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GENS DE LIEGE

Les Pipinides
extrait de " Histoire de Liège depuis César jusqu'à la fin du XVIIIe Siècle "

par le Baron de GERLACHE

PREMIÈRE PARTIE

DEUXIEME ÉPOQUE


DEPUIS SAINT MONULPHE JUSQU'A NOTGER

559 - 971


Saint Monulphe, porté dans les diptyques comme étant le XXIe évêque de Tongres fut en quelque sorte le premier fondateur de l'église et de la cité de Liège. On rapporte que comme il allait de Maestricht à Dinant pour visiter sa famille il s'arrêta sur une hauteur afin d'admirer la beauté du paysage qui s'offrait à ses regards: c'étaient quelques habitations éparses, entourées de bois, situées sur la pente d'une montagne au bas de laquelle se déroulait une rivière magnifique; puis il descendit une verte colline sillonnée d'eaux courantes et d'un aspect ravissant; arrivé près d'un petit ruisseau qui coulait vers la Meuse, il en demanda le nom; on lui dit que c'était la Liège; alors le saint, animé d'un esprit prophétique, s'écria qu'un jour à cette même place il s'élèverait une grande ville qui serait célèbre dans la chrétienté; et il ordonna incontinent que l'on y bâtit une chapelle en l'honneur des saints Cosme et Damien (1).

Ayant perdu son père, Monulphe hérita la ville de Dinant et d'une quantité d'autres domaines dont il fit donation à l'église de Tongres, Tel fut, dit le P. Bouille, le premier titre seigneurial de la cathédrale de St-Lambert. Saint Gondulfe, nommé après saint Monulphe, fut remplacé par saint Perpète, honoré par les Dinantais comme le patron de leur ville. Saint Ebrégise lui succéda, et à ce dernier, saint Jean l'agneau, ainsi appelé pour sa douceur. Après lui, saint Amand, qui prêcha l'évangile à Gand et à Tournay, fut élevé sur le siège de Tongres. Saint Amand s'étant démis de son évêché, saint Remacle fut choisi pour le remplacer. Saint Remacle fut le fondateur des deux célèbres abbayes de Malmédy (2) et de Stavelot. A saint Remacle succéda Théodart, qui fut le père spirituel de saint Lambert.

C'est une grande époque dans l'histoire de l'épiscopat belge que celle de saint Lambert, apôtre de la Campine et patron de l'église de Liège, qui mourut martyr des lois protectrices de la famille et de la société; et cette époque n'est pas seulement grande sous le rapport religieux mais aussi sous le rapport politique puisqu'elle coïncide avec le règne glorieux de l'un des fondateurs de la seconde race de cette monarchie franque qui eut son siège dans notre patrie (3). D'ailleurs les vieux annalistes liégeois ont recueilli une quantité de détails curieux, ignorés ou dédaignés par la foule des historiens, qui rappellent les institutions et les moeurs de ces temps semi-chrétiens, semi­barbares. En les retraçant je me contenterai le plus souvent de les traduire.

Lambert, issu d'une famille noble et opulente de Maestricht fut confié de bonne heure au saint évêque Théodart (4) qui, témoin de son application et de ses progrès dans la science et dans la piété, prédit que ce jeune homme serait un jour son successeur dans l'épiscopat. C'était un temps plein de troubles et de périls. Les biens de l'église étaient hautement envahis et pillés par les gens de guerre. Théodart désolé de leurs violences entreprit le voyage de Rome afin de réclamer la protection du pape auprès de Childéric, roi d'Austrasie; mais ses ennemis informés de l'objet de sa mission lui tendirent une embuscade dans la forêt de Biwalt, près de Spire, qu'il devait traverser pour revenir dans son pays et ils l'assassinèrent. Lambert., âgé d'environ vingt ans, fut désigné, pour être évêque par la voix du peuple (5), qui dans ces moments critiques appelait ordinairement les plus dignes; et eux seul avaient le courage de se dévouer.

Après la mort de Clotaire III et la retraite forcée de Thierry, Childéric Il se vit maître de tout le royaume des Francs. Ce jeune prince, qui réunissait quelques bonnes qualités à beaucoup de vices, commença par accorder une confiance illimitée à saint Lambert et à saint Léger, évêque d'Autun; il les appelait ses pères spirituels, ses anges gardiens. Tant qu'il écouta leurs conseils il se maintint sur le trône. Ebroin, homme violent et cruel, s'était montré l'oppresseur du clergé et de tous ceux qui ne flattaient point ses passions ambitieuses et cupides. Childéric, à la prière de saint Léger, conserva la vie à Ebroin mais il le fit tondre et renfermer dans le monastère de Luxeuil; tous les honnêtes gens applaudirent à la généreuse conduite de saint Léger. Cependant Childéric ne tarda point à se brouiller avec le saint évêque et à se livrer à l'emportement de ses passions (6). Ayant fait un jour fustiger un seigneur franc, nommé Bodillon, qui lui avait adressé des représentations sur certains actes de son gouvernement, celui-ci l'assassina tandis qu'il chassait dans la forêt de Livry. Alors Ebroin s'évada de son couvent, reprit sa place de maire dans le royaume de Neustrie, fit périr saint Léger dans des supplices atroces et suscita à Lambert, ancien ami et partisan de Childéric, des adversaires puissants parmi les Austrasiens qui le forcèrent à déserter son siège, où il fut remplacé par un misérable intrus nommé Pharamond (7).

Lambert se réfugia à l'abbaye de Stavelot, suivi de deux serviteurs seulement qui lui étaient restés fidèles, car à la vue du danger tout le monde l'avait abandonné. L'abbaye de Stavelot s'était récemment élevée sous la direction de saint Remacle et par les libéralités du roi Sigebert. C'était un lieu désert dans la vaste forêt des Ardennes, dont le sol aride ne produisait ni fruits, ni moissons, ni pâturages pour le bétail, où la nature semblait morte et la terre maudite: dans cette affreuse retraite qui n'était peuplée que d'animaux sauvages il fallait vivre tout entier pour le ciel car on n'y pouvait avoir aucun commerce avec le reste des hommes (8).

A Stavelot Lambert embrassa les exercices de la vie monastique comme un simple religieux ne voulant ni exemptions ni distinctions: se soumettant à la règle et à la discipline de l'abbé; achevant de se former à la vie spirituelle par la prière, la méditation et l'étude, et se préparant à soutenir de nouvelles luttes avec le monde si la volonté de Dieu était de l'y rappeler. L'humilité qui s'accorde si bien avec la fermeté est la première vertu du chrétien et du prêtre surtout. Les annalistes liégeois ont rapporté maints traits touchants de l'humilité de Lambert: nous n'en citerons qu'un seul (9). Il avait coutume de se lever dans le silence de la nuit pour prier: une fois, quittant son lit avant le jour et cherchant à tâtons ses sandales, il en laissa tomber une par mégarde sur le pavé du dortoir où elle fit quelque bruit. L'abbé se réveillant en sursaut dit: « Que celui qui a troublé le repos des frères aille prier à la croix ! » Or la croix était située assez loin du couvent, en plein air; il faisait froid et il neigeait fort, l'on était au milieu de l'hiver. Lambert ayant entendu l'ordre de l'abbé traversa le dortoir sans proférer un mot, à pieds nus, couvert d'un simple cilice et alla s'agenouiller devant la croix où il fut comme enseveli sous la neige. Au point du jour les moines se levèrent pour chanter les offices: L'abbé faisant la revue des frères, dit: « II nous manque quelqu'un! » Puis voyant que c'était Lambert il se ressouvint des paroles qu'il avait dites pendant la nuit et commença à s'effrayer et à s'accuser lui-même en s'écriant: « Courez le chercher! » A la vue de Lambert que l'on rapportait tout transi les moines et l'abbé, pleins de confusion, se précipitèrent à ses genoux en lui demandant pardon. Mais lui s'agenouilla aussi devant eux en disant qu'il était le dernier des frères; que l'abbé était son supérieur; qu'il avait été justement puni et qu'il l'en remerciait. Alors ils dirent tous que Lambert leur paraissait plus grand dans sa disgrâce que sur ce siège épiscopal dont il s'était montré si digne.

