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Les Bénédictines de la Paix Notre Dame à Liège

Le renouveau bénédictin dans la première moitié du XVIIe siècle.

par D. Ursmer BERLIERE, OSB

Conférence donnée à Liège à l’occasion du troisième centenaire de la fondation du monastère des Bénédictines de la Paix-Notre-Dame (31 mai 1927)

Lorsque je reçus la flatteuse invitation de prendre la parole en cette fête commémorative du Troisième Centenaire de la Fondation de la Paix-Notre-Dame à Liège, ma première pensée fut de résumer dans un tableau d'ensemble les annales du monastère pendant cette période de trois siècles. Réflexion faite, j'abandonnai ce projet. Force m'eût été de piller l'intéressante brochure de M. J. Demarteau et la remarquable monographie publiée récemment par un écrivain qui n'a livré au public que les initiales de son nom, initiales qu'il n'est pas difficile de compléter, vous le savez, et je risquais ainsi d'encourir le reproche de plagiat. Il m'a donc semblé que pour mettre mieux en relief ce joyau de la famille bénédictine qu'est la Paix-Notre-Dame et déterminer sa place dans l'histoire de l'Ordre, je ferais oeuvre utile en le sertissant dans la couronne des fondations qui marquèrent la première moitié du dix-septième siècle.

La première moitié du dix-septième siècle fut témoin d'un renouveau merveilleux au sein de l'Ordre de S. Benoît, particulièrement en France, en Belgique, en Angleterre. Tandis que les grandes congrégations de Sainte-Justine de Padoue ou du Mont-Cassin, en Italie, et de Valladolid, en Espagne, maintenaient leurs glorieuses traditions; tandis que les anciens monastères anglais, supprimés par Henri VIII et par Elisabeth, se reconstituaient sur le continent, par l'intermédiaire d'une congrégation anglaise érigée sous Paul V et définitivement approuvée par Urbain VIII en 1633, la congrégation de Bursfeld, à laquelle se rattachaient un certain nombre de monastères belges, s'efforçait de guérir les plaies que lui avait faites la Réforme protestante et de se relever par une tenue régulière de ses grandes assises annuelles. Dans cette oeuvre de relèvement, malheureusement paralysée par les troubles de la Guerre de Trente ans, on peut saluer avec fierté l'action bienfaisante d'un moine de Saint-Trond, D. Léonard Colchon, appelé aux charges d'abbé de Seligenstadt et de président de l'Union de Bursfeld.

Dès 1598, la Lorraine voit se dessiner une restauration de la vie bénédictine dans l'antique abbaye de Saint-Vanne de Verdun, qui, au début du onzième siècle, avait eu sur les monastères de notre pays une influence si considérable, grâce au zèle et aux vertus de son abbé, le Bienheureux Richard. En 1604, le vénérable dom Didier de la Cour peut y asseoir définitivement son oeuvre, et le zélé réformateur vit assez longtemps pour suivre les rapides développements de la renaissance monastique, qui, de la Lorraine, va s'étendre à la Champagne et à la Franche-Comté. Dom de la Cour a groupé autour de lui une élite d'âmes ferventes, éprises du même idéal bénédictin. Avec le retour à la Règle, c'est l'esprit de recueillement, de prière, de pauvreté, de mortification, de travail qui rentre dans les cloîtres, que l'esprit du monde et l'ambition des familles avaient trop longtemps soustraits à la gloire de Dieu et au bien des âmes. Les premiers Vannistes se font les apôtres de la restauration monastique par l'exemple, par la parole, par la plume. Leur esprit pénètre bientôt le collège de Cluny à Paris, dont le prieur, dom Laurent Bénard, provoqua en France la création d'une nouvelle congrégation, distincte de celle de Lorraine. La nouvelle congrégation de Saint-Maur va grouper en un seul corps les monastères déjà réformés sur le sol français par les moines lorrains, et se propager avec une merveilleuse rapidité, au point de réunir en son sein plus de cent quatre-vingts maisons, et donner à la France et à l'Eglise cette pléiade d'écrivains dont les travaux patristiques et historiques resteront à jamais un titre de gloire pour la famille bénédictine et pour l'érudition française.

