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Les Bénédictines de la Paix Notre Dame à Liège


Trois siècles de vie Bénédictine à l'ombre de la cité ardente

1627-1927

par Placide DELMER, Prieure de la Paix Notre Dame

Gloire à Dieu Hommage à Notre-Dame
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AVANT-PROPOS

Peu de monastères pourraient revendiquer un passé aussi lointain que l'Abbaye de la Paix Notre-Dame.

Pour en découvrir les premières origines, il faut remonter jusqu'en 1234. C'est en effet, au milieu de ce Xllle siècle, si fécond au point de vue monastique, qu'une semence de vie cistercienne est jetée dans la savoureuse terre du bon vieux comté de Flandre.

Pendant près de quatre siècles, elle croit et se développe dans la solitude de Flines; puis en 1604, un rameau se détachant du tronc va fleurir à Douai; sur ce rejeton, Florence de Werquignoeul greffe sa réforme bénédictine, qui, moins de dix ans plus tard, passe à Namur et de là enfin, en 1627, vient s'épanouir en une riche et vigoureuse floraison à l'ombre de la Cite Ardente.

Tel est, dans ses grandes lignes, l'historique de la Paix Notre-Dame. Flines, Douai, Namur et Liège en sont les quatre étapes bien marquées.

Pour les trois premières, les documents ne font pas défaut. Devenu aumônier des Dames de Flines, qui s'étaient reconstituées en communauté religieuse, à Douai, après la révolution, Monsieur l'abbé Hautcoeur puisa largement dans les archives de l'antique monastère et put ainsi en 1868, faire paraitre une notice sur l'abbaye de Flines. (1)

Quant à Florence de Werquignoeul, elle avait à peine quitté ce monde que Marguerite Trigault, une de ses premières et plus fidèles compagnes, composait une relation (2) des vertus et des oeuvres de la réformatrice. En 1846, reprenant ce même sujet, Monsieur l'abbé Patency publiait une « Vie » (3) plus développée encore de la vénérable abbesse et de plus amples détails sur sa réforme à Douai.

L'abbaye de Namur put, elle aussi, transmettre son histoire à la postérité, grâce à ses chroniques qui échappèrent à la destruction révolutionnaire.

C'est ce manuscrit, conservé intact jusqu'à nos jours, qui a permis à Monsieur l'abbé Barbier de faire en 1883, l'historique de ce monastère. (4)

Autres furent les destinées de l'abbaye de Liège. Comme sa soeur ainée, elle fut renversée par la bourrasque de 1789; mais plus heureuse qu'elle, après les années de trouble, elle put restaurer sa vie religieuse et bénédictine sur le sol même où elle avait pris naissance.

Malheureusement, de ses archives et de ses chroniques, presque tout fut anéanti. Le registre des Vêtures et des Professions, et celui des Anniversaires sont à peu près les seuls documents qui permettent de reconstituer quelque peu sa vie extérieure et sa physionomie intime pendant les deux premiers siècles de son existence.

Et cependant quel charme n'y aurait-il pas à pouvoir suivre, pas à pas, l'épanouissement de cette oasis de paix située au sein d'une des cités les plus turbulentes que connut notre pays! Que de crises par lesquelles il lui a fallu passer pendant l'espace de ces deux cents ans! Plus d'une fois, nous la voyons sur le point de sombrer. Mais du haut de son frontispice veille, comme une sentinelle vigilante, la Vierge de la Paix. Sous cette protection, elle s'est réfugiée dès son berceau et c'est pourquoi, dans tous ses dangers, elle s'est sentie soutenue et défendue. S'il lui faut un moment céder devant la fureur de destruction et d'anéantissement qui caractérise la période révolutionnaire, la main tutélaire de la Vierge toute puissante viendra la relever de ses ruines et lui donner un nouvel et plus vigoureux essor.

Que notre divine Mère et protectrice soit donc maintenant et jamais bénie, aimée et exaltée, comme elle l'a toujours été, à la Paix Notre-Dame

En la fête de Sainte- Scholastique, 10 février 1924.



CHAPITRE I.

Les origines cisterciennes à Orchies-Flines

(1234-1604).

Abbaye Notre Dame de Fline

Notre Dame de Fline
(Collection Paix Notre Dame à Liège)

Depuis un peu plus d'un siècle, Saint Bernard avait, jeté dans la forêt de Citeaux les fondements de sa célèbre réforme. Celle-ci, malgré sa rigueur extrême, s'était répandûe rapidement dans toute la France suscitant l'éclosion de nombreux monastères.

Les abbayes de femmes rivalisèrent en nombre et en ferveur avec celles de moines; mais nulle part peut-être plus qu'en Flandre, la règle cistercienne ne devait trouver un terrain propice pour son épanouissement. Foncièrement chrétiennes, jouissant d'un tempérament ardent et mystique, ces populations devaient tout naturellement se sentir portées vers cette règle sévère qui ne pouvait convenir qu'à des âmes d'une trempe forte et vigoureuse.

C'est pourquoi lorsque, conformément aux habitudes de ces âges de foi, Marguerite, fille de Baudouin IX, comte de Flandre, voulut faire oeuvre pie en élevant un monastère, ce fut la réforme de Saint Bernard qui obtint ses préférences.

La pieuse comtesse possédait alors dans ses domaines une petite ville, du nom d'Orchies, dépendant du diocèse de Tournai. Ce fut là qu'elle résolut, en 1234, de fonder une abbaye cistercienne qui serait, de son vivant, un asile où elle viendrait de temps à autre retremper son âme et qui, après sa mort, lui servirait de lieu de sépulture.

Selon l'usage de l'ordre de Citeaux, l'abbaye fut tout particulièrement dédiée à la Mère de Dieu, sous le vocable de l'Honneur Notre-Dame. Et toujours la dévotion à Marie y devait fleurir d'une manière toute particulière.

Une vingtaine d'années plus tard, vers 1253, des conflits ayant surgi avec le chapitre de Tournai, les religieuses quittèrent Orchies et vinrent se fixer à Flines, petite localité du diocèse d'Arras. Cette résidence, elles la devaient encore à la pieuse libéralité de Marguerite de Flandre; les générosités de la Comtesse, pour l'abbaye ne firent que s'accroître lorsque sa fille, la princesse Marie, renonçant au monde, vint y ensevelir et sa jeunesse, et toutes ses espérances terrestres. Elle devait y laisser après sa mort, le doux parfum d'une vie toute d'humilité, de silence et d'obscurité.

Assise au milieu d'une riante campagne, éloignée de toute l'agitation des villes, la jeune abbaye ne tarda pas à se développer rapidement au point, disent les contemporains, de devenir une des plus remarquables des Pays-Bas.

« Mais, se hâte d'ajouter son historien, l'abbaye de Flines se distinguait non seulement par la magnificence des édifices, l'ampleur de ses possessions, le nombre des religieuses, mais encore et surtout par la ferveur et l'exacte observance qui y régnaient. » (5)

On sait que dans la réforme de Citeaux, la règle de Saint Benoît est observée dans toute sa rigueur. « Abstinence perpétuelle, jeûnes qui embrassent une grande partie de l'année, silence rarement interrompu, offices du jour et de la nuit, travail manuel pendant les heures que la prière laisse libres, tels sont les principaux traits de cette vie austère et pénitente. » (6)

Mais au cours des temps, conformément à ce qui arriva presque partout dans l'ordre de Citeaux, l'abbaye de Flines vit peu à peu son observance se relâcher de sa première rigueur.

Au XVIe siècle, après trois cents ans d'existence, nous trouvons l'austère règle cistercienne singulièrement mitigée tant en ce qui concerne le jeûne, l'observance, le silence, qu'en ce qui regarde la clôture et la pauvreté.

Cependant, malgré ces relâchements, suites presque inévitables de tout ce qui a quelque durée ici-bas, l'abbaye de Flines était encore à cette époque réputée comme l'une des plus régulières de l'ordre. Plus tard, vers 1717, les deux bénédictins Durand et Martène la signaleront comme « la plus grande, la plus illustre, la plus magnifique et en même temps la plus régulière des abbayes de Filles de l'ordre de Citeaux, dans les Pays-Bas. Il y a, continuent les deux célèbres voyageurs; nonante religieuses qui vivent dans une union et dans un éloignement du monde qui fait l'admiration de ceux qui les connaissent. L'amour de la retraite les a portées à mettre le corps de Saint Léonard à Pont à Rache pour écarter le concours du peuple qui troublait leur solitude. Elles filent elles-mêmes les laines et font les étoffes dont elles s'habillent. L'humilité surtout règne parmi elles et éclate particulièrement dans l'abbesse qui ne se distingue de ses religieuses que par sa piété, son exactitude et son attachement à tous ses devoirs. » (7)



CHAPITRE II.

La réforme bénédictine de Douai.

(1604-1613)

Florence de Werquignoeul Florence de Werquignoeul

Florence de Werquignoeul (Verquigneul)
(Huiles sur toile - Collection Paix Notre Dame à Liège)

La vie de Florence de Werquignoeul nous est contée dans l'ouvrage
Voyage litteraire de deux religieux benedictins de la Congregation de St Maur. Volume 1
par Edmond Martène et Ursin Durand, p 231 à 257.

L'an 1583, les portes du monastère de Flines s'ouvraient pour recevoir une jeune postulante qui, dans les desseins de la Providence, était destinée à devenir l'instrument de la réforme.

Née en 1559, au château d'Epinoy-les-Oisy, près d'Arras, Florence de Werquignoeul descendait d'une ancienne et noble famille du Nord de la France.

A peine avait-elle atteint sa septième année, que la fillette, en vue d'obtenir une prébende d'écolière, avait quitté la maison paternelle pour aller résider près de Namur, chez les Chanoinesses de Moustier-sur-Sambre. L'abbesse, Anne de Dave, qui était sa tante, caressait l'espoir d'en faire plus tard sa coadjutrice. Mais ni le titre, ni la vie de chanoinesse ne souriaient à l'enfant. Aussi, lorsque par suite des troubles qui avaient éclaté dans les Pays-Bas, on jugea prudent de la rappeler dans sa famille, ce fut sans regret qu'elle quitta le monastère.

Jeune, ardente, sevrée jusqu'alors des joies mondaines, elle ne tarda pas à se laisser entraîner avec la fougue de sa nature, dans la vie de plaisirs et de fêtes qui lui était offerte.

Mais tout-à-coup, an milieu de cette ivresse, elle se sent frappée par un coup de la grâce; ses yeux s'ouvrent, elle voit l'abîme qui se creuse sous ses pas. C'en est assez pour que cette âme, qui ne savait pas se donner à demi, s'en vint frapper à la porte de l'abbaye de Flines afin de ne plus vivre que pour Dieu seul et de ne plus penser qu'à son éternité.

Florence entrait dans la vie religieuse avec un grand idéal de perfection. Dès son noviciat on la vit mettre toute son application à la pratique des vertus claustrales. Ce souci d'une exacte observance l'amena à étudier et à méditer la règle d'une manière approfondie. Mais par là, elle ne tarda pas à se rendre compte que des relâchements s'étaient introduits dans le régime monastique. Alors, dans son coeur, un désir germa, grandit et finit par la hanter jour et nuit: celui de suivre intégralement la règle primitive. Pendant quatorze ans, elle nourrit en secret cette généreuse résolution ne pouvant cependant se décider à en parler à qui que ce fût.

Un jour, plus tourmentée que jamais par ce désir, elle s'en vint devant une image de la Sainte Vierge. Là, se jetant à genoux, elle se mit à répandre d'abondantes larmes, et supplia Marie de l'aider à réaliser ce dessein qui semblait, humainement parlant, ne jamais pouvoir s'exécuter. Et tandis qu'elle priait, voici qu'une voix se fit entendre à ses côtés « Que crains-tu, fille de peu de foi? Mon Fils est tout puissant, je prends cette affaire sous ma protection et je te réponds qu'elle arrivera. » Au même moment, une joie et une paix inexprimables envahirent son âme et elle eut la certitude que la réforme s'accomplirait. Il lui fallut néanmoins, pendant plusieurs années encore, passer par de multiples souffrances tant intérieures qu'extérieures avant de voir la complète réalisation de son rêve.

La communauté de Flines avait, à cette époque, pour confesseur extraordinaire, un saint et zélé jésuite, le Père Thomas Cogniers. Ce fut à lui que Florence, pour la première fois, s'ouvrit du désir qu'elle avait conçu de voir établir une réforme. Le religieux, après un mûr examen, jugea que c'était Dieu lui-même qui inspirait cette pensée à la jeune moniale. Dès lors, non seulement il l'encouragea à persévérer dans son pieux dessein, mais encore il résolut de l'aider de tout son pouvoir.

Tout d'abord, ayant eu l'occasion de faire un voyage à Rome, il en profita pour obtenir du pape Clément XIII l'autorisation d'établir la réforme projetée. Ensuite, il fallait avoir celle de l'abbesse de Flines. Les instances ne durent pas être bien longues: femme aux idées larges, au coeur généreux, Madame d'Esne aimait et vénérait Florence: aussi bien loin de lui faire résistance, avec un désintéressement vraiment admirable, elle lui accorda son plein consentement, et de plus lui donna toutes facilités pour préparer et accomplir son oeuvre.

Enfin la Providence suscita encore un protecteur de la fondation en la personne d'un magistrat de Bapaume, Monsieur Créancier. Mis au courant du projet par le Père Thomas, ce grand chrétien, sans un moment d'hésitation, abandonna sa charge et vint se fixer à Douai pour consacrer toute son activité, ses talents et son crédit au service de l'entreprise.

Ce fut lui qui, à force de voyages et de démarches, réussit à lever toutes les difficultés et à dissiper toutes les oppositions; car ni les unes, ni les autres ne devaient manquer.

Avant tout pour ériger un nouveau monastère, il fallait trouver les fonds nécessaires. Ce fut une jeune et pieuse veuve qui les fournit en venant mettre sa fortune à la disposition de Florence, ne sollicitant en retour, pour elle et ses deux filles, qu'une modeste place dans la future communauté.

L'autorisation de fonder une nouvelle abbaye dans la ville de Douai s'obtint assez facilement tant des archiducs Albert et Isabelle que de l'évêque d'Arras. Tout semblait donc en bonne voie, lorsque tout-à-coup une difficulté inattendue vint menacer l'entreprise.

Afin de donner plus de stabilité à la réforme, Florence de Werquignoeul jugeait nécessaire d'abandonner la règle de Saint Bernard pour reprendre celle de Saint Benoît.

Mais quand elle demanda l'autorisation de changer d'ordre aux abbés de Citeaux et de Clairvaux, qui avaient juridiction sur le monastère de Flines, les prélats manifestèrent un violent mécontentement et s'y opposèrent de la façon la plus formelle.

Tout semblait perdu lorsque Monsieur Créancier prit le parti d'aller lui-même à Clairvaux plaider la cause de Florence. Il le fit avec tant d'instances et d'habileté qu'il finit par obtenir gain de cause et Madame de Werquignoeul fut autorisée à quitter l'ordre de Citeaux.

Mais elle n'était pas au bout de, ses épreuves: c'était au sein même de sa famille religieuse qu'il lui fallait rencontrer la plus sensible des persécutions, auprès de ses consoeurs qui, ne comprenant pas son généreux dessein, mirent tout en oeuvre pour l'entraver. Toutefois, rien ne put abattre sa constance.

Tout enfin étant disposé pour la future fondation, on songea à en élire l'abbesse, Le choix ne pouvait s'arrêter que sur Madame de Werquignoeul. Et tandis que, malgré ses instances et ses larmes, elle se voyait chargée du fardeau abbatial, un encouragement lui fut donné d'en haut, dans les circonstances suivantes: elle se rendait à Douai pour s'occuper des derniers préparatifs, lorsque « S'étant mise sur un chariot de l'abbaye, elle ne fut pas plus tôt sortie des portes, qu'absorbée en elle­même, Notre Seigneur lui apparut chargé de sa croix, et Saint Pierre qui l'accompagnait lui demanda: « Où allez-vous, Seigneur ainsi chargé de votre croix? » A Douai, lui repondit-il, pour y être crucifié: et regardant amoureusement notre dame élue, il lui fit entendre distinctement que c'était à la croix qu'il l'appelait, qu'elle devait y être attachée. A quoi, elle acquiesça très volontiers, car ce n'étaient point, les travaux et les peines qu'elle appréhendait, mais bien l'honneur et la conduite des âmes dont elle, ne se croyait point capable. » (8)

Restait encore à donner un vocable au nouveau monastère. Madame de Werquignoeul, ayant consulté à ce sujet l'archidiacre d'Arras, il répondit après un moment de réflexion: « J'ai songé la nuit que je voyais un navire chargé de vierges qui, arrivant dans la ville, entraient toutes dans un temple; je les suivis et, y étant entré, je vis ces vierges devant l'image de Notre-Dame, ce temple lui étant dédié. Elles étaient toutes lumineuses et ardentes. Nous dédierons donc celui-ci à la Sainte Vierge, sous la protection de Saint Pierre et de Saint Paul et il portera le titre de Paix Notre-Dame. »

Tout étant prêt, le 12 novembre 1604, en la fête de Saint Martin, Madame de Werquignoeul quitta pour toujours l'abbaye de Flines. Elle était accompagnée de six autres religieuses qu'elle avait gagnées à son projet: c'étaient Mesdames Théophile des Martins, Catherine Laubegois, Antoinette Desmarniers, Anne Decarpenteries, Marguerite Trigault et une soeur converse, Bonne Deroseaur.

Les adieux furent émouvants. « Madame l'abbesse, dit la chronique, les déchargea de son obéissance et leur fit embrasser toutes leurs soeurs qui fondaient en larmes et ne pouvaient se détacher les unes des autres car quoiqu'elles eussent fait souffrir beaucoup Madame Florence. ce n'était pas manque d'amour ni d'affection. »

L'abbesse, Madame d'Esne, voulut elle-même conduire ses filles à Douai elle les présenta à l'évêque d'Arras en lui disant: « Qu'elle offrait les plus belles fleurs de son jardin, marrie de ne pouvoir se transplanter avec elles pour vivre avec plus de perfection. »

Le 5 décembre suivant, en présence de l'évêque, elles échangèrent l'habit cistercien contre celui de Saint Benoît et commercèrent un noviciat selon l'austère genre de vie qu'elles voulaient embrasser. L'ayant achevé, le 21 mars 1605. Madame de Werquignoeul et trois de ses compagnes restées fermes dans leur résolution, firent voeu entre les mains de Messire Jean de Richardot, évêque d'Arras, d'observer la règle de Saint Benoît dans toute sa rigueur et de garder la clôture perpétuelle. Puis, en présence d'une nombreuse assistance, le prélat procéda à la bénédiction solennelle de la nouvelle abbesse.

L'intention bien arrêtée de la réformatrice avait toujours été de suivre rigoureusement la règle bénédictine. Mais au début, il lui avait bien fallu se résigner, faute de mieux, à accepter comme constitutions, celles de Bénédictines anglaises qui venaient de s'établir à Bruxelles. Or ces constitutions portaient relativement au jeûne et à l'abstinence, certaines mitigations qui répugnaient à Madame de Werquignoeul: c'est pourquoi elle se décida à réviser ces constitutions dans le sens de la stricte observance, et cela fait, elle les soumit au nonce qui les autorisa. Mais désireuse d'affermir complètement sa réforme, elle voulut encore obtenir l'approbation du Saint Siège. L'affaire ne se fit pas sans difficulté: les cardinaux chargés de l'examen, prétendaient que des règlements si austères ne pourraient être observés bien longtemps et que, dans un laps de temps plus ou moins rapproché, il faudrait accorder des dispenses sur plusieurs articles. Sans se laisser décourager, Madame de Werquignoeul redoubla d'instances et plus encore de prières et, en 1625, elle eut l'insigne joie de voir son oeuvre confirmée par le Souverain Pontife.

Mais tout en assurant l'avenir de sa communauté, la réformatrice ne négligeait rien pour établir, dès le début, une parfaite obéissance, un rigoureux silence et une grande pauvreté en toutes choses. Aussi Dieu bénit visiblement le jeune monastère et en peu de temps, le nombre des religieuses s'accrut considérablement. En France comme en Belgique, un grand nombre d'âmes éprises d'un idéal élevé sentaient le besoin de trouver dans l'état religieux une voie sûre vers les rîmes de la perfection monastique. La réforme de Douai, naissant à cette heure, ne pouvait manquer d'attirer les regards et les sympathies. (9)

Dès 1612, huit ans après sa fondation Madame de Werquignoeul, cédant aux instances qui lui étaient faites, devait laisser partir cinq de ses religieuses pour fonder à Arras le monastère de la Paix de Jésus.

L'année suivante, une demande semblable lui était adressée par l'évêque de Namur, désireux, lui aussi, d'établir une maison de la réforme dans son diocèse.



CHAPITRE III.

La Paix Notre-Dame de Namur.

(1613-1627)

Abbaye Paix Notre Dame à Namur

Abbaye Paix Notre Dame à Namur
(Collection Paix Notre Dame à Liège)

Quoique la réforme de Madame de Werquignoeul se fût établie bien modestement, elle n'en avait pas moins troublé profondément l'ordre de Citeaux dont elle s'était détachée. Par prudence, voulant éviter des conflits désagréables avec les prélats cisterciens, les pères de la compagnie de Jésus jugèrent bon d'éloigner de Douai le Père Thomas Cogniers, qui avait été le principal appui de Madame de Werquignoeul. La Providence allait se servir de cette circonstance pour faire connaître et propager la réforme dans le pays de Namur.

Envoyé à Dinant, le Père Thomas y fit la connaissance d'une pieuse jeune fille nommée Anne Boucqueau. Celle-ci, depuis plusieurs années, se sentait appelée la vie religieuse mais nulle part, elle ne trouvait un monastère répondant à ses attraits. A peine, le Père Thomas lui eut-il parlé de l'oeuvre de Madame de Werquignoeul, qu'elle conçut un ardent désir de fonder un monastère ou l'on observerait la réforme de Douai. Six autres jeunes filles s'unirent à elle dans le même dessein et un premier essai fut tenté à Bouvignes en 1610. Sollicitée de prêter son concours à la fondation, Madame de Werquignoeul envoya sur les lieux une personne chargée d'examiner l'entreprise. Celle-ci, loin de s'y montrer favorable, mit tout en oeuvre pour la faire échouer. Son but était d'attirer à Douai, Anne et ses compagnes; deux d'entre elles prirent, en effet, ce dernier parti une seule devait persévérer: c'est Claire aux-Brebis que nous retrouverons plus tard dans l'histoire de la fondation.

Cependant, cet insuccès ne découragea pas Anne Boucqueau. Plusieurs circonstances la forcèrent d'ajourner son dessein, mais sans diminuer sa confiance, ni lasser sa persévérance.

Nous la voyons, en 1613, aux pieds de l'évêque de Namur. sollicitant, avec deux autres jeunes filles, l'autorisation d'établir dans le diocèse, un monastère de Bénédictines réformées.

Qu'il nous soit permis ici de mettre en relief la belle et sympathique figure de Monseigneur Buisseret, évêque de Namur. Prélat au grand et noble coeur, âme de saint et d'apôtre, il se distinguait encore par une tendre et confiante dévotion envers le glorieux patriarche des moines, Saint Benoît. Aussi. Anne n'eut-elle pas à plaider longuement sa cause aux premiers mots, il fut gagné et dès ce moment, il fut et il resta le plus dévoué protecteur de la fondation projetée. Cette oeuvre pour laquelle l'humble solliciteuse n'avait osé espérer qu'une simple autorisation, va devenir vraiment son oeuvre; celle à laquelle il consacrera le meilleur de son argent, de son crédit, de ses peines, de ses sollicitudes. C'est lui qui, chaque jour, s'en ira à travers les rues de sa cité épiscopale pour y découvrir le lieu propice où le monastère pourra asseoir des fondements solides. Quand l'emplacement sera trouvé, c'est lui encore qui, à force de démarches, d'instances, d'importunités vaincra foutes les résistances de propriétaires récalcitrants. Puis, tandis qu'on aménagera les premiers locaux, l'infatigable prélat se retrouvera à toute heure sur les lieux des travaux, combinant, arrangeant, disposant toutes choses pour que rien ne manque à ses futures Bénédictines.

Enfin le 7 mai 1613, la maison put recevoir Anne Boucqueau et ses deux compagnes qui en franchirent le seuil « avec tant de contentement, dit la chronique, qu'il leur semblait entrer en paradis. »

Mais la chose principale, la règle, manquait encore. Le temps était venu d'y pourvoir. Et nous voyons le bon évêque laisser courir sa plume au gré de son coeur pour supplier Madame de Werquignoeul d'aider l'oeuvre naissante. Une copie des constitutions serait déjà d'un grand secours mais ce qui mettrait le comble à tous les voeux du prélat, ce serait l'arrivée de deux religieuses de Douai pour établir la réforme plus encore par leurs exemples que par leurs enseignements. La lettre de Monseigneur Buisseret eut pleinement gain de cause. Qui d'ailleurs aurait pu résister aux ardentes sollicitations d'un coeur tout dévoré de zèle? La digne abbesse, en tout cas, n'en eut pas le courage; d'ailleurs, il s'agissait de la gloire de Dieu; dès lors, rien ne pouvait lui coûter. Elle choisit donc, pour s'en aller à Namur, deux de ses meilleures religieuses: toutes deux nous sont déjà connues; la premiere, c'est dame Catherine Laubegeois, la compagne jusqu'alors inséparable de Madame de Werquignoeul, venue avec elle de Flines, et pour lors, prieure de Douai. L'autre dame Claire aux-Brebis faisait, nous l'avons vu, partie du groupe qui tenta un premier essai de fondation à Bouvignes.

On se quitta avec un profond déchirement. « Au moment du départ, lit-on dans les Annales, les deux religieuses regardant l'abbesse se mirent à pleurer avec tant de tendresse qu'elles firent couler les larmes des assistantes. »

Le 31, août 1613. elles rejoignirent leurs nouvelles soeurs en leur pauvre maison et le lendemain, la chapelle fut bénite par Monseigneur Buisseret; à partir de ce moment, continue la chronique. « la clôture fut strictement gardée, personne n'y entra plus et on ne parla plus aux personnes du dehors qu'à travers des grilles. »

Pour répondre au désir exprimé par Madame de Werquignoeul, le nouveau monastère prit le titre de la Paix Notre­Dame, et Madame Laubegeois reçut la mission de le gouverner en qualité d'abbesse.

Nous ne pouvons suivre pas à pas le développement de l'abbaye de Namur. Comme toutes les oeuvres de Dieu, elle connut, surtout en ses débuts, les revers, les difficultés, les accidents de tous genres.

Une des plus dures épreuves qui vinrent la frapper avant la bénédiction de l'abbesse, fut la perte de Monseigneur Buisseret, le meilleur ami et soutien de la jeune communauté. Nommé archevêque de Cambrai, il fut surpris par la mort au moment où il faisait dans son nouveau diocèse une de ses premières tournées épiscopales. Il fut regretté de tous, mais nul ne le pleura plus que les Bénédictines de Namur. Son coeur, ramené dans son ancienne ville épiscopale, put reposer trois jours au milieu de ses filles désolées.

« Cette perte, mentionnent les Annales, fut le commencement des afflictions et des revers qui vont assaillir le monastère. Dès lors, tout a tourné à rebours. »

En effet, la jeune abbaye, si près encore de son berceau, se trouve désormais, dénuée de tout secours humain, aux prises avec toutes sortes de difficultés.

