nains qui, moyennant ce salaire, se chargeait d'aiguiser la pierre, et qu'au lever du soleil le meunier trouvait sa besogne faite. Il en était de même quand il voulait avoir son linge lavé. A un endroit près de Malines, on raconte qu'un meunier étant occupé à sasser de la farine, et n'ayant pu achever son ouvrage, remit le reste de la besogne jusqu'au jour suivant, et oublia par inadvertance, en partant, une beurrée qui faisait le reste de sa pitance. Le lendemain il fut bien étonné de trouver sa farine sassée et sa tartine disparue. Il tenta la même expérience, qui réussit ce jour et le suivant comme la première fois. Au troisième jour, curieux de voir quel était l'ouvrier qui travaillait la nuit pour un si léger salaire, il se cacha derrière ses sacs de farine, et vit arriver vers minuit, un petit nain entièrement nu qui se mit incontinent à l'ouvrage. Notre meunier, homme pudique et mû de pitié à la vue de la nudité de son nain officieux, ajouta le lendemain un habillement complet à sa farine et à sa beurrée; depuis lors le petit bonhomme ne se montra plus qu'habillé des pieds à la tête. Il existe dans un grand nombre de nos villages des traditions semblables qui prouvent la simplicité de nos crédules et superstitieux campagnards.
Je regrette que l'auteur n'ait pas enregistré ces traditions, surtout en style simple, sans enjolivement, sans la moindre prétention de langage, et même aussi sans profession de foi, comme fait arrivant d'un autre âge. Reiffenberg, qui a copié Schayes, renchérit sur les embellissements. Le feuilleton transpire. Mais à travers ces jolis contours le canevas primitif apparaît encore; ce sont de petits êtres qui ne manifestent leur présence que durant la nuit, qui rendent des services et ne travaillent que pour vivre, pour le plus faible salaire.
Enfin, dans la Revue Belge, 1837, tomeV, page 373 nous trouvons des Souvenirs de vacances, où M. Colson rappelle la tradition en ces termes:
« La grotte qui a rendu Remouchamps célèbre est connue des habitants du pays sous le nom de Trô dès Sotai, trou des nains. Une croyance autrefois très-répandue parmi eux attribuait au travail ingénieux de ces nains les innombrables beautés de la grotte; on n'y croit plus guère aujourd'hui, car là, comme ailleurs, le raisonnement a tué la tradition; celle-ci, souvent gracieuse et charmante, quand elle n'est pas grande et solennelle, rapportait que, si l'on avait un ouvrage très-difficile à faire, on n'avait qu'à le porter dans la grotte , et qu'on l'y retrouvait parfaitement achevé le lendemain. Inutile de dire que les Sotai en étaient les ouvriers. Ce devait être le bon temps pour les paresseux et les ignorants. »
Très-joli. Mais, hélas! si c'était alors le bon temps des ignorants, ce n'est plus aujourd'hui le bon temps des traditions anciennes. L'auteur, comme on voit, écrit en fort beaux termes; et je ne doute pas un instant qu'il n'ait recueilli ces données sur le lieu même dont il parle. Mais ce n'est pas de la bouche des vieillards qu'il les aura recueillies, c'est de la bouche des fils; n'avons-nous pas à renouveler ici l'expression de nos regrets au sujet de ces vieilles histoires qui se dénaturent et s'effacent? Longtemps, très-longtemps avant le récit de l'auteur, j'avais visité la grotte de Remouchamps à différentes reprises; j'avais fait mon enquête, interrogé les anciens; et jamais je n'avais entendu attribuer les beautés naturelles de la grotte à la main fantastique des Nutons, des Sottais. C'est apparemment une broderie moderne. Hâtons-nous, sur le témoignage des vieillards, de dégager la tradition de ces divers oripeaux qui la cachent.
Je copie textuellement d'anciennes notes.
- Les Nutons ou Sottais étaient de petits hommes de race étrangère, qui arrivèrent jadis dans le pays. Ils habitaient les grottes. Ils ne sortaient que la nuit. Ils étaient ouvriers fort habiles en toute espèce de métiers forgerons ,remouleurs, fileurs, tisserands, cordonniers, etc. Ils travaillaient pour les gens du canton. On allait, le soir, déposer à l'entrée de la grotte l'objet à réparer ou la matière propre à confectionner quelque ouvrage; on allait un autre soir le reprendre, en déposant au même lieu un pain, un pot de lait, du lard, quelque vêtement, toutes choses à l'usage de la vie.
Les Nutons disparurent du pays, quand Saint-Remacle vint y prêcher l'Evangile. ―
Je viens de rapporter la tradition comme je l'ai reçue des anciens, sicut à majoribus accepimus. Elle est partout à peu près la même sauf l'époque de la disparition des Nutons que je n'ai entendu préciser ainsi et rattacher à la prédication de l'Evangile qu'au pays de Liége.
C'est en partant de ce renseignement qui me fut donné sans explication, sans commentaire, à l'état de fait pur et simple, sans aucun alliage et c omme parole des plus vieux a ï e u x , q u e j'ai proposé, dans un ouvrage précédent, une conjecture sur l'existence réelle de ces Nutons qui précèdent dans le pays l'introduction de la religion chrétienne et disparaissent ensuite, qui sont de petite taille, qui se tiennent cachés dans les cavernes où ils exercent néanmoins différents métiers pour les habitants de la contrée , et cela moyennant le moindre pain quotidien. Wallonnades, Liége, 1845, pages 144-149.
N'est-ilpas permis de présumer, disais-je, que les Nutons ne sont autres que les tout premiers missionnaires de la loi du Christ? Venant des régions du sud, ils sont de petite taille comparativement aux races barbares qui occupent le pays à cette époque: ils sont plus habiles en industrie; car ils appartiennent à une race, à une contrée plus civilisée: ils travaillent, ils cherchent à se rendre utiles aux populations au milieu desquelles ils pénètrent; car il faut les captiver, les attirer à la loi nouvelle: ils se contentent du plus modique salaire, de ce qui suffit pour vivre; car ils ne sont venus que dans l'intérêt de la foi: ils doivent se tenir cachés dans les cavernes; car ils ont à redouter la persécution de la barbarie et du paganisme: aussi, durant le jour, on ne les vit jamais; ils ne sortent que la nuit; ils vont peu à peu, en secret, comme il convient à une religion naissante et entourée de mystère, répandre au-dehors la sublime croyance: enfin, leur sainte mission accomplie et la parole du Christ heureusement fécondée dans le sol, les apôtres disparaissent des grottes et des cavernes, car ils peuvent désormais marcher au grand jour, la croix divine à la main.
A l'appui de cette conjecture, nous pouvons alléguer, non- seulement l'histoire des missions anciennes, mais les récits attachants des missions qui de nos jours encore s'entreprennent dans les solitudes de l'Amérique, au Japon, en Chine. Pour nous renfermer dans l'époque qui nous occupe en ce moment, nous nous bornerons à rapporter un passage de Grégoire de Tours (lib. 8. cap.ultimo.), où il parle de la prédication de Saint-Gatien et des persécutions qu'il eut à essuyer à Tours.
« Il trouva, dit-il, en arrivant dans cette ville, les habitants infectés des erreurs de l'idolâtrie. A la vérité il en gagna quelques-uns à Jésus-Christ; mais ce fut avec des peines et des travaux incroyables. Obligé de se cacher, pour se soustraire à la fureur des payens, dont il étoit connu, ce n'étoit qu'en secret qu'il pouvoit assembler le peu qu'il y avoit de chrétiens, dans des grottes souterraines, où il célébroit avec eux les divins mystères. Il vécut, dit-on, cinquante ans dans ces travaux apostoliques, - Demarne, Dissertations historiques sur les premiers évêques de Tongres, première dissertation, page 32, à la suite de l'Histoire du Comté de Namur. »
Je n'ignore pas que les principaux apôtres du christianisme en Belgique ont des noms fameux, consacrés dans nos fastes. Pendant le VII siècle les hautes missions se multiplient, et trois évêques y brillent successivement du plus grand éclat: Saint-Amand, l'apôtre de la Flandre, Saint-
Remacle, l'apôtre des Ardennes, Saint-Lambert, l'apôtrede la Taxandrie. Mais il suffit de jeter les yeux dans nos anciennes légendes pour demeurer convaincu que les Remacle, les Amand , les Lambert, n'étaient pas venus les premiers, et qu'ils avaient été précédés d'un grand nombre de missionnaires obscurs, non revêtus des insignes fonctions de l'épiscopat, qui, soutenus par la ferveur de leur zèle, avaient pénétré furtivement au sein des populations encore toutes païennes, toutes barbares, et qui avaient réussi peu-à-peu, les uns par un martyre ignoré, les autres par des efforts surhumains, à semer et à faire fructifier la parole sacrée. Ayant ainsi préparé le sol et éclairé çà et là les ténèbres du paganisme, ils ouvrirent, ils aplanirent la voie devant les grands apôtres de la religion, qui dès lors purent entrer ouvertement dans le cœur du pays, prêcher à ciel ouvert, achever la destruction de l'idolâtrie, et s'offrant ainsi avec plus d'éclat aux regards de la postérité, obtenir le premier rang dans l'histoire de la conversion des Belges.
« L'abbaye de Lobbes, dit un lauréat de notre Académie, continua jusqu'à la fin du VIIe siècle d'envoyer dans les contrées encore barbares et païennes de la Belgique de nombreux missionnaires, dont le dernier et le plus célèbre sans contredit fut Saint-Ursmer, élu abbé de Lobbes en 690. »
Le dernier et le plus célèbre, ces mots résument toute l'idée que je viens d'émettre. Voyez l'ouvrage de M. Alph. Paillard de St-Aiglan, inséré dans le recueil des Mémoires couronnés par l'Académie, tome XVI, 2° mémoire, p. 30.
En cherchant ainsi à démêler la vérité à travers les fables ou du moins les mystères dont l'imagination des peuples encore enfants se plaît parfois à la revêtir, qui sait, pouvons-nous demander à présent, si les petits hommes de race étrangère qui vinrent autrefois peupler les grottes de nos contrées septentrionales, qui n'apparaissent que dans l'ombre, qui se faisaient aimer des populations, et, en échange d'un pain, fournissaient toute espèce d'ouvrages, ne sont pas quelques rameaux, quelques petites racines projetées au loin sous la terre, de cet arbre puissant, nommé Christianisme, qui grandit, s'éleva, et s'étendant de proche en proche du midi vers le nord, finit par couvrir nos contrées et le monde de son immense ombrage?