Les descendants de Clovis n'avaient pas tardé à dégénérer: déjà depuis trois quarts de siècle leur puissance était tombée aux mains des maires du palais. Ébroin régnait en despote sur la Neustrie et il cherchait à étendre sa domination sur l'Austrasie; mais comme il y était détesté, deux seigneurs du pays, Pepin d'Herstal et Martin qui avaient un parti puissant parmi les Austrasiens parvinrent à se faire nommer ducs ou gouverneurs. Ebroin fit la guerre aux Austrasiens afin de les soumettre; il remporta sur eux une victoire dans laquelle périt le duc Martin; mais peu après, Ébroin lui-même, l'auteur de tant de meurtres, fut assassiné. Alors Pepin prit l'offensive, porta ses armes en Neustrie, combattit le roi Thierry III, le força à le recevoir pour maire et se trouva enfin maitre de tout le royaume des Francs, sous le double titre de duc d'Austrasie et de maire de Neustrie (10).

C'est ce Pepin qui fut surnommé d'Herstal, parce qu'il possédait de vastes propriétés sur les deux rives de la Meuse, et particulièrement à Herstal. Il eut pour aïeul Pepin de Landen, vainqueur des Frisons, dont la mémoire était restée en vénération parmi les Francs (11). Il fut père de Charles Martel, qui sauva l'Europe du joug des Musulmans, et grand-père de Pepin le Bref, qui fut roi de France et donna le jour à Charlemagne. Jamais on ne vit, dans une même race une telle progression de grands hommes. Leur politique au fond fut la même. Se faire craindre et respecter des peuples à force de valeur et de succès; accroître l'empire des Francs par des conquêtes nouvelles; combattre à la fois les ennemis du dedans et du dehors; rétablir l'ordre à l'intérieur; favoriser la propagation du christianisme comme le plus puissant moyen de rallier les vainqueurs et les vaincus, telle fut la marche constamment suivie par Pepin d'Herstal et par ses successeurs. Après avoir soumis la Neustrie, battu à différentes reprises Radbod, duc des Frisons et réduit tous les mécontents au silence, Pepin venait se reposer dans sa maison de Jupille où il était visité par un grand nombre de prélats, d'illustres guerriers et de seigneurs qui s'attachaient à sa personne ou à sa fortune. La situation de Jupille était admirable. L'air y était pur et sain et l'aspect ravissant. Placé à mi-côte entre une belle rivière et une montagne couverte de bois, Jupille était également favorable à la pêche et à la chasse, amusements favoris des seigneurs francs pendants la paix. La plaine qui longeait la Meuse sur les deux bords était d'une fertilité inépuisable. Pepin y réunissait beaucoup de troupeaux (12). II possédait sur plusieurs autres points de la Belgique une quantité de domaines qu'il avait hérités de son aïeul, Pepin de Landen, dont la richesse était passée en proverbe; mais il préférait Jupille à tout autre séjour.

Jupille, la demeure habituelle de Pepin d'Herstal, où naquit Charles Martel, le séjour de prédilection de Pepin le Bref et de Charlemagne, fut en quelque sorte le berceau de la cité de Liège. Il y avait une attraction naturelle entre les maires, dépositaires du pouvoir royal, et les évêques. Ceux-ci se rapprochaient des premiers, parce qu'ils avaient souvent besoin de leur appui; les maires recherchaient les évêques pour profiter de leurs conseils et de leur influence sur l'esprit des peuples. Liège, qui selon toute apparence n'était qu'un village sous saint Lambert, s'accrut rapidement et devint une ville sous saint Hubert, son successeur qui quitta Maestricht pour s'établir dans cette nouvelle résidence.

Pepin d'Herstal, petit-fils par sa mère de Pepin de Landen, et par son père, de saint Arnolphe, évêque de Metz, avait été élevé dans des sentiments de respect pour la religion, trop conformes d'ailleurs aux intérêts de sa politique pour qu'il s'en départît jamais. L'un de ses premiers actes fut de chasser l'intrus Pharamond du siège de Maestricht et d'y établir Lambert que le peuple redemandait à grands cris. Pepin enrichissait les églises, favorisait les prêtres et multipliait les missions, soit pour affermir ses conquêtes, soit pour en préparer de nouvelles. C'est ainsi que Lambert fut encouragé par ce prince à propager l'évangile parmi les peuplades barbares qui habitaient la Taxandrie.

La Taxandrie (13) était cette vaste région qui confinait au territoire de Maestricht d'une part, et de l'autre s'étendait au loin vers le nord-ouest, couverte de bruyères et de marais; elle était alors occupée par une race d'hommes idolâtres, grossies, privés de tout commerce avec les pays voisins. Ils n'habitaient point de villes, mais des espèces de hameaux composés de misérables huttes. Quand ils voulaient sacrifier à leurs divinités ou traiter des affaires publiques, ils se rassemblaient dans leurs temples (14). C'est là que Lambert résolut de les aller chercher. Il ne doutait point d'y trouver la mort. Et en effet, dès que les Taxandriens apprirent qu'un étranger avait paru dans leur pays, annonçant qu'il venait détruire le culte de leurs aïeux, ils se réunirent en tumulte, excités par leurs prêtres, et ils résolurent de l'immoler à leurs dieux outragés. Mais Lambert, qui ne craignait point, se voyant entouré de ces furieux, commença à leur prêcher dans leur langue (15) qu'il parlait très-bien: « le Dieu tout-puissant qui a formé l'univers et tout ce que nous voyons; qui a créé l'homme pour l'adorer et l'aimer; qui a tant aimé sa créature qu'il s'est fait homme pour lui apprendre à vivre et à mourir et lui montrer, le chemin du ciel; qui a voulu lui-même souffrir la mort pour nous racheter; qui a fait tous les hommes enfin pour s'aimer entre eux et s'entr' aider comme enfants d'un même père. » Les barbares, frappés de l'air de douceur et d'ineffable majesté qui apparaissait dans la personne de l'apôtre et de la lumière céleste qui brillait sur son front, laissèrent tomber leurs armes et s'écrièrent qu'ils voyaient bien qu'il était réellement l'envoyé de Dieu, qu'il n'avait qu'à parler et qu'ils l'écoutaient (16). Alors Lambert se mit à leur raconter les grandeurs et les miséricordes du Très-Haut, qui récompense les bons et punit les méchants pendant toute une éternité; il leur dit que s'ils voulaient changer de vie, abandonner leurs fausses et cruelles divinités et se faire chrétiens ils pouvaient obtenir un bonheur sans fin. Puis il les instruisit plus en détail des préceptes de notre religion, les excita à renverser eux-mêmes leurs idoles, à élever des temples au vrai Dieu; et il fit venir des prêtres de son diocèse pour achever l'oeuvre de leur conversion.

Vers la même époque habitait sur les bords du Rhin, dans un château qui a reçu depuis le nom d'Utrecht, un confesseur du Christ, appelé Willibrod (17), qui était venu d'Angleterre avec d'autres saints missionnaire pour prêcher la foi aux Frisons. Digne émule de saint Wilfrid, son prédécesseur et son compatriote, il acheva de détruire le paganisme dans ce pays; pour assurer ses conquêtes spirituelles il en civilisa les habitants, y introduisit les lettres et les arts, y érigea des églises et des écoles (18). Willibrod poussa ses excursions fort au loin du côté du nord. Le pape Sergius, à la demande de Pepin, lui conféra le caractère épiscopal. Lambert, qui connaissait Willibrod de réputation et qui en était connu, désirait vivement entrer en communication intime avec un homme si puissant en oeuvres et en paroles. Il le pria de lui assigner un lieu où ils pourraient se rencontrer. L'entrevue s'effectua sur les bords de la Meuse et ces hommes de Dieu pleins d'admiration l'un pour l'autre contractèrent une amitié qui ne s'éteignit qu'avec leur vie (19).