Voici la peste qui entre an monastère en venant frapper le chanoine Boussu, confesseur de la communauté; celui-ci, soigné par les religieuses, meurt dans le monastère. Pour ne pas alarmer le public, on tient la chose secrète; les moniales creusent elles-mêmes la fosse, et l'enterrent pendant la nuit. Précaution inutile, dès le matin, la nouvelle de la mort du chanoine est divulguée dans toute la ville, et nos pauvres Bénédictines se voient obligées de subir une rigoureuse quarantaine. Un peu plus tard, c'est le feu qui détruit une partie des bâtiments puis ce sont des constructions qui, malgré les ordres de l'abbesse, se font en dépit du bon sens, ou bien encore, et ici nous touchons à une des plus grandes épreuves des premières années, les maladies, les infirmités se multiplient.

Plus pénibles encore pour les religieuses, seront les effort tentés par les personnes séculières pour rompre la clôture tant aimée. Enfin, plus tard sonneront les heures tragiques avec les périls de la guerre, les angoisses des bombardements et des sièges qui désoleront la joyeuse cité namuroise, sans parler des tracasseries et des vexations que suscitera un Joseph Il. Et toujours, vaillant et fervent, comme en ses premiers jours, le moustier tiendra bon devant l'orage jusqu'au moment où, hélas! la révolution anéantira pour toujours l'asile de paix et de prière que fut pendant près de deux siècles, la Paix Notre-Dame de Namur. (10)



CHAPITRE IV.

Arrivée des Bénédictines à Liège.

(1627).

Au milieu à gauche: Petits bâtiments jouxtants la ruelle tortueuse des Bénédictines
Extrait de Leodium Liege Luttich en 1647 par Merian dans Topographia Westphaliae.

Treize ans s'étaient écoulés depuis l'érection à Namur du monastère de la Paix Notre-Dame. Non seulement il avait surmonté les difficultés du début, mais encore il avait jeté de si profondes racines que, dès 1620, ii avait été question de faire une fondation à Givet, relevant à cette époque de la principauté de Liège. La Providence n'avait pas permis la réalisation de ce projet; elle avait d'autres desseins qu'elle n'allait pas tarder à manifester.

En effet, en la fête de Sainte Scholastique, 10 février 1626, un fait étrange arriva à Madame Laubegeois. Tandis qu'elle était en action de grâces après sa communion, elle entendit tout-à-coup une voix lui dire: « Tu feras des Scholastiques à Liège; il faut faire des Scholastiques à Liège. » Surprise, elle regarde autour d'elle et ne voit personne; mais de nouveau la mystérieuse voix se fait entendre plus pressante: « A Liège, à Liège, des Scholastiques. » (11)

L'évènement ne fut pas sans impressionner vivement l'abbesse; mais en femme prudente, elle ne se pressa pas d'agir; elle réfléchit, pria, consulta. Finalement, fortement encouragée par son évêque. Messire Jean d'Auvin, elle résolut de se rendre à Liège.

En conséquence, le 10 septembre 1626, l'abbesse, accompagnée d'une de ses religieuses, moyennant la modique somme d'une vingtaine d'aidans pour chacune (environ trente centimes), s'installait dans la barque de Huy. Sans doute, fit-on le sacrifice de quelques aidans de surplus pour se donner le luxe de s'asseoir « aux roufs » c'est-à-dire aux places à couvert et ainsi, se dérober, autant que faire se pouvait, aux regards indiscrets. Selon l'usage nécessité par les brigandages de ces temps de guerre, « six musquetiers (mousquetaires) » bien pourvus de poudres, balles et mèches durent escorter l'embarcation pour la défendre contre toute attaque des bandes étrangères qui ne cessaient de sillonner notre pays. Peut-être aussi, si nous en croyons les dires des contemporains, çà et là, quelque grosse pierre tombant des rochers qui surplombaient le fleuve, venait-elle jeter un peu d'émoi dans le coeur de nos recluses peu habituées aux péripéties d'une navigation.

Au reste, de leur petite cabine, purent-elles contempler le paysage tout à loisir, car la barque tirée par des chevaux, n'avançait pas bien rapidement. De plus la traversée ne se fit pas tout d'une traite. Une abbesse, voyageant à cette époque, avait des, devoirs de civilité et de confraternité à remplir: on dut s'arrêter, bien probablement, dans l'une ou l'autre de ces abbayes qui s'échelonnaient le long de la Meuse, pour y saluer une consoeur; qui sait? pour y chercher une lumière, un conseil. Toujours est-il que nous savons, par la chronique namuroise, que nos deux voyageuses n'arrivèrent à destination que le 28 septembre, donc dix-huit jours après leur départ.

Quelles furent leurs impressions en mettant le pied sur le sol liégeois ? Nous pouvons les conjecturer par le tableau qu'un historien nous fait de la ville à cette époque. « Liège, écrit G. Kurth, laissait au XVIIe siècle l'impression d'une Venise sertie dans un cadre de fleurs... Irrégulière et pittoresque, en partie étagée sur les collines, en partie assise dans la vallée, elle s'étendait du S.-O. au N.-E. sur la rive gauche de son fleuve... Au milieu de la vallée tout un réseau de canaux découpaient la vallée en îlots reliés entre eux par des ponts sans nombre. De partout émergeaient les tours des églises dont les clochers étaient comme les points de repère du paysage urbain. Avec son enceinte fortifiée qui tour à tour gravissait ou descendait les collines au gré des accidents du sol, avec le ruban des eaux de la Meuse ramifiée à l'infini et reflétant les tableaux de ses deux bords, Liège offrait à ceux qui la regardaient un spectacle d'un grand intérêt. » (12).

Mais, ironie des choses ! Dans ce cadre tout riant et tout fleuri s'agite la population la plus turbulente et la plus impétueuse qu'on puisse imaginer. Sans cesse, elle regimbe sous le joug de ses princes-évêques et de là naissent des conflits perpétuels qui font de la gracieuse cité un champ de bataille où l'on n'entend que des clameurs de guerre.

Le même historien qui vient de nous décrire les aspects enchanteurs de la cité liégeoise va nous mettre au courant de ses discordes intestines.

« Pendant plus d'un siècle (1581-1688) trois princes de la puissante maison de Bavière occupèrent successivement le siège épiscopal de Liège: Ernest, Ferdinand et Maximilien. Ces trois prélats étaient archevêques et électeurs de Cologne en même temps que princes de Liège et ils possédaient encore d'autres juridictions: Munster, Paderborn, Hildesheim. Souverains de tant d'États à la fois, ces princes étaient presque toujours absents de Liège, et le pays de Liège n'avait qu'une place réduite dans leur sollicitude. Le gouvernant de loin, obligés souvent de sacrifier ses intérêts particuliers à des considérations d'ordre plus général, ne le connaissant guère et par conséquent ne s'y intéressant pas davantage, ils ne pouvaient y régner sans difficultés sérieuses ni s'y acquérir une véritable popularité.

Leur avènement inaugura donc une nouvelle ère de discordes et de luttes entre le prince et les sujets. D'une part la cité de Liège en était revenue à son rêve chimérique de secouer totalement l'autorité du prince et affichait la prétention d'être une ville libre impériale. Ce fut la source d'une multitude de querelles, de conflits, de troubles souvent sanglants.

D'autre part, la situation du pays de Liège au milieu des puissances belligérantes qui, au XVIIe siècle, ne laissèrent pas de repos à toute l'Europe occidentale, était particulièrement délicate. Le pays de Liège voulait être neutre, mais l'Espagne entendait qu'il restât fidèle à l'alliance de 1518 et l'Empire, qu'il remplît ses devoirs d'État allemand.

Les princes-évêques étaient toujours tiraillés entre leurs devoirs opposés de souverains du pays de Liège et de princes de l'Empire. Quant aux liégeois, ils étaient persuadés, en dépit de l'expérience, que la neutralité était pour le pays une défense suffisante. Aussi chaque fois que le prince proposait des levées de soldats, les États, le Tiers surtout, alléguaient que la meilleure manière d'écarter l'ennemi du sol de la patrie, c'était de ne l'y pas attirer par un déploiement dangereux de forces défensives. De cette situation, la diplomatie française sut tirer un merveilleux parti. La France n'avait nul intérêt à conquérir le pays de Liège qui aurait été pour elle d'une défense difficile; elle en avait un très grand, au contraire, à détacher les Liégeois du gros de ses ennemis, à se faire d'eux des voisins complaisants qui lui tiendraient ouverte la porte de l'Allemagne et des Pays-Bas.

La neutralité était donc lout ce qu'elle pouvait désirer, d'autant plus qu'alors la neutralité n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui.

En effet, elle comportait le passage pacifique des belligérants à travers le pays neutre avec droit de s'y ravitailler et même d'y lever des recrues. Les agents français se présentèrent aux Liégeois comme les messagers de la seule puissance qui fut la zélée amie et la sincère protectrice de leur neutralité toujours menacée par l'ambition de l'Espagne et de l'Empire. Comme au temps de Louis XI, le peuple de Liège crut sur parole les émissaires de Richelieu et de Mazarin. Ceux-ci parvinrent à créer dans la cité un parti opposé au prince, qui défendait prétendument contre lui les libertés populaires, mais qui en réalité, était aux ordres de la France et vivait de ses subsides. Les dissensions intestines de la cité trouvaient leur expression dans les sobriquets populaires de Chiroux et de Grignoux, donnés aux deux partis. Ce dernier était composé surtout de gens du petit peuple que les meneurs pouvaient facilement enflammer, tandis que les bourgeois et la noblesse tenaient le parti du prince. Étant le grand nombre, les Grignoux avaient généralement l'avantage dans les luttes qui désolèrent la ville de Liège depuis 1629 jusqu'en 1684. (13) C'est donc pendant l'une des époques les plus troublées de l'histoire de notre pays, que la Providence va jeter les fondements d'un asile de paix qui sera comme un éden au milieu d'un champ de bataille.

Fut-ce là la vision qui s'offrit à nos deux voyageuses arrivant au débarcadère? Qui pourrait le dire? Tout ce qu'on sait, c'est qu'elles trouvèrent au sein de la population liégeoise un accueil simple et cordial et des coeurs tout disposés à les seconder dans leur entreprise.

C'est ainsi que, très généreusement, un riche marchand, Jacques aux-Brebis leur offrit sa maison pendant les trois mois qu'elles devaient séjourner à Liège. Apparenté, sans doute, à dame Claire aux-Brebis, il fut, jusqu'à sa mort, un des plus actifs appuis de la nouvelle communauté.

En retour, la bénédiction de Dieu, descendit sur cette demeure hospitalière. Pendant le séjour qu'y firent les deux moniales, elles y conquirent l'affection et la vénération de la fillette de Monsieur Jacques aux-Brebis. Au contact de cet idéal de vie religieuse, l'impression de l'enfant, alors âgée de douze ans, fut si profonde et si durable que trois ans plus tard, nous la verrons solliciter une place dans la jeune abbaye dont elle devait être une des premières pierres.

Cependant de grands labeurs attendaient Madame Laubegeois. « Elle dut, dit la chronique, dépenser à cette affaire tant de fatigues, tant de peines et de travaux que sa santé en fut pour toujours ébranlée.

La première chose qui s'imposait était d'obtenir de son Altesse Ferdinand de Bavière, l'autorisation nécessaire pour ériger un monastère de Bénédictines en la cité de Liege. Très gracieusement la permission fut accordée non seulement pour Liège, mais encore, ajoute la charte, pour tous les domaines relevant de la juridiction du prince-évêque.

Restait alors à trouver un emplacement convenable pour la fondation. Le choix n'en était pas facile et pendant longtemps Madame Laubegeois visita propriétés, maisons, terrains, sans rien découvrir qui pût convenir à un monastère.

Mais un matin, au cours de ses pérégrinations, elle s'arrêta ravie. Elle venait de quitter les remparts et avait franchi le pont qui conduisait de la ville vers le faubourg Saint-Gilles et te quai de Fragnée. Elle longeait le bras de la Meuse qui, à cette époque, déroulait en un long ruban ses eaux argentées sur l'actuel emplacement du boulevard d'Avroy. Par intervalles, elle pouvait apercevoir, échelonnées le long du fleuve, quelques pauvres cabanes de pêcheurs ou de naiveurs (bâteliers), tandis qu'à droite s'étendait une vaste plaine découpée de jardins bien aménagés, de prairies verdoyantes d'où émergeait de-ci, de-là quelque massive habitation avec pont-levis et fossés remplis d'eau. Tout était calme, presque désert. A peine de temps à autre, un rare manant, se rendant à la ville, croisait Madame Laubegeois ou bien c'était un naiveur conduisant les chevaux qui remorquaient la barque de Huy vers l'embarcadère d'Avroy. Peut-être aussi distinguait-elle là-bas la silhouette pittoresque d'un pêcheur campé au bord de l'eau. C'était bien la pleine campagne à deux pas de la ville; car en se retournant, l'abbesse avait tout le panorama de la fière cité qui, sur l'autre rive du fleuve, dressait ses créneaux, ses remparts, ses tourelles, ses clochetons et clochers multiples. Et dans ce paysage vraiment idyllique, au bord du chemin, Madame Laubegeois venait de s'arrêter devant la porte d'une vieille métairie; derrière les bâtiments ruraux, elle pouvait voir un vaste enclos dont les haies touchaient d'une part, les maisons du faubourg Saint-Gilles et de l'autre, la propriété des Pères Augustins.

L'endroit était vraiment idéal pour un monastère bénédictin. Il offrait tout à la fois la solitude et la proximité de la ville. L'espace était assez considérable pour permettre, le cas échéant, de vastes agrandissements. De plus, deux célèbres et antiques abbayes bénédictines pouvaient, vu leur voisinage, lui apporter un précieux concours. C'était, de l'autre côté de la rivière, le monastère Saint-Jacques, vieux déjà de six siècles; du sein d'un parc de verdure, on voyait se profiler sa massive tour romane que surmontait un clocheton octogone, tandis qu'à droite, sur la colline Saint-Gilles, toute couverte d'épais vignobles, se dressait la splendide abbaye de Saint-Laurent plus antique encore que sa consoeur et plus majestueuse avec ses trois clochetons aigus et son vaste rectangle de constructions claustrales. Madame Laubegeois comprit sans aucun doute tous les avantages qu'un monastère pourrait tirer d'une telle situation et son choix s'arrêta sur cette propriété.

Jadis (14), dépendance d'un des plus anciens hôpitaux liégeois, celui de Saint-Mathieu à la Chaîne, cette métairie avait passé du chapitre de la cathédrale aux proviseurs du séminaire qui, le 3 janvier 1612, l'avaient cédée à Maître Jean Randaxhe, licencié en droit, bourgeois de Liège (15). C'est avec la veuve de ce dernier que Madame Laubegeois eut à entrer en négociations pour l'achat de la propriété.

Le marché se fit-il avec ou sans difficultés? Nul document ne nous renseigne sur ce point. Ce que nous savons par un registre du monastère, c'est que le contrat de vente ne fut

signé que le 14 juillet 1628 (16). Sans attendre cette date, l'Abbesse songea à désigner celles de ses religieuses qu'elle jugeait aptes à la fondation. Ce furent Mesdames Natalie Gordine, Marie-Placide de Hansart, Lidvine Minet et Ursule Claes. Ces quatre religieuses répondant à l'appel de leur abbesse, quittèrent Namur le 17 janvier 1627. Le trajet se fit plus rapidement que celui de l'Abbesse. Aussi bien, l'évêque de Namur avait donné ordre de ne s'arrêter nulle part. On put ainsi arriver à Liège le lendemain même. Cette navigation sur la Meuse, au plein cour de l'hiver, ne devait pas, tant s'en faut, ressembler à un voyage d'agrément, et il est à supposer qu'en arrivant au débarcadère, grande fut la joie de se sentir accueillies à bras ouverts par la bonne abbesse.

Mais sans trop s'attarder dans les effusions de tendresse, Madame Laubegeois conduisit ses filles chez Monseigneur Stravius, pour lors, suffragant du prince-évêque Ferdinand. La réception fut des plus paternelles et des plus bienveillantes, car déjà, Messire Stravius était tout dévoué à l'abbesse et à sa fondation. Ainsi réconfortées, les Bénédictines se rendirent en une petite maison située dans la ville même. Là, elles devaient séjourner provisoirement en attendant qu'on pût prendre possession de la propriété d'Avroy. Les chroniques de l'abbaye de Namur ont soin de remarquer que déjà dans ce modeste local « tout était accommodé à la monastique ».

Après avoir passé quelque temps avec ses filles et leur avoir donné ses dernières instructions. Madame Laubegeois crut le moment venu de reprendre le chemin de Namur. Son coeur de mère dut se serrer à la pensée d'abandonner ces religieuses jeunes, inexpérimentées au milieu de toutes les difficultés d'une fondation. Sans doute, comptait-on déjà des amis dans la généreuse cité. Mais les temps étaient si pleins de menaces! Que réservait l'avenir à cette jeune communauté qui, on pouvait le prévoir, devrait naître et grandir au milieu des horreurs de la guerre et des luttes intestines ?

Cependant, comme Madame Laubegeois était une âme de foi, elle savait que jamais la Providence ne manque à ses enfants. D'ailleurs ne l'avait-elle pas expérimenté? N'avait­elle pas vu sa maison de Namur passer par de multiples épreuves? Dieu l'avait-il jamais abandonnée dans les moments difficiles?

Aussi, pleine de confiance et d'abandon, elle s'en remit à la paternelle solicitude du divin Maitre pour la garde de ses chères filles. Toutefois, elle ne voulut pas les quitter sans remplir un dernier devoir. Dans sa règle, Saint Benoît fait reposer toute l'organisation du monastère sur la base immuable de l'autorité. Madame Laubegeois résolut en conséquence de pourvoir, avant son départ, à la nomination d'une abbesse. Ayant reconnu en Madame Natalie Gordine les qualités nécessaires pour remplir cette charge, elle pria Monseigneur Etienne Stravius de procéder sans tarder à la bénédiction abbatiale de la jeune religieuse.

Cette cérémonie (17) rapporte la chronique de Namur se fit avec grande solennité et concours de peuple. Où eut-elle lieu? C'est la un point sur lequel il ne nous est resté aucun renseignement. Il semble bien évident que la petite maison provisoire ne put suffire en une telle circonstance. Peut-être quelque communauté voisine offrit-elle charitablement sa chapelle pour la cérémonie. En tout cas, tout se fit à la grande satisfaction de Madame Laubegeois qui, le lendemain de la fête, reprit le chemin de son moutier. « Mais, continue la chronique, elle ne revint pas avec une santé si entière qu'elle s'en était allée. Les travaux et l'air de Liège avaient tout gaté son naturel. L'abbesse reprit avec elle dame Lidvine qui, pour quelque raison non spécifiée, ne put rester à Liège, comme il avait été d'abord décidé. Quatre ans plus tard, dame Ursule était également rappelée à Namur, de sorte qu'on peut dire, en toute vérité, que c'est Madame Gordine et sa compagne, dame Marie-Placide de Hansart, âgées, la première de 33 ans, la seconde, de 32 ans, qui furent les pierres fondamentales du nouveau cloître. Toutes deux heureusement devaient fournir une longue carrière: l'Abbesse gouverna son monastère d'une main douce et ferme pendant l'espace de trente ans et dame Marie-Placide donnera à ses soeurs jusqu'à l'âge de 87 ans l'exemple de toutes les vertus monastiques.



CHAPITRE V.

Guerre au-dehors, Paix au-dedans.

(1627-1684).

Au milieu: Petits bâtiments jouxtants la ruelle tortueuse des Bénédictines
Extrait de Legia sive Leodium; vulgo Liege en 1647 par Milheuser/Blaeu

Voilà donc nos trois jeunes fondatrices livrées à elles-mêmes dans leur petite maison provisoire. On n'était pas bien riche: chacune avait reçu de Madame Laubegeois une pension de cent florins; ajoutons à cela un peu de vêtements, quelques ornements d'autel, et nous aurons fait l'inventaire de tous les biens de la communauté. Mais on avait un ceour riche de confiance en la Providence et Celle-ci ne fit pas défaut.

Elle s'exerça d'abord par l'intermédiaire de la nièce de Monsieur Jacques aux-Brebis. Mademoiselle Catherine Vostermans. Cette jeune fille, âgée d'un vingtaine d'années, résolut de se dévouer entièrement, au service des vaillantes bénédictines et, en vérité, elle fut, pendant toute la période des débuts, une des aides les plus précieuses de la communauté; elle se chargea d'abord de toutes les négociations qui devaient se faire avec les personnes de la ville. Puis, désireuse de consacrer davantage encore ses forces et sa vie au monastère, elle y entra en 1629, en qualité de soeur converse (18).

Trois mois après leur arrivée, en la fête de l'annonciation, les religieuses reçurent comme pensionnaire, Elisabeth Huar, âgée de 15 ans. Son père fut un des premiers amis de la maison. Il eut surtout à coeur de s'employer à la construction de la première chapelle qui devait être bâtie en la propriété d'Avroy: jamais il ne consentit à recevoir la moindre chose pour ses travaux. Dieu bénit le zèle de ce vaillant, chrétien en prenant ses deux filles à son service, dans cette maison même à l'érection de laquelle il avait si généreusement contribué. « En considération des services du père, relate le livre des Professions, les deux soeurs furent reçues avec une petite dot. » L'aînée, Elisabeth, après avoir été un an pensionnaire, reçut l'habit en 1628 et fut toujours un exemple vivant de l'observance monastique qu'elle devait pratiquer pendant soixante-et-un ans.

Marie, la cadette, reçut l'habit le 5 avril 1629, à l'âge de quatorze ans et demi. Trop jeune pour faire profession après son année de noviciat, elle attendit pour prononcer ses voeux jusqu'au 8 septembre 1630. Elle ne devait pas, comme sa soeur, faire une longue carrière. Après une pénible maladie, elle mourut à l'âge de trente-trois ans. « Elle a fait, lit-on dans son obit, une fin très tranquille comme elle avait vécu. Quinze jours après sa mort, la Révérende Abbesse, Madame Gordine, a eu une senteur de morte très notable, à deux heures de la nuit, l'espace de trois ou quatre pater, et le lendemain, à la même heure, s'est présentée une odeur de rose extrêmement suave pendant le même espace de temps. » Ce petit détail, inséré à la suite de la nécrologie de dame Marie-Angélique Huar, montre tout au moins que sa mémoire fut en vénération dans la jeune abbaye.

Une troisième postulante était venue se joindre aux deux soeurs. Mademoiselle Jeanne Henry, âgée de 27 ans, était la fille d'un honnête marchand de drap. Orpheline de son père, elle non plus, ne put apporter une dot bien considérable. Mais à défaut d'argent, elle avait, marqué le registre des réceptions, de l'esprit et de plus, elle apprit aux religieuses la façon de faire le « crépin ». En ce temps-là, paraît-il, ce travail était en grande estime et bien rétribué.

Cet appoint pécuniaire devait devenir bien nécessaire; car en 1633, les Bénédictines de Namur, se trouvant dans de grands embarras d'argent par suite des guerres, ne purent plus payer les pensions des deux fondatrices (19).

Tandis donc que la petite communauté comptait six membres: trois religieuses, deux novices et une pensionnaire, on quitta la maison provisoire qu'on occupait en ville pour aller s'installer définitivement au quai d’Avroy. On ne peut déterminer exactement, la date du transfert. Tout ce qu'on sait, c'est qu'en avril 1628, on était encore dans la petite maison et qu'aux premiers jours d'avril 1629, on l'avait abandonnée. A partir de ce moment, pensionnaires et postulantes arrivèrent peupler les nouveaux bâtiments. A vrai dire, l'installation était encore fort modeste. La propriété n'était, toujours entourée que de haies. Une chapelle provisoire avait été érigée entre d'anciens bâtiments agricoles et quelques chambres avaient été édifiées en hâte pour les religieuses. Il semble qu'à partir de 1631, à chaque entrée d'une novice, on ajoute une nouvelle cellule aux constructions précédentes; car, après cette date, on voit figurer, dans le registre des professions, à côté du montant de la dot, l'argent donné, par les parents pour la construction d'une chambre au dortoir.

Une entrée de postulante mérite d'être relatée à cause de son originalité; c'est celle de Julienne Counotte qui devait devenir la deuxième abbesse de ce monastère.

La fillette n'avait encore que quatorze ans et demi et faisait partie du petit bataillon des pensionnaires. Un jour, pendant une cérémonie de vêture, elle profite de l'encombrement produit par la foule pour se glisser inaperçue dans la clôture. « J'y suis, j'y reste », dut-elle se dire, aussi fière de son escapade que certain général après la prise d'une forteresse.

Mais qui n'en fut pas aussi fier, ce fut Monsieur Counotte, commissaire de son Altesse. Grande fut sa colère en apprenant l'exploit de sa fille. S'il consentit à laisser le coupable dans sa clôture, il lui tint néanmoins rigueur toute une année, et refusa obstinément de donner son consentement pour la vêture. Finalement la persévérance et peut-être aussi les larmes de la trop ardente postulante, fléchirent le courroux paternel et obtinrent l'autorisation de revêtir cet habit de Saint Benoît qu'on avait tant désiré !

Mais une autre épreuve devait encore exercer la patience de la novice. Le registre des professions mentionne, en effet, que l'émission des voeux de dame Lambertine Counotte dut être retardée de près d'un an à cause des luttes qui désolaient la cité.

Liège, hélas! n'était plus qu'une arène sanglante où Chiroux et Grignoux s'entr'égorgeaient sans plus même tenir compte des liens de parente, d'amitié ou de reconnaissance. Ne parvenant, pas à maîtriser ceux qui s'attachaient toujours davantage au roi de France, le prince Ferdinand de Bavière demanda du secours à l'empereur.

Il y avait alors, dans les plateaux de la Croatie une bande fameuse de pillards toujours prêts à s'élancer là où l'on pouvait ravager, détruire, massacrer.

Dans les veillées d'hiver, on se racontait avec horreur les excès auxquels se livrait cette soldatesque effrénée. Comme les Huns, dont ils semblaient avoir hérité la férocité, les Croates de Jean de Weert pouvaient se vanter que l'herbe ne poussait plus là où avait passé le sabot de leurs chevaux.

C'est cette armée de bandits que l'empereur envoya pour faire l'assaut de la fière cité. Un long cri d'indignation et de farouche désespoir accueillit cette nouvelle. La population courut aux armes, mit la ville à l'état de siège, ferma ses portes, et frémissante, monta sur ses remparts. Vainement les hordes slaves essayèrent-elles de pénétrer dans la place; elles furent énergiquement repoussées. Les cadavres des Croates tués à l'assaut furent jetés dans les bures des houillères et la Meuse vit ses eaux se rougir du sang des vaincus.

Réprimés par cette énergique résistance, les bandits mercenaires regagnèrent leur plaine hongroise, rappelés d'ailleurs par l'empereur, à la prière du prince Ferdinand effrayé de tant d'excès.

Mais ils laissaient derrière eux des monceaux de cadavres, des ruines fumantes et la désolation dans toute la contrée.

Que faisaient les Bénédictines de la Paix Notre-Dame pendant ce lamentable épisode de notre histoire? Comme à cette époque, le quai d'Avroy ne faisait pas partie de la cité et se trouvait en dehors des remparts, elles étaient livrées sans défense aux attaques de ces bandes féroces. Dans ces conditions, rester dans leur monastère, c'était s'exposer aux pires outrages, voire même à la mort. C'est pourquoi, un généreux ami, le prince de Barbanson, qui possédait une spacieuse demeure sur la colline de Saint-Martin, mit très aimablement son hôtel à la disposition des religieuses; celles-ci s'y refugièrent pendant toute une année (1636-1637).

Tandis qu'elles séjournaient dans cette maison, elles avaient comme voisine, une jeune fille dont elles éveillèrent la curiosité au plus haut point. Quelles étaient donc ces Bénédictines que l'on disait si austères, si strictes dans l'observance de la règle de Saint Benoît?

