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CHARLEMAGNE

A propos d'un rapport présenté à l'Académie Royale de Belgique

par Ferdinand HENAUX


L'Académie royale de Belgique a, en 1854, proposé, pour sujet de concours, cette question: Charlemagne est‑il né dans la province de Liège?

Six Mémoires lui ont été envoyés en réponse.

L'un d'eux, qui n'avait aucun caractère sérieux, n'a pas été jugé digne d'examen; un second n'est pas éloigné d'attribuer à la France actuelle l'honneur d'avoir été le berceau du grand empereur. Quant aux autres, ils se prononcent en faveur de la tradition liégeoise qui fait naître Charlemagne en Belgique.

Ainsi, sur cinq Mémoires écrits dans des pays différents et sur des sources distinctes, quatre sont arrivés à la même conclusion, à savoir, que Charlemagne est né dans la province de Liège.

Ce résultat est d'autant plus remarquable que les concurrents étaient parfaitement libres dans le choix des versions régnantes, et qu'ils n'avaient aucune espèce d'intérêt à préférer celle‑ci plutôt que celle‑là.

Des trois Rapporteurs nommés par l'Académie, l'un, M. Mathieu Polain, ne s'est pas contenté d'être simplement Rapporteur, c'est‑à‑dire, de résumer impartialement la substance des Mémoires et de caractériser leurs qualités ou leurs défauts. Outrepassant les limites de sa mission, il est entré dans la lice comme s'il voulait remporter la palme pour son propre compte; il a même mis tant d'entraînement et d'ardeur à faire prévaloir sa conviction (sic), qu'il a un peu négligé d'en rassembler les preuves.

Dans son travail, qui ne contient, du reste, aucune révélation nouvelle sur le point en litige, il efface d'un seul trait toutes les traditions liégeoises. Une fois engagé dans ce système, et pour être conséquent, il rejette tous nos annalistes et tous nos chroniqueurs, ainsi que les autorités étrangères qui confirment leurs dires, à commencer par le moine de Saint‑Gall, qui vivait en 850, jusqu'au père Pagi, qui écrivait en 1689.

Avec une telle méthode, et en se permettant, au besoin, des équivoques (1), le Rapporteur devait avoir inévitablement raison, non pas une fois, mais mille et une fois. Cependant, après avoir pris de si Ingénieuses précautions pour parler seul, est‑il resté vainqueur? Hélas non!

Pour le réfuter, quelques observations suffisent; les voici. Nous nous efforcerons d'être court, et nous serons modérés

Le Rapporteur dit tout d'abord:

« Charles Martel mourut le 4 octobre 741. II avait, avant d'expirer, partagé le royaume entre ses fils Carloman et Pepin, laissant au premier l'Austrasie, au second la Neustrie.»

C'est là une allégation que rien ne justifie.

Tout prouve, au contraire, que Pepin eut en partage l'Austrasie, dans laquelle notre pays était compris.

En effet, il résulte positivement des paroles d'Eginard, que Charlemagne, à la mort de Pepin, hérita des diverses provinces que son père avait gouvernées (2). Or, ces provinces, c'étaient les nôtres. C'est ce qui apparait clairement lorsque l'on voit Charlemagne, à son avénement au trône en 768, visiter non la Neustrie, mais l'Austrasie, et célébrer les solennités de l'église à Aix, à Liège, à Herstal, à Duren, à Mayence, à Nimègue, etc. (3)

Cela a été contesté, il y a longtemps déjà, mais faiblement (4). Pour concilier les opinions contradictoires, ne serait‑il pas permis de prétendre que Charles Martel ne légua pas à Pepin le gouvernement de notre pays, mais seulement ses biens patrimoniaux, qui y étaient situés?

Au surplus, de quelle importance est ce partage, qui n'a eu d'effet que postérieurement à la naissance de Charlemagne?

Prouvons qu'il est un incident inutile dans le débat.

Charlemagne est né, au plus tard, le 2 avril 742. Or, Pepin et Carloman ne se partagèrent le gouvernement de la monarchie franke qu'après l'expédition d'Aquitaine, par conséquent en octobre ou novembre 742 (5). Jusque‑là, ceci est certain, Pepin et Carloman ont gouverné de concert et indivisément en qualité de maires du palais (6). Un diplôme postérieur de deux mois à la naissance de Charlemagne atteste, en effet, que les deux frères gouvernaient encore conjoinement le 27 mai 742 (7).

Est‑ce que cela ne démontre point que le partage n'a aucun rôle à jouer ici?

Mais passons.

Au moment où Berthe allait donner le jour à Charles, partout l'on était en armes, et notamment en Neustrie.

C'est ce qu'établit très bien Bruère, écrivain non suspect de partialité.

« Carloman et Pepin, dit‑il, héritiers de sa puissance (de Charles Martel), se trouvèrent, après la mort de leur père, dans la situation la plus épineuse. La jeunesse des deux princes parut une occasion favorable à tous ceux qui voulaient remuer. Les ducs d'Aquitaine, de Saxe, de Bavière et d'Allemagne, se révoltèrent hautement. Théodald, l'un des petits fils de Plectrude et de Pepin de Herstal, revendiqua les armes à la main l'héritage de son père usurpé par Charles Martel, et s'empara de plusieurs places de la Septimanie. Sonichilde, dernière femme de Charles, prétendit aussi pour Griffon son fils une part dans la succession, et s'enferma dans Laon, disposée à soutenir par les armes les droits de son fils (8).

Dans des circonstances aussi critiques, et pour mettre sa jeune femme à l'abri de tout danger, où Pepin lui aura‑t‑il cherché un refuge, si ce n'est dans un pays qui lui était tout dévoué, dans le nôtre?

Sur ce point, nous pourrions donc nous en tenir à la tradition liégeoise, que ne contredit aucun texte, et qui - considération à ne point dédaigner - est si conforme au train ordinaire des choses humaines.

