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GENS DE LIEGE

Jean de Mandeville - Jean à la barbe

par Théod. Gobert


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Nul étranger n'a donné à notre cité plus de renom, plus de célébrité que Mandeville, le personnage auquel la ville de Liège a dédié l'une de ses rues.

Il n'est pas une histoire de la littérature française qui ne s'attache à le faire connaître et à rappeler le long séjour qu'il fit en nos murs. On le présente comme le plus ancien voyageur anglais; il aurait parcouru notamment la Terre Sainte, l'Egypte et la Chine. Mort le 17 novembre 1372, il fut enterré en l'église des Guillemins de Liège, lesquels ont été constitués ses légataires universels.

Beaucoup d'érudits étrangers en ces derniers temps, tous les chroniqueurs liégeois depuis cinq siècles se sont occupés de Mandeville. Ils le montrent un explorateur hors ligne, mais n'abondent nullement en données précises sur son existence. Vaguement, on le dit être né vers la fin du XIIIe siècle à Saint-Alban, près de Londres, d'un père chevalier. Doué d'une heureuse intelligence, il s'adonna avec fruit à la médecine, à toutes les sciences naturelles, sans négliger les lettres. Selon Cornélius Menghers, de Zantfliet, il aurait commencé en 1322 la série de ses expéditions lointaines.

Après trente-deux ans de cette vie errante, il se rapprocha des lieux qui l'avaient vu naître et se fixa à Liège. Le voyageur prit alors plaisir à relater les observations de ses nombreuses pérégrinations en les agrémentant de contes les plus merveilleux.

Les récits de cet audacieux explorateur firent florès. Plusieurs siècles durant, on se les arrachait littéralement. Ils formèrent le livre de voyage le plus populaire du XIVe et du XVe siècle. II était légué par testament comme un objet des plus précieux. Dès l'an 1480, il se trouvait imprimé à Lyon.

Personne cependant ne prenait les assertions du conteur du quatorzième siècle pour paroles d'évangile. X. Marinier définissait l'homme en trois lignes: « Détails réels et détails fabuleux, histoire et légendes, géographie et romans, tout lui est bon, pourvu qu'il s'amuse et qu'il amuse les lecteurs ».

Puisqu'on en était aux choses merveilleuses, renversantes, je voulus y rester, il y a trente ans, en posant carrément la question dans les Rues de Liège: Mandeville a-t-il existé ?

Bien plus, je la résolvais négativement en ce sens que Jean de Mandeville n'a jamais été qu'un pseudonyme. Mon jugement n'a pas varié depuis lors. Voyons d'abord comment l'auteur des Parties d'Oultremer, dans la conclusion de la version romane, l'édition primitive, explique son séjour à Liège:

« Si en ay compileit che (ce) petit livre et mis en escript, ensy qu'ilh me puet sovenir Laquele ouvres fut ordonnée l'an de grasce mille CCC et LVI (1356) alle XXXIVe (34e) ans que me parti de mon païs dedans la noble citeit de Liège, en une hosteil en la Basse Savenir que on dist al hosté Henkin Levo, où je gisay malade, (là) me visetoit une vénérable homme et discreit, maistre Johans de Bourgogne dit ale Barbe, phisechiens, liqueils... moi (me) recognut car ilh me avoit veyut en Egypte, en la citeit de Caire où jou (je) demoray avec li soudans et ilh y demoroit aussi ».

Cette rencontre, si étrange qu'elle paraisse, cette reconnaissance par Jean de Bourgogne dit à la Barbe, du prétendu Jean de Mandeville, cette intimité profonde entre eux, n'offrent rien qui doivent étonner. Tous deux, en effet, ne forment qu'un seul et unique personnage. Mandeville est, je l'ai dit, un simple pseudonyme. Le vrai nom est Jean de Bourgogne. C'est celui-ci qui, d'après la déclaration de l'auteur lui-même, était surnommé à la Barbe.

Un chroniqueur, à même de s'exprimer à bon escient puisqu'il était à peu près contemporain, Cornélius Menghers, de Zantfliet, en parlant du conteur des voyages extravagants, l'appelle aussi Jean à la Barbe (Joannes cum Barba). Sur l'épitaphe qu'on lui dédiera aux Guillemins, le nom de Mandeville figurera sans doute — l'écrivain étant connu sous ce vocable d'emprunt, — mais on ajoutera le surnom « à la Barbe ».