Pepin jouissait de sa gloire: il avait vaincu ses ennemis et ceux de l'état; il exerçait véritablement le pouvoir royal dans toute sa plénitude sous le nom du faible Thierry; il vivait en bonne intelligence avec Plectrude, sa légitime épouse, et il en avait eu deux fils qui promettaient de marcher sur les traces de leur père (20), lorsque le repos de sa famille fut troublé par une passion malheureuse qui imprima une grande tache à son nom. Il s'éprit d'un ardent amour pour Alpaïde, soeur ou proche parentee Dodon, qui remplissait la charge de chambellan dans la maison du prince. Alpaïde était douée d'une éclatante beauté; sous les dehors d'un caractère aimable et léger elle cachait une ambition profonde. Ce n'était pas tant l'amour du héros qui l'attachait à Pepin, qu'une passion bien autrement chère au coeur de l'homme que l'amour même, c'était l'envie de dominer et le plaisir de voir à ses pieds tous les amis et les ennemis du maître. Elle ne se contenta pas de régner en secret sur Pepin elle voulut en triompher publiquement; elle exigea l'éloignement de Plectrude; de sorte que l'adultère devint public aux yeux des Francs (21). Tandis que tous les chefs des églises d'Austrasie gardaient le silence et que les courtisans selon leur coutume flattaient bassement la favorite, Lambert résolut de remplir son devoir. Plein de respect et d'attachement pour Pepin il lui parla d'abord avec toute la douceur d'un père affligé. II lui représenta ses hauts faits et sa renommée jusque-là si pure; il lui dit que le peuple et le clergé le regardaient comme l'homme que la Providence avait prédestiné pour faire régner la religion et la paix dans le royaume des Francs (22); il lui rappela la vertu de ses aïeux: du bienheureux Pepin de Landen et du bienheureux saint Arnolphe, de sainte Begge, sa mère, et de sainte Gertrude, sa tante; il lui dit qu'avec de tels exemples, et placé si haut par la main de Dieu, il lui était moins permis qu'à tout autre de faillir; il termina en le suppliant avec larmes de rompre d'indignes liens, de prévenir des repentirs amers et peut-être tardifs, et de restituer à sa digne épouse le rang qui lui appartenait. Pepin, la rougeur sur le front, ne pouvant résister à la voix de Lambert, promit de reprendre son épouse et de renvoyer sa maîtresse; mais la vue d'Alpaïde, les pleurs et les caresses de celle qu'il aimait, qui lui avait donne un fils (23), et qui lui avait, disait-elle, sacrifié son honneur et son existence, firent bientôt évanouir les bonnes résolutions de ce coeur faible et profondément blessé. Cependant Lambert ne se rebutait point: semblable à un sage médecin qui emploie tour à tour des remèdes doux ou énergiques pour combattre un mal qui résiste à ses efforts, il revenait souvent à la charge, et sa conclusion était toujours cette parole de saint Jean-Baptiste à Hérode: « Il ne vous est pas permis d'avoir cette femme! »

Les choses étaient en cet état lorsqu'un incident nouveau amena de fâcheuses complications. Deux parents de Dodon, nommés Galle et Riolde, fiers du crédit d'Alpaïde, se mirent à faire des courses sur les biens de l'église, à les piller, à en chasser les légitimes propriétaires. Lambert leur adressa des représentations qui ne furent point écoutées; mais Pierre et Andolet, ses neveux, jeunes gens d'un caractère bouillant résolurent de se faire justice à l'insu de l'évêque. Ils armèrent quelques hommes, tombèrent l'improviste sur les agresseurs, et les parents de Dodon furent tués dans la mêlée (24). Celui-ci déjà irrité contre Lambert, à cause d'Alpaïde, prétendit que l'évêque était complice de ces meurtres et jura de s'en venger à la première occasion: elle se présenta bientôt.

Un jour que Pepin était à Jupille avec sa cour Lambert y fut mandé comme cela lui arrivait souvent, car le duc prenait volontiers ses conseils lorsqu'il avait à traiter quelque affaire importante (25). Lambert se rendit donc au palais; il y trouva les apprêts d'un immense festin. Pepin l'accueille avec un visage ouvert, et Alpaïde s'efforce de paraître gaie (26). Les convives sont introduits dans la salle du banquet; Pepin les salue le verre en main; cependant avant d'y tremper ses lèvres il veut que l'évêque bénisse sa coupe, et Lambert obéit. Tous les courtisans, à l'exemple du prince, s'empressent de passer leurs coupes à l'évêque; mais comme il avance la main pour les bénir, il remarque qu'Alpaïde a furtivement glissé la sienne parmi les autres. Tel était le respect qu'inspirait le caractère du saint évêque qu'Alpaïde regardait comme un triomphe de paraître obtenir aux yeux de la cour, même par une si étrange supercherie, le suffrage de celui qu'elle n'avait encore pu fléchir! Mais Lambert s'apercevant de cette manoeuvre se tourna vers le prince en s'écriant: « Voyez donc l'impudence de cette femme dont la présence ici est un scandale public et qui voudrait me rendre son complice! » Et en disant ces paroles il quitta brusquement la table, sortit du palais et laissa cette assemblée, naguère si joyeuse, toute consternée. Pepin irrité d'un tel éclat, et retenu toutefois par un reste d'égards pour Lambert, contraignit sa colère en présence de ses courtisans, mais elle bouillonnait au dedans de lui-même. Il envoya dire à Lambert que comme il avait publiquement offensé le prince dans la personne de sa compagne il devait lui faire à l'instant une réparation publique, et qu'il l'exigeait formellement. Lambert répondit: « Je déplore vivement ce qui est arrivé mais je n'en suis point cause; je ne dois de réparation à personne car je n'ai fait que remplir mon devoir d'évêque. » Alors Alpaïde voyant que Pepin ne se contenait plus et qu'il laissait échapper des paroles menaçantes, crut que le moment était venu de se venger enfin de son mortel ennemi. Elle fit savoir à Dodon la scène qui venait de se passer, en lui disant que c'était à lui d'y pouvoir. Dodon rassembla pendant la nuit une troupe de gens armés et de dirigea de grand matin vers une petite maison construite en bois, située sur la Liège, où Lambert s'était retiré avec quelques personnes de sa suite, pressentant le sort qui l'attendait. Pierre et Andolet ayant entendu du bruit à l'extérieur, voulurent se mettre en défense; mais Lambert s'y opposa. « Je sens que mon heure est venue, leur dit-il, j'ai défendu une sainte cause pour laquelle je fais volontiers à Dieu le sacrifice de ma vie quant à vous, jeunes gens, préparez-vous aussi à la mort, et, recevez-la comme une juste punition de celle que vous avez infligée à vos semblables (27). » Et il se rendit dans un petit oratoire consacré à saint Come et à saint Damien pour y prier. Dodon eut bientôt forcé la faible habitation où s'étaient barricadés les parents et les domestiques de l'évêque; Pierre et Andoiet furent massacrés les premiers. Les assaillants cherchaient partout Lambert et s'étonnaient, de ne point le rencontrer, lorsque l'un d'eux s'étant hissé à la fenêtre de la petite chapelle attenante à la maison de l'évêque, le vit prosterné au pied de la croix et le perça d'un coup de lance. On emporta le corps du saint à Maestricht; il y fut inhumé sans pompe et sans bruit car on craignait la colère de Pepin et d'Alpaïde, et le peuple ne témoigna d'abord sa profonde douleur que par son silence. Cependant il se fit bientôt un nombreux concours au monument de Lambert. Beaucoup de miracles s'y opérèrent. Ce protecteur des moeurs publiques les défendait encore dans le tombeau: on dit qu'une femme de mauvaise vie s'étant approchée pour baiser sa chasse, en fut rudement repoussée. Ses assassins ne tardèrent pas à recevoir le châtiment de leur crime: plusieurs tombèrent dans une démence furieuse et se détruisirent eux-mêmes; Dodon et ses principaux complices périrent de mort violente avant la fin de l'année.

On doit remarquer que les auteurs les plus rapprochés de cette époque n'ont point fidèlement rapporté les circonstances du meurtre de saint Lambert; ils l'ont attribué à une vengeance particulière de Dodon, irrité, disent-ils, de la perte de ses parents, et ils ont passé sous silence la querelle d'Alpaïde avec Lambert parce que cette femme était mère de Charles Martel, tige des rois de la seconde race, et que le crime qu'on lui impute semblait en quelque sorte rejaillir sur les princes qui occupaient le trône (28).

Cependant les vrais motifs de cette tragédie ne sauraient être douteux. Pepin chérissait Lambert et l'honorait au-dessus de tous avant qu'Alpaïde vînt troubler leur union; Pepin savait faire craindre et respecter les lois; or comment croire qu'un homme attaché à sa maison eût osé tuer, pour ainsi dire sous ses yeux, un évêque généralement vénéré, et cela parce que les parents de cet évêque auraient eu querelle avec les siens? C'est supposer un crime atroce sans vraisemblance (29). Pepin, qui avait rétabli l'ordre dans ses états, qui était grand justicier, qui se faisait surtout gloire de protéger la religion, aurait à l'instant puni l'audacieux qui eût porté la main sur le pontife, si celui-ci n'avait eu le malheur de s'attirer la colère du maître en blessant au vif une passion qui pousse l'homme à la fureur et lui ôte sa raison.