Mais la présence de Berthe dans notre pays, alors que partout ailleurs l'on était en pleine révolution, est d'autant plus indubitable, que Berthe était Liégeoise.

On ne peut invoquer qu'un seul annaliste du moyen‑âge, dont la version a peut‑être été corrompue, pour prétendre que le père de Berthe, nommé Héribert, n'était pas Liégeois (9). Tout fait supposer, au contraire, que c'était un seigneur hesbignon, et revendiquer sa fille Berthe comme Belge. C'est ce qu'a reconnu le président Renault, autorité si grave en chronologie, et si française:

« Il y a quatre opinions, dit‑il, sur cette princesse: les uns rapportent que Berthe étoit fille d'AErarchia, empereur de Constantinople, les autres qu'elle étoit fille du roi des Allemans; les Annales de Saint‑Bertin lui donnent pour père le comte de Laon; enfin, une quatrième opinion, qui paroît la plus vraisemblable, c'est que Berthe étoit fille d'un seigneur liégeois » (10).

Mais rentrons au coeur de la question.

Sait‑on encore pourquoi Charlemagne ne peut être né à Liège, selon M. le Rapporteur? C'est parce que « à l'époque où naquit Charlemagne, Liège naissait à peine. »

Doit-on combattre une assertion aussi puérile? Comme dans tous les pays qui ont été livrés durant des siècles à la lutte des partis, les annalistes liégeois se divisaient jadis en historiens cléricaux et en historiens patriotes. Ceux-là prétendaient que les évêques avaient existé avant les bonnes villes, qu'ils les avaient créées, et qu'ils leur avaient octroyé les franchises et les libertés dont elles étaient si fières; - ceux-ci soutenaient, avec plus de raison, que l'origine des bonnes villes était antérieure à la création de l'épiscopat; qu'elles avaient, de toute antiquité, été en possession du droit de faire et d'abroger leurs lois; enfin, qu'elles ne s'étaient dessaisies d'une portion de leur indépendance que par la paix de Fexhe, de 1316, parce qu'il leur avait alors paru utile de reconnaître un pouvoir régulateur et central.

C'est sur ce terrain que les patriotes et les cléricaux bataillaient encore en 1786. Les écrivains du prince osaient écrire: « Si la nation liégeoise a des privilèges, elle les doit tous à la libéralité de ses évêques... La nation liégeoise n'a été entièrement affranchie des fers de la servitude que par des concessions expresses de ses princes (11). »

Ce n'est donc pas d'aujourd'hui que l'on s'amuse à dire qu'à l'époque où naquit Charlemagne, Liège naissait à peine. Ce qui nous étonne seulement; c'est que le Rapporteur n'ait pas étayé son étrange allégation de force autorités. Il lui eût été si facile d'en recueillir maintes et maintes à l'appui! Ce passage de Foullon par exemple, pouvait être victorieusement cité: « S'il y a quelque chose de fabuleux, ce sont assurément les franchises accordées à la Cité de Liège par Charlemagne, car Liège, comme on sait, n'existait point du temps du grand Empereur (12) »

Cette phrase était dictée à Foullon comme une conséquence des opinions cléricales auxquelles il était dévoué. Aussi, il faut voir les efforts que fait le pauvre jésuite pour n'être pas accusé de contradiction, lui qui, dans un précédent chapitre, avait attesté la haute antiquité de Liège en parlant de la visite que Charlemagne y avait faite en 770 (13)!

Puisque le Rapporteur soutient que Liège naissait à peine au huitième siècle, il ne peut admettre, on le pense bien, que Liège fût alors une ville royale, et qu'il s'y trouvât un palais.

N'en déplaise au Rapporteur, il en était cependant ainsi. Lors de la naissance de Charlemagne, Liège, depuis longtemps déjà, figurait au rang des villes libres ou royales. Adrien Valois, exact et rigoureux critique, le dit en termes précis: « En ce temps, Liège était une ville libre et royale, où Charlemagne passa plusieurs hivers et célébra les fêtes de Pâques (14). » Eginard lui‑même rapporte cette particularité à l'an 769: « Cette année, Charles célébra les fêtes de Pâques à Liège, ville royale (15). » En cette qualité de résidence des princes d'Austrasie, Liège avait depuis longtemps un palais. Ce palais est mentionné à l'an 743 par l'évêque Jonas, qui vivait en 820 (16). Au temps de Roberti, en 1620, on pensait, il est vrai, que ce palais était celui de Jupille: « Ce palais, où résidait alors Carloman, dit‑il, était celui de Jupille, et il était la demeure habituelle des princes d'Austrasie (17) » Les découvertes modernes ont établi que Liège était, dès cette époque, une ville royale; elles permettent de croire que ce palais n'était autre que celui de la Cité.

Au surplus, nous portons au Rapporteur le défi de montrer que, en 742, Liège n'était pas une ville royale et qu'il ne s'y trouvait pas un palais; en d'autres termes, de citer un texte qui contredise soit Valois, soit Eginard, soit Jonas.

Le moine de Saint‑Gall, qui vivait vers le milieu du neuvième siècle, en parlant de l'église que Charlemagne fit construire en 790 à Aix‑la­Chapelle, rapporte, comme on sait, que Aix était situé dans son pays natal.

Ce passage, objecte le Rapporteur, n'a rien d'explicite en faveur de la tradition liégeoise. « Pour appliquer les deux mots du moine de Saint‑Gall au Pays de Liège, » dit‑il imperturbablement, « il faudrait prouver que la ville d'Aix y était comprise... »

C'est là une allégation tout aussi aventureuse que le reste. Au temps où vivait le moine de Saint‑Gall, Aix était compris dans le Pays de Liège. Besselius, qui est une autorité très sérieuse, le déclare explicitement: « Le district d'Aix‑la‑Chapelle faisait alors partie du Pays de Liège (18) » Ce qui vient confirmer ces données, c'est l'acte de partage de l'empire de Charlemagne, de l'an 870, où on lit: « Le Pays de Liège, de ce côté, comprendra le district qui y est enclavé, celui d'Aix (19) ».