Nous devons quitter maintenant ces conjectures de l'histoire pour arriver à d'autres conjectures non moins intéressantes, aux conjectures de la science des mots. Déjà, dans l'ouvrage cité, nous avons cherché à expliquer le nom de ces petits êtres mystérieux: Nutons, Sottais. Nous allons y revenir; et nous commençons par rappeler que cette dernière dénomination paraît avoir moins de portée que l'autre. Elle est, je pense, circonscrite dans quelques parties du pays de Liége, où même, sur plusieurs points, les deux noms s'emploient indifféremment, tandis que la dénomination de Nutons (quelquefois Lutons) est généralement usitée dans toutes les parties du pays wallon.
Sottais, avons-nous dit, pourrait bien venir de subterranei, hommes ou esprits souterrains: nous les trouvons appelés dans les livres animantes ou virunculi subterranei (sotterranei selon les Italiens). Detrooz, au contraire, dans le passage que nous avons transcrit, y voit un diminutif de sot; et c'est l'opinion adoptée par l'auteur du Dictionnaire étymologique de la langue wallonne. « Sottai ,dit-il, paraît venir tout simplement de sot: ainsi le français follet (esprit follet), vient de fol, fou, et les brownies écossais qui correspondent à nos lûtons étaient appelés: les sottes gens (silly people). »
Et nous-même, pour appuyer cette dernière étymologie qui, nous devons le dire, paraît très-vraisemblable, nous pourrions ajouter qu'il existait, en effet, dans la croyance de nos pères, un petit follet domestique du nom de Sottai, qui s'attachait aux habitations, venait la nuit balayer les chambres, panser les chevaux, nettoyer les ustensiles, apporter la provision d'eau et de bois, et domestica ferè cuncta ministeria obire, dit le savant Del Rio. Il faut donc distinguer deux espèces de Sottais: le sottai domestique n'était qu'un farfadet, un lutin, tandis que nos pères tenaient pour de vrais petits hommes les Sottais des cavernes. Cette confusion de nom peut s'expliquer. On appelait Sottai le petit génie familier qui venait la nuit se rendre utile dans l'intérieur des maisons; et quand on vit ou crut voir apparaître dans les grottes une autre classe de petits êtres, nocturnes et mystérieux, qui se rendaient également utiles au fond de leurs retraites souterraines, on étendit le nom de Sottais à ces nouveaux venus de petite taille qui pouvaient être néanmoins très-réels. Du reste, nous le répétons, cette confusion n'a eu lieu que sur un point assez circonscrit du pays: partout ailleurs, dans les grottes, les Nutons seuls se montrent.
Mais est-il bien vrai que le Sottai domestique lui-même soit un être de pure fantaisie? N'a-t-il pu exister de bonne et franche vie? N'est-il pas un de ces mêmes Nutons qui sort des cavernes, qui, choisissant une façon nouvelle de captiver les peuples, va se faire serviteur dans les habitations au lieu de rester ouvrier dans les antres, et grâce au mystère, à l'ombre, au secret dont il s'enveloppe, vient se placer en qualité de génie, de lutin, dans l'esprit de ces populations ignares, portées aux choses merveilleuses? Grandes questions.
Quant au nom de Nuton, je l'avais tiré du mot nuit, noctis homines; et j'avoue qu'il ne m'avait pas fallu pour cela un grand effort de science ou d'intelligence. J'avais même négligé les livres. Il me semblait tout simple et tout naturel d'appeler Nutons des êtres qui ne manifestent leur présence que durant la nuit. Aussi je crois devoir persister dans la même idée, et cela malgré les observations critiques de l'auteur du Dictionnaire étymologique de la langue wallonne, peut-être même à cause de ces observations. C'est au mot luton que nous les trouvons consignées; car par une étrange omission dont nous ne savons comment nous rendre compte, le mot Nuton, tout wallon qu'il est, ne se trouve point à son rang, à sa place, dans le Dictionnaire étymologique de la langue wallonne. Voici donc l'article:
« Lûton, nûton , nuton (sorte de lutin ou de pygmée, autrement nommé: Sotai, qui, selon la croyance populaire, habite les grottes, les souterrains. L'auteur des Wallonnades, page 128, rapporte ainsi la tradition liégeoise: »
…, C’étaient de petits hommes,
Venus avant le Christ au pays où nous sommes,
Et qui vivaient sous terre en trous noirs et profonds.
…
Mais ce qu'on sait fort bien, c'est qu'en tous les métiers,
Menuisiers, forgerons, tailleurs et cordonniers,
Les Sottais n'avaient pas leur pareil à l'ouvrage;
Si bien que vers le soir les gens du voisinage
N'avaient qu'à déposer aux abords de leur trou
Du cuir pour des souliers, du fer pour un verrou,
Des pots à ressouder ou tout autre commande
(Mais, comme de raison, en y joignant l'offrande
D'un pain, de quelques œufs ou d'un bon pot de lait),
En moins d'un jour ou deux c'était ouvrage fait;
Et de même à la brune on venait le reprendre.
Jamais pendant le jour on ne put les surprendre.
Cela dura longtemps. Mais on n'a plus rien vu,
Quand la croix du Sauveur sur nos monts a paru.
-- « Ainsi, d'après cette tradition, les Lutons étaient des hommes laborieux: dans le pays de Namur, au contraire, ils paraissent être le symbole de l'oisiveté, à en juger par la locution suivante, apud zoude: (« Ki est come on lûton: qui se tient dans sa maison sans y rien faire, casanier, oisif »), N. it. Nota I. Je remarque, relativement aux formes wallonnes ci-dessus, qu'elles paraissent être également répandues, quoique l'auteur des Wallonnades croie que celle en n est la plus générale. Admettant l'extension de celle-ci, voici pour l'autre: elle est la seule que connaissent l'anonyme 2. et Simonon 2., la seule que j'aie entendue en Hesbaie, aux bords de la Mehagne, où se trouve une grotte que l'on croit habitée par ces êtres; Zoude a lûton, et : nûton; mais ce dernier sans explication; enfin, selon l'auteur des Wallonnades, p. 147: Dans certaines localités des Ardennes, on parle de Lutons et non pas de Nutons. » :Quant à l'ancien français, nous allons voir que la forme en l y règne presque aussi exclusivement qu'en français moderne. - Ancienvfrançais luiton, luthon (seules formes qu'ait Roquefort dans son Glossaire), nuituns, apud Philippe Mouskes, 25, 127. L'étymologie de ce mot estfort controversée. Selon Roquefort, dict. II, 137. 2, l'ancien français luicton (sic) est dit pour: nuicton, et vient de nuit. L'auteur des Wallonnades, qui considère nuton comme la forme normale, est à plus forte raison de cette opinion: «Nutons, noctis homines. La nuit se dit encore nutte dans plusieurs de nos patois wallons «(p.146).» A cela, il y a deux difficultés, savoir que la forme: lûton, lutin, est, en total, prédominante, en même temps qu'elle est exempte de suspicion (tandis que celle en n peut avoir été produite précisément par l'influence du mot: nuit); que le u de nute est très-bref, tandis que celui de lûton ou nûton est long ou moyen. »
A l'appui de son opinion l'auteur du Dictionnaire étymologique pouvait encore citer le baron de Reiffenberg, qui dit en parlant de Sottais: «Dans le pays de Namur ces génies complaisants s'appellent Nuttons, peut-être par corruption de lutons ou lutins. » Introduction au tome II de Philippe Mouskes, page CXXXI.
Ainsi, à rattacher le mot Nuton au mot nuit, en wallon nutte, l'auteur voit deux ou plutôt trois difficultés
1° La forme luton est, en total, prédominante ;
2° La forme nuton est suspecte, précisément parce qu'elle peut avoir été produite par l'influence du mot nuit;
3° Le u de nutte est très-bref, tandis que celui de lúton ou núton est ong ou moyen.
Je ne sais d'abord si, pour juger laquelle des deux formes est prédominante, il faut mettre en ligne de compte le mot français lutin qui n'est pas wallon et qui est moderne. Simonon ne donne que luton; mais qu'est-ce que cela prouve? Une omission, une lacune; car le mot existe, personne ne le conteste. Zoude nous donne les deux mots. Roquefort nous les donne également, puisqu'il écrit nuicton comme mot originel; et en effet le vieux Philippe Mouskes nous donne seulement nuitun. Tout cela paraît favoriser le nuton; tout cela pour le moins se balance, à ne juger que sur livres. Mais s'agit-il de livres? Nous sommes en pays wallon; nous discutons langue wallonne, et nous cherchons laquelle des deux formes est la plus générale dans la patrie wallonne. Or, pour résoudre ce point, le moyen le plus simple comme le plus efficace, c'est de prendre sa canne et son chapeau et d'aller visiter les grottes, interroger les anciens non -seule-ment dans son canton, dans sa province, mais dans toutes nos provinces. Voilà ce que j'ai fait dans le temps, et sauf quelques localités des Ardennes, aux environs de Marche et sur le rivage avoisinant de l'Ourthe du côté de Bomal, partout, partout, j'ai trouvé, noté, enregistré les Nutons.
Il est vrai que l'auteur a pris quelque peu la m ême peine. Son article nous apprend qu'il s'est décidé un jour à sortir de ses livres, à sortir aussi de sa maison de campagne et à faire une excursion d'une lieue tout ou moins sur les bords de la Méhagne où il n'a trouvé que Lutons. Il ajoute même
que c'est la seule dénomination qu'il ait entendue en Hesbaie.