Marie Goyé, en vraie fille d'Eve, voulut s'en rendre compte dans ce but, elle se mit aux aguets et ne se fit pas faute d'épier « par les fentes des murs » les faits et gestes de nos fugitives. Apparemment elle ne vit rien que d'édifiant, car quelques jours plus tard, elle quittait son poste d'observation pour passer, en qualité de postulante, de l'autre côté de la muraille.

Si, comme il est probable, les religieuses étaient encore en la maison du prince de Barbanson lors de l'assassinat du bourgmestre de la Ruelle, elles purent entendre les cris de mort monter jusqu'à leur refuge hospitalier. Car, c'est presque au pied de la colline de Saint-Martin que se trouvait l'hôtel où le comte de Warfusé, dans l'espoir de se concilier les bonnes grâces du prince Ferdinand, fit assassiner le malheureux magistrat dans un banquet auquel il l'avait convié.

Le peuple exaspéré par ce forfait, massacra le meurtrier dont les membres furent écartelés et cloués aux portes de la ville; puis la multitude, ivre de vengeance, parcourut les rues de la cité aux cris de: « Mort aux Chiroux, mort aux Chiroux! » et égorgea sans pitié tous ceux qui étaient suspects d'avoir trempé dans le complot.

Et tandis que ces clameurs sauvages et sanguinaires montaient jusqu'à elles, il nous semble voir nos Bénédictines élever vers le ciel des mains suppliantes pour le conjurer de faire enfin descendre la paix sur leur infortunée cité.

La joie de reprendre possession du moutier d'Avroy fut assombrie par un triste évènement: celui de la mort de Madame de Werquignoeul. Elle s'éteignit dans son monastère de Douai après une vie de labeurs, de souffrances et de prières. Huit ans auparavant il avait fallu, pour répondre à ses instances réitérées, la décharger du fardeau abbatial. De pénibles infirmités, notamment la cécité, marquèrent les dernières années de sa vie. Mais tandis que ses yeux se fermaient à la lumière des choses d'ici-bas, son âme plongeait de plus en plus dans les clartés de l'au-delà à mesure qu'elle se rapprochait de l'éternité.

Ce fut le 29 août 1638, qu'elle quitta ce monde adressant ce suprême adieu à ses filles en pleurs: « Bon courage, mes chères soeurs; il n'est plus temps de pleurer, mais de nous réjouir. » Elle avait soixante-dix-huit ans.

Un fait important signala l'année 1640: nous voulons parler de la fondation de Mons. Quel lut le motif de cette détermination? L'histoire ne le dit pas. Peut-être les nuages menaçants qui semblaient peser de plus en plus lourdement sur la cité, ne furent-ils pas sans influer sur cette décision. N'était-il pas prudent, en effet, de se ménager un lieu de refuge dans le cas où, les troubles augmentant, on serait obligé de chercher un asile hors de Liège? Bien des faits pouvaient justifier cette mesure: l'assassinat du bourgmestre La Ruelle avait exaspéré la multitude au point que, sur un simple soupçon de trahison, elle se livrait aux pires excès; plusieurs communautés religieuses déjà avaient été victimes de ce peuple que l'esprit de vengeance aveuglait. Le couvent des Carmes avait été envahi et pillé de fond en comble; les Jésuites, dont on avait massacré le recteur, s'étaient vus chassés violemment de leur résidence.

Pouvait-on savoir jusqu'où irait la folie furieuse d'un peuple qu'aucun frein, semblait-il, ne pouvait, plus retenir ?

Quoi qu'il en soit, le 30 janvier 1640, trois religieuses de la Paix Notre-Dame, Mesdames Anne Gordine, demi-soeur de l'abbesse, Florence de Sclessin et, Marie-Anne de Marotte d'Acoz, partirent pour Mons où elles fondèrent un nouveau monastère de la Paix Notre-Dame. Toutes trois devaient successivement gouverner la jeune abbaye qui, en 1717, mérita l'éloge suivant des deux bénédictins Martène et Durand:

« L'abbaye des Bénédictines de la Paix à Mons, n'est ni si riche, ni si ancienne que les deux autres (celle du Val-des­Écoliers et celle des Cisterciennes). La grande régularité de la maison est leur grande richesse. Elles sont trente religieuses qui gardent la règle dans sa pureté, qui vivent comme des anges et qui peuvent servir de modèles aux autres religieuses. L'abbesse nous fit voir les mémoires de leur fondation: je n'ai rien vu de si touchant; nous eûmes bien de la peine à retenir nos larmes en les lisant et, je n'ai rien lu de plus édifiant dans les fondations de Sainte Thérèse. » (20)

Vers 1679, un nuage vint ternir un moment les bonnes relations qui existèrent toujours avant et après entre les deux communautés soeurs. Madame de Sclessin venait de succéder à la première abbesse de Mons, Madame Gordine. Soit par humilité, soit pour un autre motif, elle voulut remplacer la dignité d'abbesse par la simple charge de prieure triennale. L'abbesse de Douai et celle de Liège s'émurent vivement à cette nouvelle. Ne pouvant convaincre Madame de Sclssin, elles s'adressèrent à l'archevêque de Cambrai, alors supérieur des Bénédictines de Mons, pour le supplier de s'opposer à ce changement qui, à leur avis, devait amener les plus graves inconvénients et peut-être même compromettre la réforme. L'archevêque examina la question, se rendit au désir des abbesses de Liège et de Douai et décida de procéder à la bénédiction abbatiale de Madame de Sclessin; celle-ci, devant la décision du prélat, dut bien se résigner à porter la crosse. Après ce débat, la paix se rétablit promptement entre les deux communautés pour ne plus être troublée (21).

Mais où la paix ne se rétablissait pas, hélas! c'était dans les murs de la cité ardente. Plus que jamais, Chiroux et Grignoux se livraient une guerre implacable: chacun des deux partis prétendait élire son bourgmestre et le sang continuait à couler à flot dans les rues de la ville. Le peuple était sur le point de l'emporter, quand soudain on apprend l'arrivée du prince avec des troupes étrangères. Sans hésiter on court aux portes des remparts et on lui ferme l'entrée de sa ville. Ferdinand doit s'éloigner, mais il revient en avril 1649; cette fois il amène avec lui une puissante armée bavaroise et autrichienne que lui a fournie son neveu Maximilien-Henri. Les alentours de la ville sont livrés aux flammes et l'impétueuse cité est forcée de mettre bas les armes. La réaction fut sévère: trois bourgmestres montèrent sur l'échafaud en présence d'une foule consternée. Plusieurs autres chefs populaires furent également décapités. L'un d'eux, au moment de recevoir le coup fatal se redressa fièrement et étendant le bras, il s'écria d'une voix forte et retentissante: « Ferdinand, je t'assigne au tribunal de Dieu dans l'année, car je meurs innocent. » Le prince fut exact au rendez-vous. Le 13 décembre 1650, il paraissait devant, le juge suprême.

Hélas! moins paisible encore devait être le règne de son successeur Maximilien-Henri de Bavière. Pour tenir en bride la turbulence des Liégeois, le prince fit construire la citadelle de Sainte-Walburge. Là, furent placées des troupes étrangères qui avaient pour mission de tenir la population en respect; plus d'une fois ces soldats se précipitèrent, les armes à la main, dans les rues de la cité pour y répandre le carnage et la désolation. De plus on vit se rouvrir la série des exécutions capitales et le paisible moutier d'Avroy connut aussi ses heures de deuil et d'angoisses. Car il y avait, parmi ceux qui étaient frappés, des parents, des amis, des bienfaiteurs de la communauté. C'est ainsi que la fille de l'ancien bourgmestre de Bex, dame Marie-Madeleine eut un jour la douleur d'apprendre que son père, bien qu'octogénaire, avait été arraché à sa paisible retraite et était tombé sous les coups d'assassins. On peut s'imaginer l'émotion que devaient produire dans la petite communauté, de tels faits, qui frappaient au coeur l’un de ses membres. Et cependant dans l'enceinte des murs de l'abbaye, filles de Chiroux et filles de Grignoux vivaient dans la plus étroite union fraternelle. La paix du Christ avait dissipé tous les sujets de dissension et de haine, et dans le lien de la charité, les âmes n'en formaient plus qu'une. Tandis que bien tard dans la nuit, venaient, mourir au pied de leur oratoire les cris de discorde, on pouvait entendre comme un écho céleste, les voix des moniales chanter dans leur liturgie: « Ecce quam bonum et quam jucundum habitare fratres in unum.! »

Cependant la santé de l'abbesse, commençait à décliner. Depuis trente ans, elle gouvernait sa communauté avec la plus grande sagesse. Malgré la tourmente sans cesse renaissante, elle avait réussi à lancer en pleins flots la petite barque bénédictine. Comme Siméon, l'heure était, venue pour elle de dire son « Nunc dimittis ». Mais ses douces vertus la rendaient chère à ses filles et, ce fut au milieu de la désolation de toutes qu'elle les quitta pour prendre son vol vers la céleste patrie. C'était le 17 mars 1657; elle avait soixante-trois ans.

Celle qui lui succéda nous est déjà connue: c'est Madame Lambertine Counotte dont l'énergie et l'ardeur vont trouver ample matière à s'exercer dans la charge abbatiale. Les quinze premières années de son gouvernement furent relativement paisibles. La cité turbulente semblait domptée; mais, hélas! il n'était pas de son destin de jouir bien longtemps du repos (22). Écoutons l'historien Kurth: « Sous l'influence des deux Fûrstenberg, ses favoris qui avaient été gagnés par l'or de la France, le prince Maximilien-Henri avait renoncé à la politique traditionnelle de ses prédécesseurs et s'était fait l'allié de Louis XIV. Mais les Liégeois ne voulurent pas le suivre; ils considérèrent l'alliance comme purement personnelle et continuèrent de revendiquer énergiquement leur neutralité. C'était une situation fausse et l'on comprend que la principauté ait été à diverses reprises traversée, foulée, rançonnée successivement par tous les belligérants. Ses forteresses, loin de la protéger ne servaient qu'à allécher les armées étrangères, qui s'en emparaient de crainte de les voir tomber aux mains de l'ennemi. C'est ainsi que les impériaux mirent la main sur Huy et Dinant. Les Français, à titre de compensation, se firent livrer par un traître la citadelle de Liège (1673) qu'ils gardèrent trois ans. Obligés enfin d'abandonner la citadelle, ils la firent sauter, et alors les Liégeois débarrassés d'une surveillance gênante, voulurent secouer une seconde fois le joug de leur prince. Pendant neuf ans, ils se conduisirent comme une république indépendante. Ces neuf années furent l'épilogue de la tragédie politique qui ensanglantait depuis des siècles la ville et le pays. Elles furent témoins des mêmes scènes d'anarchie et de violence et des mêmes appels au roi de France momentanément brouillé avec Maximilien-Henri. Elles se terminèrent par la même douloureuse déception. Le roi, qui venait de se réconcilier avec le prince, n'avait plus besoin des Liégeois; aussi loin de venir à leur secours lorsque l'armée de Maximilien-Henri s'approcha de leurs murailles, Louis XIV n'eut pas honte d'imiter le cynique exemple donné par Louis XI et de prêter main forte au prince. On vit alors, par une ironique récurrence de l'histoire, des soldats français pénétrer en ennemis dans une ville où ils étaient attendus comme défenseurs. En 1684 comme en 1468, la démocratie liégeoise succombait en maudissant la France qui l'avait trahie. » (23)

Qui le croirait? Ce fut pendant cette période si tourmentée et si inquiétante que la vaillante abbesse, Madame Counotte rêva d'élever une église digne de l'abbaye; et chose plus merveilleuse encore, ce rêve, elle l'exécuta et le réalisa au milieu du cliquetis des armes.



CHAPITRE VI.

Construction de l'église.

(1687-1690).

Extrait du Plan de Liege en 1720 par Christophe Maire.

Depuis 1628 la propriété d'Avroy avait subi des modifications assez considérables. D'une part en vue de régulariser son pourtour, on y avait ajouté certaines parties de terrain; de l'autre, on s'était débarrassé de la prairie qui, séparée du gros de l'habitation par le chemin public, était hors clôture et par suite, ne pouvait guère être utilisée par les religieuses (24).

En 1642, la simple haie qui bordait la propriété avait été remplacée par une muraille de pierres, mesure nécessitée tant par esprit de clôture que par prudence; tout le pourtour de l'abbaye, était longé par un chemin large de deux mètres (25). Enfin pour compléter le bâtiment, on l'avait entouré de cloîtres qui en 1645, étaient entièrement achevés.

Tout étant ainsi disposé, on songea à remplacer le petit oratoire provisoire par une belle et grande église. Mais où trouver les ressources nécessaires pour réaliser un pareil dessein? Déjà plus d'une espérance chèrement caressée avait été déçue. On avait, par exemple, beaucoup attendu d'un certain chanoine de Saint-Denis, Charles de Neuforge, qui mourut en 1649, constituant les Bénédictines ses héritières. « Mais, nous révèle mélancoliquement le Livre des Anniversaires de la maison, ses parents ont saisi et réclamé le principal, ce qui a empêché le bon dessein qu'il avait de faire notre église. »

Ce premier déboire, loin de décourager nos religieuses, ne fit qu'accroître leur ardeur.

Laissons la parole à celui qui s’est fait l'historien de l'église de la Paix Notre-Dame.

« Et pourquoi, se demande spirituellement Joseph Demarteau, ces nombreux, gracieux ou riches cadeaux envoyés à Dom Natalis (le prélat de l'abbaye de Saint-Laurent) soit au renouvellement de l'année, soit à sa fête patronale ou à l'occasion de quelque solennité? On ne ménage au prélat ni les bibelots artistiques « une boulle de senteur d'argent doré » par exemple, ni les pieuses « fantaisies », ni les parfums ou les confitures « un vaire de conserve meslangée de rose, sauge, romarin et bétoine » - un vaire de conserve d'œillet - une livre de tablette d'iris » plusieurs envois de « conserve de rose de provence et de conserve de citron - grande taille de gellée de coin - boites de confitures - un cent ou des quartrons de noix confites » etc. On joignit bien un jour, en cadeau pour le vénérable abbé, au linge qu'on lui retournait, blanchi et empesé « une demi-douzaine de bonne de nuit en forme de bendon avec dentelles » - ce qu'on nomme ailleurs bendon à la mode » - et jusqu'à des « linges pour barbiers ».

A cette date l'auteur de Vert-vert n'avait pas encore enseigné que

Les petits soins, les attentions fines

Sont nés, dit-on, chez les Visitandines.

Mais Boileau était tout près de composer son Lutrin. Eh bien ce renouvellement des gracieux rapports des moniales de Sainte Radegonde avec Fortunat, le poète épiscopal de Poitiers, n'avait qu'un but pour nos Bénédictines: arriver à la construction de leur église. Sous l'artistique direction de dame Aldegonde, elles y sacrifièrent bien plus que bonnets de nuits, confitures ou parfums; pendant plus d'un an au cours de 1662 et 1663, les plus habiles peintres et brodeuses de la maison avaient consacré leurs journées, partie même de leurs nuits à la confection d'une chape qu'on déclarera supérieure à toute évaluation et dont « on espérait une église ». Une promesse de l'abbé Natalis avait enflammé les bonnes soeurs d'une inextinguible ardeur.

Il semble qu'entre le vicaire général, chargé d'abord de la direction spirituelle de la communauté, de Notre-Dame de la Paix et le Révérendissime prélat de Saint-Laurent, dans le rayonnement d'action et de propriété duquel se trouvait la maison d'Avroy, une certaine émulation s'était établie pour le bien.

Le vicaire général, baron de Surlet, ayant témoigné l'intention de bâtir et payer par annuités l'église nouvelle, le prélat de Saint-Laurent avait détourné ces dames d'accepter l'offre, et promis de fournir lui-même les ressources nécessaires pour la bâtisse. Les cadeaux redoublèrent; aucune note à payer ne lui fut envoyée pour le blanchissage, pour les confections sacrées destinées à son moutier. Il n'attendait, avait-il dit, que l'achèvement de cette chape admirable pour se mettre à l'oeuvre. La chape envoyée, rien n'arriva du secours promis pour l'église: on finit par lui rappeler les services rendus, par lui adresser des notes de frais tout en protestant qu'on aimerait bien mieux recevoir église que paiement. Bien ne va plus. N'obtenant plus de réponse de l'abbé; ce fut au prieur qu'on s'adressa. Copie d'une de ces lettres est gardée dans les archives de Liège.

…Si sa Seigneurie a trouvé nos prétentions grandes, ses promesses nous avaient fait espérer bien davantage, et l'acquit des promesses nous serait bien plus advantageux que la satisfaction de nos demandes, lesquelles sembleront petittes si on a la bonté de considérer la fin pour laquelle nous ayons faict tant de travaille non sans notre grand interest spirituelle et temporelle: car pour faire l'ouvrage de la chappe avec tranquillitez, il auroit fallu trois ans de terme, ce que l'on a faict en treize mois, non sans préjudice de la régularité et faute de plusieurs, qui s'en ressent jusqu'à présent, pour avoir travaillé avec trop d'assiduité, depuis les 4 heures du matin jusqu'à 9e heure soir et davantage, tant les bonnes religieuses désir d'avoir l'église qu'on leur avait promis au bout de leur ouvrage.

Et ce qui est affligeant est que dans ce mesme temps Monseigneur l'archid. de Surlet. présentoit de la faire et de donner tous les ans mille patacons jusque un entier finissement, lequel l'auroit achevé passé longtems, si Monseigneur le Prélat ne nous avait obligeez à Le remercier, assurant qu'il n' attendoit que cela pour commencer.

Voilà comment on nous a amusez et nous laissez avec, rien, car pendant les 13 mois que nous avons travaillé en silence pour votre maison nous avions, tant d'occupations tant au… qu'au Liège que nous avons esté obligées de refuser tout autre ouvrage qui se présentoit, pour gagner quelque chose. Tellement qu'à présent personne ne nous apporte plus rien à travailler. Cependant nous sommes assez restrainte, ayant fait notre bastiment sur notre petite espargne...

(Écrit, au prieur de Saint-Laurent le 25 janvier 1672).

Quelle réponse fut donnée à cette réclamation? Nous ne savons pas avec précision. D'une part, une note consacrée par l'abbesse à celle des nièces du prélat qui ne put rester au couvent, porte qu'il « n'a rien fait. de ce qu'il avait promis ».

D'autre part, un brouillon de lettre de la même abbesse nous montre qu'on en était. venu cependant à réclamer d'elle la note de ce qu'il pouvait devoir aux religieuses pour les travaux commandés par lui. Ce brouillon porte qu'on lui demanda deux mille patacons pour la chape inappréciable, en plus du paiement d'une note lui envoyée et qui pouvait se monter au moins au millier de florins. Il solda ces notes, ce semble, et le produit sans doute fut réservé pour servir à l'édification de l'église. Toujours est-il qu'il mourut en 1679, alors qu'on commençait à peine à s'approvisionner des premiers matériaux nécessaires à la construction, mais la dernière parole que nous trouvons prononcée à son sujet au livre des commémoraisons des bienfaiteurs de la maison, est cette mention toute de paix et d'actions de grâces datée de 1679: « Le 2 de septembre est mort le Révérend Prélat de Saint-Laurent dom Natalis, lequel nous a fait beaucoup de charité spirituelle et corporelle. Requiescat in Pace. »

Il serait intéressant de connaître les autres ressources dont le monastère disposa pour la construction de son église et des dépendances de celle-ci. Peut-être trouva-t-il quelque assistance dans cette dévotion spéciale que les premières Bénédictines venues de Namur à Liège avaient apportée an couvent d'Avroy: le culte de Sainte Rolende de Gerpines. invoquée contre la gravelle et la pierre. Plusieurs guérisons extraordinaires furent attribuées à son intercession, guérisons dont la sacristie conserve encore les témoignages dans les pierres rejetées par les malades et, dont un livre liégeois, dédié à l’Abbesse même qui construisit l'église, Lambertine Counotte. nous relate les détails. Les offrandes des pèlerins et des malades reconnaissants ne durent-elles pas à l'occasion, contribuer à donner au culte de la sainte un plus vaste local ? (26)

La relique de Sainte Rolende insérée dans la broche de sa statue à la Paix Notre Dame

Ce que nous pouvons le mieux entrevoir, par les échappées que nous ouvre le registre des vêtures et des professions, c'est que dans l'érection du temple sont entrées pour bonne part les dots, que les familles nobles ou les mieux partagées de l'époque, assignaient à leurs filles entrées en religion. Ainsi lisons-nous, à propos de Marie de Méan, reçue comme postulante en mai 1689, que « Messieurs ses parents ont eu prestez Iongtems auparavant que leur fille feroit son entrée, la somme de 4.000 florins, pour nous en servire en cas de besoing à la poursuite de l'achèvemen de l'église. » Ce prêt se trouva de la sorte transformé plus tard en moitié de la dot de la jeune novice.

A cette construction ont contribué aussi sans doute: le produit des pensions payées par dames ou jeunes élèves hospitalisées ou instruites dans la maison; le produit du travail des religieuses dames du pinceau, de la plume, de l'aiguille ou soeurs fileuses de toile, et les épargnes que leur permettait l'habituelle austérité de leur vie: les libéralités enfin des familles amies ou parentes des nonnes mêmes, libéralités qu'attestent encore quelques inscriptions conservées dans les verrières de la maison.

Enfin l'emplacement de cette église est déterminé - le registre des décès en fait foi - à partir au moins de 1675. Les mentions funéraires se succèdent dès lors - telle celle de Catherine Potestat en 1678 - pour nous indiquer quelles défuntes sont « ensépulturées du côté de l'église future. » (27)

Mais qui donc. va-t-on choisir comme architecte? Ce sera une religieuse même du monastère: dame. Aldegonde Desmoulins. Fille d'un peintre montois, elle s'était présentée comme postulante en 1610, alors qu'elle avait déjà vingt-huit ans bien sonnés.

La révrende Mère Natalie Gordine nous la présente ainsi: « Elle a estez reçeu sans dote en considération de son rare et extraiordinair belle Esprit. Elle savoit escrire tout les sorte de lettre en perfection composer lettre d'or; pindre, faire les fleurs à la gomme et en un mot tout ce qu'elle entreprenoit, elle en sortoit, et toujours avec bonne manière. Et elle a apporté tout ses habit et linge, un peu de meuble, tout son attelage de pindre. »

Et après avoir noté la date de sa mort, la seconde abbesse, Madame Counotte, renchérit, encore sur sa devancière au sujet des talents de Dame Aldegonde.

« Le 5 décembre 1692, notre chère soeur, dame Aldegonde Desmoulins a rendu son âme à son Créateur un vendredy environ les septs heures du soir après avoir reçeu tous ses sacremens. Elle estoit agée de 81 ans, professe de 51. Elle a vescu très religieusement et exactement. Elle estoit très humble, et douée de belles qualitez spirituelle; elle avoit un esprit universel; elle a apportez l'art de peindre tant en figure, fleurs et mignature. elle faisoit. très parfaictement l'or brunty sur le bois et le velin, ce qui a servy de grand ornement à notre maison; elle a mis aussi la broderie tant à l'or qu'à la soie en leur perfection, ayant désigné, (dessiné) tous les ouvrages qui ont estez fait de son temps tant pour (la maison) que pour ailleurs. Elle excelloit dans l'escriture, le faisant de plusieurs sorte de manières dans la perfection, et d'un seul trajet de plume faisoit toute sorte de figure. Elle estoit si bonne et cordialle qu'elle apprenoit avec plaisir tous ses secrets aux autres, et les encourageoit dans les difficultéz, les portant de tout son pouvoir, sachant que c'estoit l'utilité de la maison. Quel ouvrage qu'elle eut entrepris elle en venoit à bout. Elle composoit en vers, ayant fait plusieurs vies des saints pour représenter nos pensionnaires avec un esprit admirable. Elle s'entendoit à l'architecture, elle a dirigé le batiment du costé du labeur, fait le plan de notre église et a veillé aux ouvriers infatigablement. Elle avait un grand coeur pour le profit de la maison et ne s'épargnoit en rien agissant toujour avec un grand zèle jusque au moment, qu'elle a tombé d'apoplexie. »

Et maintenant que nous connaissons l'architecte, continuons le récit de Joseph Demarteau. « Ce n'avait pas dû être mince besogne que d'arrêter, en même temps que les plans de cette église, les dispositions les meilleures pour les convenances et les besoins auxquels l'ensemble des constructions devait pourvoir, à la fois pour le présent et pour l'avenir. Le temple projeté ne devait pas être de trop petites dimensions; le reste avait à répondre à des destinations fort diverses. Il fallait accorder, dans un simple mais confortable arrangement, les exigences d'un culte parfois public et la régularité des exercices monastiques, le libre accès de certaines dépendances avec les obligations d'une vie cloîtrée; l'instruction et l'éducation de jeunes pensionnaires et de jeunes novices avec l'hospitalisation de personnes d'âge mûr, soucieuses avant tout de s'assurer auprès des religieuses, vie paisible, piété facile et soins attentifs.

Pour répondre à des besoins aussi variés, il ne fallait rien moins qu'une femme entendue à l'architecture, intelligente, instruite et active. Il paraît bien que dame Aldegonde Desmoulins encore que septuagénaire, fut tout cela jusqu'à l'heure où la maladie vint la frapper au travail.

Le plan de l'ensemble des bâtiments de la Paix Notre-Dame ne diffère guère d'ailleurs des vieilles dispositions adoptées pour les plus anciennes bâtisses bénédictines: autour du carré d'une cour centrale, les cloîtres allaient s'étendre en quadrilatère de trois côtés, réfectoire, dortoirs, ouvroir, salles diverses de la communauté ou des pensionnaires se succèderaient derrière et au-dessus de ces cloîtres. Du quatrième côté, vers la Meuse et la voie publique, c'étaient les parloirs et, les deux églises. Deux églises, dis-je, car dans l'ensemble des constructions dont dame Aldegonde Desmoulins a fait le plan, deux vaisseaux aboutissent en angle droit au méme sanctuaire. Le premier, le plus ancien est le choeur des religieuses... L'autre église, la seule où peuvent être admis les laïcs, est érigée dans l'axe même du sanctuaire...

L'année 1690 (environ quatre ans après le commencement de la bâtisse) signalera tout à la fois l'achèvement du grand oeuvre et celui hélas! de la carrière intellectuelle et artistique de son architecte. A « veiller infatigablement aux ouvriers » comme l'écrit son abbesse, la vaillante septuagénaire « ne s'épargnoit en rien jusqu'au moment qu'elle a tombé d'apoplexie » au champ d'honneur du travail. Ce coup fatal, ajoute le nécrologe « l'a fait rester demi an au lit. En étant guérie, elle a encore vescu deux ans langoureuse et imbecille. Enfin elle est aller recevoir la récompense de ses travaux et jouyr de ce qu'elle souhaitoit ardemment avec la grâce de Dieu. » C'était le 5 décembre 1692.

A s'en rapporter à ces indications, c'est vers le mois de mai ou le début de juin 1690 que l'apoplexie la renversa. Elle ne put voir terminer le temple, auquel elle avait consacré l'activité suprême de sa vieillesse. La fille d'une des familles qui avaient aidé le plus à la construction de cette église, Jeanne­Marie de Méan, âgée de dix-huit ans, après plusieurs années de pensionnat dans la maison, le 26 juillet 1690 fut « la première, écrit l'abbesse du temps, qui a fait professe en notre église, n'ayant lors que le choeur des prêtres et celuy des religieuses achevés, dans lequel on a fait les cérémonies religieuses aux grilles, très solennellement et gravement. »

L'architecte du nouvel édifice avait pu voir un an auparavant cette jeune postulante déposer « l'habit du jour de la vesture qui était de brocart à fleur d'or » pour la robe bénédictine. Elle ne put lui entendre « rendre ses voeux à Monseigneur l'Archidiacre de Surlet, accompagné des tréfonciers Blisia et Wansoulle » dans le nouvel édifice.