Pepin ne tarda guère se repentir d'un crime qu'il eut au moins le tort de n'avoir ni empêché ni puni. L'auteur de la vie de saint Lambert dit qu'un vénérable prêtre ayant été mandé pour assister Pepin qui se sentait en danger de mort, passa par Cologne où résidait Plectrude, et que celle-ci le chargea, conjointement avec Agilulphe, archevêque de Cologne, de

représenter à ce prince: « qu'il ne devait point déshériter ses fils légitimes pour leur préférer Charles, fils d'Alpaïde, qu'il y allait du salut de son âme. » L'annaliste ajoute « qu'ils ne réussirent point, et que grâces aux artifices d'Alpaïde, Charles Martel l'emporta sur ses frères. » Mais ceci n'est point exact. Lorsque Pepin mourut, Drogon, son fils aine, avait cessé de vivre depuis environ six années. Et Pepin avant d'expirer appela près de lui son second fils, Grimoalde, qui demeurait ordinairement en Neustrie. Celui-ci partit en toute hâte pour Jupille; mais avant d'y arriver il voulut s'arrêter à Maestricht pour prier sur le tombeau du courageux défenseur des droits de sa mère et des siens. Grimoalde était à genoux profondément recueilli devant les reliques du saint, lorsqu'un Franc, nommé Rantgare, se jeta sur lui à l'improviste et le tua. Le vieux Pepin, que les ennemis de sa famille ne comptaient déjà plus au nombre des vivants, se redressa sur son lit de mort pour faire punir les assassins de son fils. Et disposant en maitre absolu des gouvernements de l'Austrasie et de la Neustrie, loin den donner aucune part à Charles Martel, il laissa les deux fils de Drogon en possession des duchés de leur père, et il désigna Théodoalde, fils naturel de Grimoalde, âgé tout au plus de six ans, pour être maire du palais de Dagobert III, sous la tutelle de Plectrude.

Quelques-uns ont cru voir le bras d'Alpaïde, derrière le meurtrier de Grimoalde; mais il parait d'après les faits que nous venons de rapporter qu'elle avait alors perdu toute influence, et que Plectrude était rentrée en grâce. Aussi a-t-on prétendu, non sans vraisemblance, que c'était un crime purement politique; que les Neustriens, fatigués de la domination des Austrasiens, avaient voulu saisir le moment propice pour se délivrer du joug de ces étrangers. Et en effet, ces deux peuples d'origine commune, étaient alors profondément divisés entre eux. Les Francs, établis au centre et dans le midi de la Gaule, s'étaient bientôt mêlés avec l'ancienne population devenue pour ainsi dire toute romaine; mais les Austrasiens, ou Francs du Nord, dont la Belgique formait comme le centre, avaient au contraire gardé les lois et les habitudes de leurs ancêtres. Les Neustriens méprisaient les Austrasiens à cause de la rusticité de leurs moeurs; ceux-ci méprisaient les Neustriens à cause de leur luxe et de leur mollesse. Les Austrasien étaient une race dure, guerrière et purement franque. C'est parmi eux que ces maires du palais, qui à force d'habileté, de courage et d'activité, montèrent de génération en génération jusqu'au trône de Clovis, recrutèrent leurs armées. C'est en Belgique qu'ils aimaient résider, tandis que les rois de la première race préféraient Paris ou quelque autre ville du milieu de la France. Pépin d'Herstal avait abandonné Metz, qui était autrefois la capitale du royaume d'Austrasie, pour habiter tantôt Jupille, tantôt Cologne, et se rapprocher davantage de la Germanie.

Revenons à saint Lambert. Des écrivains philosophes ont qualifié son opposition envers Pepin d'acte insensé; et ils en ont parlé avec une légèreté qui prouve qu'ils n'ont pas mieux apprécié cette lutte généreuse sous le rapport politique que sous le rapport religieux. « Les moeurs du temps, dit M. de Sismondi (30), permettaient aux hommes puissants le divorce, le concubinage et même la polygamie; et Pepin profitait des privilèges que s'étaient arrogés à peu près tous les rois mérovingiens. Cependant le crédit des prêtres avait fait de si grands progrès, qu'ils commençaient à exercer leur censure sur les hommes puissants, à les tancer en public, à les menacer peut-être de l'excommunication lorsqu'ils bravaient ouvertement la morale religieuse. Lambert, évêque de Maestricht, dès lors reconnu comme saint, paraît avoir reproché publiquement à Pepin le scandale que donnait sa bigamie. » L'auteur trouve fort mauvais, comme on le voit, que les prêtres se soient permis de censurer les hommes puissants lorsque bravant la morale religieuse, ils prenaient plusieurs femmes à la fois sous le nom de concubines ou d'épouses, ou lorsqu'ils renvoyaient leurs femmes légitimes pour les remplacer par d'autres. En exerçant de tels privilèges, les grands ne faisaient, dit-il, que suivre les moeurs du temps! Certes l'observation est étrange! Les prêtres n'étaient-ils pas les ministres de l'évangile qui étaient venu précisément pour réformer les moeurs du monde? Or que dit l'évangile? « Que l'homme et la femme seront deux dans une même chair;... que l'homme ne sépare point ce que Dieu a uni;... que quiconque renvoie sa femme et en épouse une autre est adultère, etc. Quand il serait vrai que les rois, à cette époque à demi-barbare, se fussent arrogé le privilège d'avoir plusieurs femmes à la fois, n'est-ce pas un bonheur qu'il se soit trouvé des hommes assez courageux, comme saint Didier, comme saint CoIomban (31), comme saint Lambert, pour défendre la loi divine conservatrice de la famille et de la société? Que sont devenus tous ces princes mérovingiens livrés à la débauche dès leurs plus jeunes années? Leur dynastie a péri, et le trône a été transféré à une race nouvelle. Ils étaient fainéants et stupides, parce qu'ils étaient débauchés; la plupart ne parvenaient point à l'âge d'hommes; ils étaient pères à 15 ans et vieux à 30, comme le remarque M. de Sismondi lui-même. Ils furent supplantés par leur maires, et la nation le souffrit, parce qu'il faut des chefs à une nation pour la gouverner en temps de paix et pour la défendre en temps de guerre. Je pourrais aller beaucoup plus loin; je pourrais dire que la débauche et les infractions ouvertes à la morale religieuse ont perdu non­seulement la première race, mais la deuxième et la troisième. En effet, ne sont-ce pas les moeurs scandaleuses de trois ou quatre princes français des plus renommés, tels que François Ier, Louis XIV lui-même et Louis XV, qui ont surtout discrédité la monarchie aux yeux des peuples, préparé et peut-être rendu nécessaires les terribles révolutions qui ont dépossédé leur maison? Ces censeurs incommodes, ces pontifes qui cherchaient à imposer un frein aux grands et aux princes n'étaient donc point leurs ennemis; ils étaient au contraire leurs véritables amis. On rend justice aujourd'hui aux papes qui se sont opposés avec une invincible énergie aux passions des rois qui voulaient rétablir le divorce ou la polygamie; mais c'est que la polygamie chez les rois aurait ramené la polygamie chez les peuples; et la polygamie aurait ramené les moeurs du paganisme, avec l'esclavage et la dégradation de la femme. C'était une question de vie ou de mort pour le christianisme et pour la société.

