VI - La Renaissance mosane
Après avoir essayé pendant près de trois quarts de siècle d'acclimater l'architecture italienne dans leur cité, les Liégeois se convainquirent qu'elle ne pouvait s'adapter ni au climat de leur pays ni à la nature de la pierre employée. La meilleure preuve en est fournie aujourd'hui par l'état dans lequel se trouve le portail de l'église Saint-Jacques les parties fortement moulurées ont été brisées par la gelée, et l'humidité a complètement rongé les bas-reliefs.
Aussi, leurs architectes, qui appartenaient à la corporation des charpentiers, abandonnèrent résolument ce style et ils reprirent les formes traditionnelles du pan de bois, qu'ils débarrassèrent de tout souvenir gothique. Ils créèrent de la sorte une architecture bien établie, bien constituée, de composition presque autochtone, qui trouve une admirable expression dans la maison Curtius. Ce prototype fut employé durant tout le XVIIe siècle, dans la construction de la plupart des habitations importantes de la principauté épiscopale liégeoise. Nous citerons, à Liège: le couvent des Mineurs, la cour des Prébendiers, le couvent des Ursulines, la tour Rosen, une maison de la rue Sœurs-de-Hasque, le couvent de SainteAgathe, l'Orphelinat des filles et l'Orphelinat des garçons.
1. - LA MAISON CURTIUS.
L'analyse détaillée de ici maison Curtius fournira les caractéristiques de la Renaissance mosane, qu'elle incarne d'une manière très complète.
La construction de cette somptueuse demeure patricienne fut commencée l'an 1600, sur l'emplacement d'une ancienne habitation canoniale de la collégiale Saint-Barthélemy, et elle dura une dizaine d'années. Elle fut entreprise pour le compte du richissime jean de Corte, qui était le trésorier et le munitionnaire des armées des rois d'Espagne Philippe III (R. 1598-1621) et Philippe IV.
La propriété actuelle, avec ses dépendances qui s'étendent jusqu'à la rue Féronstrée, occupe une superficie de 1382 mètres carrés. Primitivement, elle avait des proportions plus considérables. Le touriste français Philippe de Hurges, qui la visita en 1615, évalua ses dimensions à 900 pieds de long sur 400 de large. Elle comprenait en plus des installations présentes, une grande paire située entre la rue du Montde-Piété et la rue des Aveugles, qui servait de remise aux voitures et aux charrettes et où l'on rangeait toutes espèces de marchandises dans des magasins.
La vaste cour qui séparait la construction principale des bâtiments de la rue Féronstrée, était ornée sur trois de ses côtés, d'une élégante galerie.
Dans la partie nord, s'étalaient, autour d'une gracieuse fontaine et d'un artistique cadran solaire, de magnifiques parcs de fleurs et de bouquets d'arbres, d'essences les plus rares. La partie sud comportait de modestes logis pour les domestiques et des écuries où le maître entretenait une dizaine de chevaux de selle et quatre, de carrosses.
En 1627, l'immense fortune du Crésus liégeois était presque entièrement anéantie par suite du non-payement d'importantes fournitures d'armes livrées à des pays limitrophes. La moitié de son hôtel, située au quai de Maestricht, fut attribuée au Mont-de-Piété et l'autre moitié, établie rue Féronstrée, revint à sa famille, qui la conserva jusqu'en 1708. L'institution des Prêts sur gages occupa l'immeuble jusqu'en 1795.
En 1803, le Premier Consul, qui était de passage à Liège, logea à la Préfecture; les bureaux du département de l'Ourthe avaient été transférés à Curtius et ils y restèrent jusqu'en 1813, année de l'attribution du local au Mont-de-Piété, par la Commission administrative des Hospices, qui l'avait acheté l'année précédente.
Dans sa séance du 25 novembre 1901, à l'initiative d'Alfred Micha, échevin de l'instruction publique, le Conseil communal prit la décision d'acquérir la maison Curtius; la ratification royale fut obtenue le 22 mars 1902. Il la fit restaurer par l'architecte communal Lousberg, puis, le dimanche 1 août 1909, il y installa solennellement le Musée archéologique liégeois. Le « Lombard » avait été transféré en Outremeuse en 1905.
