Zénobe GRAMME - Sa vie et ses oeuvres d'après des documents inédits
Dji tûse, Hortense - Je réfléchis, Hortense, disait-il à son épouse
par OSCAR COLSON
Si l'on songe que la création de la dynamo par ZÉNOBE GRAMME, son inventeur, remonte à 1869 et qu'on n'a cessé, depuis trente-cinq années, d'en multiplier les applications, on peut se demander comment il se fait que ce soit seulement à la fin de 1903 qu'on ait pensé, en France d'abord, puis en Belgique, à commémorer cette invention merveilleuse et à honorer l'inventeur par une de ces manifestations plastiques dont on est si prodigue à présent.
Nous ne devons pas trop nous accuser d'indifférence et d'ingratitude.
La foule répugne naturellement aux commémorations théoriques. Les monuments pour des idées la séduisent malaisément.
De tous temps, l'humanité a personnifié ses mythes. A plus forte raison, tient-on aujourd'hui encore à donner une personnalité aux grandes oeuvres.
Or, la France elle-même ignorait Gramme - la France à l'industrie de laquelle il a donné une impulsion si extraordinaire.
Et Paris, où il a créé et réalisé ses oeuvres, ne l'ignorait pas moins, bien qu'il existât en cette capitale une institution industrielle considérable - la Société Gramme - fondée et jusqu'en 1894 dirigée par l'inventeur lui-même.
Quand nous disons que Paris ignorait Gramme, nous n'avons pas seulement en vue la grande popularité qu'un autre à sa place eût vite conquise, aussi légitimement que possible. En réalité, le nom de Gramme était ignoré à tel point que le Larousse à l'article Dynamo, ne le cite même point.
Mais, ce qui dépasse toute attente, Gramme était inconnu de l'immense majorité des spécialistes et des techniciens eux-mêmes. Un illustre savant étranger qui, en 1888, avait cherché vainement, à plusieurs reprises, l'occasion de le rencontrer, mettait spirituellement son existence en doute...
L'ignorance publique tenait à une cause bien simple. C'est que le génial inventeur vivait à Paris volontairement isolé, et qu'il se refusa toujours à faire connaître sur sa vie antérieure autre chose que des indications vagues, générales, et quelques détails en somme peu intéressants.
Si Gramme supporta - fort allègrement du reste - les inconvénients de cette insouciance, du moins son oeuvre fit parler d'elle presque immédiatement.
Mais on peut regretter que l'importance sociale de la dynamo n'ait pas été signalée depuis longtemps.
S'il n'en fut pas ainsi, cela tient-il à la négligence des vulgarisateurs?
Ici encore, je pense que nous accuserions injustement.
L'invention de Zénobe Gramme est tellement merveilleuse et d'une application si variée et indéfinie, qu'elle est littéralement incomparable et qu'il fallut un certain temps aux scientistes eux-mêmes, pour en apprécier l'intégrale valeur.
Il y a vingt ans, il y a dix ans, on n'aurait pu encore se faire une idée synthétique de l'importance de l'oeuvre de Gramme.
Certes, l'originalité et la valeur industrielle essentielle de la dynamo sont assez évidentes. Mais la multiplicité des applications qu'on en a faites et de celles qu'elle contient encore en puissance éparpillait l'attention.
Il fallait désormais un effort sérieux pour en contempler l'étendue et un autre effort pour ramasser les faits - avant qu'une synthèse puissante fixât pour l'avenir, l'incomparable valeur sociale de la dynamo.
Aujourd'hui, tout le monde sait ce que vaut la dynamo, ce merveilleux instrument qui, dans nos tramways, transforme l'électricité en mouvement et en lumière, et qui ailleurs aide à capter, aux sources mystérieuses de la nature et à accumuler en quantités pour ainsi dire indéfinies l'énergie diffuse, pour la débiter ensuite avec une exactitude mathématique suivant les besoins variables d'une industrie.
C'est là ce qu'on voit, ce que tout le monde voit; ce sont les constatations banales, les constatations matérielles. Mais la vérité n'est pas là tout entière.
La synthèse dont nous parlons s'est opérée il y a deux ans, et c'est à un excellent écrivain français, M. Duponchel, qu'en revient tout l'honneur.
« On ne voit parfois dans la dynamo, dit cet auteur, qu'un engin spécial tel que le trolley ou le téléphone, tandis qu'il s'agit de la solution du problème de la pierre philosophale, réputé comme insoluble, et qui se trouve résolu en fait, dans son application la plus utile, par la transmutation, non de la matière inerte, mais ce qui est beaucoup plus important, du principe essentiel de l'activité qui est en cette matière, de l'énergie par laquelle elle manifeste ses effets.
« L'usage du trolley, du téléphone, restera toujours limité à une affectation particulière. Celui de la dynamo ne saurait l'être: il englobera peu à peu tout ce qui se rattache au développement de l'énergie dans le monde physique, aussi bien avec sa forme intra-atomique d'électricité réglant l'association et la dissociation moléculaires, que sous sa forme externe de force motrice usuelle adaptée à tous les usages industriels: d'un côté, la génération de la chaleur et de la lumière, la synthèse chimique comprenant la métallurgie et la production directe de la majeure partie des substances organiques, alimentaires ou autres; d'autre part, tout ce qui se rattache aux voies de transport et à la mise en jeu de l'outillage industriel et agronomique. Sous toutes ces formes, la vie sociale de l'homme dans l'avenir se rattachera de plus en plus à la découverte de Gramme.
« Si le XIXe siècle a été surtout le siècle de la vapeur et de la locomotive, le XXe siècle sera bien plus encore celui de l'électricité et de la dynamo Gramme. Je ne connais rien dans le passé, je n'entrevois rien dans l'avenir qui puisse lui être comparé, pas même la machine à vapeur, que la machine Gramme a déjà complétée et transformée, en attendant qu'elle la remplace dans les applications les plus importantes. Il y a d'ailleurs une très grande différence entre les deux engins, l'un étant une oeuvre collective, l'autre essentiellement individuelle. Par quelles transformations successives, en effet, n'a pas dû passer la marmite légendaire de Papin pour devenir la locomotive, dont le type incessamment perfectionné se reproduit dans toutes nos expositions industrielles! Entre tant d'intermédiaires, quel nom propre pourrait particulièrement s'appliquer à cet appareil? Rien de semblable pour la machine de Gramme; telle qu'il l'a produite le premier jour, telle est, sauf une plus grande échelle de proportions et quelques détails insignifiants, la dynamo qui fonctionne aujourd'hui dans nos tramways, comme dans ces gigantesques établissements industriels qui, en Europe comme en Amérique, utilisent déjà les grandes chutes d'eau naturelles, en attendant le jour plus ou moins prochain, mais qui viendra infailliblement à son heure, où l'aménagement normal et la mise en réserve de nos eaux torrentielles en aura multiplié le nombre et accusé la puissance.
« Il ne s'agit pas ici d'une de ces découvertes banales dont le germe est en quelque sorte dans l'air, qui doivent nécessairement se produire à leur heure: conséquence forcée de l'enchevêtrement d'une série de faits connus, posant un problème bien défini, dont la solution cherchée de toutes parts ne peut manquer de donner lieu à des compétitions de priorité entre ceux qui, simultanément, peuvent avoir trouvé cette solution. Rien de tel ne s'est passé pour la découverte de Gramme. Les faits dont il s'est servi existaient depuis longtemps à l'état de matériaux informes sans aucun rattachement apparent; il a su les assembler avec une force nouvelle, à laquelle nul n'avait songé avant lui. Là est bien l'originalité de la découverte de Gramme, qui lui appartient en entier, dont nul n'a jamais songé à lui disputer le mérite.
« Quand, remontant aux origines de son passé, l'homme ne comptera plus par dizaines, mais par centaines de siècles évanouis, dans le fourmillement de tant de célébrités éphémères qui se seront confondues dans une vague poussière, l'humanité verra survivre quelques noms estompés par le temps, auréolés par la distance, qui lui rappelleront, sous forme de mythes légendaires, les grandes étapes de sa vieille histoire. Alors, de même que le mythe de Prométhée a symbolisé l'invention du feu, de même se formera peut-être un mythe rappelant la transmutation de l'énergie, le principe vital autour duquel se coordonnera la réorganisation de notre monde physique. Si dans la cosmogonie de cet avenir lointain on veut personnifier ce mythe, il ne sera guère possible de le faire sous un autre nom que celui de Gramme! » (1)
On le voit, cette synthèse est vive et frappante, elle est éloquente à l'égal d'une vérité nouvelle. Mais, comme dans toutes les synthèses, il est naturel qu'elle ait mis du temps à se faire; comme toutes les vérités, elle ne pouvait surgir qu'à la longue.
Or, l'auteur même de cet article qui attira d'une façon presque violente l'attention publique sur l'importance de la dynamo, constatait l'ignorance dans laquelle on était encore de la vie de son inventeur.
Il est vrai que le sentiment public ne s'est jamais ému au sujet de Gramme. Seule, une élite restreinte a pu occasionnellement s'occuper de lui.
Et encore n'est-il pas bien sûr que parmi ces rares personnes, ils s'en soit trouvé beaucoup qui aient pu voir clair dans le caractère et le génie de Zénobe Gramme.
On savait que Zénobe Gramme est né en Belgique, et qu'il vécut en France où il refusa toujours de solliciter la naturalisation. On savait encore qu'à l'époque où il inventa la dynamo, ce petit ouvrier menuisier était sans grande instruction et, au surplus, presque nécessiteux.
Cela, et peut-être quelques autres détails, voilà tout ce que le public sait encore sur Zénobe Gramme, si l'on fait abstraction de certaines opinions erronées, et surtout, pour de fort bonnes raisons, de la légende qui veut que l'inventeur, mort pauvre ou à peu près, aurait été exploité sans vergogne par des capitalistes éhontés.
L'illustre patriote et tribun, Paul Janson, qui avait inopinément fait la connaissance de Gramme à Paris, et avait reconnu en lui un frère de race, un Wallon, nous a conté (2) son étonnement de voir que Gramme, qui portait à sa boutonnière la rosette de la Légion d'Honneur, n'était pas encore décoré de l'Ordre de Léopold. Paul Janson s'empressa de signaler cette singularité au Gouvernement belge. On était en 1881.
Ce fut en 1897 que Gramme, nommé commandeur de l'Ordre de Léopold, reçut la distinction dont depuis longtemps il était digne.
Il fut alors convié à une importante manifestation internationale organisée en son honneur, avec le concours d'un grand nombre de sommités dans l'administration, les sciences et l'industrie.
Chose curieuse, cette manifestation solennelle ajouta peu à la popularité du nom de Zénobe Gramme.
Les journaux liégeois publièrent à cette époque un articulet substantiel, dû à l'un des membres les plus distingués de l'enseignement communal de la Ville, M. Dacos. Cet article, malgré son intérêt, ne fit pas le tour de la presse.
Les journaux de Bruxelles s'occupèrent tout naturellement du héros de la fête. Mais en dehors de quelques détails essentiels, la vie de Gramme resta ignorée. Et, au reste, celui-ci, par son mutisme obstiné, ne cessa de contribuer à l'ignorance publique.