Saint Hubert était fils de Boggis, duc d'Aquitaine et l'un des principaux seigneurs du royaume de Neustrie, qui pour échapper à la persécution d'Ebroin vint se réfugier à la cour de Pepin d'Herstal. Il y fut accueilli avec distinction à cause de son mérite personnel et parce qu'il était proscrit par un pouvoir rival. Il était accompagné d'Ode, sa tante, dame vénérable par sa vertu et par sa piété. Ode avait souvent cherché à détourner Hubert des vanités du monde vers lesquelles l'entrainaient les passions de son âge; mais le moment n'était pas encore venu: le jeune homme prêtait peu d'attention aux avertissements de cette autre Monique. Cependant il avait lié une étroite amitié avec Lambert, dont la parole sublime lui révélait les mystères de la vie future et l'attirait vers le ciel avec une force invincible. Un malheur domestique qui le frappa dans ses plus tendres affections acheva de le faire rentrer en lui-même et de le convaincre du néant de celle vie. Il perdit une épouse chérie; alors il demanda des consolations à saint Lambert qui lui conseilla de se retirer pour quelque temps à l'abbaye de Stavelot et de se rendre ensuite dans la capitale du monde chrétien pour y interroger les tombeaux des saints apôtres Pierre et Paul sur sa véritable vocation. Il était à Rome lorsqu'il apprit la mort héroïque et sanglante de celui qu'il appelait son père en Dieu, et le pape mû par une inspiration divine, le désigna aussitôt pour le remplacer (32). Hubert se hâta de prendre possession d'un poste si périlleux; il prédit que Lambert serait désormais le protecteur et le patron de la cité de Liège, et l'un de ses premiers actes fut d'ordonner la translation des reliques du saint aux lieux où il avait subi le martyre. Hubert continua et compléta l'ouvre de Lambert. Sous son gouvernement Liège, qui n'était qu'un village, devint une place importante. Il lui donna des lois civiles et de police, et une forme d'administration municipale; il institua le tribunal des échevins pour décider les contestations entre les citoyens; fixa les poids et mesures (33); entoura, dit-on, la ville de remparts et la garnit de tours pour la mettre à l'abri de l'insulte de ses ennemis. Il est vrai qu'il fut puissamment secondé par Charles Martel, ce fils d'Alpaïde, à laquelle le peuple imputait le meurtre de saint Lambert. Charles Martel, qui dépouilla, dit-on, tant d'églises, enrichit celle de Liège. Il lui fit don du territoire sur lequel était assise la cité nouvelle. Saint Hubert, évêque et missionnaire, comme tous les évêques à cette époque, pénétra dans plusieurs contrées de la Taxandrie et du Brabant dont les habitants étaient encore barbares. Il rentra dans ces forêts des Ardennes qu'il avait jadis parcourues à la suite de Pepin, non plus pour y poursuivre le cerf et l'aurochs, mais des hommes errants qu'il voulait ramener à Dieu. Les chasseurs ont adopté pour patron ce intrépide veneur qui, d'après une pieuse légende, s'était converti à la vue d'une croix lumineuse qui lui apparut entre les bois d'un cerf. Une multitude de miracles se firent au tombeau de saint Hubert, dont l'assistance est encore efficacement réclamée de nos jours dans une effroyable maladie, qui attaque également les hommes et les animaux (34) et où tous les secours de l'art humain demeurent impuissants.

Nous savons peu de chose des évêques Floriber et Fulcaire. Après la mort de celui-ci, Charlemagne donna l'évêché à Agilfride son parent. Ce grand prince, dont le nom est aujourd'hui le synonyme du génie gouvernemental, dont la domination embrassait l'Europe presque entière du nord au midi, était de race liégeoise, et il se plaisait aux lieux qui furent le berceau de sa maison. Charlemagne célébra les fêtes de Pâques à Liège, en 770, et à Herstal, en 771, 772, 773, 779, 784 et 798, et il y tint souvent cour plénière (35). On peut juger par là de ce que devait être alors le village de Herstal, aujourd'hui principalement habité par de pauvres forgerons. Pepin ayant ruiné le pont de Cheratte sur Meuse, qui aboutissait à Pontis, Charlemagne en employa les débris pour élever une église à la sainte Vierge. Il accorda des privilèges importants à la ville de Liège; il combla son église de libéralités; fit présent à saint Lambert d'un étendard en forme de gonfanon et en confia la garde au chapitre. La vue de cette précieuse relique exaltait jusqu'à l'enthousiasme le courage des Liégeois lorsqu'ils marchaient à l'ennemi pour la défense de leur patrie; ils se croyaient protégés par l'épée de l'invincible empereur.

Gerbalde, le successeur d'Agilfride, fut l'un des conseillers de l'empereur (36). Après Gerbalde, Charlemagne remit l'évêché à Walcand, dont le père était mort à son service. C'est sous Walcand que le corps de saint Hubert fut transporté au village d'Andaïn, dans les Ardennes, qui prit à dater de cette époque le nom de son patron (37).

Nous ne savons rien des évêques Pirard et Hircaire; mais Francon, abbé de Lobbes, philosophe, rhéteur, poëte et surtout habile musicien, est célèbre par l'impulsion qu'il imprima aux sciences et aux lettres. Doué d'une rare éloquence, il prenait plaisir à enseigner la nombreuse jeunesse que sa réputation attirait des pays les plus éloignés. Francon, sorti de l'école du palais de Charlemagne, fonda lui-même une école fameuse qui se perpétua sous ses successeurs. Il est bien remarquable que tandis que l'Europe occidentale, pour ainsi dire tout entière, retombait dans la barbarie, les études se maintenaient et florissaient Liège.

En 881 les Normands, dont le nom seul excitait la terreur des peuples, dévastèrent la Lotharingie. Ils brûlèrent Liège, Maestricht, Tongres et les riches abbayes de Malmédy et de Stavelot; ils massacrèrent les habitants des villes et des campagnes ou les traînèrent en servitude. Ils se jetèrent ensuite sur le Brabant; prirent Louvain et s'établirent sur les bords de la Dyle; de là ils continuèrent impunément leurs dévastations depuis les bouches de l'Escaut et de la Meuse jusqu'aux rives de la Seine, pendant l'espace de sept années. En 891 ils gagnèrent une grande bataille sur la Gheule, contre les princes Lorrains qui les avaient attaqués en l'absence d'Arnoul, roi de Germanie et de Lotharingie. A la nouvelle de ce désastre, Arnoul accourut des frontières de la Moravie avec une puissante armée; Francon unit ses forces à celles du roi, et ils assaillirent les Normands près de Louvain où ils leur firent essuyer une sanglante défaite, après laquelle on ne les revit plus dans le pays.

Louis fils de l'empereur Arnoul, roi de Lorraine, étant mort, les seigneurs allemands voyant qu'il ne restait plus en Germanie de prince du sang de Charlemagne transportèrent le royaume à Conrad, duc de Franconie, et après lui à Henri de Saxe, dit l'oiseleur. C'est ainsi que l'évêché de Tongres ou de Liège, possédé, tantôt par les rois de France, tantôt par les rois d'Austrasie ou de Lorraine, demeura définitivement incorporé au royaume de Germanie, dont il ne fut plus détaché depuis.

Étienne, qui fut élève de Franco, obtint de l'empereur Louis un diplôme d'après lequel toutes les donations faites à différentes époques à l'église de Tongres furent confirmées à celle de Liège.

Les règnes de Richaire, des Hugues et de Farabert offrent peu d'événements. Rathère succéda à ce dernier. Ce fut un des plus savants hommes de son temps, mais d'une humeur inquiète et non moins célèbre par les vicissitudes de sa vie que par se rares talents.

Il naquit au pays de Liège vers, la fin du IXe siècle et fut d'abord moine à l'abbaye de Lobbes. Mais le repos du cloître ne convenait point à son caractère ardent et inconstant. Il s'achemina vers l'Italie avec Hilduin, abbé de Lobbes qui brigua la chaire de S.-Lambert, et ne put l'obtenir. Hilduin, parent de Hugues, roi de Ravenne, fut nommé par la protection de ce prince à l'évêché de Vérone, puis à l'archevêché de Milan. Favorisé par Hilduin, Rathère fut gratifié de l'évêché de Vérone lorsque Hilduin s'en démit (922). Ayant pris parti pour le duc Arnold de Bavière, qui était en guerre avec Hugues, celui-ci le fit jeter en prison (933), et l'y retint pendant trois ans et demi; il fut ensuite exilé, à Come pendant deux années. Réintégré dans son siège de Vérone, il fut contraint de le quitter, parce qu'il ne pouvait s'entendre avec son clergé. En 943 nous retrouvons Rathère à l'abbaye de Lobbes. En 944 Othon le Grand l'appelle à sa cour pour lui confier l'éducation de son frère, Brunon, qui devint dans la suite archevêque de Cologne. Grâce à la protection de Brunon, Rathère succéda en 953 au siège de S. Lambert., devenu vacant par la mort de Farabert. A Liège Rathère se fit autant d'ennemis qu'à Vérone. S'il avait su joindre à l'ascendant de la science et de la vertu plus de modération et de prudence, il aurait peut-être réussi à extirper les vices qu'il poursuivait avec tant d'ardeur; mais la temporisation et la douceur étaient incompatibles avec son naturel inflexible (38). Tout son clergé s'étant, levé contre lui, il se retire encore une fois à Lobbes qui était son refuge ordinaire dans ses tribulations. Puis il retourne en Italie à la suite d'Othon et se trouve pour la troisième fois investi de l'évêché de Vérone. Puis de nouvelles querelles avec son clergé l'obligent à abandonner Vérone (967). Alors il revient en Belgique achever une vie marquée par tant d'aventures, d'épreuves et de combats. Il passe ses dernières années tantôt à S-Amand, tantôt à Haumont et meurt à Namur en 974.