Ici, nous portons un nouveau défi au Rapporteur c'est de prouver, par des témoignages ou par des faits, que Aix ne faisait point partie du Pays de Liège au temps du moine de Saint‑Gall.

Tous ceux qui ont lu le moine de Saint‑Gall (20) savent qu'il nomme notre pays le pays natal de Charlemagne, genitale solum. « Pourquoi ne point admettre, » dit le Rapporteur, « que le moine de Saint‑Gall, par les mots dont il s'est servi, a simplement voulu désigner le pays de ses pères?.. » Au fait, pourquoi ne point l'admettre? Ppourquoi ne point substituer aux mots genitale solum, dont s'est servi le chroniqueur, les mots solum patrum ou genitorum suorum, dont il ne s'est pas servi, et lui faire dire ainsi ce qu'il n'a pas voulu dire? Cela serait si commode! Mais faisons au Rapporteur le plaisir de traduire genitale solum par pays de ses pères: en quoi cette interprétation infirmerait‑elle la tradition liégeoise?

On se demande, avec une surprise bien légitime, ce qui a pu obliger le Rapporteur à avancer ce qui suit, p. 25:

« Quant aux prétendus privilèges que le fils de Pepin le Bref octroya, dit‑on, aux Liégeois, l'auteur serait bien embarrassé si on lui demandait de les produire. »

Certes, s'il y a un fait avéré dans tout notre passé historique, c'est celui des franchises accordées aux Liégeois par Charlemagne. Ce fait a‑t‑il peut‑être, par lui‑même, quelque chose d'invraisemblable et d'extraordinaire? Nullement; de semblables immunités ont été accordées par Charles aux Frisons, aux Génevois, aux Romains (21). Il n'est pas un seul de nos annalistes, de nos jurisconsultes du moyen‑âge, qui n'atteste que notre pays doit la confirmation de ses principales libertés au glorieux fils de Pepin. Il y a plus: un record des Échevins de Liège, du 10 septembre 1325, constate officiellement que l'indépendance de la Cité de Liège a été reconnue par Charlemagne. Ouvrons le Pawilhar, et lisons:

« Nous wardons si come Eschevins et par loy, que li Sire de Pays nat autre loy dedens la franchiese dele Cité que le loy que ons appelle le Loy Charlemangne, et quil ne puelt dedens laditte Citeit useir dautre loy, ne les Citaïns par autre loy destraindre en nuls cas, que par le Loy devant dite, se ilh nest doncques ensi que li Universiteit de la ditte Citeit vuelhe de propre volunteit à chu obligier et accordeir... (22)

On peut ajouter que l'empereur Otton, en 980, et l'empereur Henri, en 1006, ont confirmé les immunités accordées à l'Église de Liège par Pepin le Bref et par Charlemagne (23).

Tous ces détails sont empruntés, continue le Rapporteur, « aux traditions fabuleuses qu'a mises en vogue parmi nous le chroniqueur Jean d'Outremeuse. » A cela, on peut se borner à répondre que Jean d'Outremeuse mourut en 1399, et qu'un moine d'Orval, entre autres, faisait déjà, plus d'un siècle auparavant, en 1220, une mention expresse de ces priviléges: Sicut testantur privilegia a rege Carolo collata, dit‑il (24).

« La tradition liégeoise, » selon le Rapporteur, « ne remonte pas au delà du XVIe siècle (1552), et les textes qui l'ont établie se confondent avec ceux où il est dit que les Carolingiens sont d'origine liégeoise. »

Parler de la sorte, c'est, de parti pris, faire métier d'erreur.

Dès l'an 4460, l'Italien Marliano, conseiller de Louis de Bourbon, disait en termes précis que les Carolingiens sont d'origine liégeoise: « C'est une tradition dans le pays de Liège que les ancêtres de Charlemagne sont originaires de Jupille, qui est dans le voisinage de la Cité de Liège (25). » Dès 1318, le chroniqueur flamand Jean de Klerk disait: « Charles est né entre Liège et Maestricht, dans le château de Herstal (26) »

Ces textes, comme on voit, remontent au delà de 1552, et ils ne se confondent pas.

Ici, nous demandons la permission de transcrire une assez longue tirade: aussi bien, elle servira à faire apprécier mieux encore, et la bonne foi, et le style dithyrambique du Rapporteur.

« En 741, Carloman et Pepin, après avoir été reconnus par les leudes (?), dans la partie du royaume qui leur était échue, que firent les deux nouveaux princes? Ils eurent à réprimer la tentative de Griffon. Sonnechilde et son fils tombèrent entre leurs mains, et celui‑ci fut remis à Carloman, qui l'enferma dans l'un de ses chateaux de l'Austraie, désigné par les chroniqueurs sous le nom de Neufchâteau, près de l'Ardenne... Carloman y emmena donc Griffon, et revint avec lui dans son royaume.

» Les chroniqueurs sont muets à l'égard de Pepin! Mais ici se place un fait considérable, auquel on n'a jamais pris garde, et qui mérite pourtant la plus sérieuse attention. Griffon n'est pas seul tombé au pouvoir de ses ennemis; Sonnechilde, l'auteur de la guerre, est également prisonnière. Que devient-elle? L'annaliste de Metz répond à cette question: on l'enferme au monastère de Chelles!.. Chelles! dans les environs de Paris... Chelles! voisin des palais royaux de l'Oise... Chelles! où Pepin, veillant sur cette femme ambitieuse, comme faisait Carloman sur Griffon, l'aura probablement conduit lui-même, à son retour de Laon, en allant rejoindre la reine Berthe, qui était à la veille d'être mère... ».