J'avoue que, jusqu'à ce jour, il ne m'était pas venu le moins du monde à l'idée d'aller chercher les Nutons ou Lutons en Hesbaie, dans ce grand pays plat, limoneux et fertile, où la courte vallée de la Méhagne et la grotte de Hucorgne ne sont qu'un accident. Je viens donc de prendre de différents côtés quelques nouvelles informations à ce sujet. Elles m'apprennent que le mot Nuton et le mot Luton se confondent et s'employent indifféremment en Hesbaie. Un habitant de Waremme m'a même parlé de Heutons. Cela ne m'étonne pas. L'une ou l'autre dénomination ne peut guère être autochthone en ce plat pays; c'est venu de plus loin et l'altération a été facile. Mais je tiens particulièrement à citer l'autorité de M. Charles Davreux, cet observateur exact, cet annotateur fidèle, que l'on est sûr de rencontrer sur toutes les routes de la science Il a visité cette même grotte de Hucorgne aux bords de la Méhagne, et il y a noté la double dénomination. J'ajouterai, dans l'intéret de la vérité, que je viens à mon tour, dans cette dernière enquête, de noter la même confusion à propos de la grotte de Tibietmont (Tibermont), aux bords du Hoyoux dans la commune de Modave: les uns m'ont dit le trou des Nutons et d'autres m'ont dit le trou des Lutons. Mais, je le répète, partout ailleurs dans le pays de Liége, au Trou-Manteau près de Huy ,dans la vallée des Chantoirs et à la grotte d'Adseux ,dans la vallée de l'Amblève et à la grotte de Remouchamps, sur toute cette terre classique de nos retraites souterraines, les Nutons seuls nous ont été révélés il y a fort longtemps. Mes deux anciens patriarches ne m'ont jamais dit que Nutons.
En Brabant, moins encore qu'en Hesbaie, nous irons chercher les rochers et les grottes. Cependant nos petits ouvriers ténébreux s'y retrouvent. Mais là c'est dans les ruines, dans les caveaux souterrains des plus antiques châteaux qu'ils avaient placé leurs retraites. Voici ce que nous lisons dans l'article d'un excellent ami que la mort nous a enlevé trop tôt.
« D'après une tradition populaire, répandue également dans les Ardennes et le Condroz , les caveaux du château de Marsan auraient servi autrefois de demeure à une peuplade étrangère, nommée Lutons, ou Nutons ou Sottais. Ces habitants souterrestres (c'est la tradition qui parle), étaient de petite taille, et exerçaient divers métiers. La manière dont on communiquait avec eux rappelle le commerce que, selon Hérodote, les Carthaginois faisaient avec les peuples sauvages de l'intérieur de l'Afrique: les gens du pays allaient déposer à l'entrée du souterrain les objets qu'ils voulaient faire raccommoder, avec le salaire qu'ils supposaient exigible, et le lendemain ils trouvaient l'ouvrage réparé et mis à la même place. - D. Marlin, Notice sur quelques localités de l'ancien duché de Brabant, Revue belge, 1858, tome 9 , page 68.
Marlin ne fait ici qu'énoncer les trois diverses dénominations qui sont usitées à sa connaissance pour désigner cette peuplade étrangère; et si mes souvenirs sont fidèles, il n'en avait même recueilli aucune sur les lieux, où on lui avait simplement parlé de petits hommes, les Mannekens, Mannetjes du pays flamand qui n'est pas loin de là, les Manottais de quelques-unes de nos communes longeant le même pays. Si Marlin met les Lutons en première ligne et s'il paraît affectionner cette forme, c'est qu'il était des environs de Marche en Famenne, où elle est usitée.
Dans la province de Namur les Nutons seuls sont connus. Ils y sont même extrêmement connus, comme nous le verrons tout-à-l'heure. Le Dictionnaire namurois de Zoude contient, paraît-il, une locution proverbiale où le luton figure: « Ki est come on lûton, c'est-à-dire, casanier, oisif. » Mais l'auteur traduit le mot sans expliquer la chose. Il rapporte le proverbe, et il n'en rend pas compte. Qu'est-ce ici qu'un luton? En dehors de cette phrase unique que nous donne l'auteur, le mot luton est-il encore employé? J'en doute beaucoup, et pour cause. Car s'agit-il de nos petits habitants des grottes, le mot nuton est le seul en usage. C'est déjà ce que nous a dit Reiffenberg: « Dans le pays de Namur ces génies complaisants s'appellent Nuttons. » C'est ce que je puis attester moi-même en pleine sécurité de conscience et de science, étant de ce pays et le connaissant assez bien. C'est enfin ce que je puis justifier par des livres, sorte de preuve que l'auteur du Dictionnaire étymologique dédaignera moins qu'un autre. Ici, bien qu'il s'agisse d'un fait, nous nous plaisons nous-même à citer un texte; car il est d'un écrivain namurois dont la scrupuleuse exactitude est connue, qui note le mot sur place et qui ne manquerait pas, s'il en existait, de nous donner les variantes. Voici le passage; nous sommes sur les bords de la Meuse, en plein namurois, au village de Namêche:
« Passons maintenant sur la rive droite, et traversons ce rapide courant si difficile pour le nautonnier. Nous pourrions visiter la grotte naturelle dont l'entrée se montre à la base de ce roc escarpé, parcourir ses immenses salles... Je vous dirai que ces excavations en tout temps ont servi de refuge aux Nutons.
» Savez-vous ce que sont ces êtres qui participent de l'homme et de la divinité, que l'on nous dépeint petits et trapus, velus et noirs, quoique personne encore à ma connaissance n'en ait vu? Vous l'ignorez? Je vous ferai, de bonne foi, le même aveu.
» Il convient néanmoins de consigner ici , pour faciliter les recherches de ceux qui par la suite tenteraient de résoudre cet important problême, qu'il n'y a pas, dans une partie des provinces wallonnes, si mince bourgade où n'existe un trou de Nutons. Souvent, en défrichant une forêt, on rencontre sous terre d'antiques débris de forges; ce sont des crayats de Nutons. S'il apparaît au milieu de ces scories des parcelles de fer ou de plomb, le campagnard les appellera (passez-moi le mot) des vesses de Nutons; puis il ajoutera qu'il existe du minerai à proximité, et cette indication en effet trompe rarement. Concluerez-vous que cette singulière expression indique les ouvriers qui les premiers ont chez nous travaillé le fer, ceux auxquels nous sommes redevables de cette importante industrie et qui, pour épargner le transport du combustible plaçaient sur le bois leurs fourneaux mobiles? Je ne le puis trouver mauvais, mais vous me permettrez aussi de préférer l'idée moins prosaïque qui fait du Nuton un être surnaturel, un gnome bienveillant, chargé de soulager les besoins du malheureux, de venir en aide aux misères du pauvre. »
Ainsi s'exprime dans les Légendes namuroises (Namur, 1837, page169), mon savant confrère et ami A. Borgnet, membre de l'Académie, auteur de l'Histoire des Belges.
En présence de ces faits, comment se refuser à croire que la forme Nuton est la plus générale? Comment surtout expliquer l'omission de l'auteur du Dictionnaire étymologique qui supprime le mot nuton de son autorité privée qui ne le donne pas à son rang, à sa place, dans l'ordre alphabétique de son livre, qui n'en parle, pour ainsi dire, qu'accessoirement et transitoirement dans l'explication de luton? Il consigne le mot nute; mais ce mot, flanqué du mot nuton qu'il devait placer à côté, était-ildonc si embarrassant pour le succès d'une autre étymologie qui lui souriait davantage? Il omet encore deux autres mots dont nous parlerons bientôt et qui pouvaient embarrasser beaucoup plus. En vérité, si on ne connaissait l'auteur aussi bien que nous le connaissons, si on ne le savait sans conteste un homme de bonne foi toute foncière et de sincérité parfois même un peu rude, on serait tenté de croire que c'est un parti pris, qu'il place en affection paternellement aveugle ses Lutons de Hesbaie et qu'il veut absolument confisquer les Nutons au profit des Lutons. Nous venons de voir notre ami Marlin montrer la même prédilection; il range en première ligne la forme luton, car c'est la première qu'il ait entendue et que reproduisent à son esprit les souvenirs d'enfance et de patrie. Qui sait si la même influence n'a pas secrètement entraîné notre habitant de Hesbaie, où la forme luton est peut-être aussi la première qui ait frappé son oreille? Supposons toutefois que les Nutons et les Lutons soient répartis à peu près également dans le pays wallon; supposons même (mais, selon nous, contre l'évidence du fait) que les Lutons l'emportent: encore le mot nutone n’est-il moins un mot de langue wallonne? un mot que le Dictionnaire étymologique de la langue wallonne devait donner, rapporter, accueillir aussi honorablement que le mot luton? un mot que l'auteur connaît, un mot qu'il sait en usage sur plusieurs points du pays? Son livre s'adresse à toute la langue wallonne, et il est fait sans doute pour les Wallons namurois, aussi bien que pour les Wallons hesbignons, ardennais, liégeois, etc. Le mot nuton y est omis pourtant, si bien que les habitants du pays de Namur, un grand nombre de ceux du pays de Liége et du Luxembourg, chercheront inutilement dans le Dictionnaire de leur langue le mot qu'ils emploient, le seul qu'ils connaissent. Advienne que pourra! Mais certes il leur faudra je ne sais quelle inspiration du ciel pour leur donner à savoir que le mot nuton y figure, mais accidentellement, mais à un mot qu'ils n'emploient pas, qu'ils ne connaissent pas et qu'ils découvriront comme ils peuvent. Permis à l'auteur de croire et de soutenir que la forme nuton est mauvaise. Mais il n'a pas sans doute la prétention de réformer le vieil idiome de nos pères. Il a fait et généralement fort bien fait, non pas un Dictionnaire de l'Académie wallonne, mais un lexique, un inventaire de l'idiome wallon, où tout mot en usage avait sa place marquée, ne fût-ce que par renvoi. L'omission est d'autant plus regrettable, que , si l'auteur se trompe, comme cela est possible, si la forme nuton est la seule et vraie bonne, l'omission ne tend qu'à fortifier l'erreur et propager l'altération du mot.
La seconde difficulté que voit l'auteur à dériver le mot nuton du mot nuit, en wallon nutte, c'est, dit-il, que la forme nuton est suspecte, précisément parce qu'elle peut avoir été produite par l'influence du mot: nuit. Ceci est fort curieux. Comment! parce que de petits êtres qui se tiennent cachés dans les antres, qui redoutent le jour et ne se manifestent que durant la nuit, en un mot, parce que de petits êtres de nuit (écrit autrefois nuict) se seraient appelés nuictons, nuictuns ou nutons, cela vous est suspect! Vous reconnaissez l'influence possible du mot nuit pour arriver à nulons; mais si cette influence a pu être assez grande pour altérer le mot, pourquoi donc ne l'aurait-elle pas été pour le créer dès le principe? Quoi de plus simple, de plus naturel, que d'appeler Nutons de petits êtres de nuit? Parce que le matériel du mot nuit et à la fois l'idée que le mot exprime vont s'appliquer directement aux Nutons, vous n'en voulez pas! La chose est donc trop simple pour ne pas être suspecte; et vous repoussez une étymologie claire, précise, puissante de l'idée et du mot; et tout-à-l'heure vous allez faire d'incroyables efforts pour en chercher une autre avec plusieurs savants qui ne sont pas d'accord avec vous. Je ne puis vraiment me dispenser de dire que je trouve ici un peu d'inconséquence.