Par ce sobriquet, le narrateur étranger a-t-il voulu imiter cet autre étranger, ce Raes de Dommartin du siècle précédent, qui, lui aussi, se faisait appeler « à la Barbe » et qui prétendument, ayant encouru la disgrâce du roi de France, Philippe-Auguste, se vit obligé de quitter ce royaume et de vivre en Hesbaye. Le pseudo-Anglais du XIVe siècle avait également, paraît-il, des raisons graves pour céler son identité. Noble par naissance, praticien distingué, plein de verve, vif et hardi, il lui arriva un jour de commettre, en son pays, un homicide sur un compatriote de condition élevée. C'est alors que, pour échapper à la répression, il abandonna, de lui-même, le sol de la patrie. Tous ses efforts tendirent désormais à vivre chez nous, en tenant sa véritable origine et son passé sous le boisseau... Pour donner le change à ses lecteurs, il se proclamait en ses écrits « Jean de Mandeville ». Dans le public liégeois, au milieu duquel il se complaisait, il se laissait distinguer sous la désignation « Maître Jean à la Barbe ». Il ne révélait son nom réel à personne, pas même à ses proches. Il ne le fit qu'au moment de mourir, à son compère Jean d'Outremeuse.

Tels sont, du moins, les détails que ce chroniqueur donne sur l'existence cachée de Jean de Bourgogne. Malheureusement, le volume dans lequel l'écrivain liégeois a transcrit ces renseignements n'a point été retrouvé jusqu'à présent. Force est de s'en remettre aux assertions du généalogiste Abry, qui a eu ce livre entre les mains à la fin du XVIIe siècle. II s'exprime en ces termes explicites au sujet de Mandeville.

« Voici l'extrait, par un surcroît de curiosité, de la quatrième partie de l'histoire de Jean d'Outremeuse, d'un manuscrit de la bibliothèque de Saint-Laurent-lez-Liége, fol. CXI, différent à la vérité en date, mais qui est d'autant plus expressif sur ce sujet que ce fameux écrivain liégeois vivait de son temps. J'en rapporte le récit dans le langage moderne, pour la netteté de celui de ces anciens temps:

« L'an MCCCLXXII (1372), mourut à Liège, le 17 novembre un homme fort distingué par sa naissance, content de s'y faire connaître sous le nom de Jean de Bourgogne, dit à la Barbe. Il s'ouvrit néanmoins, au lit de la mort, à Jean d'Outremeuse, son compère, et institué son exécuteur testamentaire. De vrai, il se titra sous le précis de sa dernière volonté « Jean de Mandeville », chevalier, comte de Montfort en Angleterre, et seigneur de l'isle de Campdi et du château Pérouse.

Ayant cependant eu le malheur de tuer en son pays un comte qu'il ne nomme pas, il s'engagea à parcourir les trois parties du monde. Vint à Liège en 1343. Tout sorti qu'il était d'une noblesse très distinguée il aima de s'y tenir caché. Mort enfin, on l'enterra aux FF. Guillemins, au faubourg d'Avroy ».

Tout, dans les faits et gestes du soi-disant Mandeville, annonce un Anglais de contrebande. Le nom même « Mandeville », se rencontre comme désignations de localité, en trois départements français: dans le Calvados, dans l'Eure et dans la Moselle. Notre héros est si peu anglais qu'il choisit uniquement la langue romane pour écrire le fabuleux récit de ses voyages imaginaires. Voilà qui est attesté par le texte de la traduction en langue latine de cet ouvrage conservé dans un manuscrit de l'an 1458, appartenant à la bibliothèque de l'Université de Liège. Toutes les versions en langues étrangères n'émanent pas de lui.

On connaît les causes du long séjour à Liège de Jean de Bourgogne. Il a beau laisser admettre que ce séjour prolongé est dû aux sanglants conflits auxquels se livraient les monarques de France et d'Angleterre, il était encore pleinement en santé lorsque ces guerres prirent fin. Pourtant, quoiqu'il en eût émis l'espoir, il s'est bien gardé de rentrer dans sa patrie. A lui seul, ce fait n'est-il pas décisif ?

L'exilé soi-disant volontaire préféra, et pour cause, terminer ses jours en notre cité et s'y faire enterrer au couvent des Guillemins.