Ce « fait considérable,» - ainsi que pourrait le croire un lecteur bénévole, - le Rapporteur ne l'a pas découvert dans une lettre de faire part de Pepin, retrouvée dans un carton de nos Archives: il a la franchise d'annoncer qu'il l'a lu dans les Annales de Metz. Recourons aux Annales de Metz pour voir si elles contiennent tous ces importants détails. On y lit ceci:

« En l'an 741, les Francs étant mécontents qu'une partie du royaume fût accordée au fils d'une concubine au détriment des enfants légitimes, Carloman et Pepin se décidèrent à assembler une armée pour combattre Grippon. Celui‑ci en fut prévenu, et prit aussitôt la fuite avec sa mère Sonichilde et bon nombre de ses partisans: ils s'enfermèrent dans Laon. Carloman et Pepin, qui les suivaient de près, assiégèrent cette ville. Jugeant que la résistance était impossible, Grippon demanda miséricorde à ses frères. Carloman le reçut en grâce, mais ce fut pour l'envoyer prisonnier à Chèvremont. Les deux frères confinèrent Sonichilde dans le monastère de Chelles (27). »

Nous le demandons, comment peut‑on induire de ce texte si nu, que Pepin veillait sur cette femme ambitieuse comme faisait Carloman sur Griffon; que Pepin résidait dans les environs de Paris, voire à Chelles; que Berthe s'y trouvait également en avril 742, et que conséquemment Charlemagne y est né (28)?

Mais arrivons à la conclusion.

« C'est dans le territoire qu'on nomma plus tard l'Ile de France, qu'est né Charlemagne; » c'est là que la France elle‑même, par la voix de ses plus vieux trouvères, a placé son berceau; c'est la plus ancienne de toutes les traditions.

Il n'y a point, à la vérité, de texte formel à cet égard dans les anciennes chansons de » geste de la France; mais cela ressort évidemment, selon M. Pailin Pâris, de l'ensemble de ces compositions romanesques, dont la plupart remontent au XIIe siècle. Notre vieux Jean d'Outremeuse, qui n'a fait bien souvent que les copier, place également à Paris le berceau de Charlemagne: « De cheis trois enfans, dit‑il, ly uns, Charle, li fis le petit Pepin, en fut neis à Paris. »

Ainsi, l'opinion courante en France, en Allemagne et en Belgique, non d'aujourd'hui, mais depuis des siècles; la tradition liégeoise, si vénérée chez nous, si respectée à l'étranger; le mot irrécusable du moine de Saint‑Gall, que notre pays est le pays natal de Charlemagne: tout cela est nié, repoussé, vilipendé, et remplacé par quoi? par le sentiment personnel du Rapporteur, fortifié du sentiment personnel de son ami M. Paris, si versé, comme on sait, dans les antiquités belges!...

Étrange démonstration d'une hypothèse encore plus étrange!

En vérité, cela est‑il sérieux, académique?

Ce n'est pas tout.

Le Rapporteur, on l'a vu, pressé d'arriver, a pris pour cela les moyens les plus expéditifs: il a écarté les annalistes liégeois; il n'en a admis aucun; il n'a pas même fait grâce à Jean d'Outremeuse, qu'il accuse tout particulièrement d'avoir mis en vogue toutes les traditions fabuleuses sur la famille carolingienne (29). Mais voyez l'inconséquence! Ayant décidé de placer le berceau de Charlemagne à Paris, il éprouve naturellement le besoin de se faire appuyer dans ce dire par une autorité quelconque. Or, qui invoque‑t‑il? Précisément ce même chroniqueur liégeois, ce même metteur en vogue de traditions fabuleuses, ce même Jean d'Outremeuse, qu'il relève tout à coup, pour l'opportunité de la cause, de la proscription dont il l'avait tantôt frappé

Examinons toutefois ce passage de Jean d'Outremeuse.

Selon le Rapporteur, il n'est autre que ceci:

« De cheis trois enfans, ly uns, Charle, li fis le petit Pepin, en fut neis à Paris. »

Or, c'est là une citation artificieusement tronquée. Que l'on en juge: voici le passage rétabli en entier

« Les naissanche Carle le gran le fis le petit Pipin, et de Doielien de Mayenche li fis Guyon de Navaire, et Garin de Montglave le fis Aymeir dus d'Aquitaine.

Grant joie avient adonc al monde de la naissenche des trois enfans qui nasquirent en une an, en unc jour, et en une heure. Assavoir le XVIIIe jour de mois de marche, qui estoit adonc ly dierain mois de lan del incarnation nostre saingnour Jhesus Crist VIJe et XV desusdit. Dont ly premier des enfans si fut Charle li fis le pitit Pipin de Bertaine sa femme la filhe l'empereur Lyon... De ches trois enfans, ly uns en fus neis à Paris, li second à Mayenche, et Ii thiers à Tholouse le Galande (30) »

Un récit de ce genre, où l'auteur fait naître trois de ses héros la même année (en 715!), le même jour, à la même heure, quelle valeur historique peut‑il avoir? Aucune assurément, surtout aux yeux des gens qui ont un peu étudié les sources de la littérature romane. Comme cela lui arrive souvent, Des Prez n'a fait ici que reproduire les rêveries poétiques des trouvères français, qui, en bons Français, ne chantaient déjà et ne voulaient chanter que leur France.

En effet, dans les compositions rimées de ces trouvères, la fiction et la fable s'emparent de la génération de Charlemagne, de sa naissance, de sa jeunesse, de toute sa vie; tout ce que la tradition avait conservé y est hardiment complété et transformé au profit de la France, non de la France des Pepins, mais de la France de Philippe-Auguste et de ses successeurs. Ainsi, de l'aveu d'un écrivain dont les lettres regrettent la mort en ce moment, de l'aveu de Génin, « dans les textes remaniés et paraphrasés sous saint Louis, il n'est plus question d'Aix-la-Chapelle; la résidence de Charlemagne est transportée à Laon, parce que Laon joue le rôle de capitale de la France dans toutes les compositions du XIIe et du XlIIe siècle (31) ».