Selon l'auteur du Dictionnaire étymologique, le mot nuicton ou nuton serait une altération du mot luiton, luthon ou lutin, qui, d'après Noël et Carpentier, viendrait du latin luctari, lutter (mais pourquoi ?); qui d'après Grimm, viendrait du latin luctus, deuil (mais encore pourquoi?); qui,
d'après l'auteur même, pourrait se rattacher au mot wallon luter, vider (mais pourquoi? Pourquoi? Tous mots et pas d'idée); qui, d'après lui encore, se rapprocherait assez de l'ancien mot allemand liut , gens, et de la dénomination lusacienne ludki, les petites gens; qu'il se décide enfin à retrouver dans l'ancien mot saxon luttil, luttel ou littel, petit. Mais ce n'est pas tout; l'auteur reconnaît lui-même une certaine difficulté dans cette dernière étymologie. Décidément les érudits aiment les difficultés. Pour mon compte, je n'en vois aucune dans l'opinion de Roquefort qui nous indique dans le mot luton une altération de nuton. « Luicton, écrit-il, est dit pour nuicton, et vient de nuit. » Nous le croyons aussi; et de luton on est arrivé à lutin; et la définition même que l'on donne du lutin confirme parfaitement notre idée. « LUTIN, dit l'Académie, espèce de démon ou d'esprit follet qui vient de nuit tourmenter les vivants. » Tout cela me semble friser l'évidence.
Ce qui est d'un nouveau poids en faveur de cette opinion, c'est l'emploi du mot nuitun dans Philippe Mouskes qui écrivait vers l'an 1240. Nous trouvons donc les Nuituns dès le XIIIe siècle; nous retrouvons les Nuictons dans Roquefort; nous avons retrouvé les Nutons chez nos deux légendaires du vieux temps; nous les retrouvons aujourd'hui dans la plus grande partie du pays wallon: l'ancienneté d'un mot parle haut; et certes la trace non interrompue des Nutons, que l'on suit ainsi depuis plus de six siècles, nous paraît un fait des plus significatifs et des plus décisifs.
Inutile de dire combien les Nutons ont pu aisément dégénérer en Lutons. Chacun sait que les voyelles n et sont souvent remplacées l'une par l'autre dans l'altération du langage, mais que la lettre n est surtout sujette à des permutations, sympha pour nympha, l'italien veleno pour veneno, alma pour anima, et dans le cercle de l'idiome wallon, le liégeois loumer pour nommer, livai pour niveau, lémoscade pour noix muscade, etc. On voit que des Nutons aux Lutons la route était facile.
Il nous reste à examiner la troisième et dernière difficulté soulevée par l'auteur du Dictionnaire étymologique. Il la trouve dans la prononciation du mot nutte (écrit nute dans le Dictionnaire par suite d'un système que je critique ailleurs à propos d'autres mots, et qui de même ici me semble offenser le radical, le ct de noctis, noctem, amenant deux tt comme dans le notte italien: voyez le Désert de Marlagne, page 181).
« Le u de nute est très-bref, dit l'auteur, tandis que celui de lûton ou nûton est long ou moyen.»
La réponse est facile; car devant celui qui nie le mouvement nous n'avons qu'à marcher. Nous n'avons donc qu'à placer en regard du mot nute les mots nuteïe, nutisté, pour montrer à l'auteur que cet u très-bref du mot nutte s'allonge sensiblement dans les deux dérivés ou du moins dans les deux congénères. Mais voilà précisément deux mots que l'auteur omet encore dans son Dictionnaire! deux mots de Simonon! de Simonon qu'on ne cesse de citer! Je crois que, si l'auteur avait consigné à la suite l'un de l'autre les quatre mots nute, nuteïe, nutisté, nuton, il nous aurait épargné, à lui-même la peine de faire l'objection et à moi la peine d'y répondre. Nuteïe (obscurité, ténèbres, en namurois nutée); nutisté (obscurité); voyez Simonon, Poésies en patois de Liége, Liége, 1845, pages 36, 106 et 172.
Il est au surplus assez ordinaire de voir la voyelle brève des monosyllabes, ou du moins des mots qui se prononcent comme tels, s'allonger notablement dans les polysyllabes dérivant de la même source: sape, sapeur, saper; lut, luter; lutte, lutter et lutteur; chut, chuter (verbe peu académique, mais très-communément employé), d'autres encore. Il y a même ici une sorte de loi physique de prononciation qui l'exige ainsi, et c'est apparemment pour cela que nous lisons dans Restaut luteur, luter, pour lutteur, lutter, dans Trévoux sappe à côté de saper. On pourrait donc écrire nutton sans que la chose tirât à grande conséquence; et c'est ainsi que Reiffenberg l'écrit.
Mais c'est trop insister; car l'objection manque de base. Il est, en effet, parfaitement inutile de passer par le mot nutte pour arriver à nuton. Les Nutons peuvent descendre très-directement, soit du latin noctis, noctis homines ou larvæ, nocturni (notturni selonlesItaliens), soit du mot nuit, vieux français nuict, d'où les nuituns de Philippe Mouskes, d'où les nuictons de Roquefort. Si nous avons rappelé le mot nutte en proposant l'étymologie, et si nous l'avons placé à côté du mot noctis, c'était pour indiquer la parenté de l'un et de l'autre, pour expliquer (soin du reste assez inutile) la disparition du e dans le dérivé, mais surtout pour justifier le changement de l'o en u dans le mot nuton de noctis, particularité que l'auteur du Dictionnaire étymologique signale à son tour au mot nute.
Ainsi je pense que nos vieux Nutons, ainsi que les Lutons moins âgés et les Lutins modernes, sont tous également des enfants de la nuit.
25.
Ah! pour le voyageur quels superbes domaines!
Oui, superbes; et pour justifier de plus en plus l'épithète dans son application aux environs de Chaudfontaine, signalons aux baigneurs une nouvelle promenade. S'ils peuvent y donner un jour et une nuit,j e n'ai pas besoin de leur tracer bien minutieusement leur itinéraire. Mais s'ils veulent partir le matin pour être de retour au soir, en ce cas nous devons les munir de leur feuille de route.
On prendra le convoi du matin qui passe à Chaudfontaine vers sept heures et demie; on ira jusqu'au Trooz. A la station du Trooz une diligence plus ou moins champêtre attend les voyageurs qui veulent aller à Remouchamps; et tous veulent y aller, car il s'agit de traverser les délicieuses vallées de Mosbeux, de Coirfalize et des Chantoirs. On arrive à Remouchamps; on visite la grotte. L'antiquaire va porter ses méditations à la roche Menhir dans la gorge solitaire de Sècheval; il va même, comme un vieux druide, se poser immobile au sommet, tandis que le reste de la caravane contemple avec un vague et romantique plaisir le castel de Montjardin, ravissante petite page des livres du moyen-âge. Vient ensuite le tour de la bête. On déjeûne, on redejeûne ou on dine, selon qu'il convient à la fantaisie et aux estomacs respectifs. Aussitôt le repas fini, on monte en voiture; car l'Hôtel des Etrangers fournit des voitures. Mieux encore on monte sur ses deux jambes, et l'on fait pédestrement, mais fort agréablement, la promenade aux ruines imposantes du château d'Amblève: trois quarts de lieue environ. Une voiture publique qui part d'Aywaille vers quatre heures du soir ramène à Chênée par le pays montueux de Florzé, de Sprimont, de Beaufays, le touriste enchanté.
Si l'on a le temps, on peut explorer la ruine par le haut et par le bas. C'est à faire. Mais si l'heure presse ou si les jambes fléchissent, il suffit de rester au fond de la vallée; c'est peut-être même de là que l'effet est le plus beau, et qu'on ne se lasse pas d'admirer cette vaste roche à pic dont le pied baigne dans les eaux de l'Amblève et dont le front se couronne d'un vieux et sombre donjon .M. Marcellis, hospatalier, courtois, aimable, comme l'est toujours tout poëte, laisse l'accès libre à ses prés et jardins pour arriver à la base même du roc. Ici un sentier assez âpre conduit au-dessus; mais la descente peut se faire par un long chemin en zig-zag. Seulement j'engage avec instance M. Marcellis, poëte, industriel et propriétaire, trois qualités qui ne hurlent plus de se trouver ensemble, à relever et rétablir la grande croix de bois qui signalait la ruine à tous les points de l'horizon et qui était venue sanctifier le féodal manoir à l'époque où des vassaux exaspérés le démantelèrent.
Le château d'Amblève était maison royale au commencement du VIIIe siècle, comme on peut le voir dans l'Histoire de Francede Velly, tome I, pages 319 et 347. Il fut probablement reconstruit dans le cours du même siècle et prit le nom de Neuf-Chastel (château-neuf) que l'on retrouve dans les chartes. Devenu propriété de la puissante famille des La Marck, aujourd'hui représentée par les d'Arenberg, il devint la terreur des habitants du ban de Sprimont qui en dépendait. Les Archives de l'abbaye de Stavelot s'expriment en ces termes:
« Sprimont ne pouvant plus supporter le joug odieux des La Marck, offrit, l'an 1587, à Philippe II, la somme de 5,800 florins,pour être remboursée à la dame Madelaine, veuve de sir Evrard de La Marck.
» Le roi,flattéde cette proposition, l'accepta avec grand contentement et mit fin à l'antichrèse en refondant l'argent...
Château-neuf avoit été trop long-temps le séjour de la tyrannie pour que les habitants de ce domaine ne l'eussent pas en horreur. Cette place étant inutile au roi, ils obtinrent facilement l'autorisation de la démantibuler; ils en effacèrent jusqu'au nom qu'il portoit, pour lui rendre son nom primitif de Château d'Amblève. »
Voyez les Promenades historiques dans le pays de Liége par le docteur Bovy, tome II, pages 107 et 108.