La Belgique ne pouvait manquer de subir l'influence de ces grands mouvements. Notre pays avait été, dès son évangélisation, une terre vraiment bénédictine. Ses plus anciens monastères dataient du septième siècle, et ils étaient nombreux: Stavelot-Malmedy, Saint-Trond, Lobbes, Saint-Ghilain, Saint­Pierre et Saint-Bavon de Gand, auxquels il faut rattacher les fondations de Saint-Amand, de Hautmont, de Crespin, de Saint­Bertin, de Bergues-St-Winnoc, de Maroilles, de Marchiennes. Plus tard, on avait vu se fonder Saint-Hubert, Waulsort, Saint-Gérard de Brogne, Gembloux, Florennes, Saint-Jacques et Saint-Laurent à Liège, Saint-Martin de Tournai, Liessies, Saint-Denis-en-Broqueroie, Afflighem, Eename, Vlierbeek, Saint-Adrien de Grammont, Saint-André de Bruges, Oudenbourg. Que de souvenirs ces noms illustres rappellent! Moins nombreuses sont les maisons de moniales bénédictines depuis qu'à Mons, Nivelles, Maubeuge, Andenne, Moustier, les chanoinesses séculières ont remplacé les « sanctimoniales », filles de sainte Waudru, de sainte Gertrude, de sainte Aldegonde, de sainte Begge. Et là, où se sont élevés et maintenus de vrais monastères de bénédictines, comme à Messines, Grand Bigard, Cortenberg, Forest, Ghislenghien, Milen, leur exclusivisme nobiliaire en a éloigné bien des vocations qui allèrent peupler les maisons des Ordres de Cîteaux et de Prémontré, ou encore les béguinages, avant le moment où les ordres mendiants et les congrégations de tous genres ouvrirent largement leurs portes aux âmes avides de servir Dieu en toute simplicité.

Certes, l'Ordre bénédictin, en Belgique, avait vécu des jours de splendeur jusqu'à la fin du douzième siècle; il en connut encore au treizième, mais le fléchissement général de la discipline dans l'Eglise au quatorzième siècle et au début du quinzième siècle, eut une douloureuse répercussion sur sa vie intérieure. L'institution monastique est partiellement féodalisée; les aspirants à la vie claustrale, comme d'ailleurs un grand nombre de recrues du clergé séculier, considéraient trop souvent la jouissance d'une prébende ou d'un bénéfice comme une forme assez commode de servir Dieu. Le quinzième siècle est témoin d'un réveil sérieux. L'abbaye de Saint-Jacques de Liège exerce une influence sur un certain nombre de monastères de notre pays et de l'étranger. Au milieu du seizième siècle, Louis de Blois fait de son abbaye de Liessies un centre de vie spirituelle, qui rayonne au dehors et par la contagion de l'exemple et par l'excellence de la doctrine qui distingue les nombreux écrits du pieux abbé. Pour obéir aux décrets du Concile de Trente, les monastères essaient de se grouper en congrégation. Ceux du diocèse de Liège élaborent des statuts, mais n'arrivent pas à constituer une congrégation régionale. D'autres, plus libres de leurs mouvements, forment la congrégation des Exempts de Belgique; ce sont ceux de Saint-Vaast d'Arras, de Saint-Bertin, de Saint-Pierre de Gand, de Lobbes, de Saint-Amand et d'Eename. Dans quelques-unes de ces maisons il y avait une vie intellectuelle sérieuse; Saint-Vaast et Saint-Amand jouissaient d'une excellente réputation.

Mais ce n'était pas encore l'idéal après lequel soupiraient les âmes fortes. Bientôt le bruit des succès obtenus par la nouvelle congrégation de Lorraine parvient aux oreilles des moines belges; on suit avec intérêt les développements de cette réforme. L'abbé de Saint-Hubert, dom Nicolas Fanson, songe à l'introduire dans son monastère, soutenu par un groupe de moines, mais un manque de discrétion paralyse son action et compromet la réussite de son entreprise. Toutefois l'observance lorraine s'implante à Saint-Hubert, sans cependant qu'un lien juridique rattache le monastère ardennais à celui de Saint­Vanne de Verdun. Cette observance est adoptée à Saint-Denis­en-Broqueroie près de Mons, à Saint-Adrien de Grammont, à Afflighem et, en 1628, on voit ces trois maisons fonder la congrégation de la Présentation Notre-Dame, à laquelle s'affilie Saint-Ghislain, et avec laquelle Saint-Hubert reste uni de coeur et d'esprit.