Nous le demandons encore une fois: comment un homme de quelque science ose‑t‑il se faire un argument de l'innocent témoignage de Jean d'Outremeuse?

Mais après avoir ruiné tous les arguments du Rapporteur contre la tradition liégeoise, ne faudrait‑il pas examiner son opinion en elle‑même, que « Charlemagne est né à Paris? » Ce n'est pas essentiel. Un autre Rapporteur, M. Borgnet, dont l'avis ne peut être suspect en aucune manière, l'a condamnée en ces termes: « Mabillon, qui avait d'abord soutenu les titres de Paris, n'allègue en sa faveur d'autre circonstance que la présence de Charlemagne, âgé de sept ou douze ans, à la translation des reliques de saint Germain; cela prouve tout au plus que ce prince a passé une partie de son enfance dans cette ville ou aux environs (32). »

Nous ne nous occuperons pas davantage aujourd'hui de ce Rapport, où abondent les hypothèses, les contradictions, les erreurs, et où l'écrivain semble n'avoir eu d'autre but que de discréditer et de taxer de traditions fabuleuses des souvenirs qui contiennent une incontestable portion de réalité historique.

Ce qui précède suffira pour montrer que la tradition liégeoise n'a souffert en rien de ces attaques frivoles. Elle reste entière.

Et comme il n'existe, de l'aveu de tous les érudits, aucun texte qui balance cette tradition, avec laquelle s'accordent l'antique donnée du moine de Saint‑Gall et le témoignage de tous nos annalistes; comme il y a là une véritable chaîne qui, d'anneau en anneau, nous fait remonter jusqu'au temps où régnait le fils du grand Empereur, on est obligé, de par les règles ordinaires de la critique et du bon sens, de conclure que notre pays, d'après toutes les probabilités, est le pays natal de Charlemagne.

Au surplus, déjà en 1620 il était reconnu que le grand homme était né à Liège. Résumant les recherches de ses devanciers, J. de Charron s'exprimait comme suit: « Aucuns asseurent, avec plus d'apparence de vérité, que Charlemagne estoit natif de la ville de Liège (33). »

Tel était, il y a plus de deux siècles, l'état de l'opinion chez les savants de la France et de l'Allemagne sur le lieu de la naissance du fils de Pepin.

Le résultat important du concours prouve que depuis cette époque les titres de Liège n'ont point faibli, et que de jour en jour, grâce aux découvertes de l'érudition, ils deviendront plus certains, plus irrécusables, plus inattaquables.




(1) Voici une de ses équivoques (p. 12): « On sait aujourd'hui, à n'en point douter, que Berthe était fille de Caribert ou Héribert, comte de Laon; » et il ajoute en note: « Voyez notamment un diplôme du roi Pepin pour la construction et la dotation de l'abbaye de Prüm, anno XI regn. Pippino, apud Mabillon, Annales ordinis S. Benedicti, t. II, p. 705. - Voy. également les Annales de S.-Bertin à l'année 749. » - Ne semble-t-il pas ressortir de ces deux phrases, pleines de bonhomie scientifique, que Mabillon a publié l'extrait de naissance de Berthe bien et dûment authentiqué? Nous ouvrons Mabillon, et, à la page citée, nous lisons ceci: Quam et illiam portionem ipsius Bertradae, quam genitor suus heribertus ei in dote dereliquit. En quoi vraiment ce texte prouve­t-il que Berthe n'est pas Liégeoise? - Quant aux Annales de Saint-Bertin, voir ci-après, p. 12.

(2) Et Karolus eam partem quam pater ejus Pippinus tenuerat... regendi gratia suscepit. (Eginard, Vita Karoli imperatoris, dans les Monumenta Germaniae Historica, t. II, p. 445.)

Le continuateur de Frédégaire dit formellement que Charlemagne eut en part le gouvernement de l'Austrasie: Pepin se trouvant gravement malade, dit‑il, cernens quod vitae periculum evadere non potuisset... regnum Francorum quod ipse tenuerat, aequali sorte, inter praedictos filios suos Carolum et Carlomannum, dum adhuc ipse viveret, inter eos divisit, id est, Austrasiorum regnum Carolo, regem instituit; Carlomanno vero, etc. (Dans le Recueil des Historiens de France, t. V, p. 9.)

(3) Aussitôt qu'il eut pris les rênes du gouvernement, en 768, Karlus Aquasgrani profectus, ibi natalem Domini celebravit. - 769: In regnum suum regreditur, celebravit que natalem Domini in villa Duria, et Pascha apud sanctum Lantbertum in vico Leodico. - 770: Karlus autem rex natalem Domini Mogontiaci, sanctum que in villa Haristallio cetebravit. -771: Celebravitque natalem Domini Attiniaco et pascha Haristallio. - 772: Inde in Franciam reversus, in villa Heristattio, et natalem Domini et sanctam paschalis festi sollemnitatem celebravit, etc. (Dans les Monumenta Gerrnaniae Historica, t. I, p. 147, 149, 151, etc.)

(4) Cette question a fait l'objet d'un Mémoire lu à l'Académie des Belles‑Lettres de France le vendredi 9 avril 1745, par Bruère, qui l'a publié à la suite de son Histoire du Règne de Charlemagne; Paris, 1745, vol. in‑12.