Warner, qui a fait paraître en 1889 une nouvelle édition anglaise de l'oeuvre du pseudo-Mandeville, arrivait à peu près aux mêmes conclusions que moi. Après avoir discuté la question de l'identité de Jean de Mandeville avec Jean de Bourgogne, il continue ainsi:

« Nous savons aussi que Jean d'Outremeuse et Jean de Bourgogne étaient non seulement voisins, mais intimes amis et que d'Outremeuse fut exécuteur testamentaire de de Bourgogne. Celui-ci aurait donc eu naturellement accès à la bibliothèque de son ami et il paraît probable qu'il écrivit ses voyages avec la connivence de d'Outremeuse. Ce dernier, trouvant après la mort de son ami que son ouvrage était devenu trop célèbre, aurait inventé la déclaration prétendûment faite par Jean de Bourgogne à son lit de mort. »

Que des liens d'amitié très étroits aient été noués entre le soi-disant Mandeville dans les dernières années de sa vie et Jean d'Outremeuse, on ne peut en douter, puisque ce dernier l'affirme. Impossible d'en déduire que Jean d'Outremeuse contribua activement à l'élaboration de l'ouvrage de son ami étranger.

A plus forte raison ne peut-on prendre au sérieux la dernière hypothèse, toute gratuite, lancée isolément en ces derniers temps sur l'identification du personnage. Cette hypothèse tend à faire de Jean d'Outremeuse et de Jean de Mandeville un seul et unique écrivain. Nul de ceux qui se sont occupés de Mandeville, ni Marmier, ni Bovenschen, ni Pirenne, ni V. Chauvin, ni Godefroid Kurth, n'ont songé à soutenir une thèse semblable, quoi qu'on ait dit, car elle ne tient pas debout. Pour en attester la fausseté, il suffit de constater que Jean d'Outremeuse est né en 1338 et que l'édition première en langue romane des « Voyages » de Jean de Mandeville est datée de l'an 1355. A cette date, Jean d'Outremeuse comptait au plus dix-sept printemps ? Comment, à peine sorti de l'enfance, le chroniqueur liégeois aurait-il pu avoir produit une oeuvre aussi considérable et aussi compliquée que les Voyages d'Outremer. La préparation seule exigeait de longues études, des connaissances philologiques et scientifiques profondes.

Loin de croire que Jean d'Outremeuse a créé Jean de Mandeville, je suis bien plutôt en droit de soutenir une thèse opposée. Tout démontre que le pseudo-voyageur a donné naissance à Jean d'Outremeuse... comme chroniqueur romancier. Quoique l'idée n'ait pas encore été émise, j'ai l'intime conviction que, si l'écrivain liégeois a entrepris son vaste et indigeste mémoire « Le Myreur des Histors », c'est entraîné par l'exemple de son aîné, Jean de Bourgogne. C'est parce que, témoin du succès extrême du livre de son ami, il voulut faire à son tour une histoire qui frappât l'imagination du public liégeois par les faits prodigieux dont l'ouvrage serait émaillé aux dépens de la vérité historique, cela va de soi, immense complication, elle aussi, comme l'ouvrage de son modèle. A l'imitation de son aîné, encore, le chroniqueur liégeois a emprunté un pseudonyme et transformé son nom Jean des Prés en celui de Jean d'Outremeuse. Ce sont là de véritables innovations de l'époque.

La similitude est donc complète dans le mode de procéder.

Au surplus, le travail de Jean d'Outremeuse est, sous tous les rapports, plein d'affinités avec celui de son compère en balourdises.

Cet « exilé » n'a accompli aucun des voyages annoncés. Arrivé à Liège en 1343, il n'a plus quitté notre cité jusqu'à sa mort, en 1372. Il s'est borné, comme le dit ultérieurement Jean d'Outremeuse, à puiser des données chez d'anciens auteurs, à les amplifier, quand il n'a pas inventé ses affirmations. Ce n'est même point tâche ardue d'établir les sources auxquelles le faux Mandeville a eu recours.

Warner avait déjà montré que la plupart des ouvrages utilisés par le voyageur imaginaire se retrouvaient dans la bibliothèque de son ami Jean d'Outremeuse. Peu avant lui, un Allemand, Bovenschen, dans une étude consacrée à la même personnalité, reconnaissait en lui non seulement un imposteur, mais encore un compilateur, parfois un simple plagiaire. Il a utilisé textuellement Marco Polo, le Franciscain Oderic, l'historien Josèphe, voire Solin, Pline, etc.