Cette rénovation de l'ordre monastique en France et en Belgique, qui avait rendu la vie à d'antiques abbayes, devait avoir sa répercussion dans les monastères de moniales, soit que des monastères déjà existants acceptassent un retour à l'observance régulière, soit que, sous l'influence même de cette rénovation, il se créât de nouveaux centres de vie religieuse. Les fils de S. Benoît furent pour leurs soeurs des conseillers dévoués et des maîtres expérimentés dans la vie spirituelle.

Rien ne montre mieux la nécessité d'une connaissance sérieuse des traditions d'un Ordre, d'une doctrine éprouvée et sûre, d'une expérience personnelle dans les voies de la perfection pour la direction des maisons religieuses, que l'étude de ce renouveau monastique, où l'on voit les personnages les plus réputés par leurs vertus et par leur doctrine prêter leur concours à des âmes saintement éprises de l'idéal de leur vocation et les aider à asseoir solidement leur oeuvre de restauration spirituelle. Qu'ils s'appellent dom Didier de la Cour, dom Laurent Bénard, dom Antoine de l'Escale, dom Martin Gouffart, dom Augustin Baker, les noms varient et importent peu; le fait reste et s'impose. C'est surtout par les Bénédictins que les Bénédictines de la première moitié du dix-septième siècle sont devenues ce qu'elles ont été: de ferventes religieuses, parfaitement dirigées dans les voies de Dieu selon l'esprit de leur Règle.

Le dix-septième siècle est en France le siècle des grandes abbesses, femmes énergiques et généreuses, qui savent allier la distinction des manières, qu'elles tiennent de leurs familles, à une culture littéraire et théologique vraiment remarquable. Elles groupent autour d'elles la fleur de l'aristocratie française, avide de les suivre dans la voie du renoncement. Là, c'est Louise de l'Hôpital, qui inaugure la réforme à Montivilliers, en Normandie; là, c'est Catherine de Choiseul, qui assure le relèvement de son monastère de Saint-Maur de Verdun par une union canonique à la congrégation de Lorraine. Là, c'est Antoinette d'Orléans, feuillantine, coadjutrice de Fontevrault, qui refuse la crosse de ce fameux monastère, et s'en va à Poitiers fonder la congrégation des Bénédictines du Calvaire, sous la direction du célèbre P. Joseph, l'éminence grise. Là, c'est Françoise de Beauvilliers, restauratrice d'Avenay; c'est sa soeur, Marie, réformatrice de Montmartre, qui fit de son monastère un merveilleux foyer de vie spirituelle et un centre puissant de rayonnement pour la vie bénédictine. Ici, c'est Marguerite d'Arbouze, sa fille de prédilection, qui va illustrer le Val-de­Grâce; c'est la sainte abbesse Madeleine de Sourdis qui honore l'abbaye de Notre-Dame de Saint-Paul-les-Beauvais par ses, éminentes vertus, et qui semble avoir en mourant laissé son manteau à une autre abbesse, non moins illustre, Madame de Beaumont. C'est Marguerite de Quibly, dont la vie édifie Saint-Pierre de Lyon; c'est Anne-Berthe de Béthune, l'abbesse mystique de Beaumont-les-Tours, qu'on a surnommée la Lydwine de Touraine, la fervente disciple de la vénérable Mère Mechtilde du Saint-Sacrement; c'est madame de Bellefont, fondatrice des Bénédictines de Notre-Dame des Anges à Rouen, auteur ascétique distingué. Et que dire de cette pieuse et zélée Mère Mechtilde, fondatrice des Bénédictines du Saint­Sacrement, dont les fondations répandues en France, en Allemagne, en Italie, en Pologne, attestent encore la vitalité de l'oeuvre qu'elle a établie? Que d'autres noms il y aurait à relever à la suite de la Mère de Blémur dans la galerie de ces « grandes abbesses », comme les a appelées Henri Brémond. L'historien du Sentiment religieux en France leur a fait une belle place dans son « Invasion mystique »; encore n'a-t-il fait qu'effleurer le sujet; il en a passé beaucoup, car, « à la vérité, dit-il, elles sont trop ».