Ce splendide hôtel impressionne vivement ses admirateurs, par sa masse imposante, par son style pittoresque et original, à la fois, par son allure vivante, malgré ses trois siècles d'existence. Il est bâti en briques rouges et en pierres de taille dont les couleurs s'harmonisent agréablement avec le noir foncé des fers d'ancrage si décoratifs, qui accrochent les poutres des planchers.
Les façades sont divisées en quatre zones par des bandes blanchâtres de calcaire ou casteen, qui consolident les montants des fenêtres et qui forment des frises décorées de sculptures symboliques en haut relief des mascarons, des figures, des personnages grimaçants, des animaux, des scènes rappelant les fables d'Esope et de Phèdre. Les angles des baies sont renforcés par des chaînages.
Le soubassement est en pierre de taille; il est percé de petites ouvertures grillagées.
Les nombreuses fenêtres rectangulaires qui éclairent l'édifice sont divisées par des meneaux en pierre; elles ont de petits carreaux teintés, qui sont maintenus par une frêle armature de plomb. La partie inférieure de celles du rez-de-chaussée est protégée par des grilles métalliques en forme de cages.
Le toit, à pentes très rapides et brisées, est posé sur une admirable charpente en chêne et déborde les murs de presque un mètre, protégeant ainsi les façades contre les intempéries. Il est décoré de nombreuses lucarnes ou barbacanes qui sont surmontées de beaux épis.
La corniche est animée par des corbeaux ou modillons en bois de chêne, à pendentifs dits « cymbales »; elle repose sur de solides consoles en bois fortement projetées au dehors.
Une haute tour carrée, qui servait autrefois pour le guet, pour l'observation du fleuve devant amener des marchandises toujours impatiemment attendues, et pour l'inspection de la ville, dont les incendies, assez fréquents, constituaient le plus grand danger, se termine en plate-forme garnie d'une solide balustrade.
La porte d'entrée, en bois de chêne, est ornée de clous, d'un judas et d'un heurtoir. Elle est encadrée d'un chambranle en pierres de taille à bossages rustiques et elle est dominée par une fenêtre en encorbellement, que surmonte un auvent couvert d'ardoises. Le claveau central du plein cintre est couronné par un blochet ovale aux armes de Curtius.
On pénètre dans le principal corps de logis, par une large porte donnant accès dans un vestibule dont le pavement est en pierres de Meuse.
La première porte à droite s'ouvre sur la cuisine, qui possède une cheminée en grès sculpté de Cheratte ornée d'un contre-coeur en fonte ouvragée.
La pièce suivante, dénommée la salle « gallo-romaine » contient deux cheminées polychromées en grès. Le plafond est formé de maîtresses poutres à semelles sculptées et de poutrelles disposées horizontalement.
Les salons qui s'ouvrent sur le côté gauche du vestibule avaient subi des modifications importantes au XVIIIe siècle; ils ont été rétablis dans leur état primitif.
On accède au premier étage par un escalier à double volée avec rampe en fer forgé de l'époque Louis XIV. Le vestibule est éclairé par une grande fenêtre placée au-dessus de la porte d'entrée.
Tout le premier étage, vers la Meuse, à part un salonnet, à droite, et un salon, à gauche, est occupé par une immense salle, qui possède deux magnifiques cheminées polychromées portant les dates 1603 et 1604. Les piédroits sont ornés de sujets allégoriques: Hercule terrassant l'hydre de Lerne et tuant le lion de Némée; Adam et Eve. Des chimères forment consoles. La première frise porte des têtes de lion. Le manteau présente deux cartouches destinés à recevoir des inscriptions. Au centre, les armes de Curtius: Parti: au 1, d'or, au cerf grimpant de gueules; au 2, coupé d'or, à la fasce crénelée de sable accompagné de trois abeilles de gueules et fasce d'argent et de sable à un croissant d'or.
Une seconde frise porte des rinceaux où se jouent des animaux divers.
Le fond de l'âtre est décoré de briques historiées, dans lesquelles on remarque, plusieurs fois répétées, les armoiries du prince Gérard de Groesbeck. Le sol de l'âtre est constitué par des ardoises placées sur champ et formant des dessins pittoresques, avec une bordure constituée par des jettes multicolores.