Si de retour à Aywaille, qui n'est qu'à dix ou quinze minutes des ruines, on a la chance heureuse de trouver à louer un petit bateau, alors l'excursion prend le caractère d'un véritable voyage de circumnavigation; car parti de Chaudfontaine où l'on a suivi le cours de la Vesdre, on va descendre à présent le cours pittoresque de l'Amblève et de l'Ourthe. Il y a plus; on va passer devant des lieux célèbres, devant Martin-Rive, la rive de Charles-Martel, et devant Robo-Rive, la rive du duc Robo. Deux hameaux portent en effet ce nom; et c'est là, dans une gorge étroite, que se joua jadis la grande fortune du royaume des Francs. Les deux rives opposées de l'Amblève étaient occupées, l'une par l'armée de Charles-Martel, alors simple duc d'Austrasie, et l'autre par l'armée de Chilpéric, vain fantôme de roi dont se couvrait Rainfroy, maire du palais, aidé du duc d'Aquitaine et de Robo, duc de Frise. Robo était sans doute le principal hef de l'armée royale; et c'est ainsi que l'un des bords a pris le nom du vaincu et l'autre du vainqueur: Robo-Rive, Martin-
Rive.
Le reste de l'excursion se recommande aussi. On tombe à Doux flamme dans les eaux de l'Ourthe. On passe à pleines voiles sous les ruines de Montfort et sous la haute tour de Poulseur. On salue Esneux ,Brialmont et Tilf. On débarque à Chênée. Chaudfontaine au bout, ainsi que la plus vive satisfaction du voyage.
26.
Ce cher val de Glouri jadis eut une source
Ayant un nom bien doux, la Fontaine d'amour,
Mais perdue, a-t-on dit...
« Nous suivons le cours du Bougny, dit le docteur Bovy, dans ses Promenades historiques, tome II, page 17; à gauche est un ravin, où croit un épais taillis. Nous y cherchons la Fontaine de l'Émigré; mais nous n'en retrouvons que le lit. Elle a été tarie par les petites bures des houillères voisines. »
Et nous, hâtons-nous de le dire, nous l'avons heureusement retrouvée; et à présent elle coule pour tout le monde. Notre auteur l'appelle la Fontaine de l'Émigré; en effet quelques-uns l'avaient ainsi appelée du nom d'un émigré français qui l'avait découverte vers l'année 1794. Mais la plupart la nomment la Fontaine d'Amour à cause apparemment des qualités toutes spéciales de son eau ferrugineuse.
Notre auteur se trompe en parlant du cours du Bougny. Le ruisseau vient du hameau de Bouny; mais il se nomme le Glouri, mot dont la dernière syllabe procède du rivus des Latins et se retrouve dans le nom d'un grand nombre de nos villages: Parfondry, Magnery, Grandry , Rogery, c'est à- dire, ruisseau rouge ,grand ruisseau, etc. Nous avons aussi le hameau de Grétry au canton de Dalhem. Quant à la première syllabe de Gloury, tous les académiciens du canton s'accordent à la dériver de l'agréable bruit du ruisseau qui fuit en murmurant glou glou; et c'est à coup sûr une des plus fortes étymologies qu'un Institut archéologique puisse enregistrer.
Le terrain où jaillit la fontaine d'amour appartient à M. Philippe Grisard de la Rochette, om qui se rencontre partout au pays de Chaudfontaine. Nous annonçons avec plaisir à nos lecteurs que le digne propriétaire de la source se propose d'en faciliter l'accès, d'y placer un banc rustique, et de l'ombrager, non pas,je l'espère, de ces raides et sombres et immobiles sapins dont nos jardiniers paysagistes commencent à faire un énorme abus, mais de riants tilleuls, d'ormes majestueux ou d'élégants acacias qui feront tout de suite ombrage.
Dût ma petite wallonnade être écrasée par la comparaison, je cède au désir de citer quelques vers consacrés à la fontaine d'amour par un ancien frère en poésie:
Derrière le joli château
Qu'on nomme la Rochette,
L'on vient de découvrir une eau
Qui mérite bien qu'on l'achete,
Puisque le gros chasseur du lieu
M'a ditqu'il mange comme un diable
Avec ce breuvage impayable ,
Lui qui mangeait si peu...
Ainsi chanta Malherbe dans les Délices de Chaudfontaine, le Malherbe de Liége bien entendu, et non pas le Malherbe de Caen. On le voit; il y a tant de charme, tant de poésie dans la vallée de nos eaux thermales, que longtemps avant nous les Apollons du cru s'évertuaient à rimer en son honneur et gloire.
27.
J'avais pourtant beaucoup à raconter encore.
Les vacances sont finies: la suite à l'ordinaire prochain.
J'en ai grand regret, car j'aurais voulu consacrer encore quelques lignes au chapitre des mauvais jours. Est-ce possible? Y a-t-il, peut-il y avoir de mauvais jours à Chaudfontaine? Oui, lecteur. Sans doute le soleil y brille d'un éclat plus vif, plus constant qu'en aucun lieu du monde belge; mais encore par ci par là, de loin en loin, par moment, par instant, par hasard, quelque nuage passe, prend même la liberté de s'arrêter, tant le séjour le charme, et se met alors à transpirer plus ou moins abondamment au-dessus de la vallée. Que faire dans ces mauvais jours? Bon gré mal gré il faut se tenir au grand salon de l'hôtel, faire de la musique, du piano, de la polka même, prendre aussi le crayon, ombrer, achever le dernier dessin de l'album, ou bien lire les journaux, mieux encore lire des Wallonnades ou autres ouvrages aussi intéressants du cru. Car enfin l'étranger ne peut venir et séjourner au pays pour s'en retourner gros Jean, sans rien voir, rien savoir de ce qu'élaborent nos plumes. Non seulement, je l'espère, l'étranger voudra se régaler de la cuisine belge, du gigot d'Ardenne, du jambon de Bastogne, des petits choux de Bruxelles, du boudin de Namur, etc.; mais il voudra tâter de nos ragoûts intellectuels, du produit spirituel local. Il ne peut certes quitter Chaudfontaine et Belgique sans avoir goûté quelque wallonnade à la vinaigrette, une fable au sel attique de Stassart ou de Gaucet, une ode aux fines herbes de Théodore Weustenraad, une tragédie à la Richelieu d'Edouard Wacken, quelque biographie au miroir de Félix Van Hulst. Il ne peut se dispenser, pendant son séjour, de toucher à la poésie d'Adolphe Mathieu et à l'histoire des Borgnet, des Gerlache, des Juste, des Kervyn , des Moke et des Polain. S'il vient à sentir l'appétit s'éteindre, nous lui prescrivons l'Art poétique du Baron Horace; et s'il lui prend fantaisie de fricotter lui-même un brinde poésie, nous ne pouvons trop lui recommander les parfaites Etudes de prosodie sur Racine de H. Boscaven. Du reste il peut à l'infini varier ses jouissances. Veut-il s'égayer à la chansonnette? Il prend les chansons d'Antoine Clesse, le Béranger des Belges; et il chante. Veut-il faire de la haute république? Il prend les terribles satires de Potvin. Veut-il faire de la calme et douce politique? Il prend Benoit Quinet, et il lit son excellent Dantan. Voudrait-il nier, par hasard, que le pays où il est, où il boit, mange, respire et se baigne, n'a pas été de longue et très-longue date un état parfaitement représentatif, avec équilibre des pouvoirs, responsabilité ministérielle, inviolabilité du domicile et le reste? Ferdinand Henaux est là pour lui dire son fait; car il tient en mains son Histoire constitutionnelle de l'ancien pays de Liége. Soit dit néanmoins entre nous; il y aurait bien un petit point qui pourrait y manquer, un tout petit point qui est le plus grand point, je veux dire la liberté de la presse... Mais notre amateur préfère peut-être lier connaissance avec nos gros matadors de l'érudition? A son aise: il aborde tout simplement nos Bormans, nos de Ram, nos Schayes; il visite nos Gachard et nos Saint-Genois; il va fouiller nos Carton, et il en tire toute espèce de bonnes choses. Qui sait même s'il ne voudra pas se frotter à la linguistique de hautbord? Eh bien, qu'il se frotte à Charles Grandgagnage, érudit du bon coin, qui, bien que mon sang et mon nom n'en est pas moins l'auteur (sous un titre trop modeste) d'un solide Dictionnaire étymologique de la langue wallonne. Et ce morceau passé, notre amateur peut à l'instant se raviver l'estomac d'un mets plus varié, d'une oille littéraire à sauce plus piquante. Voilà justement sur la table, dans le salon de lecture du grand Hôtel des Bains, levBulletin de l'Institut archéologique liégeois. Que de belles et bonnes pages! Ici une délicieuse wallonnade intitulée Chaudfontaine; là un examen à fin fond d'histoire des Ruines de Chèvremont; plus loin l'antique Origine des Wallons savamment expliquée, le riche Evangéliaire du trésor de Notre-Dame de Tongres soigneusement décrit, les Seigneuries d'Agimont remises en lumière, et enfin (toujours Chèvremont) un fort joli article sur l'Evêque Notger, où l'on voit un grave bénédictin voltiger avec beaucoup de grâce autour de l'histoire du sac de Chèvremont qu'il voudrait nier davantage. Il y en a pour tous les goûts, j'espère. Aussi je suis bien sûr que tous les journaux nationaux de la province de Liége n'ont point tari d'éloges à l'endroit de ce Bulletin archéologique éminemment national et Liégeois. Notre amateur va s'en délecter dans les rares mauvais jours de Chaudfontaine. Je n'ai plus qu'un mot à lui dire. Veut-il avoir une dernière preuve, preuve décisive, convaincante, concluante, que les Belges savent écrire, écrire même comme on n'écrit plus en France, écrire comme écrivait Molière? Il n'a qu'à lire, lire encore et relire cette charmante et très-attachante comédie de Jules Guilleaume, Pic, repic et capot; et je réponds qu'il sera surpris des plus agréablement. Aussi je ne puis trop remercier M. Jules Guilleaume du plaisir qu'il m'a donné l'autre jour en m'envoyant son œuvre. Voilà, voilà ce qui s'appelle écrire. Oh! les Belges commencent à écrire (beaucoup trop en vers cependant).