Quand on lui demandait comment il était parvenu à réaliser son invention, il se tournait du côté de sa femme, plus modeste encore que lui, et, en la désignant, il disait, au grand étonnement de tous: «Voilà celle à qui l'on doit la dynamo »
Quand on cherchait, dit M. Duponchel, à se rendre compte de la nature des inductions qui avaient pu guider Gramme dans ses recherches, on ne tirait de lui que des réponses vagues et échappatoires, permettant de se demander si l'inventeur avait jamais poursuivi autre chose qu'un résultat industriel et commercial par des essais plus ou moins logiquement raisonnés.
On était donc tout naturellement porté à considérer Gramme comme un découvreur heureux, qu'une sorte d'instinct avait merveilleusement servi, et qui n'avait point manifesté cette conscience indéfectible et cette foi inébranlable qui caractérisent le vrai génie.
Pareille réserve n'est plus de mise, à présent que l'on a pénétré la pensée de l'inventeur, étudié sa vie, et montré sur des documents irréfutables la continuité et la logique de ses efforts.
On a conservé le journal où l'ouvrier, non seulement tenait note de ses observations, mais fixait avec précision le résultat de ses réflexions.
Avec une lucidité incroyable, il prévoyait les diverses applications qu'il a réalisées beaucoup plus tard et les immenses avantages qu'elles devaient apporter à l'industrie.
On y trouve encore des paroles véritablement prophétiques sur l'avenir de la science électrique.
Dès les premières pages de son journal, Gramme manifeste déjà des intentions qu'il n'a réalisées que beaucoup plus tard, et il prévoit notamment le transport de la force à distance (3) qu'il devait être le premier à concevoir et à réaliser.
Bien loin de se trouver en présence, chez ce petit menuisier, d'un empirique plus ou moins prétentieux et extraordinairement heureux, on a affaire à un précurseur dont l'intelligence lucide a été servie par une volonté inébranlable.
Tel est le premier résultat, auquel devaient conduire des recherches sur la vie de Gramme. La curiosité publique, pourtant, est insatiable - et elle n'entend point que la vie intime des hommes illustres lui échappe.
Des enquêtes opérées dans la vie privée des grands hommes, il est pourtant résulté souvent des preuves nouvelles de la faiblesse humaine, d'autant plus sensible, celle-ci, quand elle siège très haut, que nous avons accoutumé de chercher en toutes choses nos modèles sur les sommets.
Ce fut avec un étonnement douloureux que l'on vit parfois combien les hommes que nous admirons méritaient peu notre estime bénévole, alors qu'au contraire, des prodiges de moralité étaient accomplis, en une profonde humilité, par des êtres dont la disgrâce n'avait soulevé tout d'abord que de vagues gestes de commisération.
Ainsi va notre besoin d'idéal, cependant, que nous justifions volontiers et parfois trop légèrement, dans la vie des grands hommes, par des jugements d'exception, les pires faiblesses, et que nous expliquons chez eux comme des aberrations passagères, les traits les plus lamentables de l'immoralité.
En vérité, les vies aussi estimables que fécondes sont des plus rares, en notre chancelante humanité.
Et c'est pourquoi les traits héroïques qu'on nous a laissé connaître trop succinctement jusqu'ici, de la vie de Zénobe Gramme, n'ont fait qu'exciter la curiosité des uns et irriter l'ignorance des autres.
On en veut presque à ceux qui, ayant vécu dans l'intimité du grand homme, ont trop longtemps imité sa réserve, et ne nous l'ont pas livré tout entier dès le jour où, son corps périssable ayant disparu, son nom même, ignoré déjà de l'immense majorité de ses contemporains, a failli sombrer dans l'oubli..
La vie de Gramme mérite cependant d'être publiée sans réserve.
Elle sera l'un des grands enseignements que la génération présente imposera aux générations à venir.
Celui qui a l'honneur de l'avoir fait connaître peut attester qu'il n'y a pas un trait qui demande à être « interprété » - et l'on verra tout à l'heure qu'il n'en est pas non plus qui requière un examen bien attentif pour justifier notre admiration sans réserve.
Cette vie est claire comme le ciel serein, elle reflète une santé morale incomparable, elle est surtout harmonieuse. C'est un chef-d'oeuvre de la nature.
Et elle n'est pas connue.
Et les héritiers de sa discrétion hésitaient à la dévoiler.
C'est que cette discrétion, aussi éloignée de l'humilité que de la misanthropie, était simplement une des originalités du caractère de cet homme, qui, jaloux seulement d'un bonheur intime et adéquat à son ingénuité, se refusa toujours aux épanchements diffus.
C'est donc avec un sentiment de respect profond, comme devant un pathétique secret longtemps enclos dans une âme vierge, que l'on salue, au seuil de cette biographie, la grande âme pudique dont la générosité s'effarouchait d'une gratitude et dont la limpidité se ridait sous les regards profanes.
ZÉNOBE-THÉOPHILE GRAMME naquit le 4 avril 1826, à Jehay, en Hesbaye (4). Il était le sixième enfant de Mathieu-Joseph Gramme, receveur délégué des houillères du bureau d'Antheit, âgé de 29 ans, et de Catherine Seron, 28 ans, mariés depuis onze années.
Le père Gramme et sa femme étaient originaires des environs de Huy. Ils habitèrent longtemps le canton actuel de Bodegnée, bien que l'administration des contributions, à laquelle appartenait le père comme employé des accises, ait obligé plusieurs fois la famille à changer de résidence.
Nous la retrouvons successivement à Jehay, où naquit Zénobe, à Verlaine, où les Gramme occupèrent la ferme dite « la Tour », puis à Hannut, où leur séjour dura une quinzaine d'années, et enfin à Liège.
Des nombreux enfants de Mathieu Gramme, Zénobe et quatre soeurs atteignirent seuls l'âge mûr. Parmi celles-ci, trois appartinrent à l'enseignement. Après avoir fondé et dirigé une institution de demoiselles, qui fut un modèle pour l'époque, elles entrèrent dans l'enseignement officiel. L'une termina sa carrière comme directrice d'école primaire à Huy; une autre comme directrice d'école moyenne, et la troisième comme directrice de l'école normale d'Arlon.
Les parents de Gramme, quoique dans une situation modeste, étaient eux-mêmes des gens distingués, d'une éducation sensiblement supérieure à celle qui semblait adéquate à leur position sociale.
Le milieu dans lequel naquit le futur inventeur était donc excellent, et il eût pu, lui aussi, faire sa carrière dans une profession intellectuelle.
S'il préféra se consacrer au travail manuel, c'est uniquement en raison de ses goûts personnels, et d'aptitudes particulières.
Le jeune Zénobe révéla, dès l'âge le plus tendre, un esprit sagace, une grande lucidité d'esprit, et cette force d'observation qui devait le conduire à son extraordinaire destinée. Concentré et inconscient en apparence, il pénétrait admirablement les menus incidents de la vie quotidienne.
Dans la famille Gramme, les naissances se suivaient de deux en deux ans, et le petit berceau n'était jamais vide. Zénobe allait avoir quatre ans, et son esprit éveillé avait 'eu l'intuition de l'événement mystérieux qui se préparait. « Attends, dit-il à sa petite soeur qui occupait encore le berceau, attends: demain, tu feras place à un autre! »
Très original, il trouvait toujours des mots ou des gestes qui savaient désarmer le courroux maternel. Avec la taquinerie ordinaire des petits garçons, il se plaisait à troubler ses soeurs dans leurs jeux, et c'étaient sans cesse des appels à l'autorité de la mère.
Un jour, ses deux soeurs aînées accourent tout en larmes, se plaignant de ce que Zênobe vient à tous moments renverser, avec sa baguette, les jolis gâteaux qu'elles ont pétris dans le sable. La maman prend un air sévère, saisit le fouet du papa, et fait mine d'en passer le pommeau sur le dos du méchant frère. « Prenez garde, mère, s'écrie-t-il d'un ton narquois: vous allez me faire mal. » Et la maman de rire, ainsi que les soeurs déjà apaisées.
Tout jeune, il se montrait déjà très ingénieux. En 1835 - il avait alors neuf ans - il avait construit, dans une étable, un refuge pour ses lapins, qu'il enfermait à l'aide d'un loquet en bois, à secret connu de lui seul, et d'un mécanisme parfait.
Une petite soeur de deux ans à peine était confiée à sa garde durant les grands travaux du ménage. Zénobe, alors, la passait à son cou, la petite s'accrochant à sa forte chevelure, et il n'en continuait pas moins, avec ses camarades, d'interminables parties de billes. Un jour, il se mit en tête de placer l'enfant dans un chariot mécanique qu'il avait construit. Le chariot pénétra dans une mare, peu profonde, heureusement, - et le jeune constructeur put déjà se dire qu'il y avait danger à lancer sans guide une invention nouvelle!
C'est à Hannut, où la famille Gramme résida quatorze ans, que le jeune Zénobe fit ses études primaires, chez des maîtres réputés dans la région pour l'excellence de leur enseignement.
Bambin intelligent et précoce, écolier soumis et assidu, il ne fut cependant qu'un élève médiocre.
Il suivit avec un intérêt très vif les leçons orales de ses maîtres, mais il faut croire que le travail scolaire proprement dit réclamait un genre d'application passive et réglée qui ne pouvait le séduire.
Déjà observateur, questionnant le maître sur ce qu'il voyait, il paraissait incapable du moindre effort de mémoire.
Bref, si l'on peut dire qu'il emporta de l'école un bagage intellectuel suffisant, notamment en arithmétique et en dessin, il n'en est pas de même à d'autres points de vue matériels.
C'est ainsi que, jusqu'à la fin de sa vie, il resta un orthographiste imparfait, tandis qu'il savait exprimer avec aisance et précision, dans des lettres et d'autres écrits, les idées les plus élevées et même les plus abstraites.
Dès son enfance, Zénobe manifesta des préférences caractéristiques pour le travail manuel.
Alors que ses soeurs et ses parents faisaient de l'intérieur familial un milieu vraiment intellectuel, où on lisait, où l'on causait beaucoup, le jeune garçon passait ses heures de loisirs chez un voisin, le menuisier Nicolas Duchesne, où il avait un plaisir sans cesse renouvelé à voir travailler les ouvriers et à causer avec eux au hasard du rabot.
Il entra jeune en apprentissage et nous voulons relater à ce sujet une anecdote qui peindra son caractère résolu, bien mieux que de longues phrases.
Un beau jour, Zénobe se présente à Duchesne et lui annonce qu'il veut devenir ouvrier sous ses ordres. Le brave menuisier dévisage le bambin, sourit, et lui dit: « Mon ami, ce que vous désirez est impossible. Avant tout, il vous faut le tablier, et vous n'avez même pas le tablier! » Interloqué, le gamin répond: « Pourquoi, le tablier? » - Ne voyez-vous pas, dit Duchesne, que les compagnons et moi-même nous avons le tablier? Sans le tablier, il n'y a rien à faire. Et vous n'avez pas le tablier! »
Le jeune garçon réfléchit un instant, tourne les talons et rentre chez lui.