Voici comment Bruère prouve que Charlemagne eut en partage le gouvernement de son père Pepin, c'est‑à‑dire l'Austrasie. « Charles et Carloman, dit‑il, après avoir réglé toutes les choses qui regardoient les obsèques de leur père, vont chacun dans leurs royaumes respectifs. Immédiatement après son couronnement, Charles va à Aix la Chapelle, au fond de l'Austrasie, et il y célèbre la fête de Noël. On sçait avec quelle solemnité les rois de la seconde race celebroient les fetes de Pasques et de Noël. Ils paroissoient revêtus de toutes les marques de la dignité royale, et leur majesté y brilloit dans son plus grand éclat; ainsi, c'étoit un acte de la puissance suprême que de célébrer ainsi ces jours de solemnité. Croira­t‑on que Charlemagne, dans le commencement de son règne, ait été passer une de ces fêtes dans les États de son frère, avec qui il vivoit en mauvaise intelligence? Carloman auroit‑il souffert que dans ses propres États un autre vint jouer le rôle de roi? Charles passa l'année suivante 769, Noël à Duren; en 770, Pasques à Liège, Noël à Mayence; en 771, année de la mort de son frère, il celebra la fête de Pasques à Herstal: ainsi, c'est toujours en Austrasie que Charles va étaler la pompe et l'appareil de la royauté; en 770, il tient son parlement à Worms; en 769, il donne à Agilfrid l'évêché de Liège... Si Carloman eût été roi d'Austrasie, il n'eût pas souffert cette entreprise sur ses droits, et même il eût été impossible à Charles de la tenter. Carloman, au contraire, par un diplôme de 769, daté du palais de Samouci, auprès de Laon , accorde une exemption de droits et de péages à l'abbaye de Saint­Denis, etc. » (Ibid. , p. 9.)

(5) Carolomannus atque Pippinus, priusquam exercitum ex Aquitania deducerent, Regnum Francorum, quad a morte patris usque ad id tempus pro indiviso ambo possederant... divisere, etc. (Valois, Rerum Francicarum t. III, p. 549.)

(6) Ambosque ei (Carolo) successisse, et sub specie ac titulo praefecturae Palatii Regnum totius Franciae recepisse. (Valois, Ibid. p. 549.)

(7)Ce diplôme est ainsi souscrit: Actum sub die VI Kal. junias in anno primo principatum Carlomanni et Pippini majorum‑domus. (Dans Pardessus, Diplomate, Chartae, etc., t. II, p. 468.)

(8) Bruère, Histoire du Règne de Charlemagne, t. I, p. 19.

(9) Ceci se lit dans les Annales de Saint‑Bertin Pippinus: conjugem duxit Bertradam cognomine Bertam, Chariberti comitis Laudunensis filiam. Ce texte est le seul, ainsi que le remarque D. Bouquet, qui fasse Berthe fille d'un comte de Laon. (V. le Recueil des Historiens de France, t. V, p. 197.) Mais ce texte n'est‑il pas corrompu? Laudunensis n'est‑il point une leçon défectueuse de Leodiensis, mot qui a été rendu au Xe siècle par Laudociensis et Laudovicensis? (Dans les Monum. Germaniae Hist., t. III, p. 79, 212.)

Berthe mourut le 12 juillet 783, mais on ignore où. D'après Eginard, on a lieu de croire qu'elle a fini ses jours dans notre pays: Eodem anno (783) defuncta est bonae memoriae mater regis Berhtrada 4 id. Jul. Ipse (Carolus) in Heristallio villa ibidem hiematurus consedit, ibique natatem Domini ac sanctum pascha celebravit. (Dans les Monum. Germaniae Hist., t. I, p. 165.) Ses restes furent inhumés d'abord à Choisy, puis ils furent ensuite déposés dans le monastère de Saint‑Denis, auprès du tombeau de son époux. Eodem anno obiit Berta regina IV idus julii , et sepulta est in Cauciaco; sed inde translata Parisius, sepulta est juxta virum suum in ecclesia sancti Dionysii martyris. (Annales Mettenses , dans le Recueil des Historiens de France, t. V, p. 344.)

(10) Henault , Abrégé chronologique de l'Histoire de France; Paris, 1789; t. I, p. 57.

(11) Piret, De la Souveraineté des Princes-Évêques de Liège et du Pouvoir de ses États; Liège, 1787, in-4°; V. p 5 et 6.

(12) Caroli Magni litterae pro Leodiensi Civitate vanae sunt: Urbs enim ejus tempore non fuit. (Foullon, Historia Leodiensis, t. 1, p. 300.)

Le Leodium de Rausin, cet honnête publiciste aux gages du prince, aurait pu être consulté également, et avec non moins de fruit, par le Rapporteur. C'est un fort in-4° - de 643 pages - consacré tout entier au développement de cette belle thèse: Nimirum Urbem Leodiensem Hubertus pro Ecclesia cendidit, non pro Urbe Ecclesiam extrudit. Rausin démontre avec une verbeuse éloquence que saint Hubert a créé la ville de Liège et ses habitants le dimanche 28 avril 720, d'où il conclut avec justesse: Dico et sentio hodie Leodium se totum ei debere. Nous recommandons au Rapporteur de lire tout particulièrement, dans le livre I, le chapitre III, intitulé: Leodium non fuit ante divi Huberti tempora; et le chapitre IV, dont le titre est: Ubi refelluntur alia quaedam Antiquitatis argumenta. Penser le contraire, comme le dit très bien Fisen, c'est penser comme les hérétiques, pro sua cum haereticis consensione. (Historia Eccl. Leodiensis, t. I, p. 97.)

(13) Foullon écrit, en effet (Ibid., p. 138), à l'an 770: Hoc anno pascka ab eodem Carolo Leodii celebratum; mais ici il fait une réserve subtile, Liège étant alors, dit‑il, vicus publicus et non pas urbs. Que Liège fût urbs ou non, cela prouverait‑il que Charlemagne n'a pas accordé des franchises aux Liégeois?

(14) ... Ex quo apparet Leodicum villam pubicam tum seu fiscalem fuisse, in qua Carotus ahquandiu hiemaverit et pascha celebraverit. (Valois, Notitia Galliarum, p. 271.)