Les Bénédictins ont donné un abrégé de sa vie avec une analyse de ses ouvrages dans le 6e volume de l'Histoire littéraire de la France. Don Dachery et don Martene en ont publié la plus grande partie. Rathère a beaucoup écrit, et ses livres sont curieux à étudier pour connaître l'état des lettres, des moeurs et de la religion au Xe siècle. Lorsque l'on voit à quels hommes avait affaire cet évêque d'un zèle si âpre et au fond si orthodoxe et si vrai, on comprend qu'il ait amassé tant de haines et rencontré tant de résistances. Dans une lettre synodale, qu'il adresse à son clergé de Vérone il se plaint « d'avoir trouvé des clercs qui ignoraient même le symbole des apôtres. Il ajoute que les ayant invités jusqu'à trois fois à venir s'instruire auprès de lui, et eux l'ayant refusé autant de fois, il avait été obligé de leur donner, par écrit, ses instructions (39)... » Enfin il s'élève avec une rare vigueur contre le dérèglement des moeurs et contre la simonie, qui étaient, avec l'ignorance, les trois grandes plaies de l'église à cette époque (40).

Baldric n'occupa le siège que peu de temps. Eracle, son successeur, érigea les églises de St-Marlin et de St-Paul, jeta les fondements de l'abbaye de St-Laurent et poursuivit noblement l'oeuvre de ses devanciers qui avaient rendu le nom de la ville de Liège fameux dans toute l'Europe. Il ouvrit des écoles à St-Lambert, à St-Martin, à SI-Pierre, fit venir de l'étranger des professeurs habiles et les salaria de ses propres deniers. Il enseignait lui-même publiquement afin d'exciter l'émulation des professeurs et des élèves (41). De tels faits répondent bien victorieusement à ceux qui prétendent que le clergé ne fit rien pour la propagation des sciences. Othon éprouvait une telle estime pour cet évêque qu'il l'avait toujours à ses côtés et qu'il ne traitait aucune affaire importante sans recourir à ses conseils (42). Eracle ayant accompagné ce prince en Italie, il survint une éclipse de soleil qui jeta la terreur dans l'armée impériale et dispersa ses soldats qui se croyaient à leur dernier jour; l'évêque les rassura en leur expliquant les causes naturelles, alors peu connues, de ce grand phénomène (43).




(1) Dionantum quoque visitaturus, castrum haereditariè suum, in proficiscendo cominus conspicans villam in valle sitam, inter opaca nemorum, inter ardua montium, fontibus et fluviolis per prona decurrentibus valdé delectabilem et irriguam... hunc locum, cum beatus episcopus Monulphus cum suis comitibus intrasset, Captus situ et amoenitate ejus, substitit, vocabulum loci quaesivit, Legiam nominatam audivit. Moxque prophetico tactus spiritu: eya! inquit astantibus, locus quem Dominus ad salutem multorum fidelium suorum elegit, et quem per merita cujusdam servi sui post modum magificè illustratum, summis civitatibus oequabit, etc. Hariger, apud Chapeav.

(2) Malmundarium, à malo (à diabolo) mundatum: Hariger, apud Chapeav. Là, le saint trouva des traces manifestes de l'idolàtrie des habitants des Ardennes: des pierres monstrueuses vouées au culte de Diane, sur lesquelles on avait taillé de hideuses figures de faux dieux; des fontaines souillées par les superstitions païennes. Reperit ibi manifesta satis indicia, quod loca illa idolatriae quondam fuisse mancipata, lapides scilicet Dianae et aliis portentosis nominibus effigiatos; fontes hominum quidem usibus aptos, sed gentilium superstitione pollutos. Ibidem.

(3) C'est dans la Belgique que le premier roi des Francs a été proclamé; c'est dans la Belgique que les rois ses successeurs ont été établis; c'est la Belgique qui est réellement le berceau de la monarchie franque. Mérowée, prince du sang royal, ayant accompagné et secondé Clodion dans la fameuse expédition qui assura aux Francs l'empire des Gaules, obtint pour prix de sa valeur et de ses services la ville de Tournay. C'est pour cette raison que saint Ouen, qui écrivait au VIIe siècle, appelle Tournay, ville royale, regalem civitatem. Childéric, son successeur, y mourut et y fut enterré. Quand à la seconde race des rois francs, elle est non-seulement toute belge, mais toute Liégeoise.

(4) Godeschalci, Gesta Sti Lamberti, apud Chapeav., t. I, c. I.

(5) Raptus potius quant electus. Anselmus.

(6) Rener., ad Sm-Laurent. Monach., apud Chapeav., c. III.

Quand les rois barbares furent devenus chrétiens, dit l'abbé Fleury (a), les évêques entrèrent dans leurs conseils et furent leurs ministres les plus fidèles. Ils leur inspiraient autant qu'ils pouvaient la douceur et la clémence. Qu'on lise les vies de saint Arnould, de saint Eloi, de saint Ouen, de saint Léger et des autres prélats qui ont eu part aux affaires publiques en ce temps là, on verra que le christianisme, loin de nuire à la politique, en est le fondement le plus solide.

(a) Moeurs des Chrétiens.

(7) Nicol., Canon. Leodiens., apud Chapeav., c. VI.

(8) Nicol., Canon. Leodiens., apud Chapeav., C. VII. Stabulaus ob confluentiam ferarum undique illuc, vet ad pastum vel ad potum, velut ad Stabulun concurrentium. Notger., De vita Sti Remacli, no 46.

(9) Godeschalc., Canon. Leod., apud Chapeav., c. III.

(10) Quelle fut l'origine des maires du palais? Quelle fut la nature de leur pouvoir? Comment arrivèrent-ils à remplacer sur le trône les princes dont ils n'étaient d'abord que les ministres?

« Pendant que les rois commandèrent les armées, dit Montesquieu (a), la nation ne pensa point à se choisir un chef. Clovis et ses quatre fils furent à la tête des Français, et les menèrent de victoire en victoire. Thibaut, fils de Théodebert, prince jeune, faible et malade, fut le premier des rois qui resta dans son palais. D'autres rois suivirent cet exemple. On en vit naître des inconvénients sans nombre: il n'y eut plus de discipline, on ne sut plus obéir; les armées ne furent plus funestes qu'à leur propre pays. Chose singulière! La nation était dans la décadence, dès le temps des petits-fils de Clovis.

Il était donc naturel qu'on en vint à faire un duc unique, un duc qui eût de l'autorité sur cette multitude infinie de seigneurs et de leudes qui ne connaissaient plus leurs engagements; un duc qui rétablit la discipline militaire, et qui menat contre l'ennemi une nation qui ne savait plus faire la guerre qu'à elle-même; on donna la puissance aux maires du palais.

La première fonction des maires du palais fut le gouvernement économique des maisons royales. Ils eurent, concurremment avec d'autres officiers, le gouvernement politique des fiefs; et à la fin ils en disposèrent seuls. Ils eurent aussi l'administration des affaires de la guerre et le commandement des armées, et ces deux fonctions se trouvèrent nécessairement liées avec les deux autres. La victoire du duc Pepin sur Théodoric (Ou Thierry) et son maire, acheva de dégrader les rois; celle que remporta Charles-Martel sur Chilpéric et son maire, Rainfroy, confirma cette dégradation. L'Austrasie triompha deux fois de la Neustrie et de la Bourgogne; et la mairie d'Austrasie étant comme attachée à la famille des Pépin, cette mairie s'éleva sur toutes les autres mairies, et cette maison sur toutes les autres maisons. Les vainqueurs craignirent que quelque homme accrédité ne se saisît de la personne des rois pour exciter des troubles; ils les tinrent dans une maison royale comme dans une espèce de prison. Une fois chaque année ils étaient montrés au peuple. Là ils faisaient des ordonnances, mais c'étaient celles du maire; ils répondaient aux ambassadeurs, mais c'étaient les réponses du maire. Le délire de la nation pour la famille de Pepin alla si loin qu'elle élut pour maire un de ses petits-fils qui était encore dans l'enfance (b); elle l'établit sur un certain Dagobert, et mit un fantôme sur un fantome. »

(a) Esprit des lois, liv. XXXI.