Pendant toute la Renaissance, la cheminée intérieure fut l'un des principaux éléments décoratifs de l'habitation. On la plaçait en belle vue, au milieu des appartements.
Comme au rez-de-chaussée, le plafond est formé de maîtresses poutres en chêne et de poutrelles, qui sont reliées par un hourdi de bâtons et mortier.
Les jolies fenêtres à petits carreaux, maintenues par des croisillons en plomb, sont ornées de vitraux historiés ou armoriés donnant un air de fête à la splendide salle qu'elles éclairent.
Les cheminées qui ornent les salles situées du côté de la cour n'appartiennent pas à la construction.
Le deuxième et le troisième étage ne présentent rien de remarquable au point de vue de la décoration. On y accède par un escalier en spirale établi à côté du vestibule du côté sud.
Les combles comprennent trois étages; les charpentes, toutes en chêne, sont à la fois d'une solidité et d'une légèreté extraordinaires.
Du troisième grenier, on parvient, par un escalier à vis, à la plate-forme de la tour, d'où l'on découvre un superbe panorama.
Trois siècles d'incurie, d'abandon et de vandalisme avaient mis dans un misérable état, cette opulente demeure, que le maitre d'oeuvres inconnu avait bâtie avec des matériaux défectueux et qui ne dut sa conservation, qu'à la solidité et Ii la quantité considérable de poutres et de solives employées.
En 1627, dès l'installation du Mont-de-Piété, de grandes réparations avaient déjà été reconnues indispensables à l'édifice. En 1812, le préfet Desmousseaux attira l'attention de la Commission des Hospices sur le mauvais état du bâtiment. On se borna aux réfections d'extrême nécessité sans toucher au gros oeuvre. Il fallut attendre l'année 1904, pour voir s'accomplir un important travail de restauration qui sauva le monument d'une ruine irrémédiable et qui dura cinq années. Le Conseil communal institua, à cet effet, une commission spéciale de direction et de surveillance des travaux à laquelle furent adjoints M. Marcel De Puydt, ancien président de l'I. A. L., et les architectes Edmond jamar et joseph Lousberg.
La remise en état de ce vieil hôtel aura été une entreprise pleine de mérite à coup sûr, mais très pénible, voire même périlleuse. Des contreforts en briques cimentées furent établis aux fondations. Des armatures en béton armé furent construites pour relier les murs latéraux à la façade. Les pierres de sable des cordons firent place à des pierres d'Euville, plus résistantes. Des piliers en maçonnerie et des poutrelles de fer furent établis pour soutenir les parties affaissées du monument. La tour, qui montrait des hors-plomb et des hors-niveau inquiétants fut abattue et réédifiée entièrement, dune manière plus conforme au style de l'édifice. La coiffe immense de la toiture fut complètement remplacée. D'autres travaux secondaires furent encore exécutés, notamment le dégagement des galeries de la cour, qui avaient été murées, et le rétablissement, en baies à meneaux de certaines fenêtres, qui avaient été transformées au XVIIIe siècle.
La Commission spéciale chargée des restaurations du monument, voulant témoigner sa gratitude à l'architecte joseph Lousberg, qu'il est juste de dire qu'il fut secondé dans sa tâche délicate par son confrère Bernard Denkers, fit graver une inscription commémorative sur un pilier de la première galerie.
2. - AUTRES CONSTRUCTIONS.
Les bâtiments de l'ancien couvent des Mineurs, en HorsChâteau, datent de l'année 1620. Ils furent restaurés en 1670 et en 1788, comme l'indiquent des inscriptions figurant sur la construction.