L'abbesse ne signale point cette fois qu'une musique ait accompagné la cérémonie. Fut-ce par égard pour l'infirme que la maladie venait de frapper ?

Après cela, les bruits confus de l'ameublement final et du placement des autels de l'église arrivèrent-ils encore jusqu'à la chambre où gisait la malade?

Une postulante de ce temps là, Marguerite de Rosen, avait, reçu l'habit le 10 août 1689: « Ayant achevé son année de probation elle a fait sa profession en la grande église, avec les solennités requises et rendu ses voeux avec grande ferveur. » Ce devait être vers août 1690 - et cette fois-là peut-être dame Aldegonde Desmoulins put de son lit d'incurable percevoir quelque chose de la « solennelle musique » et de la « grande assemblée » qui inauguraient pour le culte public, son église des Bénédictines d'Avroy.

Elle ne put s'y traîner quelque temps encore que « langoureuse et imbécille », incapable peut-être d'en admirer l'heureuse disposition, les belles proportions, la parfaite unité de style.

D'autres le faisaient pour elle, et sans doute, devançant l'avis de l'auteur des Délices du pays de Liège, ils proclamaient, comme lui, l'église de dame Aldegonde la « plus jolie de toutes celles des monastères de filles de la ville et des faubourgs de Liege: on ne peut rien voir de plus propre, de plus éclairé ni de plus orné. La galerie qui règne tout autour, ses fenêtres élevées et d'une largeur proportionnée à leur élévation ne sont pas les pièces les moins dignes de l'attention des curieux... »

Le 5 décembre 1692, « …enfin elle (dame Aldegonde) est allée recevoir la récompense de ses travaux. » La communauté s'imposa pour elle, comme d'usage pour simples soeurs ou abbesse, la dépense de trois florins, cinq patars pour deux pauvres cercueils, d'un florin pour l'inhumation, et d'une douzaine de messes pour le repos de son âme. Ses restes mortels furent déposés au columbarium souterrain de la maison: «Elle est ensépulturée (c'est le mot de la fin, de son abbesse) dans la dernière tombe d'en haut - du costé de l'Église! » Du côté de l'église, c'était bien là aux fondements de son édifice, que devait reposer l'architecte bénédictine.

Sa dernière poussière achève de s'y consumer aux chants du choeur, sous les parfums bénis de l'encens, tandis que continue, depuis plus de deux siècles, à se poursuivre au-dessus d'elle, autour de cette église, son véritable monument, l'oeuvre d'instruction et de travail, de foi, d'espoir et de charité, au service de laquelle elle usa humblement sa vie !

En somme, Antoinette Desmoulins ou dame Aldegonde de la maison des Bénédictines réformées d'Avroy, restera l'une des figures de nonne les plus intéressantes de Liège au XVIIe 5iécle. La fille de l'obscur peintre de Mons en Hainaut devenue liégeoise par le séjour de son choix, par l'esprit, par l'action, et, ce semble, jusque par le langage populaire, ne se consacra pas seulement chez nous durant plus d'un demi-siècle, à l'oeuvre de piété, d'éducation et de charité générale que nous voyons encore poursuivie par ses soeurs. Elle contribua par l'afflux des leçons et de l'exemple, à élever le niveau littéraire français autour d'elle, à relever aussi celui du wallon dans la société liégeoise en même temps qu'à y développer le goût et la pratique des beaux-arts. Elle fut l'instauratrice de la dernière petite école de miniaturistes d'une communauté religieuse dans la cité de Saint-Lambert. Elle nous a laissé enfin, dans l'église à la construction de laquelle elle a fourni ses plans et dont elle a surveillé l'érection jusqu'aux jours de l'ameublement, un monument sans prétention, de proportions modestes mais à la fois grave, élégant et pur dans son style, aussi bien qu'approprié avec succès à sa destination multiple. Et ce monument, non point conçu, ni en tout, ni en partie, mais complété, décoré par un autre artiste professionnel de mérite, le sculpteur Arnold du Honthoir, reste en somme la meilleure église, bâtie depuis le XVII siècle, dans ce quartier de Liège. L'honneur en soit désormais rendu et laissé à l'humble et laborieuse architecte, fille de Saint Benoît. » (28)

Au comble de leurs voeux, fières de leur élégante église qui dressait délibérément son délicat campanile au-dessus des bâtiments claustraux, nos Bénédictines redisaient en les savourant du fond du coeur, ces délicieux versets de la liturgie: « Qu'ils sont aimables vos tabernacles, Seigneur, Dieu des armées. Mon âme languit après les parvis du Seigneur, car le passereau trouve pour lui une maison; la tourterelle, un nid où elle dépose ses petits. Vos autels, Seigneur des armées, mon Roi et mon Dieu! Un jour passé dans vos parvis vaut mieux que des milliers passés ailleurs », quand hélas - il y avait tout juste un an que la dernière pierre avait été posée dans l'édifice, - une sinistre nouvelle vint faire frissonner tous les coeurs à l'abbaye d'Avroy. Une armée française, commandée par le marquis de Boufflers, s'avançait rapidement vers la cité, ravageant et incendiant toute la contrée pour punir le pays de Liège d'avoir abandonné le parti de Louis XIV et de s'être mis du côté des alliés. Les ennemis s'emparèrent de la Chartreuse et pendant cinq jours, firent subir à notre malheureuse ville, un terrible bombardement (juin 1691). Combien poignante dut être l'inquiétude qui étreignit le coeur des moniales pendant ces jours désastreux? Verraient-elles donc cette église qu'elles avaient tant désirée, pour laquelle elles avaient si laborieusement peiné, tomber en ruines au moment même où elle venait de se terminer? Et, tandis que refugiées dans leur asile, elles entendaient résonner les grondements du canon et que dans les ténèbres de la nuit, leurs murailles reflétaient les lueurs des incendies qui consumaient certains quartiers de la ville, on peut croire que de tous ces coeurs angoissés, la prière liturgique montait plus suppliante, plus instante dans cette église même pour laquelle on tremblait, vers le Dieu des armées et la Vierge de la Paix.

Et de là-haut, Marie veillait sur ses enfants. Elle étendit son manteau tutélaire pour protéger le monastère qui n'eut à souffrir aucun dégât pendant toute la durée du bombardement. Aussi la même année, l'expression de la reconnaissance de la communauté envers la Mère de Dieu était consignée par l'abbesse dans le registre des vêtures et professions, en ces termes: « L'an 1691 après le bombardement de la ville de Liège, nous trouvant fort obligée à la Sainte Vierge tenant de sa protection la conservation de notre maison et église toute nouvellement bastie à la plus grande gloire de Dieu et de sa Sainte Mère, s'est présentez une fille de fort honneste parents lesquels ont estez tout ruinez par le feu et bombe au dit bombardement; cette fille tesmoignant beaucoup de désirs, nous avons estez portée avec notre communauté de la recevoir et admettre par sa ferveur entre nos religieuses pour l'amour de Dieu, pour en faire une offrande à la Sainte Vierge à qui nous la donnons pour fille comme nous l'avons reçeu sans dotte, espérant qu'avec la grâce de Dieu, elle pourra estre une bonne religieuse. Ses parentes ont donné pour l'habiller 1.000 florins.

Son père s'appelle Herman Hèris et sa mère Aylid Ghiot; c'estoit un gros marchand bien florissant avant cette dernière désolation de Liège, la fille s'appelle Elisabeth Héris, âgée de 22 ans, nous espérons que la Vierge qui nous l'a amenez et à qui nous l'avons donnez luy impetrera les bénédictions du ciel et à notre communauté les grâces nécessaires à sa perfection dans la continuation de sa maternelle protection. Amen. »



CHAPITRE VII.

Une abbaye bénédictine au XVII siècle.

En bas, au centre. Extrait de Lyege, ville de la Seigneurie et de l'Evêché du même nom par Aveline en 1689.

Et maintenant qu'enfin un siècle de paix va s'ouvrir pour la cité ardente, profitons-en pour pénétrer dans l'intérieur du monastère d'Avroy et y étudier sa vie et son organisation intime.

Nous sommes vers 1695. Saluons d'abord la vénérable Abbesse, Madame Lambertine Counotte, qui vient d'entrer dans sa quatre-vingtième, année. Femme intelligente, entreprenante, active, voilà trente-huit ans que d'une main ferme, elle gouverne sa communauté. Grâce à son initiative, église et cloîtres, sont venus donner définitivement à la propriété d'Avroy la physionomie d'une véritable abbaye bénédictine. Non moins soigneusement, elle veille à maintenir intactes toutes les prescriptions de la règle. Sur un point cependant, elle adoucit les rigueurs de la stricte observance; soit que les santés eussent fléchi, soit que les travaux plus intenses que les religieuses s'imposèrent en vue d'avoir leur église eussent affaibli les constitutions, soit encore que les guerres incessantes eussent créé des difficultés particulières en ce qui concerne l'alimentation, toujours est-il que, si l'on en croit la tradition, c'est Madame Counotte qui jugea bon de demander pour son monastère la dispense du jeûne et de l'abstinence perpétuels. La direction générale de sa communauté n'empêcha pas la digne abbesse de tenir la plume d'une main alerte. C'est, elle qui rédige le registre des réceptions, vêtures et professions. Avec une exactitude minutieuse, elle note ce que nous appellerions aujourd'hui l'état civil des religieuses. Tout est consigné dans le grand livre: l'âge, le lieu de naissance, la famille, la dot apportée, les deux cérémonies de vêture et de profession dans tous leurs détails; même, sans se contenter, comme le faisait sa devancière, d'énumérer les cadeaux donnés pour l'ornementation de l'église, Madame Counotte n'hésite pas à livrer à la postérité tout ce que la délicate attention des parents apporte, aux jours de fête, à la table d'ordinaire si austère du réfectoire monacal. Si quelque chose d'inusité se produit, elle prend soin de ne pas nous en laisser ignorer la cause ; ainsi le service funéraire d'une religieuse est-il retardé d'un jour, il faut que nous soyons avertis que ce retard est dû à l'éloignement de la famille. Parfois une note brève jaillit sous sa plume résumant son impression: « Tout a été fait gravement » conclut-elle souvent après avoir relaté une cérémonie. Écoutons-la nous raconter son jubilé:

« Le 31 mai de l'an 1683 a estez faict mon jubilez de 50 ans de profession et un demy d'abbesse; le tout sa faict fort grandement. Monseigneur le grand vicaire a célébrez en messe basse aiant 2 prestre en surplit qui la servaient, et au graduelle il y avait quelque musicien qui donner une sinfonie jusqu'après la postcommunion; le Jubilate et le Te Deum fut chanté par les musiciens. Je fut ratifier mes voeux et les serments faict à ma bénédiction au pied de l'autel sortant du choeur avec la crosse en main accompagnez de 2 ancienne religieuse et au retour avec le batton qui avait estez bénit à l'autel; estant rentrez au choeur, je fut placez en une place ou l'on avait aprestez un fautueul avec un tapis pour agenoulier les religieuses qui deux à deux venoient rendre leur soubmission durant que l'on chantoit le Te Deum; Monseigneur estoit assit aubout de l'oratoir tout durant cet action après lesquel il retournat a l'autel donnez la bénédiction du Vénérable: le tout est couchez amplement au livre des chroniques. »

Ah ! la bonne abbesse, elle ne se doutait pas du service qu'elle rendait à la postérité en consignant ses notes avec cette probité scrupuleuse. Ce registre des vêtures et professions est, avec celui des décès, à peu près la seule source où nous puissions aller puiser quelques renseignements sur la vie de nos anciennes religieuses. Combien, en feuilletant ces pages, on se prend à regretter la perte des chroniques qui nous auraient permis de si bien reconstituer toute la physionomie intime de l'abbaye et de ses moniales

Mais cette abondance et cette précision des détails ne sont pas le seul mérite des notes que nous a léguées Madame Counotte. A son insu, elle y livre quelque chose d'elle-même et c'est un réel plaisir de pénétrer, en lisant son registre, dans cette âme si droite et si ardente. C'est toujours chez elle la même impétuosité que celle qui naguère poussait l'impatiente fillette à franchir d'assaut la clôture; l'âge, semble-t-il, n'a pas affaibli cette spontanéité, cette vivacité qui donne un charme tout particulier à cette figure d'abbesse. Un soupir ou une courte, mais énergique réflexion, selon le cas; nous révèlent ses ennuis, ses désenchantements, ses déceptions, ses dégoûts devant la fausseté du monde; mais aussi un élan de foi, un cri de reconnaissance viennent manifester les ardeurs de ses sentiments religieux. Glanons-en quelques exemples:

Elle vient de raconter comment, par la violence et la ruse, on est parvenu à arracher à une novice la renonciation de ses droits à la pension que ses parents lui avaient laissée: « Voilà, conclut-elle, les procédés du monde ! »

Une autre fois, il s'agit de toute une collection d'armes de guerre qu'une religieuse, fille d'armurier, a apportées au monastère pour compléter sa dot. Mais aucun amateur ne se présente pour débarrasser le couvent de ces objets, plutôt insolites, dans une maison de paix. Madame Counotte transcrivant ici les notes laissées par sa devancière, ajoute: « Ces armes nous sont en charge ayant eus diverses fois bien de la paine à les neitoier et entretenir sur notre grenier ou elles sont encore a présent l'an 1676 et sans espoire d'en pouvoir faire profit. » Et dix-sept ans plus tard, - elle était alors presqu'octogénaire, - relisant son registre, la pensée de cet attirail de guerre qui encombre son grenier, lui arrache encore cette exclamation impatiente, écrite d'une main encore bien ferme malgré ses quatre-vingts ans: « Je dict encore en l'an 1693 ». Finissant de raconter la mort édifiante d'une de ses religieuses, Madame Placide de Hansart, elle s'écrie « Dieu nous fasse la grâce de l'imiter! » Et après le petit différend qui se produisit entre la communauté de Liège et celle de Mons au sujet de la question d'abbesse perpétuelle, un cri d'action de grâces s'échappe de sa plume « Béni soit â jamais le bon Dieu »

Parfois son style se fait plus touchant, plus grave; c'est lorsqu'elle nous trace la nécrologie d'une de ses filles. Sans fausse sensibilité, mais avec une tendresse et nous dirions volontiers, avec une naïve fierté de mère, elle met en relief, elle étale complaisamment les talents, les vertus de la défunte, les services dont la communauté lui est redevable, et le tout s'achève par un souhait pour l'âme envolée.

Ayant ainsi fait connaissance avec l'abbesse, passons maintenant aux autres membres de la communauté. Elle compte présentement vingt-quatre religieuses choristes; depuis la fondation, trente-trois s'en sont déjà allées dormir leur dernier sommeil dans la nécropole souterraine de l'abbaye.

« Il s'est rencontré peu de cloîtres, dit Joseph Demarteau, où la vieille bourgeoisie et l'aristocratie de Liège, furent mieux représentées au XVIIe siècle, qu'au monastère bénédictin d'Avroy. Des familles dont sont issues toutes ces moniales peut-être n'en est-il pas trois qui n'aient donné des magistrats, bourgmestres ou échevins à la cité. » (29)

En ce temps-là, la jeune fille n'attendait pas un âge bien avancé pour embrasser un état de vie: à quinze ans d'ordinaire, elle se décidait soit pour le mariage, soit pour le couvent.

Son entrée au monastère se faisait le plus souvent en grande pompe: parents, amis, connaissances, arrivant en équipage, se faisaient une loi d'amener la jeune postulante que les religieuses accueillaient par un fraternel baiser de paix, au chant du « Veni Creator ». Une quinzaine de jours plus tard, on procédait à la vêture. « Ia postulante, dit encore Joseph Demarteau - on la nomme parfois la mariée - arrivait en grande toilette; c'était souvent de cette toilette, robe ou jupe de velours, de damas ou de tabis bleu, de satin blanc, de satin rouge à fleurs d'or, de brocart à fleurs d'or qu'on tirait pour la sacristie, une chasuble et deux tuniques de couleurs assorties.

Ainsi que toutes noces bien ordonnées, celles-ci n'allaient pas sans honoraires, frais de musique, et repas de fête. Il devint d'usage d'offrir au prélat qui présidait la cérémonie, un souverain d'or, aux deux prêtres assistants des mouchoirs de prix; aux parents et invités un banquet qui se donnait à la grille (au parloir).

Les musiciens appartenaient à la maîtrise tantôt de la cathédrale Saint-Lambert, tantôt d'une collégiale Saint-Paul ou Saint-Jean; ils se faisaient bien payer et se régalaient volontiers. La cérémonie amenait devant la maison jusqu'à une quinzaine de carrosses. L'envahissement profane de ce jour-là n'allait point non plus sans frais de police et de garçons d'église.

Comment n'aurait-on pas au surplus, fait entrer dans la réjouissance une « honnête récréation » pour la communauté dans laquelle la nouvelle soeur venait prendre place? A cette récréation de bienvenue s'ajoutait parfois, aux frais de la famille, la constitution d'une petite rente « pour les douceurs » pour permettre à la religieuse d'associer ses compagnes à la célébration de sa fête patronale... Les dots variaient de quelques centaines à huit milliers de florins. Une seule de ces dots atteignit 8.336 florins; ce fut celle d'une postulante de trente ans n'ayant plus ni père, ni mère.,. On comprenait parfois dans la dot, d'autres fois on réglait à part, les frais du trousseau de la nouvelle religieuse et quelques dépenses accessoires.

Ce trousseau, désigné d'ordinaire sous le nom « d'accomodements » comportait par exemple: 4 paires de linceuls, 8 tiques d'oreiller, 2 douzaines de chemises, 4 douzaines de serviettes, 12 draps de main, une belle nappe pour l'église, nappe de communion; des livres de choeur ou bréviaires, les vêtements monastiques d'usage, un gobelet d'argent avec cuiller id., parfois en plus: couteau et fourchette; d'autres fois, comme extra, deux chandeliers d'argent. On avait commencé par demander aux postulantes de payer la cellule qu'il fallait construire pour elles; dans la suite on se contenta de les inviter à la meubler depuis les ustensiles du foyer jusqu'aux courtines du lit.

Les familles les plus généreuses ne se faisaient pas faute d'ajouter aux « accomodements » soit en espèces, soit en meubles ou ornements, quelque don pour l'église: une souscription pour une cloche, un beau tapis, des tableaux, une pièce d'argenterie, des burettes avec bassin d'argent, un reliquaire, un voile avec perles pour le calice, un bijou pour le Vénérable ou le Saint-Sacrement, etc. (30)

A partir de la profession, qui se faisait aussi avec grande solennité, un an après la vêture, la jeune professe passait sous l'autorité immédiate de la Prieure.

Ce second noviciat, durait sept ans, et ce n'était qu'après ce laps de temps que la religieuse entrait tout-à-fait dans la communauté.

Une fois incorporée dans sa nouvelle famille, quelle était la vie de la moniale? Selon le vieil adage bénédictin « Ora et labora » son temps se partageait entre la prière et le travail.

« Ora » en premier lieu, car Saint BenoIt veut que l'on ne préfère rien à l'oeuvre de Dieu. Pour ce qui concerne l'office divin, nous avons très peu de renseignements. Remarquons seulement qu'assez souvent dans les nécrologies, la défunte est signalée connue ayant été très exacte ou très fervente pour l'office du choeur tant de nuit que de jour. Nous voyons aussi que cet office était considéré comme une chose essentielle par les hésitations de l'abbesse à recevoir une jeune fille qui, souffrant des yeux, semblait ne pas pouvoir s'en acquitter convenablement. Il fallut recourir aux lumières d'un père jésuite pour dissiper les scrupules de l'abbesse en cette circonstance.

Lorsque Madame de Werquignoeul avait adopté la règle bénédictine pour sa réforme, elle avait demandé et obtenu l'autorisation de remplacer l'office bénédictin par l'office romain, de même que celle de supprimer le chant grégorien. Pour motiver celte dernière demande, elle avait allégué la difficulté de se procurer les livres pour le chant grégorien et « le désir de vaquer au service divin d'un esprit, plus quiète et plus tranquille qui, ajoutait-elle, se distrait facilement en regardant les notes ayant l'occasion de porter ses pensées ailleurs. »

II semble bien que cette façon d'envisager le chant grégorien lui ait été inspirée par sa première formation cistercienne.

L'abbaye de Namur devait la suivre dans cette voie. Mais, chose remarquable le monastère de Liège parait, lui, avoir adopté dès le début, le bréviaire bénédictin et le chant grégorien. Qui sait si les deux grandes abbayes de Saint-Laurent et de Saint-Jacques, avec lesquels le moutier d'Avroy eut, des rapports très fraternels, n'eurent pas une influence sur cette orientation liturgique? En tout cas, presque à chaque nécrologie, on a la preuve que le chant était en grand honneur chez nos Bénédictines.

Telle a été « fort édifiante par son zèle à chanter au choeur. Elle chantoit encore le Veni Creator la veille de sa mort ». Telle autre « a rendu de grandes fatigues au commement, du plain-chant en apprenant les jeunes et en écrivant les livres pour la perfection; elle scavoit la musique avant de venir en religion, l'on peut dire qu'elle étoit l'ornement du choeur, et cela jusqu'au dernier jour elle conservait le désir d'aller encore chanter si Dieu lui eu donnez la Force. »

Nous voyons même qu'à l'occasion une belle voix peut en partie suppléer à la dot. Plus tard, les parents auront à payer les leçons de chant que la jeune novice recevra pendant son année de probation.

Après la prière, le travail. « L'oisiveté, dit Saint Benoît, est l'ennemie de l'àme ». Tout genre d'occupations trouvait sa place au monastère. Les soeurs converses étaient peu nombreuses; depuis 1627, huit seulement avait été reçues et il y en avait encore présentement cinq en vie. Aussi, soit dans les plus humbles travaux du ménage, soit dans des occupations artistiques diverses, chacune prenait sa part du labeur commun, dans cette ruche que constituait l'abbaye.

Rien ne montre mieux en quelle estime le travail était tenu, que les mentions si fréquentes relatives à ce sujet inscrites au nécrologe. Que de fois on peut y lire des éloges de ce genre: «Très zélée pour le profit de la maison. Etait parfaite en toutes sortes d'ouvrages, fort ingénieuse aux ornements d'église. Infatigable au travail du labeur. Très laborieuse », etc.

Quel était le but de ce travail si intense? Tout d'abord il fallait gagner sa vie. Les dots ne permettaient pas de vivre de ses rentes; aussi l'abbesse note à plusieurs reprises que la carrière laborieuse de telle ou telle défunte a été d'un grand profit pour le monastère.

Les Bénédictines n'étaient pas les seules d'ailleurs qui cherchaient à se créer des ressources par leurs travaux. Plus d’une fois, dans la cité liégeoise, les corporations de métiers accusèrent les communautés religieuses de leur faire concurrence. N'y avait-on pas vu même, en 1569, un couvent de pauvres carmélites banni pour le crime d'avoir confectionné des mouchoirs.

Ce fut surtout, et cela se conçoit aisément, dans les premières années que ce travail lucratif fut cultivé. Mais petit à petit une certaine aisance s'introduisit et on porta plus haut ses aspirations. N'avons-nous pas vu déjà toute l'activité déployée pour ornementer l'abbaye de Saint-Laurent en vue d'obtenir de l'abbé, les ressources nécessaires pour la construction de l'église?

Rien n'est plus curieux que la nomenclature des ouvrages exécutés par les moniales de la Paix Notre-Dame; citons exemple quelques-uns des cadeaux offerts à l'abbé de St­Laurent.

« Une peinture représentant une teste de Sauveur. Congratulez au jour Saint Guillaume une paire de pot d'oeillet de soie avec les pots dorez.

Luy fait présent d’un Aube de Cambray brodé d’or avec une dentelle d'or très riche.

Lui donnez un cheval sur vaillin avec son homme trompant sur ledit cheval fait d'un trait de plume par une de nos religieuses.

Fait présent d'une paire de gand de soie blanche avec des noms de Jésus brodez avec de l'or et perle.

Au nouvel an un jolys tabernacle, d'ouvrage de notre religieuse.

Fait un missel pontifical avec le titre et grosse lettre le tout décorez d'or brunty et peint curieusement

Renvoyez la belle mitre brodée à la maison.

Avons renvoyez la chappe brodée. La façon d'icelle et extraordinaire ne se peu bonnement exprimez. Nous en espérons une église. »

« Nous en espérons une église », c'est bien là un des motifs qui ont fait tenir l'aiguille ou le pinceau, à la Paix Notre-Dame, pendant ce XVIIe siècle! Et il faut le dire, rarement l'abbaye compta-t-elle dans ses murs une telle pléiade d'artistes. Présentons-en quelques-une:

En tête, et bien probablement dirigeant toute cette école artistique, vient cette extraordinaire dame Aldegonde Desmoulins, « Cet. esprit universel » que nous avons vue à l'oeuvre.

Puis voici dame Hiltrude Van den Wayre qui, quoique. « jardinière et fruictière » de son office, « scavoit, pertinement l'or matte et brunty et peindoit les images en bosse et autre avec grand profit et perfection. »

Quant à dame Angélique Buren, elle a été reçue avec une petite dot, nous dit son abbesse, en considération du « grand coeur qu'elle avoit témoignée avoir pour la pinture; estant encore chez elle un homme l'alloit tout les jours apprendre à désigner (dessiner). »

Mais hélas! ces belles dispositions ne durèrent pas et l'abbesse continue: « Estant professe a témoignée beaucoup de repugnance à la pinture et n'y avoit du coeur ayant employez 3 ans à I'aprendre et perte beaucoup de tems; eIle disoit avoir mal à la teste. »

Par contre, dame Bathilde Lahaye semble avoir été une ardente au travail. « C'estoit aussi un esprit universel à tout faire principalement, a la peinture qu'elle imitait si bien que l'on avoit de la peine a dicerner l'original d'avec la copie, et faisoit cela avec tant de facilité comme si elle auroit joué; elle a faiet tous les paysages et beaucoup d'autres comme on peut voir par la maison aussi les six vierges et tapisseries du choeur et faisoit encore très parfaitement des fleurs et fruits, enfin estoit la plus belle voix du choeur et la meilleure escrivainte de la maison. » Et l'abbesse de continuer, en notifiant son décès prématuré « Et après tout notre grand Maistre nous l'a ravi quand il luy a plu, son nom soit béni et sa volonté accomplie. » Malgré cette finale résignée, on devine que la perte fut vivement ressentie.

D'autres encore ont travaillé à l'école de dame Aldegonde Desmoulins, comme le prouvent les oeuvres trop rares, hélas qui nous sont restées de cette époque.

Ce sont d'abord trois bréviaires in-4°, copiés à la main, en caractéres d'imprimerie et ornés de titres, de vignettes peintes et dorées. Dans l'inscription qui termine le troisième volume, on lit que le travail a été exécuté d'après l'ordre de Madame Counotte, par Mesdames Aldegonde Desmoulins, Angélique Buren, Pétronille Natalis, Constance Van den Steen.