Le même phénomène se produit en dehors des frontières de France. La congrégation des Bénédictins anglais, à peine constituée, sert d'appui aux jeunes filles de la mère-patrie, obligées de s'exiler pour rester fidèles à la foi de leurs ancêtres et pour suivre librement la voie des conseils évangéliques. Ce fut une cérémonie solennelle et émotionnante que celle qui s'accomplit à Bruxelles le 14 novembre 1599, quand, en présence de la cour des archiducs et du nonce pontifical, l'archevêque de Malines bénit la première abbesse du nouveau monastère de l'Assomption Notre-Dame et revêtit des livrées de S. Benoît la fille du comte de Northumberland, Marie Percy, et ses onze compagnes.

Dès 1623, l'abbaye de Bruxelles, à la demande des Pères de la congrégation anglaise, pouvait envoyer une colonie à Cambrai pour y fonder le monastère de Notre-Dame de la Consolation, qui allait dépendre directement de la congrégation anglaise, et subir la bienfaisante action d'un saint moine, d'un écrivain ascétique de première valeur, dom Augustin Baker, à qui nous sommes redevables de la biographie de Dame Gertrude More, descendante de l'illustre martyr Thomas More, âme d'une intense vie intérieure et de grande vertu, qu'il dirigea lui-même dans les voies de Dieu.

L'année suivante, Bruxelles envoyait un autre essaim à Gand, où s'éleva le monastère de l'Immaculée-Çonception, et telle fut la prospérité de cette nouvelle maison qu'en 1652 une colonie allait s'établir d'abord à Boulogne puis à Pontoise, qu'en 1663 une autre se fixait à Dunkerque et en 1665 une troisième à Ypres, tandis qu'en 1651 Cambrai, de son côté, essaimait à Paris. La Révolution française a mis fin à l'existence des ces maisons sur le continent, mais la sève bénédictine qui circulait en elles était trop vigoureuse pour qu'elles périssent dans la tourmente. Elles se transportèrent en Angleterre, où elles retrouvèrent la liberté dont leurs ancêtres avaient été privés aux dix-septième siècle et que la France leur refusait à la fin du dix-huitième.

Cambrai se perpétue dans l'abbaye de Stanbrook, Bruxelles dans la florissante abbaye d'East-Bergholt, Gand dans le monastère d'Oulton, Paris dans celui de Colwich, Dunkerque, auquel Pontoise avait été réuni en 1786, dans celui de Teignmouth; quant à l'abbaye d'Ypres, détruite par la guerre, en 1914, elle a trouvé un refuge en Irlande, à Kilemore.

Alors que les antiques abbayes de France voyaient refleurir la discipline dans leurs murs, que les généreuses filles de l'Ile des Saints passaient la mer, au péril même de leur vie, pour répondre à l'appel de Dieu, le Seigneur préparait dans le silence et dans la souffrance l'âme d'élite qui allait être dans notre pays l'instrument de sa miséricorde dans l'établissement d'une grande oeuvre. En 1583, une jeune fille noble du Nord de la France, à laquelle sa mère avait infusé le sang de nos vieux seigneurs de Dave, Florence de Werquignoeul, venait frapper à la porte de l'abbaye de Flines, près de Douai. Le monastère de l'Honneur Notre-Dame, fondé en 1234 par Marguerite de Flandre, était bien renté et comptait presque une centaine de moniales. Il y régnait une honnête régularité, assez différente cependant de l'observance primitive de Cîteaux. Il y avait de la piété; mais bien des tempéraments avaient été introduits dans la pratique du silence, de la pauvreté, de la mortification. La société d'alors tolérait ces mitigations en faveur de filles de condition, dont la vocation avait été parfois plus influencée par la volonté paternelle que par la grâce de Dieu. Et cependant, là aussi, il y avait des âmes généreuses qui aspiraient à un retour sérieux à la Règle de Cîteaux. L'abbesse, Gabrielle d'Esne, toute grande dame qu'elle était et par sa naissance et par sa position, partageait leurs sentiments et favorisait de tout son pouvoir celles de ses religieuses qui aspiraient à la perfection de leur état. Modèle accompli de régularité et de ferveur, Florence répandait ses prières et ses larmes devant Dieu pour obtenir un retour à l'observance exacte de la Règle, et ses vues étaient partagées par plusieurs de ses compagnes, que la lecture des ouvrages de leur confesseur, dom Jean d'Assignies, avait éclairées sur la nature de leur vocation cistercienne.