(b) Théodoalde, fils de Grimoalde.

(11) Homme qui, dans un siècle barbare, présentait l'étrange contraste d'un habile guerrier renommé pour sa justice et sa piété.

(12) Un pont jeté sur la Meuse, vis-à-vis d'Herstal, où étaient situées les écuries dépendant de la maison du prince, servait à la communication des deux rives.

(13) Aujourd'hui nommée la Campine.

(14) Incolae regionis illius non continebantur civitatibus, sed pluribus et sparsis vicis inhabitabant; fana eorum in quibus, ob deorum suorum culturam, frequentes et celebres conventus habebant, etc. Nicol., Canon. Leod., c. X.

(15) Qui était le teuton.

(16) Sed cum omnis illa furentis populi armata multitudo ad praesentiam sancti pontificis irrupisset, tanta in vultu ejus lux caelestis gratiae refulsit, ut divino nutu perterriti, depositis armis et animis starent parati obedire. Nicol., ibid.

(17) Ou Willibrord. Nicol., c. XI.

(18) La Frise, à cette époque, comprenait une vaste étendue de territoire, depuis l'embouchure de l'Escaut jusqu'aux embouchures du Rhin et de l'Ems.

(19) Saint Willibrod vécut jusqu'en 738, et fut enterré dans l'abbaye d'Echternach qu'il avait fondée.

(20) Rener., ad Sm-Laur. monach., apud Chapeav., t. I, p. 424.

(21) Et factum est in oculis totius Franciae publicum hoc adulterium. Nicol., c. XIV, apud Chapeav.

(22) Aliquando etiam (Lambertus) referebat laudando crebros victoriarum ejus titulos, patrice valde utiles; asserents eum specialiter solum principem, cujus labore et industriâ, per Dei providentiam, pax et justitia vigerent in regno Franciae, et floreret status religionis ecclesiasticae. Nicol., Canon. Leod. c. XIV, apud Chapeav.

(23) Exceperat Pipinus in humilitate cordis verba hujus salutaris increpationis, totusque in conspectu beati pontificis confusione plenus, visus est velle quod redintegrato conjugio et abjecta pellice niteretur obtinere remedium paenitentiae. Sed mox ut amatae pellicis species oculis ejus se ingessit, animus aeger et adhuc incertus, vim tantae tentationis ferre non praevalens, facile succubuit, et quod in eo jam videbatur extinctum, revixit acrius illiciti amoris desiderium. Ibidem.

(24) Ibidem.

(25) Cum Pipinus eo tempore ad tractanda regni negotia in Jupiliâ aliquandiu resideret, et Lambertus Legiam suam sancta et vere angelicâ conversatione illustraret, evocatur quâdam die idem vir Dei, pro summis rei publicae causis ad palatium, etc. Nicol., Can. Leod., c. XVI, apud Chapeav.

(26) Princeps et principis pellex vultum serenant contra eum; alii iram dissimulant; simulant alii laetitiam. Rener., ad Sm-Laur. monach., c. XVIII, apud Chapeav.

(27) Me oportet jam dissolvi et cum Christo vivere. Scitis vos, ô nepotes mei, reos et noxios fuisse in crimine isto de quo modo ultio expetitur. Rener., ad Sm-Laur. monach., c. XXI, apud Chapeav.

(28) Vitam sancti Lamberti, primus, jussu Agilfridi episcopi, scripsit Godeschalcus, diaconus, ipsius congregationis clericus, qui fuit ternpore Pipini et Caroli magni, et gesta quidem veraciter prosecutus: de causa (tamen) martirii parum libero ore locutus est; quod hac de causa fecisse creditur, ne suis temporis regibus culpam videretur exprobrare. etc. Rener., ec. XXVIII, apud Chapeav. Nicol., Canon. Leodiens., ec. XVI, ibidem.

(29) On trouve dans le tome III des Nouveaux Mémoires de l'Académie de Bruxelles, p. 3,15 et suiv., une dissertation de M. Dewez, qui prétend qu'Alpaïde était, non la concubine, mais la femme légitime de Pépin, ou que tout au moins elle le devint après qu'il eut répudié Plectrude. M. Dewez dit que les rois de France à cette époque, pouvaient avoir à la fois plusieurs épouses: argument répété par d'autres écrivains, auxquels nous répondrons dans quelques instants. Il soutient enfin qu'Alpaïde fut tout à fait étrangère au meurtre du saint évéque, et il s'appuie de l'autorité de Godeau, évêque de Vence, du baron Le Roy, de Fleury, de Baillet. etc., qui attribuent la mort de saint Lambert non aux instigations d'Alpaïde, mais aux démêlés des parents de Dodon avec cet évêque. M. Dewez aurait pu ajouter que c'était aussi l'opinion du P. Pagi, de Godescard, de Mabillon, des auteurs de l'Art de vérifier les dates, des Bollandistes et du P. Ghesquières, qui regarde comme une fable la scène du festin de Jupille et tout ce qui s'en est suivi (a). Tous se fondent principalement sur le silence de Godeschalc, historien presque contemporain, qui a écrit la vie de saint Lambert. Mais le silence de Godeschalc ne saurait fournir qu'un argument négatif, qui s'explique assez par la crainte de s'exprimer ouvertement sur des faits peu honorables à la mémoire de Pepin et d'Alpaïde, en face de leurs descendants. Godeschalc d'ailleurs, quand on l'écoute attentivement, n'est pas aussi muet qu'on le prétend; il laisse entendre assez clairement ce qu'il n'ose dire. « Saint Lambert, dit Godeschalc, étant mort, on jeta sur son corps un vil manteau et on le conduisit à Maestricht pour lui rendre les derniers devoirs. Tandis que le peuple faisait hautement éclater sa douleur, le clergé contraignait la sienne. Et n'osant lui élever un monument honnête, il le déposa ou plutôt il le cacha dans le tombeau de son père; recouvert et comme abîmé sous une énorme pierre. » Corpus exanime vili operimento contegunt. Non audentes in decorando honesto cultu sepulchro ejus immorari in tumba patris ejus Apri ibidem quiecentis, non tam condiderunt quam abseonderunt, et superjecto grandi lapide, non tam cooperuerunt quam compresserunt. Chapeav., t. I, p. 341-342. Certes, ici le voile devient assez transparent! Ce n'était pas sans doute les assassins que l'on redoutait après le crime consommé; ils devaient eux-mêmes trembler! C'étaient Alpaïde et Pepin, dont la complicité était trop évidente et que l'on considérait comme les principaux coupables! Ainsi Godeschalc a réellement parlé comme l'a dit Renerus (ou si l'on veut Sigebert), mais il a parlé avec peu de liberté: parum libero ore locutus est! Rien ne prouve au surplus que les écrivains postérieurs qui ont raconté le fait avec tous ses détails, tels que Nicolas, chanoine de Liège, n'aient pu consulter d'autres Ouvrages que celui de Godeschalc (b). C'est ce qu'ont pensé tous les historiens liégeois, entre autres Chapeauville, Fisen, Foullon, Bouille, etc. Et comment renverser avec de simples conjectures la tradition constante de l'église de Liège, qui nous représente saint Lambert comme victime de son zèle intrépide pour la défense des préceptes évangéliques? Comment rayer d'un trait de plume le fait le plus glorieux de sa vie, et à quelle fin? Pour démontrer qu'en face de l'adultère public d'un grand prince devant lequel tout le monde tremblait., Lambert a tremblé comme les autres et n'a point osé remplir le premier devoir d'un pasteur! L'on a bien senti l'inconvenance d'une telle supposition. Aussi Godeau, dans son Histoire de l'Église, dit-il, « qu'après de rudes combats. Lambert obtint une glorieuse victoire car il vit Pepin et Alpaïde pleurer à ses pieds! » Mais les auteurs contemporains ne disent absolument rien de semblable. Pepin et Alpaïde se repentirent trop tard, et la cause des remords qu'ils durent éprouver fut beaucoup plus grave qu'on ne le suppose: c'était le sang du saint évêque qui pesait sur eux. Nous sommes les premiers à nous incliner devant l'autorité de ces géants de la science, dont nous avons cité le noms formidables; mais il nous semble qu'ils se sont grandement mépris en se bornant à examiner la question du meurtre de saint Lambert sous le rapport matériel des textes et des actes.