Le lendemain, il revient, muni du tablier de rigueur, un tablier à glèteû, « à bavette », miniature de celui que portaient le patron et ses hommes. Duchesne qui, entretemps, avait pris l'avis du père Gramme, dit alors: « Vous avez le tablier, c'est bien, je vous reçois. Voilà une planche et un rabot, faites comme moi. » Zénobe reste immobile. « C'est que, dit-il, je voudrais, voyez-vous, je voudrais faire un escalier! »
Personne n'ignore qu'un escalier, c'est le fin du métier.
- « Un escalier! s'exclame le brave menuisier. Mais on n'en fait pas tous les jours au village. Et puis, du reste, pour faire un escalier, il faut un plan. - Ah! dit Zénobe, il faut un plan. Eh bien, ce plan, vous l'aurez demain. »
Et aidé de ses soeurs, il fait le plan.
Rentré à l'atelier, il se met à l'oeuvre, il travaille, agence et combine, fait et défait, tant et si bien qu'il arrive à monter un petit escalier, qui est resté longtemps dans l'atelier Duchesne, en souvenir du célèbre apprenti.
Un début si peu ordinaire faisait bien présager de la ténacité et de l'intelligence technique du jeune ouvrier. Aussi fut-il rapidement au courant de son métier et devint-il en la partie d'une habileté remarquable.
On disait de lui qu'il faisait tout ce qu'il voulait.
Un jour, tout jeune encore, une pauvre servante, ayant malencontreusement brisé un pied de violon, Zénobe répara en cachette l'instrument, qui était un souvenir de famille; et il le fit avec une telle discrétion qu'on ne s'en aperçut que longtemps après; le propriétaire du violon, qui n'était autre que le bourgmestre de Hannut, manifesta pour ce fait au jeune homme une vive reconnaissance.
Plus tard, Zénobe exerça tour à tour, avec une égale supériorité, les différentes spécialités du travail du bois, qu'il avait acquises en quelque sorte sans apprentissage, grâce à son ingéniosité et à son habileté naturelles.
Déjà à Hannut, il sculptait à même le bois de petits ustensiles, des objets très variés, dont il faisait ensuite cadeau aux ménagères amies.
A Liège, il tournait le bois avec art, et sa spécialité était celle de rampiste. Un certificat de son patron en cette ville, M. Perat, constate que « par son zèle, son activité et son aptitude, il a su vaincre toutes les difficultés du métier. Il excelle particulièrement, continue le patron, dans les escaliers en tout genre et en toute qualité. C'est la branche principale qu'il a exercée chez moi, et ses capacités ne lui ont jamais fait défaut, tant sous le rapport du tracé que de l'exécution des ouvrages. » L'artisan excellait donc dans le genre de travail qu'il avait voulu aborder d'emblée lors de son entrée en apprentissage.
Plus tard encore, on pourra écrire de lui, à propos de son passage dans les ateliers de menuiserie à Paris « On lui confie les travaux les plus compliqués, et il s'en tire toujours à la satisfaction de ses patrons; aucune difficulté de main d'oeuvre ne l'arrête: c'est un ouvrier hors pair » (5).
Cette ingéniosité technique et cette sûreté de mains se constatent, nous l'avons dit, dès la première jeunesse de Gramme.
L'inventeur de la dynamo était né pour être sculpteur: les souvenirs des vieux Hannutois et les dires bien postérieurs de Gramme lui-même (6) concordent sur ce point.
A l'exemple de Giotto qui, de la pointe de son couteau, esquissait dans la pierre tendre le paysage qu'il avait sous les yeux, Zénobe Gramme, tout petiot, crayonnait partout des figures, des portraits, des bonshommes, où l'on retrouvait de la ligne, de la ressemblance; mais il n'eut pas, comme le pâtre florentin, la bonne fortune d'être remarqué et protégé par un grand seigneur.
Pourtant, c'est vers la sculpture que se portèrent tout naturellement ses préférences.
Chaque année, quand arrivait l'époque de la distribution des prix, le jeune menuisier confectionnait des cadres, où étaient enfermées les broderies que les élèves de ses soeurs avaient fournies comme travaux de concours, et qu'elles reportaient à leurs parents, ainsi que des preuves de leurs progrès.
On raconte que plus tard, à Liège, lorsqu'il se promenait en ville, il s'amusait souvent à façonner, au bout de son bâton, une figurine quelconque. Dès qu'il l'avait terminée, il rompait la pointe de sa canne et recommençait une autre statuette. Les gamins, qui connaissaient cette habitude de Gramme, le suivaient pour ramasser les marionnettes que son couteau avait taillées.
Zénobe était un ouvrier assidu et plein de bon vouloir. Tout jeune, il fit déjà remarquer les qualités essentielles de son tempérament extraordinairement équilibré, et de son caractère vraiment harmonieux.
Autant il était gai et même facétieux au dehors, autant à l'atelier il était sérieux et réfléchi.
Avant d'entreprendre un travail un peu difficile, il se recueillait plus ou moins longtemps. Suivant le mot d'un de ses anciens patrons, ce n'était pas on sondjeû, « un rêveur », c'était on tûseû « un penseur », un méditatif.
Mais une fois l'heure venue de déposer les outils, il abandonnait, du moins en apparence, toute préoccupation, pour apparaître sous les dehors d'un gai compagnon, d'un boute-en-train dont chacun recherchait la compagnie.
Le jeune homme était de goûts simples et de conduite irréprochable. Il avait une vraie répulsion pour la vie de cabaret, et passait toutes ses soirées chez lui ou chez des amis.
Un autre signe de son caractère, était une sensibilité extrême, qui ne fut du reste point particulière à son adolescence. Il la conserva toute sa vie, et l'on en cite maints traits charmants. Le récit du moindre incident émouvant lui mettait des larmes aux yeux. Plus tard, lorsqu'à toute occasion il répandait cordialement autour de lui les manifestations matérielles de sa générosité, la moindre effusion de reconnaissance lui causait une émotion profonde.
Ainsi se complétait un caractère admirablement constitué pour jouir d'affections qui ne lui furent pas ménagées.
Comme de raison, l'heureux caractère de Zénobe, qui brillait par tant de qualités, ne laissait pas indifférente la jeunesse féminine de la localité
Bien des demoiselles eussent accepté sans hésitation la faveur d'être choisies et d'entrer, au bras du jeune menuisier, dans l'honorable famille dont il était, à leurs yeux, le plus bel ornement.
De son côté, si Zénobe n'était pas pressé de se marier, il n'avait pas été sans s'apercevoir de l'attention flatteuse dont il était l'objet.
Un jour, il promit séparément à trois jeunes filles de les conduire à la foire de Montenaeken. Le jour venu, elles devaient l'aller attendre dans un cabaret à une même heure déterminée. L'histoire prétend qu'elles y vinrent toutes.
On se doute de leur dépit quand elles se trouvèrent en présence, et, surtout quand elles virent que le beau Zénobe leur faisait défaut. Chacune eût sans doute fait des voeux pour que la mésaventure restât secrète. Il n'y fallait pas songer: elles étaient trois! Aussi leur colère s'ajouta-t-elle au dépit d'avoir été jouées.
A ,cette époque, vers 1840-48, Zénobe avait fondé avec quelques amis un Cercle dit des Républicains, qui se réunissait tous les soirs, tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre de ses membres. On y lisait, on y déclamait, on y discutait les articles révolutionnaires de Louis Blanc. Zénobe y prenait souvent la parole. Mais ce Cercle, à l'origine, n'était guère un club politique; et s'il prit ou reçut le nom de républicain, ce ne fut pas seulement en raison des lectures de la gazette, mais aussi bien à cause des plaisanteries et des farces auxquelles se livrait cette folle jeunesse portée à l'irrévérence et à l'irrespect facétieux des autorités constituées.
C'est du « Club » que partirent les caricatures dont se rendit coupable le futur inventeur de la dynamo, et c'est encore le Club des Républicains qui, fidèle à une vieille tradition de satire populaire, imagina un jour une parodie de justice dont la solennité bouffonne devait révolutionner tout le bourg.
Gramme avait à un haut degré l'intuition du ridicule et il s'amusait volontiers à le mettre au jour aux dépens de ceux qu'il visait. Un jour, il avisa deux jeunes gens qui, se prévalant de leur qualité d'employé et de fonctionnaire, méprisaient fort les ouvriers de leur âge. Une dispute survint entre eux à propos d'une jeune fille dont chacun briguait les préférences. Il s'ensuivit une lutte à coups de poings, où chacune des parties fut sérieusement endommagée.
Zénobe fit une caricature des plus satiriques où les deux champions aux prises et mordant la poussière étaient facilement reconnaissables.
Grande colère des intéressés, qui menacèrent Zénobe de l'attraire en justice.
Le caractère grotesque de la menace n'échappa point au Club des Républicains, qui décida illico de tirer « justice » à sa manière de l'attentat commis par l'un des siens.
Aux termes d'une, délibération prise en séance, Zénobe fut sommé de comparaître devant ses pairs, le dimanche suivant, après la messe, pour être bel et dûment jugé.
Une estrade fut élevée sur la place du Marché, un tribunal s'y installa.
Deux membres les plus distingués de la jeunesse du bourg, faisant l'office de gendarmes, allèrent quérir l'accusé et l'amenèrent devant ses juges.
Une foule énorme entourait l'estrade.
Le Président procéda avec gravité à un interrogatoire en règle.
Zénobe se défendit plutôt mal; c'est-à-dire, qu'à un embarras burlesque, ayant fait succéder un système de protestations et de réparties du plus haut comique, il ne parvint qu'à indisposer contre lui juges, greffier, ministère public, et le reste. D'autant plus que la foule, amusée de cette scène inénarrable, prenait parti tantôt dans un sens, tantôt dans un autre.
Le Président qui, à chaque instant, menaçait de mettre « à la porte » les perturbateurs (nous sommes sur une place publique), ne parvenait qu'à grand'peine à faire respecter la majesté du tribunal.
Le Ministère public fulmina contre le pauvre Zénobe, qui fut littéralement abîmé sous ses périodes vengeresses.
Son avocat (M. Adolphe Crabbé), doué d'une voix de stentor, dépensa un talent pulmonaire et oratoire tout à fait surhumain, que la postérité devait du reste consacrer: ayant pris pour la circonstance le nom d'un célèbre avocat liégeois de cette époque, Me Forgeur, ce surnom lui resta. Il en fut de même du Grèfî et du Présidint.
Bref, juges, avocats et public trouvèrent la plaisanterie si bonne qu'à la satisfaction générale, le tribunal remit à huitaine le prononcé du jugement
Le dimanche suivant, la foule des curieux, comme bien l'on pense, fut encore plus nombreuse.
Le « greffier » développa un gros rouleau de papier et, d'une: voix grave et solennelle, lut un jugement interminablement motivé, qui condamnait Zénobe al honte - c'est ainsi qu'on désignait le pilori.
A ce moment, Zénobe, d'un mouvement brusque, rompt ses entraves, glisse entre les mains des gendarmes, se faufile entre les spectateurs, et court, court à toutes jambes par la ville, suivi du juge, de l'avocat, du greffier, et de la foule ....