Un jour qu'elle priait à cette intention avec plus de ferveur que de coutume devant l'autel de la Vierge, elle entendit une voix qui lui assura que son désir serait un jour exaucé. On négocia avec l'abbé de Clairvaux, qui approuva l'idée de fonder un nouveau monastère, où l'on suivrait la réforme.

Une maison fut trouvée à Douai. L'évêque d'Arras, Matthieu Moullart, ancien abbé bénédictin de Saint-Ghislain, prélat vertueux, docte et énergique, consentit à cet établissement, et agréa le projet que lui avait soumis Florence de Werquignoeul d'adopter les Constitutions des Bénédictines anglaises récemment établies à Bruxelles, mais il demanda que la nouvelle fondation fût placée sous la direction d'une abbesse de l'Ordre de S. Benoît. Les supérieurs de l'Ordre de Cîteaux donnèrent leur consentement, et, dès le 18 octobre 1604, le successeur de Mgr Moullart, Mgr Richardot, frère lui-même d'un bénédictin de Saint-Vaast d'Arras, vint présider à l'élection de la première abbesse. Les voix se portèrent sur la fondatrice qui, malgré ses répugnances, dut s'incliner devant la volonté de ses compagnes.

La Paix Notre-Dame était fondée, et ce vocable, choisi depuis plusieurs années déjà dans le cercle intime des futures réformatrices, devint l'enseigne et le symbole d'une renaissance bénédictine. Désormais, des âmes désireuses de se donner à Dieu n'auraient plus à s'inquiéter des gloires de leur lignée; il leur suffirait de montrer comme titres de noblesse ceux que S. Benoît requiert des postulants: le zèle pour l'office divin, pour l'obéissance et pour l'humilité. L'observance régulière s'établit dans une clôture strictement gardée. Le recueillement habituel, dans lequel s'écoulait la vie claustrale, fut une atmosphère favorable pour le développement de la vie intérieure.

La ferveur qui régnait à la Paix Notre-Dame y attira de nombreuses recrues, et, dès 1612, un premier essaim en partait pour Arras, où la Paix de Jésus, placée comme à l'ombre de l'antique et puissante abbaye de Saint-Vaast, trouva dans l'abbé Philippe de Caverel un bienfaiteur généreux et dévoué. Supprimé par la Révolution française, le monastère d'Arras se releva en 1819 à Estaires, d'où il fut transféré en 1904 à Blandain, et c'est là qu'il perpétue les vénérables traditions de Florence de Werquignoeul, vivifiées et rajeunies par une union plus étroite avec les grands centres contemporains de la vie bénédictine.

L'année 1613 voit une autre colonie partir pour Namur. Une jeune fille de Bouvignes, Anne Boucqueau, informée par son confesseur, le P. Cogniers, S. J., de la ferveur qui règne à la Paix Notre-Dame de Douai, veut à tout prix réaliser une fondation de ce genre dans sa bourgade natale. Des difficultés s'opposent à ce projet. Le P. Cogniers songe alors à Namur; l'évêque de cette ville, Mgr Buisseret, agrée avec empressement les propositions du zélé religieux. Un local est trouvé près de l'ancienne porte de Bruxelles. Florence de Werquignoeul y envoie deux religieuses, dont une, Catherine Laubegeois, son ancienne consoeur de Flines, va devenir la première abbesse de la nouvelle fondation, car telle fut la bénédiction de Dieu sur cette maison, que, dès le 25 novembre 1614, Mgr Buisseret pouvait procéder à la bénédiction de l'abbesse de la nouvelle Paix Notre-Dame.