Premier volume d'un bréviaire réalisé par les moniales de la Paix Notre Dame à Liège
(Collection Paix Notre Dame à Liège)

Un autre manuscrit in-folio reproduit les formules des cérémonies liturgiques usitées à la Paix Notre-Dame. La décoration est plus riche que celle des bréviaires. Les arabesques compliquées s'y mêlent aux fleurs et aux fruits chatoyants. (31)

Premier volume d'un bréviaire réalisé par les moniales de la Paix Notre Dame à Liège
(Collection Paix Notre Dame à Liège)

Enfin pour finir l'énumération des arts cultivés au quai d'Avroy, signalons encore les « Chansons » et les petites compositions dramatiques, en particulier, celles de dame Aldegonde Desmoulins. Ces saynètes venaient, terminer certaines solennités religieuses ou égayer la petite phalange des pensionnaires qui grandissaient à l’ombre du cloître des bénédictin. Car nous l'avons vu, dès leur établissement à Liège, avant même qu'elles fussent établies au quai d'Avroy, les religieuses gardèrent, de jeunes pensionnaires: toutefois, il semble bien que leur nombre fut, toujours assez restreint. Très rarement nous rencontrons dans les registres, une relative au pensionnat. Selon toute vraisemblance, une religieuse, tout au plus deux, pouvaient suffire pour gouverner et, enseigner ce petit monde. Il y en avait de tout àge: depuis six jusqu'à quinze ans. Et que faisaient­elles? Nous n'avons aucun renseignement à ce sujet. Bien probablement. Molière, qui venait d'écrire ses « femmes savantes » n'aurait pu prendre ses modèles chez les petites élèves du cloître d'Avrov. Tout prouve que la simplicité fut, partout le cachet spécial de l'abbaye. Ce qu'on y avait particulièrement à coeur, c'était de former ces enfants à la vertu et à la piété: il est à remarquer qu'un grand nombre des religieuses sont mentionnées dans le livre des réceptions, comme anciennes pensionnaires.

Voici, à ce propos, une note que nous trouvons dans le nécrologe: « Le 31 mai, est décédée en notre infirmerie, la petite Caton Ghesquiers, âgée de huit ans. Elle a été, deux ans chez nous. Malade seize jours, elle ne voulut jamais sortir de chez nous et est morte comme une exacte religieuse dans une obéissance et patience extraordinaire: elle a été exposée en une chapelle habillée en religieuse novice selon ses désirs.

Par prudence cependant, on ne pouvait passer directement du quartier des pensionnaires à celui des religieuses. Il fallait que la jeune aspirante éprouvât sa vocation en retournant à deux ou trois reprises chez ses parents, quitte à ne faire, comme nous confie l'abbesse pour l’une d'entre elles, « que halleter pour retourner au cloistre et se voire entre les religieuses. »

Enfin, outre ces petites pensionnaires, l'abbaye abritait encore dans son quartier le plus extérieur, quelques pieuses veuves ou demoiselles; là, en-dehors de la clôture, mais sous le même toit que les religieuses, elles trouvaient paix et sécurité.

Jusqu'ici nous n'avons vu du couvent et de ses habitantes que le côté extérieur. Or avant tout, un monastère doit être une école du service de Dieu, c'est-à-dire de la perfection. Pour connaitre à ce point de vue la Paix Notre-Dame, il nous faudrait pouvoir pénétrer dans les coeurs de celles qui y consumèrent leur vie dans la prière et dans le travail. Et hélas la vie intime de ces filles ne nous sera dévoilée que dans l'éternité. Tout au plus est-il possible de glaner, çà et là, quelques traits rapides et brefs dans le registre des vêtures et professions. Toute sommaire qu'est cette cueillette, nous trouvons néanmoins dans ce parterre bénédictin toute espèce de fleurs spirituelles. Nous avons déjà remarqué avec quel coeur Madame Counotte aime à relever les vertus particulières de ses filles: écoutons-la nous vanter la mortification de dame Michelle aux-Brebis « si courageuse qu'elle ne vouloit permettre qu'on luy rendit aucun service encore qu'elle avoit une partie de ses membres paralitique tant elle estoit rude a elle-meme, et lorsque on lui présentoit quelque douceur particulière, elle la refusoit, se contentant du commun. »

Ou bien c'est la charité de soeur Julienne Possin qui « avoit tout son plaisir de rendre service a toute ses soeurs malades avec une telle douceur et débonnaireté qu'elle faisoit connoistre son zèle, sa charité et son inclination a ses soeurs par ce service qu'elle rendoit d'un si bon coeur que sa supérieure auroit eu de la peine de la luy empescher de crainte de l'affliger se voyant privée de l'office qu'il semblait que Dieu lui avoit donné. »

Quant à dame Florence de Liverlo « cest bonne ame estoit si pacifique en sa vie que jamais elle n'a donné aucun sujet de mécontentement a nul de ses consoeurs ni aucune facherie a sa supérieure. »

Plus tard on relatera (ce ne sera plus Madame Counotte qui tiendra alors la plume) l'activité de dame Ernestine de Liedekerke qui « a été toute sa vie laborieuse et constante dans tous les emplois que l'obéissance lui enjoinoit, soit à la lingerie, à l'église, au four, portière, servant avec fidélité et respectant ces supérieures en tout et partout. Tous les autels sont ornés de son travaille et dans toutes les places. Dieu lui aiant oté la vue, elle alloit souvent sonner les cloches pour les jeunes relig. aidoit l'infirmière, alloit querir les pots, le bœur, le pain, n'estant jamais oisive, devindoit pour la cellerière, elle avoit une peine extrême s’il lui manquoit de l'ouvrage, enfin son zèle pour faire des réparations à Sainte Rolende en habits, le daix de la Sainte Vierge et beaucoup d'autres choses sont des mémoires de sa piété. Dans toute sa maladie comme dans toute sa vie, elle a été un exemple de mortification, de douceur, de patience, d'espérance et de civilité, sa foi, son espérance, sa piété, son humilité, sa constance, en un mot elle a édifié toute la communauté et a souvent tiré des larmes des spectatrices en la voiant souffrir, et toujours riante et aspirante après son bien-aimé. »

De même toutes les dévotions fleurissent dans le monastère: on y mentionne, en effet, celles au Saint-Sacrement, au Sacré­coeur (32), à Saint-Benoît, aux Saints Anges, aux âmes du purgatoire. Mais celle qui, sans contredit, est le plus souvent signalée, c'est celle à la Sainte Vierge Marie, la patronne de la Paix Notre-Dame.

Parfois la bonne abbesse ne craint pas de nous raconter avec une naive candeur un petit fait par lequel, à son avis, le ciel veut attester la vertu de ses filles.

« Il arrivât, nous dit-elle au sujet de dame Flavie Vosterman, une chose remarquable touchant la dict religieuse, c'est que l'an 1641 comme elle assistoit a devaller en la sépulture le corps de dame Benoîte Henry elle laissat par mesgart tomber son chappelet avec le corps de la défunte; or la dite dame Flavie estant trespassée l'on trouvat quelque difficultez pour la sépulture ou la supérieure l'avoit designez; on fut obligez de choisir le lieu de la sépulture de la dict. dame Benoîte 24 ans après sa mort; dans laquelle on trouvat le chappelet susdict tout entier avec la médaille du Saint-Sacrement qui estoit, au bout; le dict chappelet etoit de bois ordinaire enfilez d'un fil de cuivre et bien que les os fussent presque tous consomés, c'estoit une chose estonnant de voir ce diet chappelet tout entier; on le mit, es mains de la bonne défunte a qui il appartenoit et la médaille du Saint-Sacrement sur son estomaque; c'estoit un chappelet de sa grande devotion qu'elle regrettoit souvent de son vivant. »

Une autre fois, à propos de dame Marie-Benoît Lombar, Madame Counotte nous narre ceci: « Notre confesseur des 4 tems, un home de vertu et de probité après avoir administrez les saints Sacrement à notre chère malade me tira en particulier pour m'advertire ce qui luy arriva un jour qu'il communioit les religieuses, venant à cette bonne ame la sainte hostie luy fut imperceptiblement evanouye de ses doigts et s'envola droit en la bouche de cette espouse du Seigneur. C'est assez dit pour nous faire admirer les graces de nostre bon Dieu. »

Mais si quelque chose peut surtout nous faire entrevoir la piété et la paix qui régnaient dans le cloître d'Avroy, c'est nous semble-t-il, la manière dont on y mourait.

Voici darne Marie-Placide de Hansart qui, à l'âge de quatre­vingt-sept ans « a eu la plus heureuse mort que se peu desirer n'aiant pu mourir que par obédience et la permission de sa supérieure la demandant plusieur fois avec beaucoup d'instance ce qui luy fut accordé et une petite demy heure après elle rendy son ame a son cher Espoux ornez de ce beau manteau de l'obéissance. Dieu nous fasse la grace de l'imiter amen. »

En 1691, nous retrouvons sur son lit d'agonie, notre peintre dame Angélique Buren, qui boudait ses pinceaux, mais qui par contre devait recevoir la mort à bras ouverts : « N'aspirant qu'après son Dieu. Les dernières paroles qu'elle a prononcez après avoir dit 3 fois: « Deus, in adjutorium meum intende, » d'une voix claire, puis estendant les bras elle dit « Allons » et rendit son âme à son divin Espoux. »

Admirons encore la sérénité à l'heure dernière, de dame Florence de Liverlo: « Cette bonne ame pacifique qui n'a jamais donné aucun sujet de mécontentement à nulle de ses consoeurs ni aucune fâcherie à sa supérieure » et de qui on peut dire ce que quatre ans plus tard, Bossuet, devait admirer en la duchesse d'Orléans: « Elle fut douce envers la mort comme elle l'était envers tout le monde. »

Frappée par la maladie, dans sa vingt,-huitième année, elle exhala son dernier soupir en regardant le crucifix qu'on lui présentait « et riant comme un ange à son cher et aimable Jésus en qui elle est allez chercher son doux Espoux. »


CHAPITRE VIII.

Calme avant la tempête.

(1695-1789).


Après cette longue visite à l'intérieur de l'abbaye de la Paix Notre-Dame, reprenons notre histoire au point où nous l'avons laissée.

Autant le XVIIe siècle fut pour la cité ardente une époque de trouble et d'agitation, autant le XVIIIe sera paisible. Au monastère d'Avroy, la vie va s'écouler calme et tranquille sans évènements bien notables.

Le 21 juillet 1695, Madame Counotte terminait une carrière pleine d'oeuvres et de vertus; un mois plus tard, Madame Mechtilde Chargeux recevait la bénédiction abbatiale.

C'était elle qui naguère, avec son bagage de postulante, avait apporté au couvent cette fameuse cargaison d'armes, qui, nous l'avons vu, chagrinait sa devancière. Son gouvernement fut court; un an après son élection, accablée d'infirmités, elle mourait léguant la crosse à la douce et affable Madame Lambertine de Liverlo qui a laissé la réputation d'une âme toute de bonté, de paix, d'aménité.

Madame Nathalie Braze lui succéda en 1713. Sous son abbatiat en 1718, on reçut à la Paix Notre-Dame, les pères Durand et Martène de la congrégation de Saint-Maur; parcourant la France et les Pays-Bas, les deux moines avaient la mission de visiter les abbayes bénédictines qu'ils rencontraient sur leur route, pour en étudier les moeurs et les coutumes. La relation de leur voyage jouit encore de nos jours de la plus grande estime dans le monde littéraire et savant. Au cours de leurs pérégrinations, ils visitèrent les quatre monastères de Flines, de Douai, de Mons et de Liège. Nous avons déjà relaté leur appréciation au sujet des trois premiers. Voici le témoignage qu'ils ont rendu à celui d'Avroy

« Parmi les monastères de filles, les Bénédictines de la Paix passent pour les plus régulières; c'est effectivement une communauté où il y a beaucoup de bien et une grande observance. Elles ont néanmoins un peu terni le lustre de leur régularité, en se relâchant, depuis quelques années, de l'abstinence de la viande qui a toujours passé dans l'ordre de Saint Benoît pour un des principaux points de la règle. Aussi a-t-on remarqué que dans ce grand ordre, qui a donné à l'Église un nombre si prodigieux de saints canonisés, on n'en trouve aucun qui ait vécu dans les monastères où l'abstinence ne fut pas en vigueur. Mais on doit plutôt attribuer ce relâchement à une trop grande indulgence de quelques directeurs peu instruits des devoirs monastiques, qu'au défaut de ferveur dans ces bonnes religieuses qui, d'elles-mêmes sont portées au bien et à leurs devoirs: heureuses si elles trouvaient des personnes assez zélées pour leur permettre de reprendre une observance qu'elles ont quittée un peu trop légèrement et sans aucune bonne raison ! » (33)

Et Joseph Demarteau d'ajouter:

«Peut-être à la longue, au cours du XVIIIe siècle, un léger relâchement s'était produit, non dans la stricte moralité ou la piété de la maison, mais dans l'observance de certaines sévérités de la règle. A voir du moins, ce que chaque nouvelle religieuse apporte avec elle pour son usage personnel, en entrant au couvent: rideaux de soie, couvert d'argent, garde-robe, garniture de cheminée, chaudron, « coquemar » même, à voir la disparition dans les registres de toute mention de pensionnaires, on peut se demander si les moniales de Saint Benoît ne tendaient pas à vivre, à certains égards, de la vie d'un béguinage ou d'un chapitre de pieuses chanoinesses plutôt que de celle d'une communauté cloitrée au sens le plus parfait du mot. » (34)

Madame Braze meurt en 1732, âgée de quatre-vingt-treize ans. Elle est remplacée par Madame Louise de Thier, fille du bourgmestre de Liège. Celui-ci, en 1725, était venu mourir au monastère même, frappé subitement tandis qu'il était auprès de sa fille. Il y fut enterré et une pierre tombale, conservée encore dans le cloître de l'abbaye, rappelle sa mémoire.

En 1740, un conflit s'éleva entre les curés de Saint-Christophe et de Sainte-Véronique sur le point de savoir de quelle paroisse le couvent des Bénédictines ressortissait.

Le curé de Sainte-Véronique prétendait que le couvent et ses dépendances étaient de sa juridiction et, que la paroisse de Saint-Christophe ne commençait qu'au-delà de la rue des Bénédictines.

Il s'appuyait sur l'ancienne coutume mais ne citait guère de faits anciens établissant le bien-fondé de sa prétention.

Sur le fait que la dime était perçue au profit du marguilier de Sainte-Véronique sur les terres - non exemptées - jusqu'aux maisons de la chaussée Saint-Gilles.

Sur le fait qu'en 1724, les habitantes du couvent avaient été inscrites sur la liste de recensement des paroissiens de Sainte­Véronique. (35)

Sur le fait que, trois fois par an, la procession solennelle de Sainte-Véronique allait le long des murs du couvent jusqu'à l'église, puis revenait sur ses pas, tandis que celle de Saint-Christophe s'arrêtait à l'église et que ce n'était que depuis 1736, qu'elle allait jusqu'à l'extrémité de la propriété bénédictine.

Sur le fait qu'à plusieurs reprises, en 1733, en 1735, en 1739, le clergé de Sainte-Véronique avait été faire solennellement avec croix, chantres, etc., la levée des corps de plusieurs membres de la famille Le Roy (dont la maison était contiguë à la propriété des Bénédictines et dont le caveau était dans le vieux choeur de l'église de celles-ci) et les avait conduits processionnellement à l'église des religieuses, où le Pater du couvent les avait reçus et avait procédé aux funérailles.

Il prétendait qu'en 1734, mourut Pierre-Victor Deschamps, pater ou confesseur des Bénédictines, que celui-ci fut remplacé par Geutkir vicaire de Saint-Christophe, qui fit appel à son curé chaque fois qu'il y avait lieu de donner des dispenses, des certificats, etc. C'est ainsi que le curé de Saint-Christophe aurait commencé ses empiètements.

Le curé de Saint-Christophe soutenait, de son côté, qu'en 1735, il avait proclamé les bans de mariage d'Élisabeth Brasseur - servante des Benedictines - et que son vicaire avait procédé au mariage à la chapelle de Tirebourse.

Qu'il avait délivré des lettres de liberté à Mademoiselle Marie­Anne-Josèphe de Charneux - pensionnaire des Bénédictines - lorsqu'il s'agit du mariage de cette demoiselle avec le baron de Viron.

Qu'en 1735, Agnès Houbar qui résidait aux Bénédictines, - étant malade, le curé de Saint-Christophe lui avait administré tous les sacrements. Elle mourut le 12 octobre et le dit curé l'inhuma au vieux choeur de l'église, y célébra, quelques jours plus tard, ses obsèques, renonça aux droits funéraires lui dus comme curé; mais les héritiers payèrent les droits au vicaire, au marguilier et à la fabrique de Saint-Christophe.

Qu'en 1738, Julienne-Angèle-Lambertine de Hamal, épouse De Charneux, étant morte aux Benédictines, fut enterrée à Notre-Dame aux fonts. Les héritiers payèrent les droits au curé, au vicaire, au marguilier, à la fabrique de Saint-Christophe. (36)

Tandis que ces débats se livraient à son sujet, l'abbaye de la Paix Notre-Dame servait de refuge à une partie de la communauté des Bénédictines de Namur. Laissons les fugitives nous raconter elles-mêmes la réception cordiale qu'elles trouvèrent auprès de leurs consœurs:

« Le 6 septembre 1746, on s'aperçut que la ville (celle de Namur) était bloquée par les Français. Monsieur Henrot, secrétaire de Monseigneur vint de la part de Sa Grandeur, à six heures du matin nous en avertir, et nous aiant fait assembler au chapitre, il donna la permission à la communauté de sortir pour éviter le péril, mais il n'y avoit déjà presque plus moien de sortir de la ville; les plus généreuses répondirent qu'elles ne vouloient pas sortir. Les autres dirent qu'elles ne se sentoient point assez fortes pour rester, et comme Madame l'Abbesse de Liège avoit eu la bonté de nous faire offre de sa maison pour nous y réfugier on prit la résolution de si en aller toutes ensemble, les Mères Ursulines aiant louer une barque pour les conduire à Huy, elles voulurent bien nous accepter, en païant cependant. Le 7 on fut chercher des passeports pour douze religieuses de choeur et une converses qui coutèrent 56 florins de change; elles partirent à midi dans le regrets et les pleurs les plus sensibles, laissant Madame l'Abbesse, Dame Prieure, et les autres au nombre de 15, elles deurent traverser toute la ville pour aller au rivage, et lorsqu'on eût débarqué et qu'on vint à la porte Saint-Nicolas, les Hollandais qui étoient de garde les arrêtèrent menaçant de tirer si on ne le faisoit promptement, on leur fit voir le passeport de Monsieur le General Gollyer et ils laissèrent passer. Un peu plus avant les Français les arrêterent deux fois mais en montrant les passeports on fut quitte. Mais quand on fut à Bey une petite lieue de Namur où étoit le pont des Français il fallut bien attendre une heure avant qu'on put l'ouvrir et païer pour boire aux soldats le reste du chemin jusqu'à Huy, on ne nous inquiétat plus; Nous arrivames environs huit heures du soir à Huy, les portes étoient fermées, et pour comble de disgraces le coffre ou étoient nos linges fonça et on ne pouvait trouver personne pour porter nos bagages, cela nous obligea d'aller prier l'officier de la garde de nous donner des soldats pour les porter ce qu'il nous accorda; nous fumes loger chez une parente de nos religieuses et nous partimes jour de la Nativité de la Sainte Vierge, pour Liège ou nous arrivâmes le soir; nous envoiames presenter notre lettre d'obédience à Madame l'Abbesse qui envoia aussitôt leur chappelain pour nous conduire au monastère. ou on nous receut avec les marques les plus sensibles d'amour et de charité; on nous fit entrer au parloir et Madame l'Abbesse nous avertit que quoique notre lettre d'obédience donnoit permission de sortir du monastère pour aller voir ses parents et amis, que dans la permission de Monseigneur il n'en avoit rien marqué, et qu'a présent nous étions sous la juridiction du Grand Vicaire de Liège, qui ne le permetteroit pas, nous répondimes que nous serions charmées de garder la clôture et de nous conformer aux ordres de sa Révérence. Ensuite on nous ouvrit la porte du monastère et on nous conduisit à l'église selon la règle et de la au refectoire, et on nous présenta à souper, et du vin, chacun s'empressant à qui nous rendrait plus de service, on nous logea une partie au dortoir et le reste dans une chambre des infirmes, et on nous traita toujours comme les enfants de la maison; nous allions à la messe, au réfectoire, à la récréation avec elles, mais comme elles suivent, le bréviaire bénédictin, nous ne pûmes nous trouver à l'oflice avec elles, on nous permis d'aller au choeur de Matine pour y faire l'oraison et dire notre office. Le Seigneur nous visita par des maladies, deux des nôtres furent attaquées de dissenteries bien violentes, qui les conduisirent fort près du tombeau, une autre eût une érisipelle à un bras, si terrible qu'on étoit effraiée mais la charité de ces bonnes dames se distingua encore dans cette occasion; elles voulurent les servir elles-mêmes et le Seigneur niant compassion du pauvre petit troupeau nous fit la grace de les guerir. D. M. Catherine de Mean jubilaire, religieuse d'une vertu et d'une humilité distinguée demanda à Madame l'Abbesse de paier les médecins et drogues de nos malades avec l'argent de ses douceurs, ce qu'elle lui accorda. D. M. Gertrude Wamps demanda aussi de nous donner la petite Sainte Vierge et sceptre d'argent et son tabernacle, demandant d'avoir part aux prières de la comunauté; elle nous donna aussi les 2 anges de bois. Madame l'Abbesse ne voulu jamais rien recevoir pour nos pensions, quoi que nous y avons resté plus de cinq semaines; elle nous fit de plus présent, de quelques livres et d'une grandissime mande remplies de vitailles pour rapporter a notre comunauté et de l'argent pour acheter du vin pour boire à sa santé; je n'aurais jamais fait si je voulois rapporter toutes les politesses que nous avons receu de ces Dames, et la tendresse qu'elles nous ont témoigné à notre départ; nous partimes du monastère le 11 octobre, mais nous ne peumes arriver dans notre aimable maison que le 14 ou nous retrouvames Madame notre Abbesse en bonne santé comme aussi nos chères Consoeurs. » (37)

Pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, quatre abbesses vont successivement gouverner le monastère d'Avroy: Madame Célestine Lancelin, qui ne portera la crosse que deux ans, de 1748 à 1750; puis Madame Constance-Françoise de Micheroux, qui en 1767 sera remplacée par Madame Rosalie Bastin. Et enfin en 1789 sera élue Madame Victoire Gordine sous l'abbatiat de laquelle va se dérouler la douloureuse et désastreuse tragedie de la Révolution,



CHAPITRE IX.

Entre la vie et la mort.

(1789-1822).

Dieudonnée Constance Greck
(Collection Paix Notre Dame à Liège)

Une Gordine avait été la première appelée à gouverner la Paix Notre-Dame, en 1627; une Gordine encore était destinée à clore la série des dix abbesses qui s'y étaient succédé pendant les XVlIe et XVIIIe siècles. Ce fut le 26 avril 1789 que Madame Victoire Gordine reçut la bénédiction abbatiale. Elle avait alors trente-sept ans; bien pesante, la crosse allait se faire sentir dans les mains de la jeune abbesse dont le gouvernement devait être court, mais rempli de terribles événements.

Trois mois ne s'étaient pas écoulés depuis l'élection de Madame Gordine que la Révolution s'affirmait nettement en France, le 14 juillet, par la prise de la Bastille.

Liège, hélas avait trop d'attaches à ce malheureux pays pour ne pas être entraînée à suivre son exemple. Dès le 18 août, une émeute populaire éclatait dans les rues de la cité; le prince­évêque Constantin deHoensbroech, retiré alors dans son château de Seraing, fut ramené de force à Liège pour sanctionner la révolution. « A la fin du jour, raconte un témoin, le canon, les cloches de toutes les églises, les trompettes, les tambours, les vociférations de la foule ivre, horrible concert formant un tapage infernal, signalaient l'arrivée du prince. Ses chevaux furent dételés au quai d'Avroy près de la chapelle du Paradis, la voiture traînée à bras était entourée d'une foule immense d'où s'échappaient au milieu des cris de: « Es laiwe! hierchil es Mouse, ly rosay chin (38) » quelques cris plus rares de « Vive Constantin! » (39)

Arrivé à l'hôtel de ville, il se vit contraint de signer des concessions qu'il se hâta de révoquer quelque temps après. Bientôt on apprenait avec terreur que, réfugié à Trêves, il préparait une armée de renfort pour attaquer la ville. Toute l’année 1790 se passe dans le trouble et l'effervescence. En vain, les Liégeois demandent des alliés en Belgique et en Prusse: ils se voient abandonnés de tous, tandis qu'une armée autrichienne, envoyée par le Tribunal de l'Empire, s'avance menaçante vers la cité rebelle. Celle-ci est forcée de se soumettre et de rouvrir ses portes à son prince-évêque (janvier 1791). Vaincus par la force des armes, les terribles et remuants Liégeois rongent leur frein et mettent tout leur dernier espoir du côté de la France. Hélas! pour leur malheur, celle-ci ne tardera pas à répondre à leur cri de détresse!

Or, vers cette époque, le 22 avril 1792, une orpheline de vingt-quatre ans se présentait au monastère d'Avroy. Venue de Givet, Dieudonnée Greck avait déjà passé une année, en qualité de novice, chez les Dames Sépulcrines de Sainte-Agathe; mais voyant ajourner indéfiniment sa profession, elle s'en venait frapper à la porte du cloître de la Paix Notre-Dame. Grande fut alors la perplexité de l'abbesse! Était-il, prudent de recevoir encore une postulante alors que déjà circulaient de sinistres rumeurs au sujet de l'avenir des maisons religieuses? D'autre part la jeune fille insistait, suppliait, avec tant d'ardeur! Ah! si en ce moment, le voile qui cachait l'avenir, avait pu se soulever, de quel coeur l'abbesse aurait accueilli celle qui, comme son nom l'indiquait, était vraiment la donnée de Dieu!

Cette solliciteuse, dont l'insistance pèse tant à Madame Gordine, est amenée par la Providence à la Paix Notre-Dame pour arracher un jour le monastère à sa destruction totale.

Mais ces desseins restent encore ensevelis dans les profondeurs des conseils divins, et ce n'est qu'en tremblant et presqu'à contre-coeur que Madame Gordine ouvre la porte de cloture à Dieudonnée Greck. Désormais cette porte ne se rouvrira plus que pour livrer passage à celles que la Révolution viendra chasser de leur asile de prière et de paix.

La France devait encore, en ce cas, donner l'exemple; au mois d'août de cette même année 1792, tous les couvents y étaient supprimés.

Quelle ne dut pas être l'émotion, la poignante douleur des Bénédictines de Liège en apprenant que le 14 septembre, l'abbaye de Flines avait dû être abandonnée après près de cinq siècles d'existence! Deux jours plus tard, c'était le tour de Douai. Douai le berceau tant aimé de la réforme de Madame de Werquignoeul!

Comme un glas funèbre, ces nouvelles venaient étreindre tous les coeurs; on pressentait que de lugubres jours allaient aussi se lever sur notre malheureux pays, destiné à suivre la France dans toutes ses infortunes et toutes ses folies.

Déjà, en effet, les armées républicaines venaient de s'emparer de la Belgique par la bataille de Jemappes. Le 28 novembre, poursuivant leur marche victorieuse, elles entraient à Liège, d'où la veille, le prince-évêque de Méan avait dû s'enfuir précipitamment. Agissant chez nous comme ils l'avaient fait dans leur propre pays, les Français n'épargnèrent point les couvents. S'ils ne les supprimèrent pas encore d'une façon absolue, du moins, plusieurs maisons religieuses se virent envahies par une soldatesque grossière et brutale; les habitants en furent chassés et tout ce qui s'y trouvait fut livré au pillage.