Ce fut un éclat de rire général aux dépens des deux infortunés duellistes.
De pareilles facéties ne s'oublient pas. Aussi, plus tard, le grand électricien aimait-il à se rappeler le joli bourg où il passa si joyeusement les belles années de son adolescence.
Au cours de ses voyages en Belgique, il revint plusieurs fois à Hannut
Il y a environ vingt-cinq ans, il vint encore surprendre d'anciens amis, avec lesquels il fêta son retour à l'hôtel de l'endroit. Le bourgmestre d'alors, M. Degeneffe, voulut qu'il fût son hôte d'un jour.
On alla revoir la vieille porte charretière où, à l'époque de sa jeunesse, Gramme, au clair de la lune, traçait à coups de craie les fameuses caricatures qui devaient, dès le matin, révolutionner tout le bourg. On alla revoir d'autres endroits toujours restés les mêmes. Ce court pèlerinage raviva bien des souvenirs, mais permit de constater combien la population avait changé d'esprit On ne sentait plus la simplicité, la sincérité d'autrefois. « Il ne s'y revoyait plus »...
Et c'est avec regret que l'ancien menuisier constatait ces changements.
Le Club ne donna pas naissance seulement à ces farces épiques; pour son malheur il justifia trop à la lettre son nom de républicain.
Quand vint 1848, l'esprit révolutionnaire qui bouleversa l'Europe passa sur la plaine hesbignonne; le Club de Hannut le recueillit.
Ces coeurs jeunes, enthousiastes, s'enflammèrent au contact des théories humanitaires et captivantes de l'époque. Les jeunes Hannutois entretinrent même une correspondance suivie avec des hommes politiques parisiens.
Ils tentèrent de propager leurs idées et, certain dimanche, ils s'en furent « prêcher - comme on disait alors - à Crehen, petit village voisin.
Mais Crehen n'était pas mûr pour la bonne parole républicaine.
Les orateurs étaient à peine installés dans la salle de cabaret choisie pour y tenir leur assemblée, qu'une foule grondante de paysans, armés de faux, de fourches et de fusils, s'amassa devant la maison.
Les républicains durent déguerpir par les fenêtres et filer vers Hannut, à travers les jardins et les champs, suivis des clameurs furieuses de la populace.
Ce fut la mort du Club.
Le parquet de Huy intervint, admonesta les jeunes gens, et la Société fut dissoute.
Ainsi finit la révolution de 1848 à Hannut.
Ces agissements n'étaient pas faits pour plaire à la famille Gramme, qui occupait dans l'endroit une situation en vue: son père était fonctionnaire, et ses soeurs, institutrices, dirigeaient un pensionnat pour jeunes filles.
Certes, on pardonnait beaucoup au jeune homme, à la faveur de son caractère bon enfant et de son amabilité; mais ses fantaisies bruyantes ne laissaient pas que d'amener des perturbations trop multipliées dans la calme vie familiale.
L'aventure de 1848 était bien de nature à faire déborder le vase...
Quoi qu'il en soit, c'est ici que se place le séjour que fit à Huy le futur, électricien.
Un oncle de Gramme, établi en cette ville, y avait épousé une demoiselle Férir, dont les frères tenaient, rue Sous-le-Château, un important atelier de menuiserie. Gramme n'y resta pas longtemps et n'y fut guère apprécié.
L'administration locale venait de fonder, une « Ecole gratuite pour jeunes ouvriers », qui ne devait pas tarder à prendre le titre d'Ecole industrielle. Cet établissement attira l'attention de Zénobe, qui s'y fit inscrire comme élève. Aux cours qui s'y donnaient le soir, il prit pour la lecture un goût particulier.
Mais les rudes peineurs d'alors prisaient peu le savoir, et ce rêveur qui, dans ses moments de loisirs, lisait et dessinait, ne leur inspirait que du mépris.
Ses patrons allaient jusqu'à dire que s'il continuait à s'adonner à ces « amusettes de monsieur», « il ne ferait jamais rien de bon! »
Le brave oncle s'étonnait in petto que les parents du jeune homme ne parussent pas s'émouvoir de ses habitudes nouvelles et si singulières.
Mais la tante, qui appréciait fort le caractère de Zénobe, estimait qu'il valait mieux « lire des livres » que d'aller au cabaret. Et en cachette la bonne femme passait à son neveu de l'argent pour contenter sa fantaisie.
C'est peut-être au contact du milieu industriel hutois que Zénobe sentit son esprit s'inquiéter pour la première fois des combinaisons physiques et mécaniques.
Un fait semble le démontrer: c'est l'attachement qu'il manifesta pour la petite ville meusienne où il n'avait fait, en somme, que passer.
Plus tard, quand il eut inventé sa machine merveilleuse, il vint à plusieurs reprises, à l'occasion de la fête annuelle de Huy, installer à l'extrême pointe de la forteresse un phare électrique actionné par sa dynamo.
La première fois qu'il l'établit, on vit qu'il dirigeait obstinément les rayons de la lumière puissante vers les recoins obscurs, derrière les maisons enserrant la colline de la forteresse.
Il cherchait probablement le vieil atelier où il avait peiné au temps de sa jeunesse.
En 1849, Zénobe vint à Liège où se fixaient ses parents. Dès lors, un grand changement se produisit dans son caractère. Il cessa les folles incartades dont il avait égayé ses amis de Hannut. Il continua de lire, de lire beaucoup. Les meilleures productions de l'époque, les oeuvres de Dumas, de Hugo et même de Lamartine furent lues à ses moments de loisir, avec une sorte de recueillement.
Pendant deux ans, Zénobe suivit assidûment les cours de l'Ecole industrielle communale. II y fit de bonnes études et remporta des distinctions supérieures, spécialement aux examens de géométrie appliquée, de géométrie des courbes et de mécanique.
On a retrouvé ses cahiers et ses albums de cette époque: les notes d'écolier, sont précises et complètes, et les dessins sont laits avec une exactitude, un soin et une minutie remarquables.
On a cru et répété qu'à cette école, où l'on pratiquait les expériences élémentaires de physique relatives à l'électricité, Zénobe fut frappé du mystère de la force inconnue.
Une chose certaine, c'est que, déjà à cette époque, Gramme était hanté par l'idée des inventions.
Il n'avait guère plus de vingt ans, qu'il rêvait de découvertes.
Longtemps, il travailla en secret à une machine en bois qui devait, selon ses conceptions, arriver à produire le mouvement perpétuel.
Il échoua, comme tant d'autres, mais son esprit inventif n'en fut pas déconcerté.
Il répétait sérieusement qu'il finirait bien par inventer quelque chose.
Au reste, Gramme manifesta toujours une confiance illimitée en son ingéniosité naturelle: il n'était aucun travail, surtout s'il s'agissait de quelque combinaison à réaliser, qui n'excitât son amour-propre, et dont il ne sortît, à force de réflexion et de ténacité tranquille.
Un de ses anciens compagnons de travail à l'atelier Perat, rue des Clarisses, racontait qu'aux heures de repos, Gramme employait tous ses instants à dessiner sur le bois et à réaliser des assemblages nouveaux. Il cherchait à perfectionner les outils usuels, en vue de leur assurer un rendement meilleur et une utilisation plus aisée.
Les autres ouvriers s'amusaient de cette manie, tout en reconnaissant à Gramme des aptitudes extraordinaires.
En avril 1855, Gramme, séduit par l'idée des voyages, quitta Liège définitivement.
Il s'arrêta d'abord à Bruxelles, espérant trouver en cette ville à s'occuper d'une manière profitable. Son espoir fut déçu.
Il racontait plus tard, en souriant, qu'à cette époque, il se livra à une expérience sur le minimum de substance indispensable à la nourriture de l'homme.
En réalité, il en était forcément arrivé à vivre avec 40 centimes par, jour. « L'expérience » dura assez longtemps, si l'on en juge par ses résultats: le futur inventeur, épuisé par l'anémie, faillit perdre la vue.
Après avoir passé par Paris, Lyon et Marseille, il revint, vers la fin de 1856, se fixer à Paris, où il trouva à s'employer dans un grand atelier de menuiserie.
L'année suivante, il épousa, à Neulily, une personne à qui il s'était fiancé à Liège et qu'il n'avait pas perdue de vue. C'était une couturière, Mlle Hortense Nysten, qui était restée veuve avec une fille. Celle-ci, que Zénobe aima comme son enfant, lui rendit largement cette affection.
Le ménage vécut dans une union parfaite.
Aux époques critiques de son existence, Gramme puisa dans le concours affectueux de ces deux femmes les forces qui lui étaient si nécessaires, et plus tard, quand la fortune lui sourit, il sut leur montrer quels trésors de reconnaissance leur dévouement obscur avait amassés dans son coeur.
En 1858, il combina une pompe à réaction et des machines à échauffer l'eau par le frottement Ces tentatives n'aboutirent pas plus que d'autres. Il les abandonna sans regret.
Un jour, il rencontra par hasard un nommé Van Malderen, qu'il avait connu à Bruxelles, et qui était contre-maître à la Société « l'Alliance », vaste atelier où l'on construisait des appareils magnéto-électriques de Nollet, destinés à l'éclairage des phares. Cet ancien compagnon le fit entrer à « l'Alliance » (1860) comme ouvrier modeleur, et pour faire la partie menuiserie de ces machines.
Ce fut là, en réalité, son école technique.
Frappé par les phénomènes de l'induction, il chercha à se les expliquer. Au cours de ses réflexions, il sentit, comme il l'a dit lui-même, que de ce côté il y avait quelque chose à faire. Il voulut comprendre ce dont personne autour de lui ne se préoccupait
En quelques semaines, il arriva à connaître les machines Nollet, leur structure et leur fonctionnement, mieux que ses compagnons qui avaient travaillé chez Nollet même.
C'est qu'en effet, en vertu d'une autorisation spéciale, il passait à l'atelier ses jours de congé, étudiant les aimants et cherchant à se rendre compte du principe de leur application.
Cette prétention du petit ouvrier, simple collaborateur à la construction, n'était pas jugée favorablement par certains de ses chefs. Mais Gramme passait outre. Plusieurs faits, cependant, le mirent en défiance, et il résolut de garder pour lui ses observations.
Il sut, dans le silence et l'isolement, comme Pascal réinventant la géométrie, composer à son usage une théorie impeccable pour l'explication des phénomènes électriques.
Dès lors, il invente un ingénieux régulateur pour les lampes à arc. Peu après, il apporte quelques perfectionnements aux machines Nollet.
Cependant, ses inventions ne font que susciter les sourires autour de lui. Il veut en prouver la réalité, il montre les combinaisons qu'il a imaginées. Il démonte et remonte l'appareil. La défiance avec laquelle on accueille ses explications si claires le pique au vif. Il met alors quiconque au défi de reconstruire l'appareil. Les uns, les manuels, essayent sans y parvenir. Les autres, les intellectuels, ne se donnent pas la peine d'essayer.