Namur, à son tour, va bientôt essaimer. On songe d'abord à s'établir à Givet, mais ce projet échoue. C'est à Liège même que l'abbesse de Namur se sent poussée par une voix mystérieuse à établir ses filles. Vous avez vu, avant de pénétrer dans cette salle, le crucifix devant lequel la pieuse abbesse était agenouillée, quand elle entendit cet appel. Remis aux Soeurs de Notre-Dame de Namur par une des dernières bénédictines de cette ville, ce crucifix a été prêté aux moniales de Liège pour la célébration de leur troisième centenaire. Les temps étaient troublés, mais les difficultés n'arrêtent pas l'énergique supérieure. Elle arrive à Liège avec une seule compagne, et la Providence leur fait rencontrer un bienfaiteur dans un riche marchand, Jacques aux Brebis. Le prince-évêque donne son approbation. Quatre religieuses de Namur appelées par l'abbesse quittent leur monastère le 17 janvier 1627. On s'installe au quai d'Avroy et bientôt la petite communauté reçoit sa première abbesse en la personne de Dame Natalie Gordine. C'est le troisième centenaire de cette fondation que nous fêtons aujourd'hui, en remerciant Dieu d'avoir établi en la cité de S. Lambert un centre de vie religieuse, qui a eu le bonheur de survivre aux ruines accumulées par la Révolution française, alors que la riche abbaye de Saint-Jacques avait pitoyablement sombré dans une regrettable sécularisation, à la veille même du cataclysme qui allait emporter toutes les vieilles institutions canoniales, et que celle de Saint-Laurent, restée fidèle à sa vocation, tombait sous les coups des révolutionnaires pour ne plus se relever. La Paix Notre-Dame de Liège, après avoir, au dix-septième siècle, donné naissance à la Paix Notre-Dame de Mons, a vu dans le courant des dix­neuvième et vingtième siècles, se multiplier sa population, au point de pouvoir essaimer à Tongres temporairement, puis à Ventnor et à Louvain. Elle demeure aujourd'hui par la piété de ses habitantes, par leur zèle pour l'office divin, par leur active participation à l'enseignement de la jeunesse, un foyer rayonnant de vie catholique et monastique.

La fécondité de la maison de Douai ne s'arrrêta pas aux fondations d'Arras, de Namur, et, par Namur, de Liège. La réforme va maintenant se propager en Flandre, en Artois et en Hainaut.

En 1623, l'observance de Madame Werquignoeul s'implanta à Bruges, dans l'antique monastère de Sainte-Godelieve. Cette maison, fondée d'abord à Ghistelles à la fin du onzième siècle, à l'endroit du martyre de la sainte, faisait partie de la Congrégation de Bursfeld. Détruite par les protestants hollandais en 1577, elle avait été transférée à Bruges, et elle se trouvait ainsi placée dans le rayon d'action de l'abbaye de Saint-André. L'influence de la congrégation de Bursfeld ne se faisait que faiblement sentir par l'intermédiaire de l'abbé d'Oudenbourg. Aussi l'abbé de Saint-André, dom Henri Van den Zype, moine de Saint-Jean d'Ypres et ancien prévôt d'Afflighem, désireux de relever Sainte-Godelieve, proposa-t-il d'y introduire les Constitutions de Madame de Werquignoeul. Celle-ci eut quelque peine à faire bon accueil à cette demande; néanmoins, elle céda, et, le 2 mai 1623, trois de ses religieuses arrivèrent de Douai à Bruges. Le monastère resta florissant jusqu'à la Révolution française. Il a eu aussi le bonheur de survivre à la tempête de 1796, de perpétuer l'excellente observance apportée de Douai, et même de pouvoir rétablir en 1891, à Ghistelles même, une colonie de moniales.

L'année 1624 fut témoin d'une nouvelle fondation, celle de la Paix du Saint-Esprit à Béthune, faite par la Paix d'Arras, à la demande d'Antoine de la Ruelle, seigneur de Maincourt, avec le généreux concours de l'abbé de Saint-Vaast, Philippe de Caverel, et de celui d'Hénin-Liétard.