Voici, à titre d'exemple, les exploits auxquels se livrèrent ces forcenés chez de pauvres Clarisses établies non loin du moutier d'Avroy, dans la rue qui s'appelle aujourd'hui, la rue des Anglais. Le récit nous est donné par le vicomte de Walsh alors élève des Jésuites anglais, dont le collège faisait face au jardin des Clarisses

« Pendant les prières dites à la chapelle, nous avions entendu des coups de fusil tirés tout proche du collège; dès que nous le pûmes, nous courûmes à l'infirmerie pour tacher de savoir ce qui se passait au dehors; des fenêtres élevées, nous vîmes dans le jardin des religieuses toute une troupe de soldats de Dumouriez. Le bleu, le blanc, le rouge se voyaient dans leur accoutrement que je ne puis me résoudre à appeler un uniforme, tant il me parut ignoble et bizarre; beaucoup de ces hommes avaient des sabots et des chapeaux ronds, d'autres des vestes; tous d'énormes cocardes tricolores. Un régiment venait d'être logé dans le couvent des dames de l'Adoration (c'est des Clarisses que l'écrivain a voulu dire) et les saintes recluses avaient reçu l'ordre d'aller chercher asile dans un autre couvent. Pour ces pieuses filles c'était une grande douleur que de quitter leur cloître, c'était leur patrie, elles y avaient attaché tout leur coeur... Avant de s'en éloigner, elles étaient allées à un oratoire au fond de leur jardin et là agenouillées devant l'image de la Sainte Vierge, elles chantaient le « Sub tuum » quand un aide de camp du général républicain vint leur signifier d'avoir à déguerpir à l'instant. Les larmes aux yeux, l'âme navrée de douleur, mais silencieuses, elles se relevèrent, de devant la sainte statue et s'éloignèrent non sans retourner la tête pour revoir une dernière fois les lieux d'où elles étaient si cruellement bannies.

Quand le couvent, fut devenu caserne, quand le régiment y fut, installé, les soldats parcoururent toutes ses dépendances et nous les voyions se réjouir du butin qu'ils y faisaient; leurs rires, leurs propos montaient, jusqu'à nous et, leurs blasphèmes nous faisaient frissonner.

…Mais combien notre horreur redoubla, quand nous vîmes plusieurs de ces révolutionnaires charger leurs armes, et prendre pour point, de mire la statue vénérée de la Sainte Vierge, celle que les religieuses venaient de prier. Quelques coups de fusil avaient été tirés, lorsque nous aperçûmes une religieuse qui s'était cachée chez le jardinier parce qu'elle était trop malade pour aller chercher ailleurs un asile, sortir de sa maison attenant au jardin et venir se placer droit en face des soldats qui s'amusaient à tirer. Là, étendant les bras, elle leur cria « Cessez vos sacrilèges ou tuez-moi! » Pieuse fille ! Elle voulait ainsi protéger l'image de la Mère du Sauveur, quand un coup de feu l'atteignit au genou. Elle tomba… et nous entendîmes des éclats de rire! ... Oh horreur ! » (40)

Après avoir lu une scène de ce genre, on comprend sans peine que dans les livres de l'abbaye de la Paix Notre-Dame, on note que de 1790 à 1794, la communauté eut à passer par de cruelles angoisses.

Cependant les Autrichiens parvinrent à reprendre l'avantage; et Liege, une des premières, fut reconquise le 5 mars 1793. Le prince-évêque put donc rentrer dans sa capitale.

Quoique l'avenir restât encore bien incertain, une petite lueur d'espérance avait reparu cependant dans notre ciel. C'est pourquoi on crut pouvoir, sans trop de témérité, admettre à la profession Dieudonnée Greek qui venait de terminer son année de probation. Au comble de ses voeux, la vaillante novice, sans l'ombre d'une hésitation, jura, au pied des autels, de vivre et de mourir bénédictine dans l'abbaye de la Paix Notre-Dame. Et ce serment, rien ne pourra le lui faire enfreindre; ce n'est pas en vain qu'on lui a donné le nom de Constance. Ni les efforts des hommes, ni ceux de l'enfer ne parviendront à l'arracher de ces murs qu'elle a choisis comme lieu de son héritage.

Vers cette époque, le paisible asile d'Avroy se vit, du moins en partie, transformé en caserne. Car il avait bien fallu se résigner à loger des troupes de volontaires belges. Ils arrivaient de toutes parts pour défendre la patrie, et la place manquant dans les casernes pour les héberger, on forçait les communautés religieuses à en loger un certain nombre. L'église, oh douleur! fut transformée en magasin de fourrage! Et cependant, tant qu'une bénédictine restera, la louange divine continuera à monter vers le ciel et la pénitence ne cessera d'implorer la miséricorde divine. Car celle qui nous a laissé toute l'histoire de l'abbaye pendant la Révolution, nous assure que malgré les événements, l'office ne cessa pas d'être récité, et que les jeûnes et abstinences de règle furent toujours observés. En retour, Dieu n'abandonnait pas son petit troupeau; même dans ces jours pénibles, Il lui réserva des marques toutes particulières de sa protection.

C'est ainsi que pendant toute cette occupation militaire, la communauté eut l'heureuse fortune d'avoir comme commandant du bataillon qu'elle logeait, un officier qui lui montra toujours la plus grande bienveillance. Il la protégea de tout son pouvoir et lui épargna bien des ennuis que d'autres couvents moins favorisés, eurent à subir de la part des soldats installés dans leurs murs.

Peut-être Madame Gordine, fille d'un capitaine, dut-elle ce privilège aux anciennes relations de son père. En tout cas, comme nous le verrons, ces bonnes dispositions de l'officier Smets devaient avoir leur récompense. Il était dit que Dieu bénirait dans leurs enfants, tous ceux qui viendraient, en aide à l'abbaye d'Avroy.

Mais dans la cité liégeoise, les événements se précipitent. La victoire de Fleurus (26 juin 1794) livre de nouveau la Belgique aux armes républicaines et les Français reprennent Liège, le 20 juillet suivant.

L'infortunée cité apprit alors à ses dépens, ce que valait l'amitié de ceux qu'elle avait appelés de tous ses vœux! On exigea d'elle d'énormes contributions; lambeau par lambeau, les biens de ses habitants furent enlevés; on la dépouilla de tous ses trésors artistiques; et le patrimoine sacré, conservé religieusement de siècle en siècle, alla enrichir les musées de Paris. Et quand elle se trouva ainsi spoliée de tous ses biens, ruinée de tout ce qui faisait son orgueil, l'antique principauté de Liège, comme d'ailleurs tous les Pays-Bas autrichiens, eut l'honneur d'être annexée à la République française. Tout était consommé; la cité liégeoise avait, vécu!

Pour en donner une preuve tangible, dit Kurth, les révolutionnaires liégeois se hâtèrent de réaliser une décision qu'ils avaient déjà prise lors de la première occupation française; ils démolirent la cathédrale de Saint-Lambert, ce monument patriotique par excellence, qui renfermait tous les grands souvenirs du pays et qui était l'emblème auguste de la nationalité. Acte ignominieux qui était le digne couronnement, d'une politique de suicide et de trahison, et qui livre ses auteurs au mépris de la postérité.

Ainsi périt la libre et fière principauté de Liège. Cette ville de Lièége, si riante et si joyeuse sous le règne de ses princes, n'était plus que le morne chef-lieu d'un département français; on n'y rencontrait que des ruines. » (41)

C'est alors que commença pour les communautés religieuses la longue et douloureuse montée du Calvaire. Rien n'est plus lamentable que cette lutte qu'elles engagent pour conserver l'existence. En vain, les voit-on s'accrocher aux derniers espoirs; chaque jour, elles perdent quelque chose de leurs biens, de leur liberté, de leur vie pour en arriver à la catastrophe finale.

Au monastère d'Avroy, ce fut d'abord le fantôme de la misère qui apparut. Jusqu'alors on y avait vécu des intérêts des capitaux prêtés ou des loyers des maisons dont la communauté était propriétaire. Mais les paiements ont cessé aucun argent ne rentre plus. Un jour, il fallut en venir à un sacrifice bien dur pour le coeur des moniales: on fit le tour des armoires de la sacristie, et tout ce qui n'était pas absolument nécessaire, vases d'argent, objets précieux, dons accumulés depuis près de deux siècles, tout cela fut vendu pour obtenir à la communauté le pain dont elle manquait.

Cette indigence, parait-il, n'était pas encore assez grande aux yeux de ceux qui opprimaient notre pays. A ces malheureuses femmes qui en sont réduites à vendre même une partie de leurs vêtements pour acheter des vivres, on prétend encore enlever ce qu'elles n'ont plus on réclame d'elles des taxes écrasantes. C'est dans une de ces occasions que l'abbesse, au nom de sa communauté, envoya le 30 mars 1796, le plaidoyer suivant à l'un des membres de l'administration du département

« Votre lettre, qui m'annonce que nous sommes taxées à 900 livres, me plonge dans le plus grand désespoir: nous manquons de pain et de tous les objets de première nécessité. Voici le tableau exact de nos revenus. Que l'on juge après, s'il est en notre pouvoir de fournir 900 livres. Nous jouissons de 6.000 livres de rente, notre maison doit environ mille florins de charge, il nous en reste 5.000 pour les entretiens de nos bâtiments et la subsistance de 27 religieuses et deux filles domestiques qui font 29. Que l'on calcule ce que chaque individu peut avoir à dépenser... Si les administrateurs ne veulent pas avoir égard à ma prière, je serai dans la dure nécessité de laisser faire l'exécution militaire. Nous avons déjà été obligées de vendre nos principaux effets pour nous procurer du pain, ne pouvant nous faire payer dle personne... »

Et le même jour, Madame Gordine, dans une autre lettre adressée aux membres du département de l'Ourthe, implorait la pitié de ses bourreaux en des termes qui en disent long sur la situation de la communauté aux abois: « Citoyens, Le premier et le plus saint des devoirs que l'Etre Suprême a gravés dans nos coeurs, que je sens dans le mien en traits de feu, c'est d'être prêts en tout temps à tout sacrifier pour la patrie; mais plus il est doux de remplir ce précepte sacré, plus il est douloureux de ne pouvoir subvenir aux besoins urgents qui le pressent dans les conjonctures présentes. Qu'il m'est pénible, citoyens, d'être réduite à attester l'impossibilité où nous sommes de faire la moindre offrande pécuniaire à la République, puisque nos moyens de subsistance ne nous donnaient même ci-devant, que pour vivre à la rigueur du terme. Six mille livres font toute notre fortune; 27 religieuses et deux filles domestiques composent notre communauté; vous comprenez assez, citoyens, que sans la confiance et même la pitié compatissante de plusieurs de nos concitoyens, depuis longtemps, nous n'existerions plus, et que nous ne pouvons, hélas offrir à la République que les voeux les plus ardents pour sa prospérité. »

Au gré des révolutionnaires, la famine n'est pas encore un moyen assez rapide pour donner le coup de grâce aux communautés religieuses. A tout prix, ils veulent en finir; c'est pour­quoi, le 14 septembre 1796, en la fête de l'Exaltation de la Ste-Croix, parait le fameux décret supprimant tous les ordres religieux en Belgique. Du coup, dans le diocèse de Liège, 147 couvents doivent disparaitre. Et la lugubre succession des expulsions commence. Pour en rester à ce qui intéresse particulièrement notre histoire, ce sont d'abord les Bénédictines de Mons qui ouvrent la voie douloureuse le 19 novembre; quinze jours plus tard, les Bénédictines de Namur doivent les suivre.

On peut s'imaginer les sentiments qui passèrent alors dans le coeur de toutes les moniales d'Avroy; à une piété profonde pour leurs soeurs infortunées, se joignait la certitude d'avoir elles-mêmes, le lendemain, un sort semblable.

On essayait cependant de résister le plus possible à l'arrêt, de mort.

Déjà plusieurs mois auparavant, dans les premiers jours de janvier 1796, les commissaires de police étaient venus inventorier tout ce qui restait à la sacristie et à l'église.

Voici le texte de l'inventaire qu'ils dressèrent

L'an 4e de la République française du mois de nivôse le 27e jour, à 4 heures de l'après-midi, nous commissaires de police et des logements, députés par arrêtés de la municipalité de Liège en dates des 17 et 19 nivôse de la dite année, à l'effet, sous écrit, nous sommes transportés dans l'église et couvent des Bénédictines sur Avroi, dépendant du quartier d'Avroi; et là après avoir fait conteste de notre mission spéciale à la citoyenne Marie-Genevièvre Ghequier, procureuse et sacristaine, la citoyenne Victoire Gordinne, abbesse du couvent, et la citoyenne Simon, prieure, avons, en leur présence, procédé à l'inventaire de l'argenterie et effets servant au culte qui se trouvent dans la dite église, sacristie, etc., comme suit

1. Le ciboire d'argent et un calice d'argent et de cuivre.

2. Quatorze devants d'autel et autant de chasubles et ce qui en dépend.

3. Dix aubes, quatre surplis, petits et grands et douze amictes, trois chappes, quatre humereaux.

4. Six grands chandeliers et six plus petits de cuivre et cinq petits chandeliers.

5. Une lampe, une sonnette et trois cloches.

6. Une orgue.

7. Trois plats et burettes d'étain.

8. Un Christ de cuivre et croix de bois.

9. Des coussins, tapis.

10. Six nappes d'église, etc.

11. Trois missels et pour les messes de « Requiem ».

12. Deux branches ou chandeliers de cuivre.

Leur ayant demandé si elles n'ont point d'autres effets servant au culte, elles ont répandu que non.

Leur ayant aussi demandé si elles n'ont point fait passer ou laissé emporter en pays étranger ou ailleurs de l'argenterie et autres effets du culte, elles ont répondu que non ajoutant cependant qu'elles ont vendu toute l'argenterie de l'église pour environ six mille et cent florins vers le mois d'octobre 1794, pour avoir de quoi vivre, n'étant payées de personne.

Leur ayant demandé aussi si elles n'en ont point caché ou contribué à en distraire, elles ont répondu que non.

De sorte que nous avons mis sous la garde et responsabilité des susnommées les effets ci-devant désignés à la première page, avec obligation de leur part, de les reproduire à la première demande qui leur en sera faite. En foi de quoi elles ont signé les présentes.

Victoire Gordinne, abbesse bénédictine.

Marie-Lambertine Simon, prieure.

Marie-Geneviève Ghequier, sacristaine et celerière.

N. Durant, père, commissaire de logement.

F.-L. Duperron, commissaire du quartier d'Avroi.

A partir du 14 septembre, c'est l'immeuble tout entier qui est déclaré propriété de la République. A titre de compensation, on offre à l'abbesse et à ses compagnes des bons de 10.000 francs par religieuse, ne pouvant servir qu'à l'acquisition de propriétés nationalisées. Puis pour bien marquer ses prétendus droits, l'administration afferme le couvent au citoyen Delchef pour un loyer annuel de 1.100 francs. Poussées à cette extrémité, les Bénédictines vont tenter un effort suprême pour garder leur vieux moutier. Elles demandent sa mise en adjudication avec l'intention bien arrêtée de le racheter. C'est la celerière, dame Marie-Agnès Ghequier qui rédige la demande en ces termes

« Je soussignée, ex-religieuse du couvent des Bénédictines à Liège, département de l'Ourthe, déclare être dans l'intention et me soumettre d'acquérir le susdit couvent avec ses appartenances et un enclos consistant en environ trois boniers de jardin et verger, lesquels biens sont affermés par bail du 22 du présent mois au citoyen Delchef pour une année, moyennant onze cents francs. Pour l'acquisition desquels biens j'offre la somme de dix-huit mille francs que je soumets de payer de la manière et dans les termes exprimés en l'arrêté du Directoire exécutif du 23 fructidor dernier, si je reste adjudicataire des dits biens. En conséquence, je requiers l'administration centrale du département de l'Ourthe, dans l'étendue de laquelle sont situés les dits biens, de faire procéder sans délai, sur ma présente soumission, à l'estimation d'iceux et publications et adjudications nécessaires dans les délais prescrits par la loi; fait à Liège, ce 25 frimaire an 5e. »

Marie-Agnès Ghequier, celérière.

La réponse ne se fit pas attendre; dès le 28 décembre, l'estimation de l'immeuble se faisait (42).

Et tandis qu'on procédait à cet inventaire, l'oeuvre de spoliation s'achevait, sous les yeux mêmes des religieuses, par la vente de tout le mobilier de l'église.

Il semble ici que nous ne puissions mieux faire que de donner la parole à celle qui a pu entendre les témoins de ces tragiques évènements. A 63 ans de distance, on dirait que tremble encore sous le coup de l'émotion, la plume de dame Stephanie Smets qui nous a laissé le récit suivant où l'on sent toutes les angoisses de ces lugubres jours:

« Eh bien ! malgré cet état de détresse, malgré les sommations qui leur furent faites, les religieuses persistèrent à ne point quitter la maison alors la destruction commença sous leurs yeux. La Croix qui domine l'église fut brisée, la statue de N.-D. de la Paix fut brisée et la veille de Noël, les cloches eurent le même sort. On en brisa deux dont les morceaux furent emportés. La troisième, ayant nom Scholastique, jetée par la grande fenêtre de la cour, glissa sur le toit, tomba droite dans le carré et s'enfonça tellement dans la terre qu'il fallut creuser tout autour pour la dégager, on l'emporta intacte. L'auteur de cet exploit était un certain Bernimolin...

Enfin la résistance ne fut plus possible; il fallut se résigner... Le jour de séparation fut fixé (43) et la nuit qui le précéda fut employée par les religieuses à partager le linge, à rassembler leurs effets et tout ce que la loi leur accordait. Le matin venu, une voiture vint prendre l'abbesse, Madame Gordine, qui ouvrit elle-même la porte et partit la première emportant la bague et la crosse. Elle se rendit au Val-Benoît. Après elle, partirent dans la même direction dame Cécile et dame Clémentine Fallize. La bonne soeur Michel Demos, ne voulant pas s'éloigner de son cher couvent, entra au service de la famille de Monsieur le comte d'Argenteau, dont l'hôtel était près du couvent et, où elle savait qu'elle ne trouverait que des amis et des protecteurs de sa communauté. Les autres membres de la communauté rentrèrent dans leur famille respective (44). Ainsi cette maison édifiée avec tant de patience, de soins, de labeurs, après une existence de 170 ans était tombée!... anéantie!... Dieu la releva.

Malgré l'ordre réitéré donné par l'autorité d'évacuer le couvent, dame Constance Greck, dame Geneviève Ghequier, dame Emmanuelle Coumont et sour Françoise Laloyau refusèrent d'y obtempérer et persistèrent à rester dans la maison: Ces courageuses filles retirées dans une chambre écartée, dépourvues de meubles et de linge, se trouvèrent dans la plus grande pénurie et vécurent du produit de la vente des fruits et des légumes du jardin.

Tous les meubles avaient été saisis et mis sous séquestre. Les statues de Saint Benoît et de Sainte Scholastique, portées sur le marché, y furent vendues à vil prix et rachetées par un ami qui les rendit à la maison. Les vexations n'ébranlant pas le courage des servantes du Seigneur, l'autorité eut recours à un autre moyen. Elle fit occuper militairement le monastère par un corps de 60 hommes. Ces femmes généreuses n'en persistèrent pas moins à résider dans la maison et telle était leur fidélité à leur sainte règle que, malgré tant d'inquiétudes et tant d'angoisses, l'office divin ne fut pas interrompu un seul jour.

Le couvent fut mis en vente comme propriété nationale (45).

Chaque soir, dame Constance, dès que l'obscurité la favorisait, allait arracher les affiches qui, placardées sur les murs de la propriété, indiquaient le jour et l'heure de la vente qui eut lieu le V ventose an V de la flépublique (24 février 1797).

Accès dérobé qu'empruntait Constance Greck pour aller arracher les affiches
Sans doute n'y avait il pas là d'échelle à cette époque et fallait il prendre appuis sur la main courante!

Les religieuses restées au couvent, dame Coumont, dame Ghequier, dame Constance Greek se portèrent comme acquéreurs, et personne n'ayant enchéri sur elles, elles obtinrent la propriété pour 28.000 francs (46), somme bien modique, si l'on considère l'étendue du bien, mais considérable pour des personnes dépourvues de toutes ressources; car, n'ayant pas voulu se soumettre à l'arrêt qui ordonnait leur exclusion, elles n'avaient aucun droit au dédommagement dérisoire accordé par la loi aux religieux qui rentraient dans la vie civile.

Ces dames rachetèrent en même temps une partie du mobilier et, de nouveau chez elles, elles recueillirent avec empressement les religieuses de différents ordres expulsées de leur couvent, leur donnèrent non seulement asile, mais pourvurent à tous leurs besoins avec cette admirable générosité que la charité seule peut inspirer.

Cette même année 1797 ces femmes dévouées, dans le but de se créer un moyen d'existence, ouvrirent un pensionnat et, bientôt, protégées par les autorités, elles virent un succès mérité couronner leurs efforts. » (47)

« J'ai commencé, écrit dame Constance Greck, en tête du registre destiné à recevoir la liste de ses élèves, j'ai commencé mon pensionnat le 1 juin 1797 ». Et pour la première année, elle y réunit cinq fillettes

« Dame Constance à qui l'on défend de se nommer bénédictine, dit J. Demarteau, se qualifie désormais institutrice. Rien n'était plus nécessaire à Liege, rien ne semblait plus impossible que d'ouvrir un pensionnat. Plus une école, ni officielle, ni libre, ni pour garçons, ni pour filles n'y subsistait au moment où elle racheta les locaux de la sienne. La première que l'administration y établira ne s'ouvrira que sept mois plus tard, en septembre 1797. Les enfants grandissaient dans une ignorance et une corruption telles que les auteurs et les chefs de la Révolution étaient eux-mêmes épouvantés de ce que promettait à la commune cette jeunesse « tourbe d'êtres sans moeurs, avilis, dégradés, pépinière de brigands ». Les églises restaient fermées, les cérémonies religieuses interdites au public, la plupart des ecclésiastiques sous le coup de la proscription: A la fin de l'année 1798, un seul arrêté du 4 novembre ordonnera encore l'arrestation au même jour, sans avis ni procès de 779 prêtres du département. Ah les plus mauvais temps ne furent pas pour nos pères ceux de Robespierre ou de Marat:

« Nulle part, écrit au sujet de nos provinces, l'auteur de l'Histoire de la terreur sous le Directoire, nulle part les commissaires du Directoire ne se jetèrent sur le clergé catholique avec une violence et un acharnement aussi fanatique. »

Les pires vexations attendaient les institutrices de cette première école libre, comme ceux et celles qui allaient, aussi hardis que peu nombreux, suivre l'exemple de dame Constance: obligatoire le dimanche, la tenue des classes était interdite le décadi, jour décima par lequel en entendait remplacer ce dimanche; les municipalités étaient même chargées de constater chaque mois dans les écoles privées « si les maîtres ont soin de mettre entre les mains de leurs élèves, comme base de la première instruction, les Droits de l'homme et la Constitution ». C'était dans le texte du Code de l'athéisme révolutionnaire qu'il fallait apprendre à lire aux enfants !

Des hommes n'eussent ni osé, ni pu prendre I’initiative d'affronter de telles diflicultes; pour en triompher, dame Constance comptait sans doute sur les mères de famille wallonnes. Peut-être avait-elle lu dans le seul journal qui, publié en secret par un proscrit, eut conservé alors son franc parler: Je Troubadour liégeois, peut-étre avait-elle lu cette déclaration de l'année et du mois même du rachat de sa maison: « Les dames liégeoises, sous tous les régimes et sous tous les rapports, ont montré plus de tète, plus de fact, plus de judiciaire, plus de perspicacié, plus d'activité, plus de courage, plus de vertus, enfin plus de vrais mérites que leurs barons, leurs bonshommes ou leurs babaux! » (48)

Telle était donc l'oeuvre à laquelle Constance Greck allait désormais demander son pain quotidien. Elle l'a entreprise, elle ne la lâchera plus. On demeure saisi d'étonnement, et d'admiration devant une telle vaillance dans une jeune femme qui vient à peine d'atteindre sa trentième année!

Entraînées par son exemple, deux compagnes, dame Coumont et dame Ghéquier restent à ses côtés pendant quelque temps; puis l'une après l'autre, découragées, désespérant de voir jamais se reconstituer la communauté, elles s'en retournent dans leur famille.

Et Constance resta seule, avec une soeur converse Françoise Laloyau qui lui fut toujours fidèle! Et ce sont ces deux pauvres femmes qui, pendant vingt-cinq ans, vont garder l'abbaye de la Paix Notre-Dame.

En fait de ressources, il n'y a que des dettes: l'immeuble a été racheté au prix de forte emprunts. Et encore on dispute à Constance Crock ce qu'elle a si chèrement acquis: en septembre 1798, les agents révolutionnaires prétendent avoir des droits sur tout le mobilier restant de l'église et voici que orgues, jubé, stalles sont mis aux enchères.

Et de quel oeil devait-on regarder cette ex-bénédictine qui, bravant toutes les lois d'expulsion, avec une audace inouïe restait installée dans les locaux bénies de son ancien monastère?

Impossible de ne pas voir ici une intervention toute spéciale de la divine Providence qui, par les mains d'une pauvre et faible femme, voulait relever l'ancienne abbaye de la Paix Notre-Dame.

L'année 1802 fut comme l'aurore d'une période de restauration et de paix.

Cependant malgré le Concordat conclu entre Napoléon et le Souverain Pontife, on n'a pas encore le rétablissement plein et entier de ta liberté, tant s'en faut! Mais du moins les églises se rouvrent, le culte se rétablit et, après ces cinq années de persécution religieuse c'est déjà un immense soulagement.

Monseigneur Zaeppell, qui monte sur le siège épiscopal de Liege, prodigue ses encouragements à la vaillante institutrice; de même le préfet du département lui montre une bienveillance toute particulière. Peut-être est-ce à cette époque qu'elle reçoit, soit de l'évêché, soit du gouvernement, une pension de 700 francs; et la soeur Laloyau une autre de 400 francs. Et nous retrouvons ici encore l'ardente bénédictine: cet argent si nécessaire à ces deux femmes qui depuis des années, ne vivent que par des prodiges de privations et d'économie, qui plus d'une fois bien probablement, auront senti l'aiguillon de la faim, eh bien cet argent, Constance Greck l'emploie à acheter des ornements d'église.

Ah dans le coeur de la bénédictine, c'est toujours le même rêve: rétablir le culte divin, célébrer encore les louanges du Dieu trois fois saint des autels.

Une nouvelle difficulté allait surgir au sujet de l'abbaye: nous avons vu que Mesdames Coumont, Ghequier et Greck s'en étaient partagé la propriété mais les deux premières rentrant dans leur famille, désiraient céder leur part et dame Constance ne pouvait, elle seule, en assumer toute la charge. Toutes trois se décidèrent alors à accepter la proposition qu'on leur fit de reprendre tout l'immeuble, en s'engageant à le conserver intact, sans le diviser et prêt à le rendre à sa destination primitive si la communauté parvenait à se rétablir.

Pleinement rassurée de ce côté, dame Constance ne se réserva que la propriété du pensionnat.

Et maintenaint laissons un instant I’ex-monastère des Bénédictines pour examiner où en étaient les anciens établissements de religieuses dans la cité liégeoise. Un rapport du préfet de l'Ourthe, daté du 30 mai 1808, va nous l'apprendre:

« A Liege, les Récollectines, au nombre de cinq, enseignent à lire et à écrire à deux pensionnaires et à sept externes. Les Urbanistes, au nombre de huit, ne font que filer et tricoter. Les Célestines, au nombre de dix, filent et tricotent. Les Bénédictines du Val-Benoît (n'est-ce pas plutôt de la Paix Notre-Dame?) au nombre de huit, se livrent, à l'éducation des demoiselles. Les Cèlestines au nombre de trois, ne vivent pas en commun, mais se réunissent pour donner l'instruction. Les Beauregard, au nombre de neuf, font de petits objets d'agrément. Les Clarisses au nombre de vingt-huit, font de petits ouvrages d'agrément; les moins âgées passent les cinquante ans. Les Soeurs de Hasque, au nombre de quatre, s'occupent à plisser des surplis. Les Ursulines, au nombre de trois, donnent l'instruction. Les Carmélites, au nombre de sept n'ont pas changé leurs occupations.