L'expérience est pour lui un trait de lumière: la mauvaise volonté à laquelle il se bute n'a d'autre cause que l'ignorance et l'insouciance surprenantes qui règnent autour de lui.
Il va alors de l'avant et propose à la Société de lui céder son invention moyennant certaines conditions. Le marché est refusé.
Il quitte alors la société « l'Alliance» et va se perfectionner silencieusement chez Ruhmkorff.
Un an plus tard, en 1864, il entre au service de l'ingénieur français Ernest Bazin, avec qui il part pour Angers, où cet « inventeur perpétuel » comme l'appelait très justement Gramme, avait fondé une société pour l'éclairage électrique des ardoisières.
Cet esprit curieux, à l'imagination inépuisable, et qui sut réaliser en une période de temps assez courte toute une série d'inventions merveilleuses, offrit à Gramme un excellent exemple de ce que peut l'ingéniosité servie par une forte instruction technique.
Les créations étonnantes de Bazin durent frapper l'esprit de notre rêveur, toujours préoccupé lui-même de l'idée d'inventer.
D'Angers, Bazin se rend à Lorient, ni il essaye de la pêche à l'aide de projections.
A Lorient, il arriva à Gramme une plaisante aventure qu'il racontait volontiers, Il se promenait dans une rue de la ville, absorbé comme toujours dans ses profondes combinaisons. Survint une pluie torrentielle, accompagnée de violents coups de vent « Où diable ai-je laissé mon parapluie? » se disait-il en détresse. Tout-à-coup, un choc subit contre un volet brusquement secoué, ... et Zénobe s'aperçoit qu'il était, depuis l'explosion de la bourrasque, abrité sous son parapluie maintenant tout déformé par le volet malencontreux.
Le caractère méditatif de Gramme ne faisait du reste, que s'accentuer. Il restait parfois des heures entières à « rêver ».
Lorsque sa femme l'interrompait dans ses réflexions, il suffisait qu'il fît un geste: Dji tûse, Hortense; elle se le tenait pour dit. Le mot, cependant, finit par passer en proverbe dans la famille: quand on constatait chez l'un ou chez l'autre un instant de distraction, on répétait par facétie: Dji tûse, Hortense!
Il n'est aucun Liégeois à qui cette anecdote ne rappelle un mot analogue attribué à un autre Wallon célèbre: Rennequin Sualem, qui créa la fameuse machine hydraulique de Marly. Louis XIV, à la vue de cette invention, demanda à l'ouvrier comment il avait pu imaginer une telle merveille. L'artisan ne trouva à répondre que ce mot: Tot tûsant (en méditant).
De retour à Paris (1866), Gramme hanté toujours par ses idées, reprit sans enthousiasme son métier de rampiste, pendant que sa femme et sa belle-fille Héloïse Collette, continuaient d'exercer leur profession de modiste et de fleuriste.
Il avait déjà alors combiné et inventé une machine électrique à courants redressés, qu'il ne put achever faute de ressources, une lampe encore qui parut à l'Exposition de 1881.
Il avait eu quelques rapports, en 1864, avec M. Lontin, qui faisait chaque soir des projections électriques dans l'avenue de l'Opéra, et dont le bailleur de fonds, M. d'Ivernois, fut plus tard celui de Gramme.
Le mystère de la force électrique ne cessait de le préoccuper.
Il s'était procuré le traité classique de Ganot, dont il voulait faire une étude approfondie.
Sa femme, se plaisant plus tard à rappeler les souvenirs de cette époque, racontait que Zénobe était tellement passionné en ses études qu'il emportait ce volume dans son lit!
Gramme vit avec surprise que les « princes de la science » n'étaient pas beaucoup plus avancés que lui sur le fond des choses et qu'ils étaient réduits à des hypothèses analogues à celles qu'il avait lui-même imaginées.
Ayant constaté avec joie que ses conceptions personnelles se trouvaient en rapport avec les travaux de Faraday, d'Ampère et de Franklin, Gramme puisa en son heureuse pénétration une force nouvelle.
En 1867, il prend un brevet pour plusieurs dispositifs de machines à courant alternatif. Ces inventions ne le satisfaisant pas, il continue à chercher.
En 1868, il va à Londres travailler encore chez Disdéri, mais il revient bientôt à Paris où l'appelle un champ plus vaste.
Cette année marquera dans la vie de Gramme et dans l'histoire des sciences.
L'idée de sa célèbre machine ayant mûri dans son esprit, ses aspirations se firent de plus en plus impérieuses. D'accord avec sa femme, qui avait en son génie une foi inébranlable, Gramme abandonna complètement l'exercice de .sa profession.
Débarrassé de toute préoccupation étrangère, et désormais certain d'aboutir, Gramme commença ses expériences.
Malgré son manque de ressources pécuniaires, il y consacra tous ses instants.
Avec une plaque de gutta-percha, deux aimants, quelques kilogrammes de fil d cuivre, et une cuisine pour tout laboratoire, on voit le tenace ouvrier se mettre à l'oeuvre obscurément, sans relâche, avec une conviction et une persévérance qu'admiraient en secret sa femme et sa fille.
Entre la conception de sa dynamo et son parachèvement il s'écoula bien du temps. Il eut quelques défaillances rapidement surmontées, et beaucoup de déceptions. Mais sa femme et sa fille étaient auprès de lui, ranimant son énergie et relevant sa foi en la réussite.
Le dévouement de ces êtres modestes n'eut d'égale que leur confiance en l'intelligence et l'ingéniosité de l'homme qui devait révolutionner l'industrie.
Travaillant, elles aussi, sans relâche et de coeur joyeux, elles suppléèrent interminablement par leur labeur modeste aux ressources qui leur étaient jusque-là venues du chef de la famille.
Les efforts de l'inventeur furent enfin couronnés de succès.
Mais il n'était nulle part.
Il devait intéresser à l'oeuvre quelque capitaliste capable de lui donner son essor.
Il devait surtout prendre au plus tôt son brevet.
Mais avec quel argent?
Pour bien comprendre l'originalité et la valeur de l'invention nouvelle, il faut se rappeler que ce qui retarda, pendant de longues années, l'utilisation pratique de l'électricité, ce fut la difficulté de produire régulièrement et économiquement des courants de grande intensité. Les applications électriques étaient ainsi limitées aux signaux télégraphiques et aux dépôts métalliques.
Cela ne veut pas dire que ces premières étapes industrielles aient été sans importance; la télégraphie terrestre, la télégraphie sous-marine et l'argenture donnèrent, au contraire, presque immédiatement, des résultats mais elles ne mirent en action que des courants irréguliers et relativement faibles, et furent longtemps monopolisées entre les mains d'un très petit nombre de personnes.
Les choses en étaient là, quand Gramme, réalisant ce qu'il avait annoncé plusieurs années auparavant, combine et construit de ses propres mains une machine rustique, laquelle, sous un volume des plus restreints, produisait des courants continus très puissants et très réguliers.
C'est dans son brevet du 26 février 1867, sur des perfectionnements à la machine à courants alternatifs, que Gramme signale pour la première fois publiquement la possibilité de « l'excitation des électro-aimants inducteurs par le courant même des bobines induites».
Il est vrai que quelques jours auparavant, Wheastone communiquait à la Société royale de Londres le principe de l'auto-excitation des machines électriques. Mais il n'y a certainement ici qu'une coïncidence fortuite: ces deux esprits s'étaient rencontrés sur le terrain de la même invention, où Gramme devait seul triompher.
Il est vrai encore qu'en 1861, le professeur Pacinotti avait construit une machine basée sur le même principe que celle de Gramme. Le savant italien, dans un article paru en 1864 dans la revue Il Nuovo Cimento, indiquait même qu'en renversant la fonction de cette machine, on pouvait obtenir un appareil magnéto-électrique; seulement, l'étude et la construction en étaient si défectueuses, qu'elle n'a jamais donné de bons résultats, ni fait supposer que son principe fût supérieur à celui de toutes les machines alors en usage.
L'auteur ne paraît pas avoir soupçonné que son appareil de laboratoire pût devenir une machine industrielle. Personne n'y a songé davantage. Et ainsi son modèle resta oublié au milieu des collections d'instruments de l'Université de Pise jusqu'à ce que son principe fût découvert une seconde fois et en même temps rendu pratique. Au reste, le mémoire publié par Pacinotti était demeuré pour ainsi dire inconnu: les publications scientifiques de l'époque le signalent à peine, et aucune description de sa machine ne fut faite en français, en allemand, ni en anglais. Comment serait-elle venue aux oreilles du modeste ouvrier qu'était Gramme? Moins que tout autre, celui-ci était en mesure de le connaître. Il a fallu l'apparition de la machine Gramme pour que Pacinotti lui-même se souvînt de son invention.
On a rappelé encore que, bien plus tôt, en 1837, le professeur Gloesener, de l'Université de Liège - un de ces inventeurs dédaigneux du lucre et même d'une large publicité, à qui la postérité doit encore une équitable réparation - a posé le principe du renversement alternatif du courant dans les électro-aimants. Mais, cette fois encore, l'invention était restée enfouie, - car Michel Gloesener lui-même fut victime de l'ignorance et de l'incroyable dédain de ses contemporains. Il aurait fallu une sorte de miracle pour qu'un travailleur isolé, peu lettré, incapable de se documenter dans les publications scientifiques, eût la moindre connaissance du travail de ce savant.
Si même la dynamo Gramme avait correspondu à l'appareil de Gloesener ou à celui de Pacinotti, on ne pourrait se dispenser de constater, avec M. Eric Gérard, que l'histoire des découvertes est féconde en rencontres de l'espèce: on pourrait citer de nombreux systèmes, voire même des théories scientifiques, comme celle du potentiel électrique, qui ne furent appliquées qu'après avoir été réinventées (7).
Mais personne n'a jamais pu émettre le moindre doute sur la loyauté avec laquelle Gramme présentait son oeuvre comme originale, ni sur son mérite de l'avoir rendue pratique, ni sur la conviction, enfin, qu'il avait acquise et affirmée, des conséquences alors incroyables de sa géniale invention (8).
Il eut en outre l'admirable mérite de la faire réussir au milieu de difficultés de toute nature, de l'appliquer, et d'en multiplier les utilisations, dans une mesure que nul n'a dépassée.
Nous en sommes à une période particulièrement intéressante dans la vie de Gramme.
II s'agissait pour lui, simple ouvrier, tenant en main l'une des plus merveilleuses inventions du génie humain, de convaincre les hommes de science et de séduire les hommes d'affaires, gens sérieux bien placés, les uns et les autres, pour condamner les rêveries d'un esprit malade.
C'est peu de dire cependant que l'ouvrier se buta à l'incompréhension des uns comme à la froideur et même au dédain des autres.
Celui qui dira les péripéties de cette chasse à l'homme et aux capitaux fera plus pour la gloire de l'inventeur, que cette découverte elle-même n'a fait pour sa fortune.
La correspondance de Gramme et son journal témoignent des difficultés de toute nature qu'il eut alors à surmonter.