Mais chut! Silence!... J'entrevois dans un coin obscur le honteux Béotien de Belgique, armé d'une seringue en guise de carabine, et qui me couche en joue. Infortuné Béotien! Il se sent perdu, et il en est aux coups de désespoir. Pour l'attraper tournons-lui la bonne face.
Le Béotien de Belgique ne cherche à voir que les taies dans nos plus beaux yeux, comme dans nos plus beaux livres. Je vais le rendre bien heureux à publier le mien. Comme il va jouir à trouver çà et là quelque expression plus ou moins hardie, plus ou moins risquée, plus ou moins fautive! Eh, mon Dieu, oui, je le sais;j eme gêne trop peu; et quand je vois une côte bien exposée au midi, bien brûlée du soleil, quand je trouve apricus chez les Latins et rien chez les Français, ma foi, je dis bravement que c'est une côte solaire; et tout le monde comprend. Réjouis-toi, ô Béotien de Belgique! car je dis plus encore; car tu m'entends gémir sur la tombe précoce d'un jeune savant de Chênée; car tu m e vois fricottant des vers, etc., etc., etc., etc.
28.
Je les soupçonne fort ces Français si charmants
De nous avoir volé quelques noms des plus grands:
Mais de par Charlemagne et Bouillon et Commines
Ils n'y reviendront plus ...
Ils y reviennent pourtant et c'est ce qui nous décide à ajouter cette note qui n'est pas précisément à sa place, mais devait venir plus haut. Voici donc un très-intéressant article qui nous a été récemment envoyé et qui se trouve reproduit dans un journal hebdomadaire, dans l'Organe de Huy. Nous le reproduisons nous-même avec d'autant plus de plaisir qu'il rentre tout-à-fait dans l'idée des vers que l'on vient de transcrire, et qu'en outre il contient à notre adresse un compliment extrêmement flatteur.
Pierre l'Ermite et sa statue.
La ville d'Amiens se propose d'élever une statue à Pierre l'Ermite. C'est là une idée noble et généreuse. Une ville se glorifie toujours d'avoir donné naissance à l'un de ces hommes dont le nom, comme celui de Pierre l'Ermite, se rattache aux plus grandes époques de l'histoire. Mais ce projet nous engage à soulever de nouveau une question assez délicate et de nature à étonner quelque peu, croyons-nous, la capitale de la Picardie: c'est la question de savoir si Pierre l'Ermite
appartient plutôt, par sa naissance, à la France qu'à la Belgique et si sa statue ne s'éleverait pas, avec autant de raison,à Huy qu'à Amiens. De nouvelles recherches sont encore venues augmenter nos doutes sur la naissance de Pierre l'Ermite en Picardie, point d'histoire d'ailleurs assez obscur, et que nous avons moins la prétention de trancher que de laisser à d'autres plus habiles que nous le soin d'éclaircir.
Les historiens modernes étaient unanimes pour placer à Amiens le berceau du promoteur des Croisades. On n'aurait jamais songé à lui contester cet honneur, lorsqu'il y a quelques années, la découverte d'un ancien manuscrit vint éveiller quelques doutes. Ce manuscrit, que M. Grandgagnage, l'un des membres les plus érudits de l'Académie de Belgique, a fait connaître dans les Annales de cette Académie, n'est autre que le nécrologe du Neufmoustier, fondé, comme on sait, par Pierre l'Ermite. Personne ne contestera ni l'authenticité, ni l'autorité de ce document précieux. Toutes les annotations des décès des fondateurs et des abbés de ce monastère, depuis sa création, s'y trouvent inscrites à leur date. Comme il est facile de s'en convaincre, celle de Pierre l'Ermite remonte au douzième siècle. Nous la traduisons littéralement. « Le huitième des ides de juillet (1117) est décédé dom Pierre, vénérable prêtre et Ermite (heremita) qui mérita d'être le premier élu du Seigneur, pour prêcher la sainte croix. De retour au pays natal (cum » reversus fuit ad NATALE SOLUM) après la conquête de la terre sainte, il satisfit à la demande de plusieurs hommes nobles en fondant cette église en l'honneur du saint sépulcre et de saint Jean-Baptiste. Il y choisit le lieu de sa sépulture. »
Il est donc venu mourir sur le sol natal. Ce mot doit nous suffire pour Pierre l'Ermite, comme il a suffi pour Charlemagne, et c'est, en effet, une indication entièrement identique qui a fixé l'opinion des historiens sur la naissance de cet empereur. On dira peut-être que Pierre l'Ermite, revenant de la terre sainte, pouvait fort bien considérer notre pays, peu éloigné de la Picardie d'ailleurs, comme sa patrie, comme son pays natal. L'objection est peu sérieuse. Si nous remontons à cette époque, nous trouvons à ces mots un sens beaucoup plus précis que celui qu'on pourrait aujourd'hui leur attribuer. Chaque partie du territoire, morcelé par le régime féodal, avait ses institutions indépendantes et son nom propre. Les chroniqueurs contemporains n'en étendaient jamais les limites. Un Liégeois n'était pas plus Picard à cette époque qu'un Français n'est maintenant Turc ou Chinois. Ce n'est pas tout. Un autre manuscrit de ce siècle, publié récemment, la chronique de St. André de Bruges, nous apprend que Pierre l'Ermite était natif de la Germanie inférieure. Interrogez les géographes. Ne sont-ils pas unanimes pour y placer la principauté de Liége et en exclure la Picardie? Enfin, une tradition locale, tradition dont un écrivain français lui-même a constaté l'existence, fait naître le promoteur des Croisades aux environs de notre ville, et les traditions, on le sait, ont aussi leur autorité - Voir dans la nouvelle édition de l'Encyclopédie moderne, (Paris, Firmin Didot) l'article Huy, par M. A. d'Héricourt.
En présence de ces documents authentiques, de ces souvenirs transmis d'âge en âge, des doutes sont nés, nous le répétons, sur la naissance de Pierre l'Ermite en Picardie. On s'est demandé si la base de cette dernière opinion était plus solide. Nos preuves, pour se compléter, demandaient à être comparées aux preuves contraires.
Tous les auteurs modernes ont adopté, un peu en aveugle, sur la question qui nous occupe, l'opinion du Père d'Outreman, auteur d'une vie de Pierre l'Ermite qui parut au dix-septième siècle. Ce livre mérite-t-il une grande confiance? Nous ne le croyons pas. Dans tous les historiens du temps des Croisades, que nous avons pu consulter, nous n'avons rien, absolument rien découvert, ni sur la naissance, ni sur la famille, ni sur la jeunesse de Pierre l'Ermite. Tous gardent le plus profond silence. Dans l'ouvrage du Père d’Outreman, au contraire, rien ne manque. Il peint Pierre l'Ermite absolument comme s'il posait devant lui. Il raconte, dans les plus grands détails, ses aventures de jeunesse, son mariage, ses malheurs. Il énumère ses enfants légitimes et même naturels, et s'amuse à en faire découler une longue postérité. Comme la plupart des monographies écrites à cette époque, où la critique historique était encore dans l'enfance, le livre du père d'Outreman n'est pas un histoire, c'est un véritable roman. Les sources auxquelles il prétend avoir puisé les détails qu'il raconte, ne nous paraissent ni bien sincères ni bien authentiques. Les manuscrits qu'il cite nous sont, il est vrai, parfaitement inconnus, mais il est impossible, croyons-nous, de les faire remonter à une époque bien reculée. Il suffit, pour s'en convaincre, de lire les extraits qu'il en donne.
Le Père d'Outreman s'appuie principalement sur deux manuscrits: l'un avait pour auteur un nommé Nicolas de Campis ou Dechamps, l'autre était possédé par une famille du nom de L'Hermite, qui habitait Amiens. Le premier n'est qu'un tissu de fables, où le ridicule se mêle à l'absurde. Il fait naître Pierre l'Ermite à Amiens, mais il le fait mourir à Constantinople. Devons-nous ajouter plus de foi à la première assertion qu'à la seconde? Le second de ces manuscrits nous inspire encore moins de confiance. Il ne nous paraît être que l'œuvre d'un mauvais fabricant de généalogies. C'était la manie alors de se créer des aïeux pour rehausser la noblesse de sa race.
Les L'Hermite, famille plus ou moins noble de la Picardie, ne trouvent sans doute rien de plus ingénieux, que de se considérer comme les descendants directs de Pierre l'Ermite et de faire entrer dans sa postérité tous les Hermite connus, sans oublier le fameux Tristan l'Hermite. Pour donner plus de vraisemblance à l'invention, on fit naître Pierre l'Ermite à Amiens, et tout fut dit. Mais il est une chose à laquelle l'inventeur de cette postérité ne réfléchit pas: c'est que le promoteur des Croisades ne portait pas du tout le nom de l'Hermite. Il s'appelait simplement Pierre Acher, en latin Acheriensis, et était par conséquent étranger aux l'Hermite de Picardie. Ce simple fait suffit, à lui seul, pour démontrer l'absurdité de cette prétendue généalogie.
Telles sont les autorités invoquées par le Père d'Outreman et ses contemporains. Nous n'insisterons pas sur leur valeur: elles se réfutent assez d'elles-mêmes . Loin de nous convaincre, ces preuves, par leur faiblesse, ne font qu'ajouter à la force de l'opinion que nous avons émise.
Cette question, que nous ne pouvons qu'effleurer ici, nous la soumettons à des juges plus compétents que nous. Nous n'avons nullement l'intention de ravir à la ville d'Amiens, dans le seul but de nous l'attribuer, l'honneur d'avoir donné naissance à Pierre l'Ermite. Mais avant de lui élever une statue, elle ferait bien de dissiper tous les doutes. Y réussira-t-elle?
Difficilement, je pense.
Mais nous, plomb sans ressort, Belges insouciants,
Nous avons beau créer des héros, des géants;
Nous les laissons se perdre au gouffre où tout s'oublie...
Vous voyez bien que j'ai eu grandement raison de tenir ce langage. Devons-nous laisser l'hermite Pierre tomber à son tour dans le gouffre?
Le document précieux dont il s'agit dans l'article que l'on vient de lire est toujours en notre possession; et toujours aussi nous nous faisons le plus grand plaisir de montrer aux amateurs ce vrai titre de gloire. Il a été vu jusqu'à présent par plus d'étrangers que de Belges. Voici la notice que j'en ai donnée:
Un ancien manuscrit: Pierre l'hermite.