Depuis leur suppression, il n'y a eu nulle part des novices et nulle prise d'habit. Ces réunions ne portent nullement le caractère de corporation. Un excellent esprit d'ordre, une union réciproque et un système d'économie dictée par la modicité de leurs ressources, forment aujourd'hui la base et l'unique but de leur société. La plupart sont d'un âge très avancé. Depuis quelque temps leur nombre est sensiblement, diminué ». Et le préfet de conclure: « Encore quelques années et elles n'existeront plus que dans le souvenir. Bien ne paraît s'opposer à ce qu'on les laisse en paix terminer leur carrière. »

Hélas le préfet semblait dire vrai car quelques années plus tard, seules, les Bénédictines, les Célestines, les Carmélites, les Urbanistes et les Congrégations hospitalières subsistaient encore dans l'ancienne cité des princes-évêques.

Quant à ce qui regarde spécialement les établisiements d'instruction féminine au 1er janvier 1812, le département de l'Ourthe plus grand que notre province actuelle, ne comptait encore dans l'ensemble que cent, et quinze pensionnaires, dont quatre-vingt-deux à Liège, vingt-cinq dans cette maison la plus peuplée de toutes (49) et aussi, hâtons-nous d'ajouter, la plus réputée même aux yeux de l'autorité civile, comme en témoigne l'attestation que lui rend en 1814, le commissaire des puissances alliées. Il remarque cependant que, depuis l'entrée des troupes des hautes puissances alliées, ce pensionnat a perdu de son importance, mais il ne doute pas que la paix ne lui fasse bien vite reprendre sa première splendeur.

La paix! Va-t-elle enfin nous être complètement, rendue après 1815, sous le régime hollandais? Non hélas nous en sommes encore loin. Mille entraves vont être apportées à notre liberté. Les communautés religieuses en particulier devront attendre 1830 avant de pouvoir jouir d'une pleine indépendance.

Dès le début du règne de Guillaume la question des couvents fut nettement posée Pouvaient-ils, oui ou non se rétablir ?

A cette demande, le roi répondit en distinguant trois sortes d'institutions religieuses

Il y a d'abord, dit-il, celles qui prêtent secours à l'humanité souffrante, celles-là peuvent continuer à subsister; il y a en second lieu, celles qui s'occupent de l'éducation de la jeunesse; elles peuvent être tolérées dans l'état où elles se trouvent jusqu'à ce qu'on ait pris une détermination à leur égard; enfin restent celles qui n'ont aucun but d'utilité publique, ne menant qu'une vie contemplative, celles-là peuvent continuer jusqu'à leur extinction graduelle par suite de décès successifs; il leur est défendu d'admettre des novices.

De plus, pour toute communauté religieuse indistinctement, le roi défendait l'émission des voeux perpétuels et irrévocables.

Et qu'on ne croie pas que ce soient là des mesures qui n'existeront qu'en principe. Guillaume entend qu'on s'y conforme scrupuleusement. Et pour en assurer l'exécution, il oblige les bourgmestres à faire chaque mois le rapport de tout ce qui s'est passé dans les couvents placés sur le territoire de leur commune.

C'est ainsi qu'on vit un jour l'édile de Liège mis en demeure de s'expliquer sur le cas, réputé très grave, d'avoir laissé les Carmélites du Potay admettre une novice à la profession. Le couvent coupable d'un tel délit, fut, menacé de toutes les foudres du roi omnipotent.

Voilà où en était notre liberté religieuse au temps du gouvernement hollandais! Force donc était faite à dame Constance d'agir avec la plus grande prudence pour ne pas soulever la méfiance ombrageuse de Sa Majesté. En dépit cependant de toutes les précautions, une lettre du gouverneur au bourgmestre vint prouver que plus d'un soupçon planait sur le modeste établissement d'Avroy.

« Le pensionnat, écrivait Monsieur Liedekerke, le 3 août 1820, établi dans les bâtiments des ci-devant Bénédictines-sur-Avrov, bien qu'il ne soit en réalité qu'un établissement particulier puisque la communauté des Bénédictines de Liege a été supprimée et dissoute, et ses biens et revenus aliénés, semble ne pouvoir être envisagé que comme une véritable congrégation ecclésiastique, attendu que l'établissement, dirigé par une ex-bénédictine de Givet, sert encore de retraite à huit anciennes religieuses dont quatre figurent comme ex-bénédictines et quatre ex-célestines.

La mesure arrêtée par Sa Majesté étant positive et devant indubitablement recevoir son exécution littérale, j'ai enfin besoin d'avoir des renseignements précis sur le personnel et le régime intérieur de cette maison et tels que ceux que vous m'avez procurés pour ce qui regarde la communauté des ex-clarisses et des ex-carmélites où vous avez reconnu et constaté l'existence de graves abus que l'on cachait à l'autorité et qu'elle a dû réprimer.

Outre les renseignements ci-dessus demandés sur le personnel, les moyens d'existence, le costume et le genre de vie et d'occupations des huit anciennes religieuses retirées et co­habitantes dans le pensionnat de l'ex-bénédictine Dieudonnée Greck, je désire encore savoir s'il ne réside pas dans l'établissement en qualité de pensionnaires ou de sous-locataires, d'autres personnes que les élèves dont l'éducation est confiée à la directrice, et si elles se costument et vivent comme les religieuses; s'il est des ecclésiastiques attachés à cette maison, il faudra aussi les désigner et indiquer le service dont ils sont chargés.

Tous ces renseignements me sont nécessaires afin de me mettre à portée de juger avec une parfaite connaissance de cause si l'établissement de la dame Greck qui, d'après rapports, n'a été jusqu'ici considéré que comme un simple pensionnat particulier, ne renferme pas une véritable association religieuse dont l'existence et les statuts devraient être reconnus par le Gouvernement, et qui, par conséquent, ne pouvant subsister qu'après en avoir obtenu l'autorisation nécessaire, devrait ainsi que les Alexiens et les frères Ignorantins se pourvoir cette à cette fin avant le 1er janvier prochain. »

Comme suite à cette lettre, le bourgmestre, Monsieur le Chevalier de Mélotte fit une enquête qui aboutit aux renseignements suivants fournis par dame Constance elle-même:

Le prix de la pension annuelle est de 280 fl. Il y a année commune 50 pensionnaires dont le rapport est de florins P. B.

14.000
Outre les pensionnaires internes, on peut recevoir commodément 8 dames en appartement, il y en a à présent, 8 qui paient une parmi l'autre 200 fl. 1.600
La pension des élèves externes à demi-pension est de 140 fl. Nous avons aujourd'hui 8 élèves à demi- pension. 1.120
Les externes sans aliments paient 50 fl. par an. Il y en a, à présent, 12 semblables externes. 600
Total 17.320

De sorte qu'année commune, on peut évaluer le revenu de la maison à environ 17.320 fl. des P. B. Ajoutez-y un grand jardin et une prairie bien arborée qui fournissent une grande quantité de légumes et de fruits et servent à entretenir deux vaches qui donnent le lait dont la maison a besoin.

Ce pensionnat existe depuis près de vingt-cinq ans: la pension n'a pas toujours été aussi fréquentée qu'à présent, et néanmoins on a subvenu à tous les besoins de l'établissement. Aujourd'hui la soussignée ne peut seule remplir les soins que le grand nombre des élèves exige; elle a dû s'adjoindre plusieurs maîtresses qu'elle doit payer. Ces mêmes devoirs pourront être remplis par des religieuses qui seront admises, si elles ont la capacité requise pour l'enseignement; et les domestiques à gages pourront être remplacées par des soeurs converses, ce qui sera moins coûteux.

L'administration de l'ancienne corporation se gérait par la Supérieure et trois ou quatre discrètes ou anciennes. Ce mode d'administration pourra être rétabli.

Vous voyez donc, nobles et honorables Seigneurs, que les ressources de l'Établissement pourront suffire à l'entretien de la maison, qui est déjà fournie des meubles qui lui sont nécessaires.

Le 23 avril 1822.

Constance Greck.

Cependant, malgré ces explications, le danger continuait à planer sur la petite association. Madame Greck le comprit; d'ailleurs un secret instinct l'avertissait que l'heure enfin avait sonné de réaliser le rêve qui la hantait depuis plus de vingt ans et que le moment était venu de ressusciter l'abbaye de la Paix Notre-Dame.

Ne sachant quels moyens employer pour y parvenir, elle se rendit à Bruges chez les Dames de Sainte-Godelieve, qui, lui avait-on dit, pourraient la mettre au courant des formalités à remplir pour obtenir l'existence légale de son établissement. Sur le conseil de ces dames, elle entreprit démarche sur démarche; mais en vain, rien n'aboutit.

Que va faire dame Constance devant cet insuccès? Se décourager, lâcher prise? Jamais. Cette femme héroïque ne connaît pas d'obstacle quand il s'agit de son monastère. Aucune difficulté ne l'effraie; elle en a vu bien d'autres ! Son parti est bientôt pris puisqu'elle ne peut obtenir une réponse de La Haye, elle ira elle-même la demander au roi. Pourra-t-il résister à cette femme qui avait tenu tête à la révolution?

Guillaume la reçut avec autant de bienveillance que d'égards. Les promesses qu'il lui fit ne furent pas de vaines paroles, car le 1er octobre 1822, Sa Majesté signait l'arrêté qui reconnaissait le couvent d'Avroy comme établissement d'instruction publique. Dès lors, la maison n'avait plus rien à craindre; elle avait une existence légale et la communauté était autorisée à se reconstituer.

Mais tout en reconnaissant l'établissement de dame Constance, le roi stipulait certaines conditions que les futures religieuses devraient s'engager à observer:

1° Le but de l'établissement devait être de donner tous ses soins à l'instruction tant religieuse que civile à des jeunes demoiselles soit internes, soit externes

2° Les religieuses devaient vivre en communauté sous une supérieure à qui elles étaient tenues de porter respect et obéissance.

3° La supérieure serait élue par les dames professes à la pluralité des suffrages, pour le terme de trois ans, elle était rééligible et devait être originaire du royaume ou y naturalisée.

4° Les postulantes feraient un noviciat dont la durée était fixée à un an.

5° L'année du noviciat expirée, elles feraient des voeux simples pour le terme de cinq ans au plus.

6° Elles seraient soumises en tout ce qui concerne le spirituel à l'évêque diocésain.

Il était entendu que, quant au civil elles étaient, comme sujets du Roi, de même que toute autre communauté pareille, soumises à Sa Majesté et à son Gouvernement.



CHAPITRE X.

Résurrection.

(1822-1824).


S'il est des sentiments que l'on puisse facilement s'imaginer, ce sont bien ceux que dut éprouver dame Constance Greck en recevant l'arrêté royal qui lui permettait de rétablir la Paix Notre-Dame.

Donc son héroïque résistance, sa persévérance inlassable, sa confiance qui, pendant vingt-cinq années, ne s'était jamais démentie, toutes les privations qu'elle avait endurées, tous les dangers qu'elle avait courus, tout cela n'était pas perdu! La Providence allait enfin couronner ses efforts, et cette communauté détruite, qu'elle ne cessait de pleurer depuis un quart de siècle, allait renaître sur sa souche même.

Mais pour reconstituer le monastère, il faut des membres et l'exil les a dispersées aux quatre coins du pays. Madame Greck fait parvenir la nouvelle de la restauration de la Paix Notre­Dame à toutes les survivantes de l'ancienne communauté. Hélas! le nombre n'en est plus bien grand. Beaucoup pendant ces années désastreuses ont passé à un monde meilleur. Les privations, les angoisses, les regrets, la lutte pour l'existence a certainement ruiné la vie de plus d'une de ces victimes de la Révolution, car pour beaucoup la dispersion n'a pas été seulement le déchirement du coeur frappé dans ses plus intimes affections, mais encore l'isolement, la misère, le dénuement.

Et parmi celles que la mort n'avait pas encore atteintes, combien en était-il qui, accablées d'infirmités, usées avant l'âge, n'étaient plus capables de reprendre le joug de l'observance régulière

D'autres encore avaient vu, pendant ce laps de temps de nouveaux devoirs surgir pour elles. Des obligations sacrées allaient les retenir loin de leur vieux moutier, soit auprès de quelque parent âgé ou infirme qui ne pourrait se passer de leurs soins, soit auprès de quelques déshérités de ce monde auxquels elles avaient voulu consacrer les derniers restes d'une existence brisée. Et c'est ainsi, qu'à l'invitation de dame Constance, six seulement répondirent: quatre dames et deux soeurs.

La première qui rentra au bercail fut dame Alexandrine Magerotte. Agée de soixante-onze ans, elle vivait depuis l'expulsion, retirée dans sa famille au fond des Ardennes. Là, elle menait une vie pieuse et tranquille, mais au fond de son âme, elle gardait le souvenir et le regret de l'heureux temps, où, jeune religieuse, elle chantait les louanges du Seigneur au doux moutier d'Avroy. Et voici que, un soir d'automne, tandis que les ombres de la nuit évoquaient peut-être plus vivaces en son âme les lointaines visions, une lettre de Liège vint lui apprendre que la Paix Notre-Dame allait renaître. A cette nouvelle, le coeur de la vénérable septuagénaire dut bondir de joie; sans une hésitation, sans un délai, son parti est pris: la nuit se passe en préparatifs; quelques effets sont rassemblés à la hâte et le lendemain, à la première heure, dame Magerotte reprenit la route de Liège.

Trois anciennes compagnes ne tardèrent pas à la rejoindre. Mais hélas! ni dame Magerotte, ni dame Rosalie Moyen, ni Dame Marie-Agnès Leroy ne purent reprendre leur place dans la nouvelle communauté. L'âge, les infirmités ne le leur permirent point; tout ce qui leur fut possible, ce fut de s'unir de coeur à celles qui allaient entreprendre la restauration; retirées dans un quartier de l'abbaye, elles eurent au moins la consolation de finir leurs jours à l'ombre du cloître où, jeunes religieuses, elles s'étaient consacrées au service du Seigneur.

Une autre survivante n'eut pas même, malgré tous ses désirs, la joie de mourir dans son ancien monastère. Se trouvant à la tête d'un établissement pour orphelines, dame Victoire Nahon, ne put que garder de loin le souvenir profond et inaltérable de son ancienne communauté. Par un privilège tout spécial, elle obtint de l'évêque l'autorisation de revenir une ou deux fois par an, à l'intérieur de la clôture, pour jouir encore, au moins pendant quelques jours, de cette douce et paisible vie d'autrefois qu'il ne lui était pas donné de reprendre. Seule dame Marie-Ange Kessel, eut le bonheur de rentrer dans l'observance régulière; elle fut le bras droit de dame Constance dans l'oeuvre de la restauration.

Quant aux soeurs converses, deux arrivèrent, au premier appel: l'une soeur Michelle Delnos n'eut pas à venir de bien loin. C'est elle qui, pour ne pas quitter le voisinage du couvent, regretté, s'était engagée au service de la famille d'Argenteau. Vaillante encore malgré ses soixante-dix ans, elle apportera à la communauté sa part de travail et sera pour toutes ses nouvelles soeurs un exemple vivant des antiques traditions de régularité, de recueillement et d'obéissance. Sa compagne, soeur Marie-Madeleine Moreau devait également jusqu'à un âge avancé, offrir le modèle de toutes les vertus monastiques. L'invitation de dame Constance vint la trouver dans une maison de charité au milieu des pauvres et des infirmes auxquels elle consacrait tous ses soins depuis la dispersion de la communauté.

Enfin n'oublions pas la vaillante et fidèle soeur Marie Laloyau qui resta toujours intrépidement aux côtés de dame Constance. Jusqu'à l'âge de nonante-cinq ans, elle se dévouera encore à cette communauté qui lui devait en partie sa restauration.

Seigneur, que vos voies sont mystérieuses! Voilà donc avec quels éléments vous allez ressusciter l'antique abbaye de la Paix Notre-Dame! Cinq faibles religieuses dont deux choristes et trois soeurs converses; cela suffit à Celui qui se plait à confondre ce qui est grand et fort par ce qui est humble et misérable.

Ce petit groupe étant ainsi réuni, le 16 décembre 1822, Monseigneur Barett, vicaire capitulaire, autorisa les religieuses de l'ancienne communauté, ainsi que celles d'autres couvents qui avaient trouvé asile dans la maison, à reprendre l'habit religieux, c'est-à-dire, l'ancien costume des Bénédictines et à faire des voeux de cinq en cinq ans.

On ne voulut donner aucun éclat à la cérémonie: le dimanche 22 décembre, après leur communion, les cinq bénédictines auxquelles s'étaient jointes quatre soeurs converses venues de l'ancien couvent des Célestines, déposèrent leurs vêtements séculiers pour la seconde et dernière fois, et pleines de joie, revêtirent la tunique et le voile monastiques.

Grand fut l'étonnement des petites pensionnaires de retrouver à leur réveil leurs maîtresses ainsi transformées !

Quant à la règle c'était évidemment toujours celle de Saint Benoît que l'on entendait suivre à la Paix Notre-Dame; mais il fallait l'adapter au genre de vie qu'on allait mener. En attendant donc que l'on pût rédiger de nouvelles constitutions, Monseigneur Barett traça pour la petite communauté, un règlement provisoire.

Enfin pour compléter toute l'organisation du monastère restauré, un arrêté royal vint, le 12 juin 1824, fixer à neuf le nombre maximum des religieuses, y compris les novices, qui pourraient vivre à la Paix Notre-Dame.

Les affaires étant ainsi réglées, on pouvait espérer des jours heureux et paisibles, lorsque soudain, un coup de foudre vint éclater au-dessus de l'abbaye.

Celui qui avait racheté l'église et tous les bâtiments claustraux, poursuivi par ses créanciers, se voyait dans la nécessité de se défaire de l'immeuble. Le moment était critique: si la maison passait en des mains étrangères, c'en était fait peut­être à jamais de l'abbaye de la Paix Notre-Dame. Aussi dame Constance n'hésita pas un instant. Mettant toute sa confiance en la Providence qui lui avait donné tant de preuves de sa protection, elle se porta acquéreur de tout le couvent au nom de sa communauté. L'acte de cession fut signé le 3 juillet 1824.

Désormais, les Bénédictines peuvent en toute assurance envisager l'avenir, Dieu a aplani toutes les difficultés; rien semble­t-il, ne peut plus empêcher la communauté de prendre un nouvel essor.

On peut mesurer l'oeuvre immense réalisée par dame Constance Greck par les lignes suivantes qui exposent la situation des couvents dans le diocèse de Liège en 1825: « De toute l'ancienne organisation monastique, on ne retrouvait plus que quelques Récollets à Saint-Trond et les Cellistes ou Alexiens de Liège. Pourtant à l'hôpital de Bavière, les religieuses hospitalières continuaient à veiller au chevet des malades, ailleurs elles prodiguaient aux incurables leurs soins maternels; au Potay, les Carmélites n'avaient pas interrompu leur vie de sacrifices et de prières. Enfin la vieille règle de Saint Benoît, qui au VIle siècle avait groupé autour d'elle les premières fondations religieuses, dirigeait encore la vie des moniales de la Paix Notre-Dame sur-Avroy. » (50)



CHAPITRE XI.

Vers une vie bénédictine plus intense.

(1824-1924).


Le monastère de la Paix Notre-Dame était donc relevé. Mais que de choses restaient à accomplir pour rendre à la communauté qui renaissait, toute la physionomie d'une véritable abbaye bénédictine! Il faudra, pour y arriver, le travail d'un siècle tout entier.

Quand on lit les chroniques reprises après la Révolution, rien n'est plus frappant que d'y suivre cet effort constant vers un idéal toujours le même. A travers la multiplicité de réformes, de transformations qui s'élaborent d'année en année, à travers tous les tâtonnements de chacune des différentes supérieures, on découvre une idée fixe revenir à la règle primitive, restaurer la vie bénédictine dans toute sa vigueur. Tel est donc le travail qui se fera pendant tout le XIXe siècle et qui aboutira, au XXe, à faire circuler dans le cloître d'Avroy un courant intense de vie et d'esprit bénédictins.

De 1825 à 1830, aucun événement bien considérable ne vint marquer l'existence de la petite communauté. Le pensionnat se développait lentement ayant, lui aussi, ses jours d'épreuve. A deux reprises, il vit diminuer notablement sa population: une première fois, en 1826, par suite du départ d'une institutrice qui aidait les religieuses dans les classes. Cette jeune fille était l'aînée de quatre soeurs qui devaient à la générosité de Madame Constance, l'éducation qu'elles avaient reçue à la Paix Notre-Dame. Le coup fut donc aussi pénible qu'inattendu quand ces demoiselles emmenant aver elles dix-sept élèves, allèrent à quelques pas de l'abbaye ouvrir un autre pensionnat (51).

Quatre ans plus tard, la Révolution belge ayant éclaté, toutes les pensionnaires hollandaises, assez nombreuses â cette époque, furent rappelées dans leur famille.

Mais du moins 1830 amène enfin la pleine indépendance. On en profite au monastère d’Avroy pour rétablir les voeux perpétuels et pour élire comme supérieure définitive Madame Constance Greck.

Hélas! Notre vaillante religieuse touchait au terme de sa laborieuse carrière. Usée par les soucis, les fatigues, les responsabilités, elle ne devait plus rester au milieu de ses filles que six années. Dans sa dernière maladie, étendue sur son lit de douleurs, dévorée par une fièvre intense, Constance Creck revivait, dans ses moments de crise, les années tragiques de la Révolution. On la voyait alors s'agiter avec angoisse comme si elle avait encore à lutter contre tous ceux qui voulaient anéantir son monastère. Elle, qui n'avait pas tremblé devant les pires réalités, se prenait à subir d'inexprimables terreurs en face de ces hallucinations du passé qui venaient tourmenter son imagination surexcitée; et alors il fallait la calmer, la ramener dans le présent en l'assurant que tout ce qui la troublait n'était que de vains cauchemars,

« Reposez en paix, Madame, lui disait son infirmière, reposez en paix, ce ne sont que des rêves. » Des rêves, oui, ce ne sont que des rêves, ô héroïque Constance, ce ne sont que des rêves! Grâce à vous, l'abbaye de la Paix Notre-Daine a surmonté la tourmente, et longtemps encore, elle vivra pour la gloire du Très-Haut. C'est votre oeuvre, dormez en paix; vous pouvez dire maintenant votre « Nunc dimittis ».

Quant à celles qui vous doivent de vivre dans ces cloitres, dont les échos depuis trois siècles, répètent les louanges de l'adorable Trinité, elles garderont à jamais le souvenir de votre nom vénéré. Chaque fois qu'elles contempleront votre image dont les traits énergiques expriment la vaillance et l'ardeur de votre âme, elles béniront, votre douce mémoire. Du haut des splendeurs éternelles, gardez cet héritage que vous avez ici-bas si chèrement acquis!

Ce fut le 27 juin 1836 que Madame Constance Greck, âgée de soixante-huit ans, s'éteignit au milieu des larmes de toute sa communauté.

Hélas elle laissait celle-ci dans une situation des plus critiques; les dettes s'étaient accumulées les créanciers se montraient inquiets et impatients; on contestait aux Bénédictines leurs droits sur la propriété de l'immeuble (52).

Tant qu'elle avait été là, Madame Constance avait, suffi à tout. Mais, elle disparue. pouvait-on espérer trouver parmi les religieuses encore jeunes et inexpérimentées, une main assez ferme pour tenir le gouvernail dans des conjonctures si difficiles? Et le pensionnat lui-même, se maintiendrait-il, privé de celle qui en avait été l'âme, pendant près de quarante ans

Cet état de choses alarma l'autorité ecclésiastique. Déjà on parlait de démembrer la communauté, d'en disperser les religieuses en différents couvents et d'en appeler d'un autre ordre pour occuper l'abbaye.

O pauvre Constance! Deviez-vous donc dépenser tant de surhumains efforts pour qu'on en arrivât si tôt après votre disparition, à détruire toute votre oeuvre

Mais non, une fois encore le tournant difficile sera franchi. Celle qui vient d'étre élue supérieure possède en son âme une énergie capable de tenir tête à toutes les difficultés.

Née en 1802. Madame Nathalie Beckers n'avait encore que dix années de vie religieuse. Néanmoins sans se laisser épouvanter par le fardeau qui allait peser sur ses épaules, elle mit, selon sa devise, « toute sa confiance en Dieu », et elle entreprit vaillamment l'oeuvre immense qui lui incombait. Elle parvint à rassurer les créanciers, obtint d'eux de nouveaux sursis, puis se préoccupa de la situation spirituelle de la communauté.

Par suite du manque de personnel, l'observance religieuse n'avait guère pu se rétablir. A l'exception de deux points: l'office et l'abstinence, on n'avait conservé aucune pratique monastique. La clôture n'existait plus, en ce sens que pensionnaires, dames en quartier circulaient librement dans tout le couvent.

Pour remédier à cet abus, Madame Beckers, en faisant reconstruire les bâtiments qui tombaient en ruines, y fit établir des parties nettement distinctes. A partir de ce moment, dames en chambre, élèves eurent leur logis séparé de celui des religieuses. La clôture put alors être rigoureusement observée et personne, en dehors des moniales, n'eut encore permission d'y mettre le pied.

Un autre point vint bientôt solliciter à nouveau le zèle de Madame Nathalie Beckers. Pour elle, ce n'était point assez de s'occuper de l'éducation des jeunes filles destinées à former l'élite de la société. Elle songeait avec peine à ces multitudes d'enfants pauvres qui, à cette époque, grandissaient dans l'ignorance la plus complète. Mais pour les recevoir, il fallait un local; où le trouver alors que l'on se sentait déjà bien à l'étroit dans les bâtiments de l'externat et du pensionnat? La charité est ingénieuse; la bonne supérieure avisa une remise, la fit aménager et triomphante, ouvrit en 1841, une école gratuite; cent trente enfants et plus tard, trois cents, y vinrent chercher avec l'instruction, une formation foncièrement chrétienne (53).

Le pensionnat voyait, lui aussi, s'ouxvrir une ère de prospérité avec l'arrivée au monastère de la fille de cet officier qui, on s'en souvient peut-être, avait pendant la Révolution, protégé les bâtiments de la Paix Notre-Dame et leurs habitantes. Mademoiselle Smets avait alors quarante et un ans; femme intelligente et énergique, elle rendra pendant sa carrière monastique, qui devait être encore longue, de grands services à l'abbaye. Institutrice expérimentée, ayant dirigé dans le monde un pensionnat florissant, elle arrivait à la Paix Notre­Dame avec tout un petit essaim d'élèves qui n'avaient pas voulu quitter une maîtresse qu'elles aimaient et estimaient.

Tels furent les principaux événements qui signalèrent les douze années du gouvernement de Madame Nathalie Beckers. Après cela, modestement elle reprit le rang de simple religieuse pour donner pendant les cinquante-huit ans qu'elle devait encore passer sur la terre, l'exemple d'une parfaite obéissance et d'une profonde humilité, comme dans la supériorité, elle s'était distinguée par la bonté, le zèle et la fermeté.

Le 29 septembre 1848. Madame Cornélie Delhues la remplaçait comme supérieure. Pendant les quatre années qu'elle exerça cette charge, elle s'appliqua, comme sa devancière, à remettre en vigueur les anciennes coutumes de l'observance religieuse. Le rétablissement du silence monastique lui tint surtout au coeur; car, vraie fille de Saint Benoît, elle se distinguait par une vie intérieure intense. Malheureusement, minée par la maladie, elle fut enlevée à l'affection de ses filles à l'âge de quarante-trois ans, n'ayant pu accomplir toutes les réformes qu'elle avait rêvées.