Sans se laisser abattre un seul instant par le découragement, sans se départir de son calme et même de la gaîté qui était le réconfort des siens, il fit preuve, au cours de recherches, de démarches, de négociations laborieuses, ingrates et longtemps décevantes, d'une énergie morale inébranlable, d'une patience et d'une ténacité à toute épreuve - mais surtout d'une discrétion admirable envers les deux femmes qui, humblement, péniblement, travaillaient sans répit pour lui donner du pain.
Pour comble, Gramme eut à se défendre contre la perfidie cruelle d'un soi-disant ami qui faillit lui dérober ses documents et son projet de brevet pour les exploiter à son profit. Il fut affecté de cette déloyauté qui blessait si violemment sa droiture, et il en conserva longtemps le souvenir amer.
Mais cette aventure ne fut pas la seule; en vérité, son invention lui fut soustraite deux fois!
La première personne à qui Gramme vint s'adresser fut Breguet, dont l'autorité était universellement connue. Cet homme éminent fut, ce jour-là, mal inspiré. Il reçut l'inventeur avec sa bienveillance habituelle, mais sans lui laisser aucune illusion sur l'inanité de son rêve...
Toutefois, pour rester fidèle aux habitudes de générosité dont il avait maintes fois donné l'exemple, Breguet glissa dans la main de Gramme, tout en l'éconduisant, le billet de cent francs nécessaire à la prise du brevet.
La machine Gramme était née.
Il est permis de douter que l'idée nouvelle eût trouvé ailleurs beaucoup plus d'encouragement (9).
La générosité de Breguet eut sa récompense: dès que Gramme eut présenté sa machine à l'institut et étudié les premiers modèles de demonstration, il donna à Breguet une concession exclusive pour l'exécution des machines de laboratoire (10).
De son côté, il eut lui-même plus tard la satisfaction de voir le fils de ce bienfaiteur expliquer sa machine en la présentant en quelque sorte comme une conséquence nécessaire des principes théoriques en vertu desquels on l'avait tout d'abord déclarée irréalisable (11).
Le brevet pris, il s'agissait de trouver le financier capable de donner à l'invention son merveilleux essor.
Une anecdote en dira long sur la prudence que Gramme en était venu à s'imposer, et aussi sur la sérénité extraordinaire de cet homme au cours de la période la plus tourmentée de son existence. Le jour où un visiteur bénévole se présenta enfin pour voir la merveilleuse machine que Gramme appelait sa « magnéto », il fut introduit dans la cuisine de l'inventeur, élevée pour la circonstance au rang de salon de réception.
Là, cherchant en vain des yeux, à la dérobée, quelque signe de l'étrange appareil, le visiteur dut d'abord se prêter à une conversation que le malicieux ouvrier faisait traîner en longueur.
L'inventeur s'amusait à lui détailler les mérites de l'appareil, mais toujours sans le découvrir.
Finalement, Gramme lui dit: « Vous cherchez ma machine. Elle est ici, elle est sous la table. Et ces fils que vous voyez par dessus y tiennent et en dépendent. »
D'un geste mystérieux, fait alors sous la table, il actionne l'appareil, et l'étincelle électrique soudain fulgure aux yeux émerveillés du spectateur...
La machine dont il s'agissait alors et dont le brevet fut pris le 22 novembre 1869, offrait, dans sa disposition la plus simple, l'aspect d'un fer à cheval, entre les pôles duquel tournait, au moyen d'un système d'engrenage, un anneau de fer doux - l'anneau-Gramme - entouré d'une hélice en fils de cuivre; deux axes de cuivre rouge jouaient le rôle de frotteurs servant de collecteurs aux courants induits.
Cet appareil si simple, contenait déjà virtuellement, en raison de son principe même, toutes les applications qu'on en a faites depuis à l'industrie, à la galvanoplastie, à la traction et au transport de la force à distance.
Néanmoins, Gramme entendait ne devoir qu'à lui-même la forme définitive et les applications directes de sa machine.
Il se remet au travail, dans le silence de son modeste logis. Entretemps, la guerre, l'invasion. L'inventeur aboutit enfin. Ses plans sont dressés, faits par lui-même, dans une notation si claire que le premier venu les aurait déchiffrés. Alors, il se décide à obéir aux supplications de sa femme et de sa fille, et à quitter la France. Le train l'amène à Arlon, chez sa soeur.
Sauvé
Hélas! quel n'est pas son désespoir: les plans, les dessins de son merveilleux appareil sont restés dans le train. Ils sont perdus et, avec eux, la fortune qu'il rêvait pour les siens, pour les êtres chéris dont le dévouement et l'abnégation risquent ainsi de rester sans récompense.
Il fait télégraphier dans toutes les directions. Il passe des heures anxieuses dans une attente désespérée.
Enfin, la réponse vient. La précieuse valise était tombée dans les mains d'une dame qui la renvoyait par le courrier suivant.
L'émotion fut tellement grande qu'en revoyant ses papiers et ses griffonnages, cet être d'un courage surhumain pleura comme un enfant...
C'est à Arlon que Gramme, de septembre 1870 à juin 1871, continuant son oeuvre, créa plusieurs types de machines électriques et s'attacha surtout à combiner des données et des formules dont il se servit uniquement depuis lors, et qui se trouvèrent toujours exactes quant aux rendements et aux effets voulus.
Retiré dans sa chambre au troisième, Gramme couvrait de chiffres, du matin au soir, de larges feuilles de papier d'un mètre carré, et calculait et combinait, au grand étonnement de ses soeurs qui avaient peine à comprendre qu'on pût, à l'aide des seuls chiffres, créer une machine!
Les procédés de travail de Gramme suscitèrent de tout temps l'étonnement autour de lui. C'est qu'il voulait tout faire par lui-même et par lui seul. Dans son rapport, en date de 1888, à l'Académie des Sciences de Paris, l'illustre professeur Mascart, qui devint dans la suite l'ami personnel et intime de Gramme, écrit en propres termes:
« M. Gramme travaille seul; il combine sans aucun collaborateur les plans et les détails de ses conceptions et les réalise lui-même, n'ayant pour tout aide que des hommes étrangers à la mécanique et à l'électricité, notamment un relieur et un tailleur de pierres. »
Gramme arriva, on vient de le voir, à établir à l'aide des quatre règles de l'arithmétique, des formules parfaites, pour lesquelles les ingénieurs de nos jours se croient obligés d'employer les mathématiques supérieures.
A l'époque où l'inventeur créait ses deux premières machines de démonstration, ne possédant lui-même pour tout instrument qu'une boussole, il n'existait pour ainsi dire pas d'instruments de mesure, et les électriciens étaient, comme on l'a dit très justement, dans la situation d'un chimiste sans balance.
On a pu croire qu'il y eut une grande part d'empirisme dans les travaux du génial constructeur. C'était même là une légende bien tenace, et très explicable par le fait que Gramme persista à tenir secrètes toutes ses expériences.
Le confident et successeur de Gramme, M. Emile Javaux a fait connaître, en 1905, dans une communication qui a fait sensation (12), les procédés d'évaluation et de mensuration ingénieux que Gramme sut imaginer expérimentalement.
Leur nouveauté et leur sûreté justifient que l'inventeur tînt à en conserver par devers lui tout le secret.
Bien lui en prit, du reste, de s'être dès le début prémuni contre toute indiscrétion.
En effet, à son retour à Paris, après la guerre, il trouva compromise la place qui lui était due dans l'association qu'il avait formée. Son bailleur de fonds, qui s'était laissé influencer, en l'absence de Gramme, par des envieux, lui marchanda sa confiance et alla jusqu'à vouloir lui retirer la direction des essais. Manoeuvre bien inutile, car force lui fut bientôt d'avoir recours encore à l'inventeur, seul capable de donner pratiquement suite aux projets.
Alors la Société réussit, et Gramme rencontra en M. Hyppolite Fontaine un excellent collaborateur, et un homme de coeur capable de lui assurer la confiance qu'il méritait.
L'influence de Gramme s'affermit. Engagé moyennant un traitement dont se plaindrait à juste titre le plus modeste fonctionnaire, il vit sa situation matérielle établie sur des bases solides. Il put enfin se livrer à ses travaux avec toute la liberté intransigeante que néccessitaient la puissance de son génie créateur et sa prudence maintes fois justifiée.
C'est ainsi que tous les appareils sortis des ateliers Gramme furent construits sur ses indications. Pendant toute la durée de son contrat, tous ses concessionnaires sans exception, n'ont jamais exécuté une machine qui ne fût au préalable calculée et dessinée par lui, et par lui seul, dans tous ses détails.
D'Arlon, que Gramme quitta en 1871, il rentra donc à Paris, où on le voit successivement inventer et construire sa machine à quatre pôles, en 1872, la première machine industrielle pour la galvanoplastie; en 1873, la première machine industrielle pour l'éclairage; en 1874, la machine appelée type normal ou d'atelier, qui a été construite et appliquée par lui. Enfin, de 1874 à 1888, il continue à inventer, à perfectionner et à appliquer, comme en vertu d'une fonction régulière et infatigable...
Il étudie aussi et exécute une foule d'expériences sur le magnétisme, l'affinage des métaux, les accumulateurs, les piles, les transformateurs, l'électricité statique, etc., etc. Quelques-unes de ces expériences ont été publiées; les autres, c'est-à-dire presque toutes, sont restées inédites.
Si, de la construction proprement dite, on passe aux applications pratiques, « on reconnaît, dit M. FONTAINE (13), que nous suivons ici, que le rôle de Gramme fut également prépondérant dans les débuts du développement industriel auquel sa machine avait donné naissance.
Là encore, on ne peut que résumer à grands traits ses principaux travaux.
Dès les premiers mois de 1871, au début de son association avec MM. H. Fontaine et d'Ivernois, Gramme étudia la question des dépôts métalliques et prépara des formules empiriques pour l'établissement d'une machine destinée à supprimer les piles malsaines en usage dans l'industrie de la galvanoplastie et de ses dérivés.
Son travail venait d'être terminé quand MM. Christoffle et Cie lui posèrent le problème suivant:
Construire une machine marchant à une vitesse de 300 tours par minute et déposant 600 gr. d'argent à l'heure sur une surface de 350 dm2, dans quatre bains en dérivation.
Gramme ayant accepté, la commande fut faite le 1er mai 1872. Trois mois après, le 2 août, la machine, calculée, dessinée et exécutée par l'inventeur, était installée dans l'usine Christoffle, satisfaisant à toutes les données du problème. Ce fut un véritable triomphe. »
Un ingénieur électricien ne ferait pas mieux aujourd'hui (14).
En 1873, il construit une machine qui donne le courant formidable de 3.000 ampères avec une force électro-motrice de 8 volts, et précipite 800 kilos de cuivre affiné en 24 heures.
Bien d'autres problèmes analogues furent résolus avec le même succès, sans distraire l'inventeur de ses études: l'Institut de France accueillit avec faveur à plusieurs reprises les communications de l'ancien menuisier.
Indépendamment des machines et des études dont il vient d'être parlé, Gramme apporta son concours à un grand nombre d'inventions dans le même ordre d'idées. C'est ainsi qu'il fit des appareils électriques spéciaux pour la tannerie, la teinturerie, le traitement des mélasses, la fabrication des parfums, etc.