Les moindres circonstancesqui se rattachent à la mémoire d'un grand personnage historique sont de nature à inspirer l'intérêt. C'est à ce titre que je vais présenter quelques notes sur l' homme extraordinaire qui prêcha la première croisade, et dont la tombe ignorée honore inutilement notre oublieuse patrie: Pierre l'hermite.
Ces notes sont extraites d'un ancien manuscrit qui m'appartient aujourd'hui, mais qui, d'après des indications certaines, appartenait autrefois à l'ancienne abbaye du Neuf-Moustier, près de Huy. On sait que Pierre l'hermite fonda ce monastère vers l'an 1102; or, diverses circonstances que j'aurai l'occasion de mentionner dans le cours de cette notice, m'autorisent à croire que le manuscrit a été fait du temps du fondateur, peut-être par son ordre ou du moins sous ses auspices.
Il se compose de quatre parties distinctes. La première partie contient le règlement fait pour les chanoines en 816, à Aix-la-Chapelle, sous l'autorité de Louis le Débonnaire: capitulaire ou concile, appelé ordinairement la règle d'Aix-la-Chapelle. Faisons remarquer d'abord que c'es tun chapitre
de chanoines que Pierre l'hermite avait institué dans son monastère.
La seconde partie est le martyrologe de Bède. On y trouve quelques notes marginales, quelques interlignes, quelques passages surchargés. Il est permis de supposer que le copiste avait transcrit le martyrologe d'une manière exacte et fidèle, mais que par la suite le chapitre du Neuf-Moustier, voulant s'approprier ce recueil à l'exemple de beaucoup d'autres communautés religieuses, fit faire sur la copie les additions et les changements qui pouvaient s'accommoder à ses convenances.
La troisième partie est un nécrologe, un registre aux commémorations, aux anniversaires, qui paraît avoir été principalement destiné à consacrer la mémoire des bienfaiteurs de l'abbaye. On y voit annoté le décès de Pierre, prêtre et hermite. C'est l'une des plus anciennes annotations du nécrologe; tout annonce qu'il faut la reporter à la date même de la mort de Pierre, à l'an 1115. La dernière annotation est de l'année 1787. Il est curieux de voir cette longue série de décès et de commémorations, qui embrasse une période de près de sept cents ans, marquant parfaitement toutes les variations de l'écriture, et présentant plusieurs détails caratéristiques des différentes époques. Aux noms francs de Théobald, Hodebold, Francon, Boson, Hermengarde Alpaïde, on voit succéder peu à peu les modernes dénominations. Après les dons faits à la primitive abbaye, de trois ou quatre deniers de rente, de quelques sols de Liége, d'un exemplaire des Saintes Écritures, d'un calice, d'un livre de musique, on voit venir les muids d'épeautre, les bonniers de terre, et enfin ces sortes de bienfaits diminuer dans les derniers temps d'une manière quelque peu sensible.
La quatrième partie du manuscrit renferme l'exposition de la règle de Saint Augustin. C'est à cette règle que le fondateur du Neuf-Moustier avait soumis les religieux de son monastère.
L'acte de décès de Pierre l'hermite est trop important pour ne pas être textuellement reproduit. Il est écrit à l'encre rouge. Une ligne superposée à l'encre noire donne l'année 1115.
JULII ANNO DOMNI MCXV
VIII id
OBIIT DOMNUS PETRUS PIE MEMORIE VENERABILIS SACERDOS ET HEREMITA. QUI PRIMUS PREDICATOR SANCTE CRUCIS A DOMNO MERUIT DECLARARI HIC POST AQUISITIONEM SANCTE TERRE CUM REVERSUS FUIT AD NATALE SOLUM AD PETIONEM QUORUMDAM VIRORUM NOBILIUM ET IGNOBILIUM FUNDAVIT ECCLESIAM ISTAM. IN HONORE SANCTI SEPULCHRI ET BEATI JOHANNIS BAPTISTE. IN QUA IDONEAM ELEGIT SIBI SEPULTURAM.
« Le huitième des ides de juillet, est décédé dom Pierre, de pieuse mémoire, vénérable prêtre et hermite, qui mérita d'être le premier élu du Seigneur pour prêcher la Sainte-Croix. De retour au pays natal après la conquête de la Terre Sainte, il satisfit à la demande de plusieurs hommes nobles et non nobles, en fondant cette église en l'honneur du Saint Sépulcre et de Saint Jean-Baptiste. Il y choisit le lieu de sa sépulture. »
De retour au pays natal , Pierre fonda cette église: de ces termes de l'acte résulte une assez grave présomption que le fondateur était né aux environs de Huy dans le pays de Liége; et même les prédilections de patrie ne se révèlent-elles pas dans le choix du lieu de la fondation comme de la sépulture? On voit aussi (et ce fait est généralement reconnu) que le mot hermite est inscrit dans l'acte, non pas comme nom, mais comme qualité: Petrus, venerabilis sacerdos et heremita; Pierre, vénérable prêtre et hermite.
L'annotation rapporte en style simple et précis l'origine du NeufMoustier et le décès de son fondateur. Cependant, s'il faut en croire quelques historiens, la fondation de ce monastère a quelque chose de plus poétique. L'hermite Pierre, en revenant de la Palestine avec le comte de Montaigu, le comte de Clermont et quelques autres croisés, fut assailli dans la traversée d'une effroyable tempête. Au milieu du tumulte des vents et des flots, ses compagnons de voyage élevèrent leurs voix vers le ciel, faisant voeu, s'ils échappaient à la mort, d'édifier une église. La tempête fut aussitôt calmée et l'hermite Pierre fonda le Neuf-Moustier.
Aucune mention de ce miracle n'est faite dans l'annotation que nous avons transcrite; et pourtant le religieux du Neuf-Moustier qui en est l'auteur était selon toute vraisemblance contemporain du fondateur. Eût-il manqué, si la vérité l'eût permis, de signaler cette sainte et miraculeuse origine qui attachait au ciel le berceau de son monastère? Pierre avait rapporté de Jérusalem des reliques du Saint Sépulcre et de Saint Jean-Baptiste, qu'il tenait du patriarche Arnulphe. A la demande de quelques fidèles , il bâtit une église en l'honneur du Saint Sépulcre et de Saint Jean; il y déposa les reliques; et de même qu'à Jérusalem, il confia la garde de ces restes précieux à une communauté de chanoines réguliers de l'ordre de Saint Augustin. Le retour en Europe de l'homme qui avait délivré le tombeau du Christ, ne pouvait être plus vivement caractérisé que par cette imitation des établissements religieux de la cité sainte. Mais, au grand regret de certains chroniqueurs, il n'y avait plus rien de merveilleux dans ce récit tout simple et tout naturel de la vérité.
L e nécrologe contient une autre annotation, faite en mémoire de la translation du corps de Pierre l'hermite. Elle est conçue en ces termes :
NOVEMBRIS.
XVII K COMMEMORATIO TRANSLATIONIS DOMNI PETRI SACERDOTIS DICTI HEREMITE.
Plusieurs écrivains nous ont transmis le récit de cette translation, mais sans donner tous les détails que contient une note marginale du manuscrit de l'abbaye du Neuf-Moustier. Cette note est, en quelque sorte, le procès-verbal de la cérémonie, rédigé manifestement par un témoin oculaire. En voici la substance:
« En l'an de l'incarnation du Seigneur 1242, indiction quinzième, le dix-septième des calendes de novembre, l'abbé Herman et toute la communauté du Neuf-Moustier, touchés d'une inspiration divine, résolurent de transférer dans l'intérieur de leur église les restes de Pierre L'hermite, qui, par un effet de son humilité, avait été inhumé au dehors dans un cercueil de pierre, recouvert ensuite d'un marbre tumulaire. Un prêtre leva du cercueil la dépouille mortelle en présence de l'abbé et de tous les religieux du monastère, faisant cercle à l'entour. On trouva que la tête avait la tonsure cléricale à la manière des moines, les cheveux blancs et crépus abondamment répandus autour de la couronn. Un cilice, qui nous a paru tissu de poils de chameau, enveloppait les reins. On transporta ces restes avec pompe, et on les descendit dans la crypte de l'église au bruit de toutes les cloches, avec solennité de messes, l'abbé et le prieur célébrant en personne les offices
des morts. D'après l'antique usage, on plaça dans la tombe un calice de plomb plein de vin pur, en signe du sacerdoce. »
Anno dominice incarnationis. M C· XLII· indictione. XV· XVII. kl novembris· hermannus abbas sacerdos· totusque hujus ecclesie conventus divino usi consilio transtulerunt reliquias domni petri venerabilis sacerdotis dicti hermite· a loco extra ecclesiam silicet a stilicidio ipsius templi versus australem plagam· contra altare beati stephani prothomartiris· ubi olim causa humilitatis in sarcophago lapideo· tumba marmorea desuper constructa decenter humate fuerant· et in cripta ejusdem ecclesie ante altare apostolorum philippi et jacobi cum missarum sollempniis pulsantibus signis· abbate el priore exequias peragentibus cum calice plumbeo vini meri pleno in signum sacerdotii ut mos est aposito honorifice tradiderunt sepulture evolutis enim a die obitus sui annis ferme· C· XXX·
cumque ut prediximus vite venerabilis petri a quodam sacerdote de tumulo levarentur reliquie abbate et conventu circumstantibus inventum est caput ad modum monachi tonsuram habens clericalem· atque crines canos et crispos circa coronam habundanter aspersos· sicut et cilicium ut credimus de pilis camelorum contextum circa lumbos inventum est· ut ipse cum esset in carne tanquam fidelis servus et prudens quem constituit domnus super familiam suam non immemor fuit illius precepti domni dicentis· sint lumbi vestri precincti·
Ainsi que nous l'apprend Gilles d'Orval dans une note marginale de sa chronique, ce fut par les soins de Maurice, chanoine du Neuf-Moustier, que la translation s'opéra, après que ce studieux et savant chanoine eut lu les actions mémorables de Pierre dans certains ouvrages venus des pays étrangers. On peut donc présumer que, avant cette époque et dans ces temps d'ignorance, le grand nom de Pierre l'hermite avait perdu de son éclat au sein mê me de l'abbaye qu'il avait fondée. Ayant été chargé d'exécuter la translation, ce fut probablement Maurice qui en rédigea la notice que nous venons de rapporter, comme ce fut sans doute par lui que le corps fut levé du cercueil à quodam sacerdote, dit l'annotateur, en s'abstenant par humilité de mentionner son propre nom. On conçoit que les religieux du Neuf-Moustier avaient choisi, pour diriger la solennité, le plus distingué de leurs frères et celui-là même qui venait de remettre en honneur la mémoire de leur illustre fondateur. Rappelons à ce sujet que ce fut au même Maurice, le savant chanoine que Gilles d'Orval dédia et adressa son livre avec prière de le corriger. Chapeauville, Gesta pontificum leodiensium, tome 2, pages 1 et 2.