Les maisons de la cour des Prébendiers, rue d'Amercœur, ont servi autrefois de léproserie avant d'être occupées par des prébendiers, c'est-à-dire par des personnes bien portantes qui possédaient des revenus ou étaient pourvues d'une prébende accordée par l'un des 32 bons métiers de la cité. Chaque évêque, à son avènement, avait droit et pouvoir de conférer une prébende. Chaque prébendier jouissait d'un rez-dechaussée de deux pièces et d'un petit jardin. Les étages de ces habitations formaient deux vastes greniers qui servaient à remiser les rentes en nature de la communauté. Aux deux côtés de la porte d'entrée de la cour, on aperçoit deux niches, veuves de leurs statuettes. Sous la niche gauche, l'inscription: S. IULIANA (Sainte Julienne); sous la niche droite: S. AUGUSTIANUS (Saint Augustin). Au-dessus de la porte, sur une pierre rectangulaire enchâssée dans la muraille, l'inscription
« QUIS RENVAT TANTIS ESSE SUB AUSPICIIS »
La cour, presque carrée, présente l'aspect poétique d'un ancien béguinage. Elle est entourée de 14 petites habitations et d'une construction plus importante, qui était la demeure du prieur. A droite, un petit bâtiment isolé servait aux réunions générales.
Les bâtiments de l'ancien couvent des Ursulines, rue Montagne de Bueren, sont aujourd'hui affectés au Service d'incendie.
La tour Rosen, rue Bovy, fut construite en 1690, bien que le millésime 1516 soit inscrit sur le linteau d'une cheminée du rez-de-chaussée. C'était une vraie maison forte avec fossés remplis d'eau qu'enjambait un pont-levis à deux arches. Ce pont n'a disparu qu'en 1870. Son nom provient de ce que, au XVIIIe siècle, la famille Rosen ou de Rosen, venue d'Angleterre, en était propriétaire et l'utilisait comme repos de chasse. Ses fondations sont d'une épaisseur extraordinaire. Cette tour fut édifiée en pierres et en moellons; elle ne comprenait que deux étages. A une époque assez reculée, difficile à préciser, elle fut surélevée d'un étage en briques.
Une maison à tourelle située rue Soeurs-de-Hasque, faisait autrefois partie d'un couvent portant ce nom. Elle fut construite en 1626. Elle avait été fortement maltraitée par un de ses propriétaires, au cours du XIXe siècle. Sa restauration est due à la collaboration de M. Julien Koenig, architecte, et de M. Paque-Dumont, entrepreneur. Dans la charmante petite niche placée au niveau du premier étage, on a logé un moulage légèrement réduit de la célèbre Vierge de Dalhem. Deux superbes cheminées ornent les salons. Cette ravissante habitation est destinée à devenir le siège d'un musée du livre et de l'estampe, de la bibliothèque de l'Emulation et de ses expositions de bibliophilie.
L'hospice Sainte-Barbe, aujourd'hui Orphelinat des filles, fut institué en 1698 par le baron jean Ernest de SurletChockier, abbé séculier de Visé et archidiacre d'Ardenne, qui fit également construire, de 1701 à 1705, le vaste immeuble de la rue du Vertbois, affecté maintenant à l'Orphelinat des garçons.
Le pavillon de la rue Monulphe, qui dépendait autrefois du monastère de Saint-Laurent, fut construit en 1652, sous l'abbatiat de Gérard Sany, dont les armes et la devise (FORTITVDINE ET PRVDENTIA) sont inscrites dans une pierre de la face occidentale de la construction.
Maisons situées rue Lombard et boulevard d'Avroy 74 (dans la cour).
L'ancienne abbaye du Val-Benoît, qui était située en dehors du territoire de la cité, eut beaucoup à souffrir des soudards, à différentes époques. Quand Marguerite de Horion fut élue abbesse en 1569, elle ne trouva qu'un monceau de ruines, qu'à force de persévérance, elle parvint à relever. Les bâtiments furent réédifiés en 1629 sous l'abbatiat de Marguerite de Noville (1594-1631). La partie inférieure de la construction a été malheureusement modernisée en 1777, par l'abbesse Louise de Sarto (1776-1790). La partie supérieure est intacte: les toits, couverts d'ardoises, sont très élevés et sont couronnés de beaux épis; les souches des cheminées, très hautes, sont en briques avec chaînages d'angles en pierres de taille; la corniche, en pierre, est supportée par des corbeaux; les petites fenêtres encadrées de pierres, sont munies de barreaux en fer; des fers d'ancrage ornent la muraille.
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