Son rôle dans le domaine de l'éclairage fut non moins rapide ni moins fécond, et l'équité veut qu'on lui donne le premier rang parmi les inventeurs qui ont transformé les anciens modes de production de lumière artificielle. En 1874, il n'existait aucun établissement public ou privé, éclairé d'une manière courante, régulière, permanente, par la lumière électrique. Gramme étudia la question. En mai 1877, avant qu'une seule bougie Jablochkoff fût employée, on comptait 350 machines Gramme alimentant des régulateurs à arc et éclairant 110 ateliers. En 1880, alors que la lampe Edison fit son apparition, il existait plus de 1000 installations d'éclairage électrique, réalisées à l'aide de la machine Gramme, de bougies Jablochkoff et de lampes à arc ».
Dans la grande industrie du transport de l'énergie, Gramme mérite encore une place hors ligne. C'est lui qui avait construit les machines dont M. Hippolyte FONTAINE se servit à Vienne, en 1873, pour réaliser les expériences publiques, véritable point de départ du transport de l'énergie par les courants électriques.
On sait par Paul JANSON (15) que Gramme avait prévu l'une des formes les plus étonnantes de la captation des forces naturelles: « J'arriverai, lui dit-il - on était en 1881 - j'arriverai à transporter la force des chutes d'eau de la base des montagnes à leur sommet».
C'était ce qui, depuis, est devenu la houille blanche.
Aujourd'hui, le miracle est accompli!
C'est seulement en 1894 que Gramme confia définitivement à M. Emile Javaux ses formules et le soin de continuer son oeuvre.
Mais il n'entendit pas jouir du repos qu'il avait cependant si bien gagné.
Sans abandonner ses études sur l'électricité, il appliqua sa force de méditation à d'autres problèmes de physique.
Au grand étonnement de tous, il commença à recueillir des observations pour l'élaboration d'un ouvrage considérable, auquel il consacra presque tous les jours des heures entières, et sa mort seule put interrompre cet énorme travail (16).
Les inventions de Zénobe Gramme lui valurent de justes et exceptionnelles distinctions, parmi lesquelles on peut se borner citer les suivantes:
1872. Médaille d'or à l'Exposition de Lyon.
1873. Médaille de progrès à l'Exposition de Vienne.
1874. Prix de 3.000 fr. à la Société d'encouragement.
1875. Médaille d'or à l'Exposition de Saint-Pétersbourg.
1876. Médaille avec un diplôme, signé par sir William Thompson, à l'Exposition de Philadelphie.
1877. Croix de la Légion d'honneur.
1878. Grand prix à l'Exposition de Paris.
1880. Récompense nationale de 20.000 fr., offerte par le Gouvernement français.
1881. Diplôme d'honneur à l'Exposition d'électricité.
1882. Croix de chevalier de l'Ordre de Léopold.
1883. Croix de chevalier de la Couronne de fer d'Autriche.
1888. Prix Volta de 50.000 fr. (17). Croix d'officier de la Légion d'Honneur.
1889. Croix d'officier de l'Ordre de Léopold.
1890. Grande médaille de la Société d'encouragement, à l'effigie d'Ampère.
En 1897, lors de l'Exposition Universelle de Bruxelles, et sur le voeu émis à l'unanimité par les membres du jury de l'électricité, Gramme fut élevé au grade de commandeur de l'Ordre de Léopold.
Quelques mois écoulés, le 27 mars 1898, sur l'initiative de M. Mascart, membre de l'Institut de France, admirateur et ami de Gramme, fut organisée la manifestation dont nous avons déjà dit un mot (18).
A cette fête vraiment triomphale, présidée par M. Montéfiore-Lévy, sénateur, créateur et bienfaiteur de l'Institut électro-technique de Liège, assistaient notamment M. Mascart et d'autres délégués officiels, français; M. Nyssens, ministre de l'Industrie et du Travail de Belgique, le Collège échevinal de Bruxelles en uniforme, et un grand nombre de sommités scientifiques et industrielles. On y remarquait la présence du prince Roland Bonaparte, à titre d'ami de la science et de président d'une société française d'électricité.
Dans cette nombreuse réunion de personnages en habits brodés et chamarrés, on constata l'attitude modeste d'un assistant mis simplement en redingote, sans décoration, et qui ne se pressait guère de chercher sa place. C'était le héros de la fête! On l'obligea bien vite à se parer de la décoration qui venait de lui être décernée par le Roi.
Au nom des électriciens, le Comité remit à Zénobe Gramme une médaille commémorative gravée par Chaplain. Des télégrammes signés des plus célèbres électriciens du monde lui apportèrent l'admiration des absents. Des discours éloquents lui furent adressés de toutes parts.
A la fin, Zénobe Gramme répondit avec une profonde émotion ces simples paroles: « Je n'ai pas l'élocution facile, mais je remercie tout le monde de tout mon coeur! »
Le lendemain, le bourgmestre de Bruxelles, M. Buls, offrit à l'Hôtel-de-Ville un raoût en l'honneur de Gramme. Celui-ci, voyant avec quelle facilité son hôte parlait d'abondance, lui dit: « J'admire l'éloquence de votre parole et je l'envie. - Oh! répondit le bourgmestre, vous n'avez rien à envier. Il y a beaucoup de beaux parleurs. Il n'y a qu'un inventeur de la dynamo »
Parlant plus tard de ces manifestations auxquelles s'étaient associés le Gouvernement de son pays et tous les groupes d'électriciens du monde, Gramme avouait qu'elles. l'avaient profondément ému; mais il ajoutait spirituellement qu'il eût tout de même préféré ne pas en être...
En effet, l'illustre inventeur était resté tel que l'on avait connu le petit menuisier modeleur d'autrefois. Simple sans rusticité, modeste sans humilité, il ne supportait le décorum que par néccessité, et il essayait toujours de s'y soustraire.
Une chose qui étonna vivement tous ceux qui se préoccupèrent de la personnalité de Gramme fut précisément ce détachement singulier chez un homme aux vues si profondes, et qui avait une idée si exacte de la grandeur de son oeuvre.
En 1903 encore, M. DUPONCHEL, dans les articles que nous avons cités, en est réduit à des conjectures sur le caractère intime de cet homme dont le nom était arrivé au comble de la célébrité, et qui restait pour ainsi dire effacé.
Cet écrivain recherche loyalement et avec pénétration à déduire de rares faits parvenus à sa connaissance, certaines conclusions sur le caractère de Gramme. Il se demande quels peuvent être les motifs de la réserve et de l'isolement dans lesquels le grand homme se cantonnait.
Loin de conclure, comme tant d'autres, à une modestie relative, justifiée en apparence par une prétendue infériorité intellectuelle, l'auteur préfère croire à un état d'âme comparable à la misanthropie de certains grands hommes.
M. Duponchel en découvre la cause, non seulement dans les privations et les sacrifices que Gramme a dû s'imposer, mais aussi dans un autre ordre de difficultés, qui tiennent à l'état d'esprit où l'inventeur trouva ses contemporains à l'époque où il voulut réaliser ses idées.
Nous ne justifierons pas par le détail ce que ces suppositions peuvent avoir de fondé.
Mais il est certain que Gramme manifesta foncièrement cette simplicité très particulière - et si wallonne - qui ne lui permettait guère de goûter d'autre conséquence de ses travaux que la joie de la difficulté vaincue et de la création parfaite. Dans ce sens, il fut certes un homme extraordinairement heureux, car il n'est guère d'exemples dans l'histoire, d'une destinée aussi rapidement assurée que celle des inventions de Gramme.
En réalité, on peut répéter, après M. Duponchel, que Gramme ne fut ni un être plein d'humilité, comme d'aucuns ont paru le croire, ni un misanthrope hargneux, uniquement préoccupé de questions de lucre, mais « un travailleur désabusé qui s'aperçoit tout à coup, lorsqu'il a acquis la possession d'une fortune qui le rend indépendant, qu'il n'a rien de ce qu'il faut pour en user largement, et ne leur demande qu'une chose: les ressources matérielles nécessaires pour assurer, tel qu'il le comprend, son bonheur relatif,et celui du très petit nombre de ceux qui lui ont réellement prêté un concours sympathique et qu'il a choisis pour les associer à la vie intime et fermée qui désormais sera la sienne. »
Zénobe Gramme, en effet, avait dû apprécier particulièrement la valeur de l'affection féminine, depuis le jour où, aux moments tragiques de sa vie d'inventeur pauvre et génial, il vit que l'appui moral des hommes persistait à lui manquer, et que leur appui matériel lui était marchandé.
L'isolement dans lequel il a vécu, hors du monde où, en raison de sa situation acquise, il avait largement ses entrées, était parfaitement volontaire et délibéré. Il n'avait pu oublier que si, à certains moments difficiles de sa vie, son courage avait pu faiblir, c'est dans des affections intimes qu'il aurait trouvé la consolation et le réconfort comme il y a effectivement trouvé aide et secours matériels. Si, plus tard, il étendit quelque peu le cercle de ses relations, c'est encore pour répondre à des sentiments qu'il savait également naturels et sincères. En continuant à vivre avec ceux et pour ceux qui méritaient vraiment les trésors de son affection, il a agi en philosophe pratique et avisé.
S'il ne jouit guère des biens de la fortune que grâce à l'exercice désormais facile de sa générosité ingénieuse, il fut heureux par cela encore et toujours par sa volonté de l'être, qui décida de ses préférences pour la vie simple et lui dicta un choix scrupuleux et restreint d'affections réelles.
Il est à peine besoin de dire que, malgré les facilités offertes par le développement assez important de sa fortune, la manière de vivré de l'ancien menuisier ne s'était pas essentiellement modifiée.
Son existence était restée tout à fait bourgeoise, d'une régularité exemplaire. Comme autrefois, il partait à heure fixe pour le travail, il rentrait pour diner, et ne sortait plus. Très sobre, son ordinaire était simple, et il affectionnait les vieux plats du pays. Le langage familier de la maison était resté le wallon.
Autant en société sa réserve était grande, autant à table, en famille ou avec des amis, son caractère jovial se déliait; il aimait à rappeler ses farces de jeunesse, il lançait des boutades, d'un esprit du reste très fin. Une de ses habitudes était de faire mousser les conversations en prenant très sérieusement le contrepied des opinions émises devant lui: il discutait avec une telle adresse qu'on se laissait toujours prendre à cet artifice. C'était au dernier moment qu'il avouait sa supercherie, et il le faisait avec une telle bonne grâce qu'il était impossible de lui garder rancune.
Gramme aimait à revenir au Pays wallon, faire visite à des parents établis à Arlon, à Huy, à Liège. On sait que malgré toutes les sollicitations, il refusa toujours l'honneur de la naturalisation en France. Il voulut rester officiellement belge, comme il resta wallon de coeur. Ainsi qu'on l'a dit plus haut, il retourna plusieurs fois à Hannut, et il écrivit à des amis qu'il y avait conservés. De nombreuses lettres d'amitié sont encore en possession de ces personnes. Quand la fortune sourit à Gramme, il ne les oublia pas; elles se trouvèrent à un certain moment dans une situation difficile, et alors il leur envoya discrètement d'utiles dons en argent.