En 1640, trois religieuses de Liège se rendirent à Mons, peut-être pour y chercher un refuge pendant les troubles qui agitaient la cité. Accueillies charitablement par les parents de l'une d'elles, Dame Marie-Anne de Marotte, elles trouvèrent dans les abbés bénédictins du voisinage des bienfaiteurs qui leur obtinrent du Gouvernement l'autorisation de se fixer dans la capitale du Hainaut. Ici, comme à Douai, comme à Arras, les deux célèbres bénédictins français, dom Martène et dom Durand, lors de leur voyage littéraire aux Pays-Bas en 1718, purent admirer la régularité qui régnait dans le monastère. Que sont devenus les mémoires de cette fondation, que dom Martène put lire et dont il a dit qu'il n'a rien vu de plus édifiant dans les Fondations de sainte Thérèse? Tandis qu'un moine de Saint-Denis-en-Broqueroie, dom Gérard Sacré, a conservé les annales des maisons de Douai, d'Arras, de Béthune, de Grammont, il n'a pas copié celles de Mons, - à moins que sa copie n'ait pas encore été retrouvée, - et cependant ce monastère avait des relations suivies avec son abbaye. Le journal de l'abbé dom Martin Gouffart en fait plus d'une fois mention, et, entre autres choses, le pieux abbé y note les révélations du Sacré­Coeur faites en 1659 « à une petite bénédictine de Mons », à l'effet de solliciter la paix par un recours instant au Coeur de jésus.

Mais la série des fondations des Bénédictines de la Paix n'est pas close. Protégées par les abbés bénédictins du pays, elles peuvent s'établir en plusieurs villes. En 1624, dom Gaspar Vincq, abbé de Saint-Adrien de Grammont, autorise une colonie de la Paix d'Arras à venir s'établir à Grammont, et il lui cède la vieille chapelle d'Hunneghem. Les abbés de Saint­Vaast, de Saint-Adrien, de Saint-Denis, de Saint-Pierre de Gand pourvoient aux besoins de la communauté naissante; les monastères voisins de l'observance lorraine en assument la direction spirituelle.

En 1645, à la suite des troubles causés par la guerre entre l'Espagne et les Provinces-Unies, la communauté d'Hunneghem dut songer à chercher un abri en dehors de Grammont. Elle se retira à Ath, où l'abbé de Liessies mit à sa disposition le refuge que son monastère possédait en cette ville. Nouvelle alerte en 1653, il faut se réfugier à Termonde; en 1658, une seconde fois à Ath. En 1659, l'archevêque de Malines, consent à ce que les religieuses d'Hunneghem conservent un refuge à Termonde, et l'évêque de Gand approuve cette décision. Les familles influentes de la ville, le magistrat s'interposent auprès du Gouvernement en vue d'obtenir l'érection d'une école française, et l'autorisation est donnée en 1661. Le 24 décembre de cette année, le nouveau monastère prenait le titre de Paix de Notre-Seigneur Jésus-Christ; il dura jusqu'en. 1797. Les dernières religieuses s'occupèrent encore d'éducation jusqu'en 1823. En 1834, voyant que tout espoir de restauration était perdu, les deux moniales survivantes se décidèrent à faire bénéficier leurs consoeurs d'Hunneghem du peu de bien et des objets du culte qui leur restaient, en témoignage de reconnaissance envers leur monastère d'origine. Hunneghem avait eu le bonheur de se relever en 1816, grâce au concours généreux que d'anciennes bénédictines de Ghislenghien avaient prêté à sept des anciennes religieuses de Grammont, avec lesquelles elles recommencèrent la vie bénédictine, qui s'y est perpétuée depuis lors.