Madame Célestine Keutgens (1853-1860), qui lui succède, n'aura pas non plus une bien longue carrière de supérieure. Bonne musicienne, elle met tous ses soins à donner à l'office et aux cérémonies liturgiques plus de splendeur. Un an avant sa mort, elle a la joie de voir bénir la chapelle (54) des enfants de Marie. L'idée d'une congrégation était due à dame Stéphanie Smets qui très modestement avait commencé les réunions en 1849. Malgré toutes les difficultés, la vaillante apôtre de Marie avait réussi à maintenir l'entreprise et à la développer au point de nécessiter en 1859 une chapelle spéciale.

Avec Madame Grégorine Lechanteur (1860-1880), l'abbaye de la Paix Notre-Dame va, pour la première fois depuis son rétablisseinent, voir se dérouler les majestueuses cérémonies d'une bénédiction abbatiale. On remit en usage pour la circonstance, les anciennes crosse et bague que Madame Gordine avait renvoyées après la reconstitution de la communauté. La bénédiction se fit par Monseigneur Mercy d'Argenteau, archevêque de Tyr, qui était l'ami en même temps que le locataire de la maison.

Déjà cinq semaines avant sa mort, la supérieure précédente, Madame Keutgens, avait repris le titre d'abbesse, mais jusqu'en 1908, les supérieures continueront à n'être élues que pour une période de trois ans et les cérémonies de la bénédiction abbatiale ne se renouvelleront plus avant qu'on ait une abbesse perpétuelle, c'est-à-dire, avant Madame Placide Delhaes.

Madame Grégorimie Lechanteur ouvrit l'ère des restaurations de l'église; on commença par la façade qui avait été fortement endommagée au cours de la Révolution. La croix, qui avait été enlevée, reprit victorieusement sa place au sommet du frontispice; la Vierge de la Paix, dont l'image avait été brisée, reparut sereine et bienveillante dans sa niche du fronton. Deux cloches déjà étaient revenues depuis 1830, une troisième, du nom de Grégorine, donnée par Monseigneur Mercy d'Argenteau, vint rejoindre ses deux compagnes Nathalie et Charlotte pour mêler leurs carillons argentins aux graves mélodies de la liturgie.

Un événement vint prouver en 1864, le développement que la communauté avait repris en quarante ans.

Depuis quelque temps, on réclamait dans le Limbourg une maison d'instruction et d'éducation pour jeunes filles. Cédant aux instances qu'on lui faisait à ce propos, Madame Grégorine Lechanteur se décida à faire une fondation dans la vieille ville de Tongres. Madame Ildefonse Vandatte fut nommée prieure de la nouvelle maison, et, accompagnée de deux dames choristes et de deux soeurs converses, elle y alla ouvrir le pensionnat et l'externat de la Paix Saint-Joseph.

Souffrante déjà depuis quelques années, Madame Lechanteur demanda à être déchargée du fardeau de la supériorité; Madame Ildefonse Vandatte fut appelée la remplaicer (1880-1892).

A cette époque, un grand et difficile travail, qui intéressait au plus haut point la communauté, put enfin s'accomplir. Nous voulons parler des constitutions dont on s'occupait depuis un demi-siècle sans parvenir à créer quelque chose de fixe et de bien adapté aux circonstances nouvelles. Les règles données par Madame de Werquignoeul ne pouvaient plus être observées, vu tous les changements qui s'étaient introduits depuis la Révolution. D'ailleurs, il faut le reconnaître, ces statuts portaient l'empreinte de leur siècle et manquaient d'une certaine largeur de vue et d'un peu de la discrétion tant recommandée par Saint Benoît.

En vue d'élaborer des constitutions définitives, on avait demandé les conseils d'abord, en 1856, de Rédemptoristes, puis en 1864, de religieux de la Compagnie de Jésus. Aucun projet n'avait répondu à ce que l'on souhaitait; on se rendait compte que ces essais ne se rapprochaient pas assez de l'idéal religieux que Saint Benoît propose à ses enfants.

Mais où donc aller chercher des exemples de cette conception monastique afin de s'en inspirer? Les grandes abbayes bénédictines de Saint-Jacques et de Saint-Laurent, desquelles la Paix Notre-Dame avait reçu tant d'aide pendant près de cent cinquante ans, avaient toutes deux disparu. La première en 1875, s'était sécularisée; la seconde fut renversée par la Révolution pour ne plus se relever; si bien qu'à Liege, remarque naïvement celle qui rédige les chroniques, on ne connaissait plus le costume des moines bénédictins.

Mais Saint Benoît va ramener ses fils au moutier d'Avroy. En 1880, toutes les abbayes bénédictines célébrèrent le quatorzième centenaire du bienheureux patriarche des moines. A cette occasion, la maison de la Paix Notre-Dame entra en relations avec plusieurs monastères bénédictins, particuli­rement avec celui qui venait de se fonder à Maredsous. De ces rapports, jaillit la lumière. On comprit que pour établir des constitutions en harmonie avec la règle de Saint Benoît, il fallait aller puiser, non pas chez les voisins, mais aux vieilles sources des traditions bénédictines.

Puissamment secondées dans leur travail par Dom Placide WoIter, de Maredsous , les moniales de la Paix Notre-Dame parvinrent enfin à rédiger des constitutions portant l'empreinte du véritable esprit de Saint Benoît et s'inspirant pour les modifications nécessitées par les circonstances, des règles qui gouvernent les grandes abbayes de Beuron, de Solesmes et de Sainte-Cécile.

A peine cette oeuvre était-elle terminée, que Madame Ildefonse Vandatte se déterminait à fonder une maison en Angleterre, dans l'île de Wight.

Abbaye Paix Coeur de Jesus à Ryde
(Collection Paix Notre Dame à Liège)

La lutte scolaire était à ce moment à son paroxysme; les communautés enseignantes se sentaient fortement menacées; il était prudent, semblait-il, de parer à toute éventualité.

D'ailleurs la pensée d'élever un autel au Seigneur en plein pays protestant, souriait à l'âme d'apôtre de Madame Vandatte, et c'est ainsi que, dans le courant de l'année 1882, un petit essaim de quatre religieuses s'embarquaient pour Ventnor, ayant à leur tête Madame Placide Delhaes, nommée prieure de la Paix du Coeur de Jésus (55).

Cependant, le ciel s'assombrissait de plus en plus dans notre catholique Belgique. Pour atteindre plus sûrement les congrégations religieuses, on avait imaginé de les dépouilIer de ce qu'elles possédaient. En conséquence, le 7 mai 1884, le ministre des Finances tentait une action à la communauté de la Paix-Notre-Dame. L'angoisse fut grande, cette fois encore; mais elle ne fut pas de longue durée. Un mois plus tard, le gouvernement libéral avait vécu et l'avènement des catholiques au pouvoir ramenait la paix et la justice. Le 7 mai 1886, un nouvel arrêté ministériel établissait les pleins droits des Bénédictines de la Paix Notre-Dame sur le vieux couvent d'Avroy.

En action de grâces pour ce nouveau bienfait obtenu, chaque année, au jour de la Fête-Dieu, le Saint-Sacrement est porté triomphalement dans les jardins de ce monastère qui, à quatre reprises, avait failli être enlevé à ses légitimes propriétaires.

La sécurité une fois bien établie, voici que la population des élèves, de même que celle des moniales, s'accroit; le domaine devient trop petit; il faut bâtir. En 1887, le pensionnat et l'externat (56) s'enrichissent de tout un quartier.

Sous l'abbatiat de Madame Isidorine Doreye (1892-1907), c'est le couvent qui s'agrandit.

Aussi cette prospérité fit-elle célébrer en 1897, le centenaire du pensionnat dans des sentiments de profonde reconnaissance envers la divine Providence (57).

Et nous voici arrivés à la période tout-à-fait contemporaine. En 1907, Madame Placide Delhaes revient de l’Ile de Wight pour prendre en main le gouvernement de la Paix Notre-Dame.

Avec elle, nous assistons au plein épanouissement d'une vie bénédictine intense. La Providence semble avoir attendu ce moment pour donner au monastère sa pleine stabilité par l'approbation définitive, à Rome, des nouvelles constitutions. Désormais, comme dans toute véritable abbaye bénédictine, l'abbesse, pierre angulaire de tout l'édifice, est nommée à vie et reçoit une bénédiction solennelle de l'Eglise. Celle qui fut donnée en 1908 à Madame Placide Delhaes, par Sa Grandeur Monseigneur Hutten, eut, en raison des circonstances, un éclat tout particulier. C'était en quelque sorte, le couronnement des efforts de tout un siècle.

Mais ici-bas, hélas les larmes voisinent la joie. 1914 déchaîne la guerre mondiale. Pendant toute l'invasion teutonne, l'abbaye de la Paix Notre-Dame connut elle aussi, des heures difficiles et angoissantes. Mais se blottissant sous le manteau protecteur de Notre-Dame, elle passa saine et sauve ces quatre années tragiques. Bien loin de voir sa vitalité s'affaiblir pendant cette période néfaste, le monastère d'Avroy, plein d'espoir dans les revanches de l'avenir, se déterminait au milieu même de la tourmente, à faire une nouvelle fondation dans la cité louvaniste. Quelque dix ans auparavant, en 1910, il avait fallu se résigner à quitter Tongres où les résultats ne compensaient plus les sacrifices que le prieuré exigeait de la maison­mère. Ce fut donc une consolation pour Madame Placide Delhaes de pouvoir établir ailleurs un foyer de vie religieuse et bénédictine.

Acceptant des offres généreuses qu'on lui faisait, elle envoya en avril 1919, cinq religieuses sous la conduite de dame Charlotte Rensonnet, pour faire refleurir la vie monastique dans les vieux cloîtres de l'ancienne abbaye de Sainte-Gertrude (58).

Et ainsi cette dernière fondation, réalisée la veille de son troisième centenaire, vient affirmer que le vieux tronc bénédictin planté au quartier d'Avroy, en 1627, n'a rien perdu de sa sève première.



EPILOGUE


Jadis toute la principauté de Liège, comme la cité ardente elle-même, était un foyer intense de vie monastique.

Sur les bords de la Meuse, baignées par les flots du fleuve ou se dressant sur les collines avoisinantes, les abbayes s'échelonnaient, faisant monter vers le Très-Haut la grande supplication de l'Église.

Aujourd'hui, hélas! que reste-t-il de toute cette splendide efflorescence bénédictine ? Presque seule l'abbaye de la Paix Notre-Dame survit, héritière de tout ce passé de prières et de vie liturgique.

En vain tous les flots destructeurs sont venus les uns après les autres, ébranler ses fondements; en vain les hordes barbares, les furies d'un peuple exaspéré, les bombardements, les révolutions, les guerres l'ont tour-à-tour menacée Toutes les fureurs déchaînées de l'enfer ont dû reculer, repoussées par une puissance invisible.

O Vierge de paix! Comment pourrait-on ne pas reconnaître ici la protection de votre très douce main étendue depuis trois siècles sur le vieux moutier d'Avroy ! C'est vous qui l'avez entouré d'un rempart mystérieux où combattaient pour sa defense, les milices angéliques soumises à vos ordres.

De ce monastère, qui vous était tout spécialement dédié, vous avez fait une île paisible et fortunée au sein d'une mer toujours houleuse. Non seulement vous l'avez protégé contre toutes les attaques extérieures, mais encore et surtout, vous avez cherché à y faire fleurir toutes les vertus monastiques.

Lorsque, au cours des siècles, sa ferveur menaçait de s'assoupir, vous l'avez laissé en butte à l'épreuve, afin qu'au creuset des grandes angoisses, sa vitalité première se réveillât.

O Notre-Dame, continuez à éloigner de cette maison de paix tous les traits de l'ennemi. A l'ombre de ses vieux cloîtres silencieux, sanctifiez les âmes de celles qui veulent s'y consacrer tout entières à votre divin Fils. Que sous vos auspices maternels continuent à s'y former une elite de vaillantes et énergiques chrétiennes! et que toujours votre très douce et très aimée image rayonne au frontispice de l'abbaye de la Paix Notre­Darne, comme au fond des coeurs de celles qui, sous votre égide, y pratiquent la règle du bienheureux patriarche Benoît


(1) Hautcoeur. Notice sur l'abbaye de Flines. (Extrait de la « Semaine Religieuse » du diocèse de Cambrai.

(2) Cette relation fut reproduite dans le Voyage littéraire des deux bénédictins Durand et Martène.

(3) Parenty. Histoire de Florence de Werquiqnoeul.

(4) Victor Barbier. Histoire de l'Abbaye de la Paix Notre-Dame, à Namur.

(5) Hautecoeur, Notice sur l'abbaye de Flines.

(6) Hautecoeur. ouvrage cité.

(7) L'abbaye de Flines a été complètement détruite en 1793. Quelques religieuses se retirèrent à Douai où elles se réunirent après la révolution et rétablirent en cette ville une communauté connue sous le nom de Dames de Flines.

(8) Voyage littéraire de deux bénédictins de la congrégation de St-Maur.

(9) L'abbaye de Douai qui, au témoignage des deux bénédictins Durand et Martène, était quoique: « la dernière fondée et la moins riche, la plus illustre en piété et en observance », a disparu complètement à la révolution française.

(10) La communauté de Namur, dispersée pendant la révolution, ne s'est plus reconstituée. L'ancienne abbaye de la Paix Notre-Dame est aujourd'hui occupée par le collège de la Paix, tenu par le Pères Jésuites.

(11) D'après la tradition, la voix serait venue d'un crucifix qui fut porté par la dernière survivante de la communauté, après la révolution, chez les Soeurs de Notre-Dame, à Namur.

(12) KURTH, La cité de Liège au moyen âge, T. II.

(13) KURTH, Exposition de l'art ancien au pays de Liège. - Introduction historique.

(14) L'église et le monastère des bénédictines de la Paix Notre-Dame se rattachent, par l'emplacement qu'ils occupent, à l'institution de charité peut-être la plus ancienne de Liège. Un hôpital en faveur duquel une charte de Guy de Preueste, légat du Saint-Siège, approuve en 1203, une fondation d'autel, mais dont les origines pourraient bien se confondre avec celles de la première cathédrale de Liège, avait été fondé dans une dépendance de cette cathédrale. Il est connu dans notre histoire locale sous le nom de Saint-Mathieu à la Chaîne. Desservi par des frères et des soeurs de charité, sous la direction d'un chapelain ou prieur, il devint à la longue, une sorte de pension de retraite ou d'instruction pour des prébendiers, autant qu'un asile pour les malades. Il possédait en Avroy, aux portes de Liège, une petite métairie où l'un des familiers de la maison et une de ses pensionnaires assistée d'une ou deux servantes, donnaient leur soin à la culture, à la basse-cour et aux boeufs et vaches entretenus là pour le service de l'hôpital. Là aussi les divers membres du personnel de cet hôpital, chapelains, frères ou pensionnaires pouvaient venir prendre leur récréation à la campagne. Clément VII ayant incorporé l'hôpital de Saint-Mathieu à la Chaîne au Séminaire qui venait d'être fondé à Liège en exécution des décrets du concile de Trente, les proviseurs de ce séminaire jugèrent utile de se défaire de la métairie d'Avroy.

DEMARTEAU, Les bénédictines de la P. N.-D. - Centenaire de leur pensionnat, 1897.

(15) L'an 1612, le troisième janvier les révérends et vénérables Sieurs Jean Wigers docteur et professeur primaire en théologie, président du séminaire de Liège, Jean de Franchon et Etienne Strekens ambedeux licenciés en théologie, recteur et lecteur du dit séminaire et chanoines respectivement des églises collégiales de Saint-Denis et Saint-Pierre en conformité de l'otroy et consent leurs donnés par Monseigneur le Grand Vicaire de Liège sous le bon plaisir de son altesse notre prince sérénissime et notre Saint Père le Pape ont rendus en héritage perpétuellement à honorable homme maître Jean Randaxhe, licentié en droit, bourgeois de Liège, une maison, jardins et héritage situés tant devant, entre la rivière de Meuse et le realle chemin, que derrière entre les joindants, comme de tous temps la maison et hôpital delle chaîne l'ont cy devant maniés et possédés contenants environ trois bonniers peu plus ou peu moins parmi par le dit Sieur Randaxhe rendant et payant annuellement au dit séminaire quarante muids d'Epeaute, item trois muids semblables aux frères Cokins de Liège: qui sont aujourd'huy représentés par les religieuses anglaises en la chaucée Saint-Gilles, item à Maître Lambert Damerier onze marks, quinze sols bonès et trente vierhiel de bierre, à la compagnie d'Avroid, payables à la Chandeleur, outre quoy le dit Randaxhe à la même compté au dit séminaire quatre mille florins brabant. (Enonciative de l'origine et fond du monastère, par Madame de Micheroux.)

(16) Le 14 juillet 1628, la demoiselle Barbe Woete Detrixhe, vefve du dit maître Jean Randaxhe a rendu et transporté a notre monastère le susdit Bien rendus auparavant a son dit mari par le séminaire de Liège parmi payant les charges reprises au rendage en fait comme dit est en faveur de son dit mari. (Registre cité plus haut).

(17) D'après la chronique de Namur, la bénédiction abbatiale de Madame Natalie aurait eu lieu au mois de janvier 1627, ce qui semble peu probable, vu que les religieuses n'arrivèrent que le 18 de ce même mois.

(18) La communauté, reconnaissante des services qu'elle et sa famille avaient rendus dans les premiers temps de la fondation, l'admit seize ans plus tard au rang des religieuses choristes.

(19) Ce ne fut qu'en 1666, qu'elles payèrent de nouveau la moitié de la pension de dame Marie-Placide alors jubilaire.

(20) Voyage littéraire de deux bénédictins de la congrégation de St-Maur.

(21) Le 19 novembre 1796 les bénédictines de Mons furent expulsées de leur abbaye par les révolutionnaires.

Toutes les constructions furent démolies et l'emplacement de l'ancien couvent est occupé aujourd'hui par une usine.

(22) Il faut remarquera écrit Madame Counotte en tête du registre des Vêtures et des Professions, que l'an 1675, les appréhensions des armées, des troubles et confusions de la guerre nous ayant obligées de cacher tous nos registres, documents et livres de mémoire celui de la réception des filles que feu notre révérende dame et première abbesse Natalie Gordine avait écrit depuis notre établissement jusqu'à sa mort, ayant eu quelque fortune, nous a obligées de le faire copier en ce registre pour en conserver la mémoire à la postérité.

(23) Kurth, ouvrage cité.

(24) Le terrain acheté par la ville est devenu le quai actuel.

(25) Une partie de ce chemin devait devenir plus tard la rue des Bénédictines.

(26) Le culte de Sainte Rolende subsiste à l'abbaye ou tous les ans, le jour de la fête de la sainte, on bénit de l'eau et des pains en son honneur.

(27) Demarteau, Eglise des bénédictines de Liège.

(28) Demarteau, Eglise des Bénédictines de Liège.

(29) Demarteau, Ouvrage Cité.

(30) Demarteau, Ouvrage Cité.

(31) M. J. Brassinne a consacré à ces quatre manuscrits une étude qui a paru dans le Bulletin de la Société des Bibliophiles liégeois

(32) Du moins nous en trouvons la mention à propos de dame Mechtilde de Liedekerke, morte en 1747, moins de cinquante ans après Marguerite­Marie.

(33) Voyage littéraire, ouvrage cité.

(34) DEMARTEAU, Brochure du centenaire.

(35) On n'a pas le recensement de 1724. D'après le curé de Sainte-Véronique, les habitantes des Bénédictines figuraient dans la liste de cette paroisse, et ne seraient pas mentionnées dans celle de Saint Christophe.

On possède le recensement de 1736. Celui de Sainte-Véronique ne parle pas de l'établissement des Bénédictines. Celui de Saint-Christophe porte: « Commençant aux Dames Bénédictines, La demoiselle Marie-Elisabeth­Julienne Decharneux, Marie-Marguerite Decharneux, pensionnaires, Marguerite Pontanu, Marguerite Gilon, Anne Remy, servantes. »

On n'a pas le recensement de 1740 pour Sainte-Véronique. Celui de Saint Christophe note: « Dans le couvent des Bénédictines, Julienne de Charneux d'Outrar, pensionnaire, 39 ans: Marie de Charneur d'Outrar, pensionnaire, 31 ans; Julienne de Charneux, nièce, 2 ans; Théodore Deriar, servante d'Ardenne, à Liège depuis 8 ans, 19 ans; Marianne Dorat, servante de Bourlon, à Liège depuis 3 ans, 17 ans; Marguerite Pontanus, servante de Chokier, 44 ans; Marie Jacques d'Yvoz, 25 ans. »

On possède encore le recensement complet de 1791. Celui de Sainte­Véronique cite de nombreux couvents: les Anges, les Guillemins, les Célestines, les Augustins, mais ne parle pas des Bénédictines.

Celui de Saint-Christophe porte: « Couvent des Dames Bénédictines sur Avroy: Madame Victoire, abbesse, 17 dames, 2 novices, 8 soeurs converses, 2 servantes (sans autres noms) puis: Mademoiselle Cécile de Back, walt, dame en quartier avec une servante; item Anne, dame marquise étrangère avec deux demoiselles de compagnie et 1 domestique (en note) on n'a pas voulu donner le nom de cette dame. »

(36) Ces renseignements sont dus à l'obligeance de Monsieur Lahaye, conservateur des archives de I'Etat.

(37) Annales des Bénédictines de Namur.

(38) A l'eau, traînez-les à la Meuse, le roux chien.

(39) Bovy, cité par M. Th. Gobert dans les Rues de Liège.

(40) Vicomte DE WALSH, Souvenirs de cinquante ans. - Cité par M.Th. Gobert dans les Rues de Liège.

(41) KURTH. Ouvrage cité.

(42) Voici en quels termes se fit l'estimation

L'an 5 de la République française, une et indivisible le 7 nivôse en exécution de la commission à nous délivrée par l'administration centrale du département de l'Ourthe en date du 19 frimaire - nous sommes transportés sur un bien national nommé le couvent des Bénédictines, situé sur le territoire de la commune de Liège, appartenant à la même corporation - nous avons procédé à la reconnaissance des limites du dit lieu et à l'estimation des objets qui le composent ainsi qu'il suit: Le couvent des Bénédictines situé au quai d'Avroi-lez-Liége, portant le n° 579 a pour joignants du côté d'amont le citoyen Nizet, plus haut le Cien Argenteau, derrière le Cien Hasselbrouck, plus bas d'avalles derrières de quantité de maisons situées dans la chaussée Saint-Gille, jusqu'au débouché de la rue dite Beniquennes, qui virent terminer ses limites jusqu'au quai d'Avroi. Sa façade est de deux cent quarante-deux pieds; la façade de l'église en occupe environ soixante-dix; sa porte d'entrée, 2 croisées et deux autres portes cochères en font tout l'ornement. Du reste, un mur fermant la cour qui se trouve en avant du bâtiment. Le couvent est formé de 13 corps de bâtiments de différentes grandeur et hauteur. Les trois principaux en forment un quarré, entre cours et jardin dont la face principal sur celui-ci a 162 pieds de longueur, celles de côtés 122 ou environ sur 36 de profondeur, ils ont sous eux des souterrains.

La façade sur la rue qui ferme ce quarré est de 187 pieds de 36 à 45 de profondeur dont 77 occupés par l'église, le reste forme une aile sur la basse­cour de 29 pieds ou environ; cette partie a 2 étages, les 3 premiers n'en ont qu'un, l'église dont partie est comprise dans ce bâtiment sert en avant depuis 33 sur 55 pieds elle est bâtie très solidement en pierres de taille et peut avoir dans son milieu environ 82 pieds de profondeur, au milieu de ce quarré est une cour de 83 pieds ou environ quarrée. Dans la basse cour se trouve une réunion de 6 corps de bâtiments faisant une façade de 198 pieds de longueur ou environ depuis 17 jusqu'à 25 de profondeur dont 3 faisant ensemble environ 104 pieds ont un étage, un autre de 66 en a 2, le reste sont des hangars et étables d'un rez-de-chaussée; à côté de ceux-ci vers la rue sont deux petits bâtiments dont un d'un rez-de-chaussée, l'autre un escalier montant jusqu'au grenier du corps principal.

Le reste de cette basse cour est formé par un bâtiment d'un rez-de­chaussée sans caves ni canaux de 48 pieds ou environ sur 21 de profondeur servant aux divers besoins de la cuisine. Tous ces bâtiments sont assez solides sous quelques réparations près à faire au toit, ils sont très bons, il, ont tous, excepté ceux désignés, des canaux en plomb et une grande partie des tuyaux en sont également. Ils occupent tous entre eux, y com pris un bâtiment très vieux qui se trouve dans le jardin utile à ses besoins, une surface de 28,622 pieds quarrés ou environ; les cours celle de 16,333 pieds; ils sont tous enclos dans un espace entouré de murs dans lequel se trouvent un légumier et une prairie contenant un bonier six verges grandes, quatorze petites ou environ bon terrain.

Lesquels, après mûr examen, et vu leur état autuel, d'après le prix commun des biens de cette nature dans la commune de Liège, nous l'avons estimé en totalité à une somme principale de vingt-neuf mille livres pour être vendues en un seul lot conformément à la loi du 17 fructidor dernier. Nous avons ensuite estimé les arbres montants existant sur le dit lieu au nombre de 168, à une somme particulière de 900 livres.

(43) Probablement dans les premiers jours de janvier 1797.

(44) La communauté comptait en ce moment 27 religieuses: 19 dames de choeur et 8 soeurs converses.

(45) Voici le texte de l’affiche

« Premiere séance d'enchère au premier ventose prochain an V (19 févr. 1797). Adjudication definitive indiquée au 6 ventose an V (24 févr. 1797). Biens nationaux à vendre, commune de Liege: 19.

Le couvent, église, cours, jardins légumiers et prairies des ci-devant Bénédictines, sur Avroy, contenant un bonier, seize verges grandes et quatorze petites ou environ, estimé 29.900 livres.

(46) D'après les renseignements fournis par M. l'archiviste Lahaye, l'immeuble qui avait été estimé 29,900 francs, fut exposé sur la mise à prix des 3/4 de l'estimation, soit 22,425 francs, selon les termes de la loi. Il fut adjugé pour cette somme sans enchère au citoyen Ghilain acheteur pour deux religieuses.

(47) Annales de la Paix Noire-Dame.

(48) DEMARTEAU, Le bénédictines de la Paix Notre-Dame à Liege. - Centenaire de leur pensionnat.

(49) DEMARTEAU, Ouvrage cité.

(50) M. l'Abbé SIMENON, Les fondations monastiques au diocèse de Liège pendant la révolution française.

(51) Ce pensionnat devait être repris, dans la suite, par les Dames de l'Instruction Chrétienne.

(52) Les tribunaux devaient l'année suivante, en 1837, décider la question en faveur des Bénédictines. Le procès cependant fut repris en 1864 et amena un jugement définitif, cette fois, donnant gain de cause aux religieuses.

(53) Aujourd'hui, l'institut Saint-Benoît comprend une école primaire et une école professionnelle toutes deux agréées par I'Etat.

(54) Cette chapelle eut pour architecte Monsieur Nappius.

(55) Le prieuré de la Paix du Coeur de Jésus se trouve actuellement plus au nord de l’île, à Ryde, où les bénédictines ont un pensionnat au bord de la mer.

(56) Les classes se sont encore développées depuis cette date. Aux sections primaire, moyenne et supérieure, on a ajouté en 1922 une section spéciale pour les humanités anciennes.

(57) Ce fut à l'occasion de ce centenaire que Joseph Demarteau publia sur la Paix Notre-Dame une notice historique à laquelle il a été fait maints emprunts dans ces pages.

(58) Les bénédictines du prieuré de Louvain ont ouvert une pédagogie pour le jeunes filles qui suivent les cours de l'université.

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