La générosité de Gramme se marqua, du reste, en de nombreuses circonstances. Arrivé à une brillante situation de fortune, les goûts modestes des siens lui permirent de faire largement le bien autour de lui. II répétait souvent que ses revenus l'embarrassaient Déjà son prix de 50.000 francs fut partagé équitablement entre ses parents.
Un jour qu'il se promenait avec une jeune personne de sa famille, celle-ci aperçut à terre une pièce de deux francs. D'un mouvement instinctif, elle voulut se baisser. Mais Gramme, qui avait vu la pièce, arrêta le geste et dit à la jeune fille: « Laisse cela, il se trouvera bien un plus pauvre que nous qui profitera de cette trouvaille ». Et, comme la jeune fille se montrait un peu confuse, il lui fit accepter, à titre de dédommagement, comme il disait par agacerie, une indemnité largement disproportionnée avec le sacrifice illusoire qu'il venait de lui imposer.
A Bois-Colombes, près Paris, où Gramme passa les dernières années de sa vie, il était, de la part de la population, suivant l'expression d'un journal parisien (19), l'objet d'une véritable vénération.
On ignorait cependant qui était au juste ce grand vieillard qui vivait d'une vie si retirée. On savait seulement qu'il était riche, et l'on s'étonnait de sa simplicité. On savait aussi que c'était un grand travailleur. Et en le voyant partir le matin, on répétait: Voilà M. Gramme qui va encore à la fabrique. Il travaillera donc toute sa vie!...
Affable et bon, continue ce journal, il avait toujours l'oreille attentive au récit d'une misère intéressante, qu'il s'empressait d'ailleurs de soulager.
Gramme ne se bornait pas à faire la charité aussi discrètement qu'il le fallait pour ne froisser les susceptibilités de personne, il réconfortait également les pauvres gens par de bonnes paroles et aimait à répéter: « Il ne faut jamais désespérer de l'existence, voyez-vous, mon ami. Moi aussi j'ai passé par des heures terribles, et je ne les oublierai jamais... » (20).
Le caractère affectueux et la douceur de Zénobe Gramme s'accommodaient particulièrement de la société des femmes et des enfants.
On sait qu'il fut un père, un mari, un oncle plein de bonté et de générosité délicate.
On connaît moins son affectueuse reconnaissance pour la compagne de sa vie, et la déférence avec laquelle il la considérait.
C'est par lui-même, et du reste malgré elle, que tant de personnes ont connu l'admirable abnégation dont elle a fait preuve, et sa fille avec elle, aux temps où, tout à ses recherches, Gramme avait abandonné complètement l'exercice de sa profession.
De tout temps les, deux femmes eurent place au conseil, chaque fois que, se présentait une question intéressant la famille.
Conformément à une ancienne habitude, et, du reste, à une vieille tradition wallonne, ce fut madame Gramme qui, jusqu'à sa fin, tint la bourse et eut la garde des fonds. Comme le chef de la famille recevait l'argent, comme il le lui remettait. II en redemandait suivant ses besoins, et tout était dit. A cet égard, il n'en alla pas autrement dans la maison du millionnaire aux dépenses nécessairement étendues, qu'autrefois dans l'humble appartement du petit menuisier, ou l'on faisait comme on dit, les comptes sur les dix doigts.
Pareils, détails de ménage sont naturellement peu connus, et c'est heureux, car la confiance et la générosité réciproques des deux époux n'eussent peut-être pas, suffi à excuser, aux yeux du monde, l'ingénuité de Zénobe Gramme...
Durant sa longue maladie, madame Gramme, dont l'état réclamait des soins pénibles et assidus, fut admirablement servie par son mari, qui, sans jamais admettre la suppléance ou l'aide d'une autre personne, remplit jusqu'au dernier moment auprès d'elle les tâches qu'il s'était réservées.
Il soigna, le pauvre corps de la malade comme il avait choyé son coeur, discrètement et avec une délicatesse attendrie.
Il eut la douleur de perdre sa vaillante et dévouée compagne le 1er janvier 1890. On conçoit si cette perte fut vivement ressentie.
Pour un homme dont toute la vie s'orientait vers le foyer, le veuvage, cependant, devait être particulièrement pénible. Ce coeur admirable, d'une tendresse toujours jeune et si intimement expansive, était à jamais accessible au charme moral de la femme, à sa douceur, à sa bonté.
La seconde épouse de Gramme, qui lui avait voué les trésors d'une affection délicate et reconnaissante, a su prouver qu'elle s'intéresse à sa gloire comme elle vénère son souvenir.
Sous le charme de son existence nouvelle, les dernières années de Gramme coulèrent sans heurts, dans l'intimité des siens et de quelques amis.
Et un jour, le 20 janvier 1901, inopinément, il mourut, sans un cri, sans un geste, sans une contraction.
Ceux qui l'ont vu à la dernière heure ont pu se dire que la nature avait voulu mettre en ce dernier acte d'une noble vie le sceau de la sérénité éternelle!...
Maintenant, voici qu'on a érigé à Zénobe Gramme un monument dans la Capitale wallonne, dans la ville où il a reçu les premiers rudiments de la science électrique, aux progrès de laquelle il devait tant aider, et dont il était appelé à promouvoir si étonnamment les applications industrielles.
On sait à présent que Zénobe Gramme n'était pas seulement digne de cette commémoration en raison d'un génie extraordinaire et de services rendus.
Il l'était encore par l'enseignement, légué aux hommes, de sa moralité aussi élevée qu'harmonieuse.
On ne peut plus ignorer aujourd'hui que les aspects si divers de l'extraordinaire force morale de cet homme, et jusqu'aux manifestations les plus intimes de sa sensibilité, sont dignes d'une contemplation qui ne fera que grandir le respect dû à son génie.
Aux yeux du plus grand nombre, il suffirait, certes, ainsi que l'a dit un journal belge (21), que Gramme fût un de ces inventeurs féconds dont l'humanité garde à jamais la mémoire et dont les générations qui s'en vont lèguent pieusement le souvenir à celles qui les remplacent, pour que la Belgique doive à ce compatriote illustre l'hommage d'une oeuvre commémorative.
Mais Gramme n'est pas seulement un grand homme par l'éclat et l'importance de ses inventions il l'est aussi par l'exemple admirable de cette brillante carrière scientifique accomplie à force d'indomptable énergie et d'études par un homme que l'humilité de ses origines et l'absence d'instruction préparatoire semblaient vouer pour toujours à une activité purement manuelle.
Gramme n'est pas seulement l'honneur de la science; il est l'honneur de la démocratie!
Pour nous, Wallons, c'est particulièrement à titre de Wallon que nous devons honorer sa mémoire.
L'âme de Gramme reflète en son calme et sa limpidité, les qualités essentielles de la race qui l'a produit et à laquelle il resta attaché.
C'est par la lente réflexion, par la méditation silencieuse que d'autres illustres Wallons, tel César Franck, si près de nous, tel Rennequin, Sualem autrefois, ont créé, comme lui, des oeuvres qui ont étonné et qui honorent l'humanité.
Tenace et modeste, Gramme s'atteste encore foncièrement wallon par ce dédain de la richesse que nous retrouvons invariablement chez tous les grands caractères dont s'honorent nos annales, cependant que la masse elle-même luttait toujours pour quelque idée émancipatrice, alors qu'ailleurs les seuls intérêts provoquaient les mouvements populaires.
Mais s'il était peu préocupé d'amasser pour lui-même, il avait, avec la simplicité de ses moeurs, gardé le culte fervent de ses origines. Et cela encore est une des caractéristiques les plus profondes et les plus émouvantes de notre race.
Si l'oeuvre de Gramme, créée de toutes pièces dans l'intimité de sa méditation, est assez grandiose pour que l'humanité la considère comme une de ses plus utiles conquête - son coeur, qui est resté attaché à la petite Patrie - doit lui valoir de notre part un souvenir fervent et impérissable.
C'est glorifier notre beau pays et c'est honorer notre Race que de revendiquer hautement Zénobe Gramme comme une fleur spontanée du fécond terroir de la Wallonie!
(1) A. DUPONCHEL, dans la Revue Scientifique (Revue rose), nos des 6 juin et 25 juillet 1903: 4' série, t. 19 p. 719, et t. 20, p. 111.
(2) Dans le Ralliement, revue hebdomadaire de Bruxelles, n° du 5 août 1903, cité par Wallonia, t. XI (1903), p. 280.
(3) Sa correspondance en fait foi, notamment et déjà en 1870, c'est-à-dire quelques années à peine après la création de, la dynamo. Cf. du reste Hippolyte FONTAINE, Transmissions électriques... Paris-Liège, Bandry, 1885, p. 14.
(4) Voyez DANET DES LONGRAIS: Notes généalogiques sur la famille de Zénobe Gramme, dans Wallonia, t. XIII (1905), p. 456 et suiv.
(5) H. FONTAINE, dans l'Industrie électrique, n° du 10 février 1901, 10e année, n° 219, p. 53.
(6) Rapportés par M. Hyppolite FONTAINE, dans l'article que nous venons de citer.
(7) Eric Gérard, Zénobe Gramme (discours prononcé lors de l'installation du Comité du monument Gramme à Bruxelles), dans La Meuse, n° du soir 25 novembre 1903.
(8) H. FONTAINE, Eclairage à l'électricité, renseignements pratiques, 2e édition, Paris, Baudry, 1879, P. 148 à 150 ; THOMPSON. Traité théorique et pratique des machine dynamo-électriques, Paris, Baudry, 1880, p. 108-109 ; E. L. dans l'Energie électrique, de Paris, n° du 16 mars 1898, 5e année, n° 84, p. 183-184. Voir aussi le rapport de M. MASCART sur le prix Volta, accordé à Gramme en 1888.
(9) E. L. loc. cit., p. 182.
(10) Hippolyte FONTAINE, dans l'Industrie électrique, de Paris, n° du 10 février 1901, 10e année n° 219, p. 54.
(11) DUPONCHEL, loc. cit., p. 112.
(12) Emile JAVAUX: Discours prononcé à l'inauguration du Monument Gramme à Liège. Dans Wallonia, t. XIII (1905), p. 490 ; et dans le Bulletin mensuel de la Société Belge d'Electriciens, t. XXII (1905), p. 882.
(13) FONTAINE, dans l'industrie électrique, n° du 10 février 1901.
(14) Eric GÉRARD, loc. Cit.
(15) Dans Le Ralliement, de Bruxelles, n° du 5 août 1903, cité par Wallonia, t. XI (1003), p. 280.
(16) Sa veuve a publié des extraits de ces importants manuscrits, sous le titre: Les Hypothèses scientifiques émises par Zénobe Gramme en 1900. Paris Lahure, 1902. In_8° rel. (22 X 24), 343 p. Edition privée.
(17) Le prix Volta n'avait plus été décerné depuis Ruhmkorff.
(18) Ci-dessus page 13.
(19) Le Petit Parisien, n° du 13 octobre 1905.
(20) Ibid.
(21) Le Soir, de Bruxelles.
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