(15) Anno 769, Kartus in regnum suum regreditur, celebravit pacha in Leodico, vico pubtico. (Dans les Monum. Cermaniae Hist., t. I, p. 148.)

(16) Jonas mentionne le palais à propos de la découverte du corps de saint Hubert, qui avait été inhumé dans le monastère de Saint‑Pierre, bâti non loin du palais. Le bruit de ce miracle parvint au palais, et le prince Carloman en eut connaissance le jour même. Eodem vero die hujusce rei fama circumquaque decurrit, et per cunctarum ora volitans ad palatium usque pervenit. Venit enim et illuc nuncius... Qui tatibus auditis, regali solio exiluit (Karlomannus), unaque cum uxore et primoribus palatli sui ad viri Domini corpus pervidendum accessit. (Jonas, Vita S. Huberti, dans Surius, De probatis Sanctorum historiis, t. V, p. 54.)

(17) Jupiliae fuerit hoc Palatium, ubi Austrasii principes fere morabantur. (Roberti, Historia S. Huberti, p. 204.)

(18) In hoc autem Pago Leodiensi minores pagi, vel sicut in superiore divisionis formula nominantur, districtus, Aquensis circa Aquisgranum (vulgo Achen)... comprehendebantur. (Chronicon Gottwicense, t. II, p. 656.)

A ce propos, dirons‑nous surabondamment, le Rapporteur cite (p. 25) la souscription d'un diplôme de Lothaire, de l'an 862: Actum Novo Castro in Pago Leochensi. (Dans l'Amplissima Collectio, t. II , p. 26) , et il se plait à douter « que les mots Novum Castellum désignent la ville d'Aix‑la‑Chapelle. » Assurément, ces mots ne désignent pas Aix, mais Chèvremont, ancienne forteresse à une lieue et demie de Liège. Pourquoi feindre de l'ignorer?

(19) Liugas quod de ista parte est, districtum Aquense. (Dans les Monum. Germaniae Hist. Legum t. I, p. 517.) - Ce Liugas est une « forme romane, » remarque, entre parenthèses, le Rapporteur. L'honorable et savant M. Bormans, qui l'a dit par inadvertance, ne pourrait contester, ce nous semble, que le Liugas ou Luigas de 870, comme le Leuga de 898, le Luihgowi de 966 et le Luigowe de 1041, ne soient des formes purement thioises. M. Grandgagnage ne se serait-il pas trompé quand il a écrit que, dans Luigas, « as est le nominatif singulier ancien roman? » (Voy son Mémoire sur les anciens noms de lieux de la Belgique orientale, p. 133.)

(20) Le Rapporteur ne parle (p. 16) de cet éloquent biographe du grand empereur qu'en des termes qui sentent le mépris. « Le livre qu'il nous a laissé, dit-il, et qu'il a intitulé: Des faits et gestes de Charles le Grand, n'est pas, à proprement parler, une histoire, mais un recueil d'anecdotes qui a toujours inspiré fort peu d'estime aux érudits... Le chroniqueur manque des qualités propres à gagner notre confiance; ses récits n'ont d'autre base que les souvenirs d'un vieux moine de son monastère, contemporain de Louis le Debonnaire et de Charles le Chauve, et ceux du père de ce moine, près de qui il avait passé son enfance... » - Voici maintenant avec quel tact M. Guizot apprécie ce remarquable chroniqueur, qu'il avait étudié avec soin: « ... Quant aux faits, le moine de Saint-Gall nous indique avec précision les sources où il les a puisés. C'était d'après des conversations, non d'après des livres, qu'il écrivait. Tout ce qui se rapporte à l'état de l'Église sous Charlemagne, et aux relations de ce prince avec les évêques ou les clercs, il le tenait de Werembert, célèbre moine de Saint-Gall, contemporain de Louis le Débonnaire et de Charles le Chauve. Tout ce qui a trait aux guerres de Charlemagne, à sa cour, à sa vie politique et domestique, il l'avait entendu conter par Adalbert, père de ce même Werembert, et l'un des guerriers qui, à la suite du comte Gerold, avaient pris part aux expéditions de Charlemagne contre les Saxons, les Esclavons et les Avares, qu'il appelle les Huns. Il avait aussi, dit-il, recueilli les récits d'une troisième personne qu'il ne nomme pas. A coup sûr, peu d'écrivains de ce temps barbare nous font aussi bien connaître leurs autorités, et peu d'autorités semblent mériter plus de confiance que celles qui sont ici indiquées... C'est un des monuments les plus curieux et les plus instructifs que le neuvième siècle nous ait transmis. » (Collection des Mémoires relatifs a l'Histoire de France, t. III, p. 166 et suiv.)

(21) Voici ce que Basnage dit des franchises accordées aux Frisons par Charlemagne: « L'empereur accorda aux Frisons le droit de porter une demi aigle dans leurs armes; il ne s'arrêta pas à cette marque d'honneur; mais, afin de récompenser la fidélité et les services des Frisons, il déclara, par un de ses capitulaires de l'an 802, que cette province demeureroit dégagée de toute espèce de servitude, et qu'elle seroit exemte du tribut des trente livres d'or qu'elle paioit auparavant. Il donna encore aux Frisois la permission d'établir autant de conseils qu'ils le jugeroient à propos pour terminer leurs diférens , etc. » (Annales des Provinces-Unies, La Haye, 1721; t. I, p. 90. ).

(22)Voir les Pawilhars de la Bibliothèque de l'Université de Liège, n° 545 , fol. 238, n° 482, fol. 627.

(23) Voici le texte du diplôme de l'empereur Otton: Precepta quedam... que ab antecessoribus nostris Pipino, KAROLO, Ludvico, Lothario et item Karolo regibus Francorum collata erant Ecclesie S. Marie et Lamberti... (Dans les Gesta Pontif. Leod., t. I, p. 209, 212.)