La dernière fondation de la Paix de Douai fut la Paix Notre­Dame de Saint-Amand. Cette ville s'était crééé autour de la puissante abbaye fondée au septième siècle par le grand missionnaire Amand. Le monastère était, depuis 1622, dirigé par un abbé aussi énergique que pieux et docte, dom Nicolas du Bois. Aidé par son frère Michel, bailli général de la seigneurie de l'abbaye, il fit appel à l'abbesse de Douai, et, le 21 février 1650, l'évêque de Tournai donna son consentement à la nouvelle fondation. L'installation eut lieu en 1652, et, le 30 septembre de l'année suivante, la première abbesse recevait la bénédiction des mains de l'évêque de Tournai. En retour des donations qui leur avaient été faites, les Bénédictines s'engagèrent à donner gratuitement l'instruction aux jeunes filles de la ville. La Révolution mit fin à l'existence des deux monastères.

Tandis que la Mère de Werquignoeul formait ses filles à l'exacte pratique de la Règle de S. Benoît et que son oeuvre se propageait dans les Pays-Bas, quelques religieuses non cloîtrées du diocèse de Boulogne se concertaient pour s'assurer les avantages d'une observance régulière sous la sauvegarde de la clôture. Autorisées en 1612 par l'Infante Isabelle à se fixer à Fauquembergues, elles obtinrent l'agrément de Mgr Claude Dormy, évêque de Boulogne, ancien bénédictin de Cluny, à la condition d'accepter la Règle de S. Benoît. Les guerres qui désolaient la Flandre et l'Artois obligèrent les religieuses à se retirer en 1635 Poperinghe, où l'abbé de Saint-Bertin leur procura un asile. En 1637 et en 1638, le monastère de Fauquembergues ayant été brûlé, la prudence commanda de rester à Poperinghe, où l'on pouvait jouir de la protection et de la direction des moines de Saint-Bertin, qui y possédaient une importante prévôté. Le monastère, placé sous le patronage de S. Benoît, donna naissance en 1690 celui de Notre-Dame des Anges, à Menin, et ces deux maisons ont pu survivre à la Révolution qui en a emporté tant d'autres.

Le monastère de Poperinghe a eu l'insigne bonheur d'être dirigé pendant vingt-cinq ans, de 1635 1660, par une sainte religieuse, la Mère Jeanne-Matthieu Deleloë, dont le Seigneur daigna faire la confidente de son divin Coeur. Elle avait trouvé dans l'abbé de Saint-Denis-en-Broqueroie, dom Martin Gouffart, un directeur éclairé et sûr pour la guider dans les voies extraordinaires de l'oraison à laquelle le Seigneur l'avait appelée. Favorisée des grâces les plus insignes, épousailles mystiques célébrées avec le Verbe éternel en 1643, échange des coeurs en 1644, cette âme privilégiée reçut de Notre-Seigneur une série de communications merveilleuses sur l'amour du Coeur de jésus. Certes, la prieure de Poperinghe n'a pas, comme sainte Marguerite-Marie, reçu la mission de solliciter l'érection d'une fête spéciale dans l'Eglise et de publier les grâces attachées à la dévotion au Coeur de jésus, mais les juges les plus compétents n'hésitent pas à déclarer que ses communications surpassent en profondeur et en richesse doctrinale celles de l'illustre Voyante de Paray. Gertrude et Mechtilde d'Helfta revivent en la Mère Deleloë, et la faveur avec laquelle on a accueilli l'édition correcte et complète de ses communications et de sa correspondance, a montré qu'on avait reconnu en elle une des plus grandes mystiques des temps modernes.

Cette vie jette un nouveau jour sur les relations des monastères de Bénédictines avec ceux de leurs frères en saint Benoît au dix-septième siècle. Il y eut entre eux une sainte émulation à rester fidèles à la lettre et à l'esprit du saint Législateur, à chercher dans l'école du service divin érigée par S. Benoît la doctrine qui illumine les intelligences et qui réchauffe les coeurs, à cultiver avec une ardeur inlassable cette vie intérieure dont le saint fondateur leur avait donné l'exemple, quand, dans sa solitude de Subiaco, il vivait sous le regard de Dieu, et dont il a livré le secret dans sa sainte Règle: se rendre étranger à l'esprit du siècle pour ne chercher que Dieu; en tout voir Dieu et son Christ, en tous servir Dieu et son Christ. C'est à cette condition que leur vie de prière et de travail put être féconde et attirer les bénédictions de Dieu.

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