Villenfagne, dans ses Recherches sur l'Histoire de la ci-devant principauté de Liége, tome 2, page 446, avait déjà conjecturé que la note de Gilles d'Orval, relative à la translation du corps de Pierre l'hermite, lui avait été communiquée par Maurice. Aussi cette note n'est, pour ainsi dire, qu'un extrait de celle de notre manuscrit, laquelle était restée jusqu'à ce jour inédite. Un mot encore sur ce chanoine, dont peut-être nos historiens se sont trop peu occupés. On a pensé avec raison qu'il avait été le continuateur de la chronique d'Albéric, l'une des chroniques les plus intéressantes du moyen-âge. Plusieurs notes historiques de notre manuscrit , écrites en marge du nécrologe ou insérées dans le texte même de certaines commémorations, peuvent fournir de nouveaux arguments à l'appui de cette opinion. Villenfagne Recherches, etc., tome 2, page 433.
Quelques auteurs ont avancé que Maurice avait été abbé du Neuf-Moustier. Chapeauville les a réfutés, en disant que Gilles d'Orval lui donne simplement le titre de chanoine dans son épître dédicatoire. Mais cette raison paraît peu concluante; car Maurice, simple chanoine à la date de cette épître, a pu devenir abbé dans la suite. Au surplus, et s'il restait un doute à cet égard, il serait entièrement levé par une annotation du même manuscrit, laquelle mentionne la mort de Maurice, Mauritii sacerdotis, sans autre qualification, tandis que le nécrologe, en rapportant le décès des abbés du Neuf-Moustier, indique constamment leur titre et même leur rang chronologique.
Pour revenir au manuscrit qui fait l'objet de cette notice, tout nous porte à croire, ainsi que nous l'avons dit plus haut, qu'il a été fait du vivant de Pierre l'hermite, peut-être même sous sa direction. Et d'abord on ne peut douter qu'il ait été écrit par un religieux du Neuf-Moustier. Les deux parties principales dont il se compose sont la règle d'Aix-la-Chapelle et la règle de Saint Augustin; or, nous lisons dans le nécrologe l'annotation suivante: Commemoratio johannis diaconi fratris nostri qui scripsit regulam hanc. C'est donc un diacre du Neuf-Moustier, appelé Jean, qui est l'auteur du manuscrit. Ultérieurement, d'après la forme de son écriture, on peut le reporter au onzième ou douzième siècle, c'est-à-dire, au temps de Pierre l'hermite. Celui-ci, en érigeant son cloître, dut commencer par y établir la discipline et régler tout ce qui concernait l'ordre intérieur. C'est une communauté de chanoines qu'il avait fondée au Neuf-Moustier; il devait donc lui donner le règlement sur la profession canoniale: première partie du manuscrit. C'est la règle de Saint Augustin qu'il lui avait imposée; il devait encore lui faire copier cette règle et lui en présenter une exposition assez étendue: autre partie du manuscrit. Quant au nécrologe, la nécessité s'en démontre d'elle-même. Chaque abbaye avait son nécrologe. Il en fallait un au Neuf-Moustier dès son origine, dès la première mort qui devait y arriver, dès le premier anniversaire qu'on pouvait avoir à y célébrer. Le martyrologe de Bède était un livre également nécessaire; car on en faisait dans les anciens monastères une lecture quotidienne. Mais il est une circonstance qui nous paraît surtout à remarquer. On trouve dans le corps du manuscrit deux cantiques notés en plein-chant, l'un à la fin de la règle des chanoines, l'autre à la fin du nécrologe. Ce sont la première et la cinquième lamentation de Jérémie sur les malheurs de Jérusalem. En les lisant, on croit entendre Pierre l'hermite s'écrier lui-même à l'Europe entraînée:
« La cité sainte est veuve: la reine des nations est tombée sous le joug... Sion est dans les larmes; car il ne vient personne aux solennités de son temple... Voyez, Seigneur, quel est notre opprobre: notre antique héritage est aux mains de l'étranger... »
C'est bien là sans doute le cachet de Pierre l'hermite, de celui qui avait contribué si puissamment à sauver Jérusalem des mains des infidèles. Qui sait même? Nous hésitons à le dire; mais enfin nous remarquons que l'écriture de ces deux cantiques est d'une main tout autre que celle du corps du manuscrit. Pierre, retiré au fond de son monastère, se serait-il plu dans ses derniers jours à consigner lui-m ême par écrit cet éloquent souvenir? Posséderions-nous, en un mot, un autographe de Pierre l'hermite? S'il en était ainsi, nous aurions dans les mains un trésor que nous envieraient beaucoup de curieux, d'amateurs et même d'antiquaires. Quoi qu'il en soit, d'après cet ensemble de circonstances, nous croyons pouvoir conclure avec confiance que le manuscrit est contemporain de la fondation du Neuf-Moustier, rédigé par les soins et composé sous les yeux de son célèbre fondateur.
Le monastère du Neuf-Moustier n'est plus: l'église a disparu: la main de 93 a violé la sépulture du vénérable Pierre. De la primitive abbaye une aile seulement et quelques arceaux d'un vieux cloître sont demeurés debout. L'art moderne a eu la prétention de rajeunir ces restes, de les arranger, de les embellir avec beaucoup de soin. L'antique retraite de l'hermite Pierre se trouve convertie en fraîche et riante villa, artistement encadrée dans les massifs de verdure d'un jardin à l'anglaise. A travers les constructions nouvelles et l'éclat des peintures, vous distinguez encore deux ou trois ogives et les fûts bizarrement cannelés de quelques colonnes du moyen âge. Dans le jardin, au milieu de la verte pelouse, on montre au voyageur un caveau en forme de croix grecque, où furent déposés les restes du héros sacré de la première croisade. Mais le caveau est vide: aucune inscription: aucune tombe: la pierre tumulaire a été renversée et brisée. Cependant un saint respect vous saisit en visitant le souterrain désert. Les Belges, trop longtemps oublieux de leurs grands souvenirs, se réveillent enfin dans leur indépendance le moment n'est-il pas venu de consacrer de nouveau ces lieux, où vécut et mourut un homme extraordinaire? Oui, nous l'espérons au moins; bientôt le voyageur, en pénétrant dans cet antique caveau, lira ces mots écrits en lettres d'or sur une table de marbre:
ICI
DANS LA CRYPTE DE L'ÉGLISE QU'IL AVAIT FONDÉE
REPOSA PENDANT SIX SIÈCLES
LE CORPS DE PIERRE L'HERMITE.
C'est encore trop peu, selon moi; et je déclare souscrire pour cent francs aux frais de la statue que la ville de Huy, aidée de la province et du gouvernement, ne peut manquer d'ériger un jour à la mémoire de son héroïque fils.
29.
Oh! vous n'y perdrez rien...
On n'y perdra que l'attente; et encore, ayant revisé le vieux portefeuille où gisent les wallonnades restées inédites, l'auteur s'est effrayé du nombre; il a vu que ses publications détachées pouvaient et devaient se succéder avec plus de régularité de vacances en vacances. Pour allécher ses lecteurs, ilv a donner malicieusement la nomenclature des divers petits poèmes qui n'ont pas vu le jour:
César; ― le Righ des Eburons; ― la Fontaine de Pline; ― Saint Remacle; ― Irruption des Normands; ― l'Arbre du Bon Dieu; ― Pierre l'hermite; ― l'Abbaye de Villers; ― Clairefontaine; ― Orval ; ― le château d'Amblève; ― les barons d'Amblève; ― la Vallée de l'Amblève; ―
Robermont; ― le Château du Rocher (Ardenne); ― le Val de Coirfalise; ― les Cascades de Roiseux; ― Embour.
Si à cette liste des pièces inédites nous joignons la série de celles qui ont déjà paru:
La Pierre du diable; ― Montaigle; ― Montfort; ― la ballade de Chèvremont; ― les trois Dames de Crèvecœur; ― Beaufort; ― Franchimont; ― la Roche à Bayard; le Désert de Marlagne; ― la Fontaine de Louis XIV; ― la Meuse; ― d'Embourg à Montméry; ― Chaudfontaine; ― Waterloo;
Si, dis-je, nous réunissons tout cela ensemble, nous pourrons remarquer certaine prétention à un ordre chronologique qui de César aboutit à Waterloo, en passant par tout le moyen-âge. On se rappelle une singulière prédiction dont nous avons ri. Elle s'accomplit vraiment. Pour peu que la fraîche et poétique fontaine, résistant aux ardeurs de la canicule, continue à couler légèrement dans les mois de septembre et d'octobre, toute l'histoire de Belgique en jaillira sous forme de wallonnade.
Et même, à ce sujet, l'auteur adresse une prière à ses lecteurs et à vous aussi, les aimables lectrices. Si donc, examen fait de ces listes, vous trouvez des lacunes, s'il vous revient en mémoire quelque vieille légende qui serait omise, un grand souvenir de la patrie, l'une ou l'autre iliade des Belges n'ayant pas encore trouvé son Homère, ou bien s'il est encore çà et là quelque noir donjon à chanter, quelque antique abbaye ou ruine pittoresque de nos temps héroïques, veuillez en faire part à l'auteur. Il vous remerciera en accordant sa lyre.
30.
M on héros favori, mon Alfred Nicolas,
Réveillé d'un sommeil qui ne finissait pas ,
Doit un de ces matins se remettre en voyage.
« Quand donc enfin paraîtra la suite des Voyages et Aventures? » demande-t-on de toutes parts.
Patience, Messieurs, et vous surtout, Mesdames. Vous êtes trop pressés. L'ouvrage paraîtra sans doute; mais, je vous le déclare, il en est plus d'un et d'une parmi vous qui, en le parcourant, ne marchera par sur des roses. Ego quos amo arguo et castigo.
En deux mots comme en mille, l'ouvrage paraîtra quand il devra paraître.