(24) Dans les Gesta Pontif. Leod., t. I, p. 149.

(25) Apud Leodienses stirpem Caroli Magni in vico Jupilia Leodiensi Civitati proximo, ortum habuisse tradunt. (Veterum Catliae locorum, populorum, urbiumque Alphabetica Descriptio, édit. de Venise de 1513.)

(26) Ende waren geboren recht (Charles et Carloman),

Tusschen Ludicke ende Maestrecht

Staet een dorp ende heet Herstale,

Daer stont wilen hare sale.

(De Brabantsche Yeesten, t. I, p. 65.)

Comme on le pense bien, ce vieux témoignage doit être encore invalidé par le Rapporteur, et c'est ce qu'il fait en ces termes: « Le texte de la chronique rimée de Brabant, » que l'on invoque pour établir l'existence de la tradition liégeoise au XIVe siècle, n'est pas de Jean de Klerk, mais d'un copiste du siècle suivant. » - Que ces quatre vers des Brabanteche Yeesten soient une interpolation, qu'ils n'aient pas été écrits par de Klerk, né en 1280, mais par son continuateur, qui vivait en 1350, peu importe: il n'est pas moins avéré que le Rapporteur s'est singulièrement abusé en avançant que la tradition liégeoise n'est pas antérieure à l'an 1552.

Le Rapporteur ne se contente pas d'appeler ce texte un « passage interpolé; » il prétend qu'il « n'a pas même le sens qu'on lui attribue: pour l'interpréter comme on l'a fait, il faut l'isoler de ce qui précède et de ce qui suit; modifier la ponctuation, et admettre une ellipse qui répugne. » C'est là encore une insinuation irréfléchie. En effet, en l'isolant du vers qui précède (Met vreden broederlike), le vers Ende waren geboren recht n'aurait plus aucun sens. Il est évident que, dans le texte primitif, le sens de la phrase précédente (Met vreden broederlike) est complètement achevé; et que les mots Ende waren geboren doivent absolu ment se rapporter à ce qui suit, pour qu'ils puissent signifier quelque chose. - D'après de Klerk ou son continuateur, la tradition liégeoise sur la naissance de Charlemagne avait donc cours dans la partie occidentale de la Belgique soit au XIIIe siècle, soit au XIVe.

(27) De hac autem tertia portione, quam Gripponi adolescenti decessurus princeps tradiderat, Franci valde contristati erant, quod per consilium mulieris improbae fuissent divisi, et a legitimis heredibus sejuncti. Consilioque inito, sumptis secum principibus Karlomanno et Pippino, ad capiendum Gripponem, exercitum congregant. Haec audiens Grippo, una cum Sonihilde genitrice sua fuga lapsus, cum his qui eum sequi votuerant in Lugduno Clavato se incluserunt. Karlomannus vero et Pippinus eos subsequentes, castrum obsident. Cernens autem Grippo, quod minime posset evadere, in fiduciam fratrum suorum venit. Quem Karlomannus accipiens in nova castella custodiendum transmisit. Sonihildi vero Calam monasterium dederunt. (Dans le Recueil des Historiens de France, t. Il, p. 686, et dans les Monumenta Germaniae Historica, t. I, p. 327.) - Le lecteur remarquera sans doute que Carloman et Pepin agissent ici constamment de concert, ce qui vient confirmer ce qui est dit ci-devant, p. 10.

(28) Cette singulière assertion se trouve en germe dans les lignes suivantes du romanesque M. Capefigue: « Grippon n'est point heureux; repoussé et refoulé jusque dans la ville de Laon, il est pris et captif dans une tour des Ardennes, la noire forêt, sous la main de Pepin, son frère. » (Charlemagne, t. I, p. 91.) Grippon se trouvant sous la main de Carloman (M. Capefigue dit Pepin, mais on aurait mauvaise grâce de le gronder pour si peu); Grippon, disons‑nous, se trouvant sous la main de Carloman, indubitablement Sonichilde dut se trouver sous la main de Pepin. Que d'imagination!

(29) La Chronique del Païs de Liège de Jean Des Prez est un grand et précieux dépôt; presque toutes les traditions liégeoises s'y trouvent consignées. Pour profiter de ces traditions, il faut savoir distinguer celles que le chroniqueur a empruntées aux oeuvres des trouvères, de celles qui se redisaient dans nos bonnes villes, dans nos collèges de chanoines, dans nos monastères. Mais c'est là un travail qui exige beaucoup de patience et une connaissance plus que superficielle des antiquités liégeoises.

(30) Manuscrit de la Bibliothèque royale, à Bruxelles, n° 10455, ad ann. 745. - Depuis longtemps, ce passage de Jean Des Prez est connu; mais on ne le mettait point au jour, parce qu'il ne mérite aucune attention.

(31) Génin, La. Chanson de Rolland, Paris, 1850; p. 344.

(32) A ce que dit M.. Borgnet, nous n'ajouterons qu'une simple réflexion: c'est que si les annalistes de France ont remarqué que Charlemagne, à l'âge de sept ou douze ans, assista à la translation des reliques de saint Germain de Paris, à plus forte raison n'auraient‑ils point négligé de mentionner sa naissance, si elle avait eu lieu à Paris ou dans un palais des environs. Cette réflexion, Mabillon l'avait faite; aussi, s'est‑il franchement rallié à la tradition liégeoise, c'est‑à‑dire, à l'antique donnée du moine de Saint‑Gall:... Nativitatis Iocum porro indicat monachus S. Galli, dit‑il. (De Re Diptomaticâ, Suppl., p. 39; voir aussi Eckhart, Commentarii de Rebus Franciae orientatis, t. 1, p. 446.)

(33) Histoire universelle de toutes les Nations et spécialement des Gaulois et François; Paris, 1621 , in‑fol.; p. 784.


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