Pourtant Bovenschen, après examen des éléments fournis sur l'Egypte et en présence de l'insistance de Jean de Bourgogne à cet égard, finissait par croire à la réalité d'un séjour du fantasque conteur au pays des Pharaons, comme d'autres érudits continuèrent à le penser après lui. Mais il y a quelques années, un spécialiste liégeois, le professeur Chauvin, qui se gardait, je le répète, d'identifier Jean d'Outremeuse avec Jean de Mandeville, a établi que, à cet égard encore, le soi-disant Mandeville avait abusé de ses bénévoles lecteurs. Pour forger ses élucubrations saugrenues quant à cette contrée africaine, il s'est inspiré d'écrivains nullement ignorés, notamment de Césaire de Heisterbach, mort vers l'an 1240.

A ce propos, certain érudit a témoigné sa surprise en constatant que Jean de Bourgogne s'est servi d'un livre peu connu de la généralité de ses contemporains: le traité de Guillaume de Tripoli sur Mahomet et le mahométisme. Il n'y a cependant là rien d'extraordinaire, car ce livre aura été aisément consulté en notre cité. En effet, ainsi que le consigne Chauvin, c'est à la demande d'un archidiacre de Liège, Thealdus, arrivé en qualité de pèlerin en Palestine, que Guillaume de Tripoli a rédigé ce traité. Des Liégeois l'ont pu signaler à Jean de Bourgogne, qui, répétons-le, n'a cessé de résider à Liège durant les trente dernières années de sa vie, si point pendant toute son existence, car il est vraisemblablement liégeois d'origine, et médecin de profession.

La question de l'emplacement de son domicile a de même été soulevée. Une heureuse chance m'a été réservée sous ce rapport: elle m'a permis de mettre au jour deux textes authentiques de dates très rapprochées du temps de Jean de Bourgogne, lesquels confirment d'abord que Jean à la Barbe et Jean de Mandeville faisaient un seul et même homme, ensuite que cet écrivain a réellement vécu en notre cité et qu'on ne peut le confondre avec Jean d'Outremeuse.

En sa relation romane des Parties d'Oultremer, le pseudo-Mandeville, — on l'a vu —, raconte qu'à sa venue à Liège il s'installa en la Basse Sauvenière, à l'hôtel Henkin Levo. Je n'ai point trouvé trace d'hôtel de ce nom, mais les deux anciens documents exhumés par moi déterminent l'endroit exact de la propriété où Jean de Bourgogne résida définitivement. Cette propriété n'est autre que l'immeuble paternel des Hochet, à l'angle des rues de la Wache et Saint-Gangulphe. Dans un acte de l'an 1386, donc postérieur seulement de quatorze ans à la mort du renommé conteur et relatif à l'hôtel Hochet, il est affirmé que là demeurait « jadis mestre (maître) Jehan à la Barbe ». Cette mention a été relevée dans un acte des archives du Val-Benoît. J'ai découvert l'autre note dans un registre en parchemin du milieu du XVe siècle, provenant de l'ancienne paroisse Saint-André et daté de l'an 1459. Cette note a trait aux dix sous de rente que l'on continuait de payer à la fabrique de l'église Saint-Gangulphe sur la maison adjacente à cette église, l'ancien hôtel Hochet. On ne se souvenait plus alors de Jean de Bourgogne, même à Liège, sous son surnom à la Barbe. Le pseudonyme Mandeville qui figurait en tête de ses récits prédominait dans les esprits. Aussi, l'auteur de la note de 1459 désigne-t-il « Mandeville ly chevalier d'Engleterre » comme ayant habité l'hôtel sus-indiqué.

Ajoutons que les Hochet et Jean de Bourgogne ont pu habiter en même temps l'hôtel sus-indiqué. Effectivement — des actes de l'époque l'apprennent, — il se composait de plusieurs « demoraiges ». Qui sait ? Peut-être Henkin Levo n'était-il que locataire d'une section de l'immeuble Hochet.

Il était permis, en tout cas, à l'écrivain étranger, de penser erronément que la Basse Sauvenière s'étendait jusqu'au Pont d'Ile.

Quant à Jean d'Outremeuse, il avait sa demeure au pied de la Haute Sauvenière, dans la paroisse Saint-Michel — de nombreux textes le prouvent, — tandis que Jean à la Barbe avait la sienne en la paroisse Saint-Gangulphe. Il n'est donc pas possible d'établir la moindre confusion entre les deux écrivains.

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