La preuve la plus évidente et la plus incontestable que Godeschalc n'a pas osé tout dire, c'est qu'il ne dit pas un mot de cette Alpaïde qui a joué un si grand rôle sous le règne de Pepin. Et c'est sur son silence cependant que l'on s'appuie pour traiter de fable la scène de Jupille, si dramatique, si détaillée, si bien motivée, si vraisemblable, si difficile à inventer! Afin de renverser toutes ces probabilités historiques, on a eu recours à la chronologie. Les écrivains liégeois supposent tous que saint Lambert, qui fut évêque pendant quarante ans, monta sur son siège vers l'an 656 et souffrit le martyre en 696. Mais Godeau retarde son avènement de douze années, et sa mort aussi de douze années. Or, dit-il, en 708, époque de la mort de saint Lambert, Alpaïde était reléguée depuis seize ans, au couvent d'Orp où elle faisait pénitence de ses péchés; et depuis seize ans, Plectrude était réconciliée avec Pepin: Alpaide fut donc totalement étrangère à la mort du saint évêque. Et pour prouver cette réconciliation entre Plectrude et Pepin, il cite différents actes émanés des deux époux, de 692, 696, 701, 706 et 714. Mais Réné Sluse répond à Godeau et à ceux qui partagent son opinion, que les actes de 692 et de 696 dans lesquels figurent Pepin et Plectrude, ne démontrent nullement qu'Alpaïde fût alors bannie de la cour d'Herstal où sa présence excita de longs scandales, et il prouve par, l'âge de Charles Martel (qui mourut en 741, à 51 ans) et de son frère puîné, Hildebrand, qu'à l'époque de leur naissance, Alpaïde habitait nécessairement avec Pepin; à moins qu'on n'aime mieux la faire accoucher tandis qu'elle faisait penitence au couvent d'Orp (c).

Quelques écrivains ont cru trancher ces graves difficultés en disant que Pepin ne se sépara point de Plectrude, mais qu'il se contenta de prendre une seconde femme, comme il en avait le droit. Le continuateur de Frédégaire semble appuyer cette version. Après avoir dit que Pepin eut une femme noble et sage, nommée Plectrude, qui lui donna deux fils, appelés Drogon et Grimoalde, il ajoute: « Pepin prit une autre femme, Alpaïde, dont il eut un fils nomme Charles, qui grandit et devint illustre. » Et un peu plus loin : « Le duc Pepin étant mort, sa femme Plectrude gouverna tout par ses conseils et son autorité. » Cependant ni Godeau, ni aucun de ceux qui défendent son opinion, ne peuvent admettre que Pepin ait eu deux femmes légitimes à la fois; ils doivent nécessairement avouer que le continuateur de Frédégaire, par politique ou par peur, a dissimulé plusieurs faits essentiels. Or c'est précisément ce que nous reprochons à Godeschalc, comme eux à Frédégaire.

(a) Voir les Acta sanctorum Belgii, t. VI., p. 61 et s. Cette longue dissertation du P. Ghesquières est particulièrement dirigée contre un opuscule de Réné Sluse, homme d'un vaste savoir et d'un esprit distingué, intitulé: De tempore et causâ Martirii B. Lamberti, Tungrensis episcop, Diatriba qui avait pour objet de réfuter la thèse soutenue par Godeau, évêque de Vence.

(b) Haec equidem partim ex gestis Francorum; partim ex epistolis diversorum episcoporum; partim ex relatione majorurn et scriptis virorum fidelium, excerpere curavi. Nicotaus, Gesta St-Lamberti, Chapeav., t. I, p. 375.

(c) Diatriba, p. 47 et 48.

(30) Hist. des Français, tome II, p. 101, edit. de Paris.

(31) Colomban, qui jouissait d'un grand crédit à la cour de Thierry, roi de Bourgogne, l'ayant réprimandé parce qu'il vivait avec des concubines, Thierry promit de les renvoyer et de prendre une épouse légitime; mais Brunehaut craignant qu'une reine ne lui fît perdre l'ascendant qu'elle exerçait sur l'esprit de son petit-fils, fit exiler Colomban; et elle l'eût fait punir plus sévèrement, si le saint n'eût été protégé par le respect des peuples.

(32) Saint Hubert a-t-il été sacré à Rome par Sergius Ier, comme le soutiennent tous les auteurs liégeois? C'est une question dont la solution dépend de celle que nous avons examinée plus haut en parlant du martyre de saint Lambert. Si en effet saint Lambert n'est mort qu'en 708, évidemment, saint Hubert n'a pu être sacré par Sergius Ier, qui est mort en 701 ou en 702. Si, au contraire, on doit fixer le martyre de saint Lambert à l'année 696, comme je crois l'avoir établi, il n'y a point de raison pour rejeter ce que disent nos historiens de son voyage à Rome et de son sacre par le pape Sergius.

(33) Jura legalia civibus tradidit, mores eorum et vitae disciplinam fraeno coercuit, mensuras et pondera victualium instituit. Gilles d'Orval, apud Chapeav., t. I, p. 137.

(34) La rage.

(35) En 772, il célébra aussi à Herstal la fête de Noël, et il y passa l'hiver des années 776, 778 et 783. En 797, dans une de ses expéditions en Saxe, il campa sur le Weser et donna à ce lieu le nom d'Herstal. Les Liégeois pensent que Charlemagne lui-même a reçu le jour parmi eux: Nascitur Carolus Jupiliae (dit Foulon), ut vetus apud nos fama et populares historici perhibent. Et cette opinion nous semble tout aussi probable que celle qui le fait naître à Aix-la-Chapelle ou à Ingelheim.

(36) Charlemagne écrivit à Gerbalde la lettre suivante, qui prouve que dans sa prodigieuse activité son génie embrassait aussi bien les plus petits détails de la discipline ecclésiastique que les affaires de l'empire du monde. « Que votre sainteté (lui dit-il) se rappelle ce dont nous l'avons souvent avertie touchant les prédications dans la sainte Église de Dieu et comment elle doit instruire le peuple selon l'autorité des saints canons. Avant toute chose, quant à ce qui regarde la loi catholique, nous désirons que celui qui ne pourrait en apprendre davantage, puisse au moins réciter de mémoire l'oraison dominicale et le symbole de la foi tel que nous l'ont appris les apôtres, et que personne ne puisse tenir un enfant sur les fonts du baptême qu'il n'ait récité en votre présence, ou devant l'un de vos prêtres, l'oraison dominicale et le symbole... Ensuite, très-excellent évêque, il nous a paru convenable que l'on fit des jeûnes, et que pendant trois jours tout le monde s'abstînt de vin ainsi que de chair, et jeûnât jusqu'à la neuvième heure, excepté ceux auxquels l'âge ou leurs infirmités ne le permettent pas. » Epist. Carol. Mag. Dom Bouquet, Gall. histor. Collect. V. Le maintien des lois de l'église était un objet capital dans la politique de ce grand prince: la pureté de la foi ne lui paraissait pas seulement l'affaire des prêtres. Il savait que les armes ne donnent que la force matérielle et que la religion seule peut assurer l'empire des consciences, sans lequel le pouvoir manque de base et la société de liens. V. le morceau sur Charlemagne, dans les Essais sur les grandes époques de notre histoire nationale, t. VI.

(37) Saint Hubert.

(38) Nec zelo carens, sed forte prudentiae et discretionis sale, inconstans et quietis impatiens. Mabil. Ann. Bon. T. III, p. 631.

(39) Histoire littéraire de la France, t. VI, p. 364.

(40) Si legeretur quod superius tetigi, hoc est, non subintroductam habere personam, nisi sororem, et caetera quae sunt ibi notata, quem vestrûm ab hujus neglecto praecepti potuissem excipere? Rursum, si lectum impleretur: si quis presbyter uxorem duxerit, deponatur: magis autem pelli debet si adulterium perpetraverit quis ex vobis indepositus esset? Rursum, si recitaretur: praecipimus ut bigami non admittantur ad clerum?... De conspirationibus etiam et conspiratoribus, de perjuris, de ebriosis, et qui in tabernis bibunt, et qui usuris inserviunt ?... Quem nisi puerulos in ecclesia relinquerem? Ratheri Itinerarium. Dachery, Spicilegium, v. 2.

(41) Anselme, apud Chapeav., I, 188.

(42) Gill. d'Orval, apud Chapeav., I, 188.

(43) Foullon, Hist. Leod. Compend. ann. 968.


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